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Illustration: Melmoth ou l'homme errant-Sixième partie - Charles robert Maturin

Melmoth ou l'homme errant-Sixième partie

(Version Intégrale)

Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2011-03-18

Lu par Eric
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Illustration: John Milton’s “Paradise Lost“ de Gustave Doré - Domaine public

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Melmoth ou l’Homme errant
Melmoth the Wanderer

Charles Robert Maturin
Trad. : Jean Cohen - 1820

XXXI
HISTOIRE DE GUZMAN ET DE SA FAMILLE

Avant de commencer, l’étranger observa qu’il avait été lui-même témoin d’une partie de ce qu’il allait lire, et que le reste était établi sur une base aussi ferme que le témoignage des hommes la pouvait rendre.

« Dans la ville de Séville, que j’ai habitée pendant une longue suite d’années, je connaissais un marchand opulent que l’on appelait Guzman, et qui avait reçu le surnom de Riche. Il était d’une naissance obscure, et ceux qui, grâce à ses richesses, favorisaient sa bourse de fréquents emprunts, n’honoraient jamais son nom au point de le faire précéder du don. ou d’y ajouter son nom de famille que la plupart ignoraient, et dont on assure qu’il n’était pas fort bien instruit lui-même. On le respectait pourtant, et quand on voyait Guzman, chaque fois que la cloche sonnait les vêpres, sortir de l’étroite porte de sa demeure, la fermer soigneusement, la regarder deux ou trois fois d’un œil inquiet, puis déposer la clef dans son sein, et se rendre lentement à l’église, ne cessant de mettre la main dans sa veste pour être bien sûr que la clef y était toujours, alors les têtes les plus fières de Séville se découvraient à son passage, et les enfants, qui jouaient dans les rues, interrompaient leurs jeux jusqu’à ce qu’il leur eût adressé quelques paroles en passant.

Guzman n’avait ni femme ni enfant ; il ne possédait ni parents ni amis : une vieille domestique composait tout son ménage et ses dépenses étaient calculées sur le pied de l’économie la plus stricte. Bien des personnes se demandaient, d’après cela, ce que deviendraient après sa mort ses immenses richesses. Ceci donna lieu de penser que Guzman pouvait avoir des parents dans l’éloignement ou la détresse, et la curiosité, stimulée par l’avarice, est infatigable. On découvrit ainsi que Guzman avait eu autrefois une sœur, beaucoup plus jeune que lui, qui, dans un âge fort tendre, avait épousé un musicien allemand, de la religion protestante, et qui, bientôt après son mariage, avait quitté l’Espagne avec son époux. On se rappela, ou du moins l’on prétendit qu’elle avait fait beaucoup d’efforts pour toucher le cœur et désarmer la main de son frère, afin qu’il pardonnât leur union et la mît en état de retourner dans sa patrie avec sa famille. Guzman fut inflexible. Riche et fier de ses richesses, il aurait pu néanmoins la voir sans regret mariée à un homme pauvre, qu’il aurait eu la gloire d’avoir enrichi ; mais l’idée qu’elle s’était unie à un protestant lui était insupportable.

Inès se rendit donc avec son mari en Allemagne, où il était sûr que ses talents pour la musique seraient appréciés. Il éprouvait d’ailleurs ce sentiment naturel aux personnes qui émigrent, et qui sont portées à imaginer qu’un changement de lieu amènera un changement dans leur fortune ; tandis qu’ils sentent que le malheur sera plus supportable partout ailleurs que dans la présence de ceux qui l’infligent.

Telle était l’histoire que les vieillards racontaient au sujet de la sœur de Guzman, et à laquelle les jeunes gens ajoutaient une foi d’autant plus implicite que leur imagination y joignait encore mille nouveaux charmes, quand Guzman tomba malade, et fut abandonné des médecins qui avaient été appelés en quelque sorte malgré lui.

Dans le cours de sa maladie, soit que la voix de la nature se fît entendre à son cœur, soit qu’il jugeât qu’une sœur le soignerait mieux dans ses derniers moments que des domestiques avides et mercenaires ; soit enfin que son ressentiment s’affaiblît aux approches de la mort ; il est certain qu’il se souvint d’Inès et qu’il expédia à grands frais un exprès pour la partie de l’Allemagne où elle résidait, à fin [1] de l’inviter à revenir à la ville pour se réconcilier avec lui. En attendant, il adressa au ciel les prières les plus ferventes pour que sa vie pût être prolongée jusqu’à l’arrivée de sa sœur, et qu’il pût rendre le dernier soupir dans ses bras et dans ceux de ses enfants.

Indépendamment de cela, il fit appeler un notaire avec lequel il resta renfermé malgré sa faiblesse, pendant plusieurs heures. Le bruit courut aussitôt qu’il avait annulé son ancien testament, et qu’il en avait fait un nouveau ; mais quoique l’on se donnât beaucoup de peine pour écouter à la porte de la chambre, l’on ne put distinguer une seule de ses paroles. Ses amis avaient fait tous leurs efforts pour l’empêcher de se livrer à une fatigue aussi grande ; ce qui selon eux, ne pouvait manquer de hâter ses derniers moments; mais à leur grand étonnement, et sans doute à leur sincère joie, dès que Guzman eut fait son testament, sa santé et ses forces revinrent ; il commença à marcher dans sa chambre et à calculer dans combien de temps il pourrait avoir des nouvelles de sa famille.

Quelques mois s’écoulèrent, et les prêtres profitèrent de cet intervalle pour tâcher de changer les vues de Guzman. Voyant qu’il leur était impossible d’y réussir, ils changèrent de batterie ; ils exigèrent du moins qu’il n’eût de communications avec cette famille hérétique que par leur entremise, et qu’il ne vît sa sœur ou ses enfants qu’en leur présence.

Guzman eut d’autant moins de peine à se soumettre à cette condition, qu’il éprouvait, à dire vrai, fort peu d’inclination à se lier de nouveau intimement avec sa sœur, de qui la présence ne pouvait manquer de lui rappeler des sentiments oubliés et des devoirs négligés. Il tenait d’ailleurs beaucoup à ses habitudes, et la société de la personne la plus intéressante lui serait devenue insupportable, si elle avait apporté le plus léger changement ou la plus courte suspension à ses habitudes.

C’est ainsi que Guzman capitula avec sa conscience. En dépit de tous les prêtres de Séville, il résolut d’attirer auprès de lui sa sœur et sa famille ; mais de l’autre côté, il promit et jura à ses conseillers spirituels de ne jamais voir un seul individu de cette famille. Il décida que sa sœur hériterait de sa fortune ; mais qu’elle ne verrait jamais son visage. Ensuite il se mit à calculer ce que coûterait le voyage de sa sœur et l’établissement de son ménage, car il voulait ne rien épargner pour qu’elle vécût à son aise en Espagne.

En moins d’un an M. et madame Walberg et leurs quatre enfants arrivèrent à Séville. Le mari était un excellent musicien et un homme fort industrieux. Ses talents lui avaient fait obtenir la place de maître de chapelle du duc de Saxe, et il avait élevé ses enfants selon ses moyens, de manière à pouvoir un jour le remplacer ou donner des leçons de musique dans les diverses cours de l’Allemagne. La plus grande économie régnait dans leur ménage et ils espéraient qu’un jour les talents de leurs enfants contribueraient à augmenter leur aisance.

Le fils aîné qui s’appelait Everard avait hérité des talents de son père. Les deux filles, Julie et Inès, étaient aussi musiciennes, et indépendamment de cela elles brodaient dans la perfection. Le plus jeune, Maurice, était tour à tour le charme et le tourment de sa famille.

Ils avaient lutté pendant plusieurs années contre des difficultés trop peu importantes pour pouvoir être détaillées ici, mais trop cruelles pour ne pas empoisonner la vie de ceux qui étaient destinés à les éprouver journellement, et pour ainsi dire à toutes les heures de la journée ; tout à coup l’arrivée de l’exprès apportant l’invitation que leur riche parent Guzman leur faisait de se rendre en Espagne, vint leur offrir la première aurore du bonheur et du repos. Toutes leurs peines furent oubliées, leurs soucis écartés, leurs dettes payées, et ils s’empressèrent de faire les préparatifs nécessaires pour leur voyage en Espagne.

En arrivant à Séville, ils reçurent la visite d’un grave ecclésiastique qui leur apprit la résolution que Guzman avait prise, de ne jamais voir sa sœur, quoiqu’en même temps il fût décidé à lui fournir ainsi qu’à sa famille le moyen de vivre dans l’aisance, jusqu’à ce que sa mort la mît en possession de tous ses biens : ils furent un peu troublés à cet avis, et Inès pleura en songeant qu’il ne lui serait pas permis de voir son frère pour qui elle conservait encore une affection sincère.

Ce nuage était le premier qui, depuis leur départ d’Allemagne, eût obscurci leur avenir. Il répandit une teinte de tristesse sur la première soirée qu’ils passèrent à Séville. Walberg, dans l’attente de l’aisance dont il allait jouir, ne s’était pas contenté d’amener avec lui tous ses enfants, il avait encore engagé son père et sa mère, qui étaient fort vieux et fort pauvres, à le suivre à petites journées. La vente de ses meubles l’avait mis en état de leur remettre l’argent nécessaire aux dépenses d’un si long voyage. Il les attendait d’un moment à l’autre ; et ses enfants, qui se rappelaient à peine d’avoir reçu une fois leur bénédiction, étaient impatients de les revoir. Inès avait cependant dit à son époux qu’il eût peut-être mieux valu les laisser en Allemagne, et leur remettre, de temps à autre, l’argent dont ils auraient besoin, plutôt que de les exposer, à leur âge, à de si grandes fatigues ; mais Walberg avait toujours répondu :

-- J’aime mieux qu’ils meurent chez moi, que de vivre chez des étrangers.

Pour la première fois, cette nuit, il sentit la prudence des conseils de sa femme. Elle s’aperçut de ce qui se passait dans son esprit, et fut assez généreuse pour ne pas lui rappeler ce qu’elle avait dit.

Le temps était triste et froid ; ce n’était pas celui des nuits ordinaires en Espagne. Sa tristesse semblait s’être communiquée à la famille. Inès travaillait en silence ; les enfants, rassemblés à la fenêtre, parlaient, à voix basse, de l’arrivée prochaine de leurs grands-parents ; et Walberg, qui marchait avec inquiétude dans la chambre, soupirait de temps en temps en les écoutant.

Le lendemain, le ciel fut serein. Le prêtre revint les voir ; et, après avoir exprimé ses regrets de ce que la résolution de Guzman était inaltérable, il leur apprit qu’il était chargé de leur payer une pension, dont il nomma la somme, et qui leur parut énorme. Il ajouta qu’une autre somme assez forte était consacrée à l’éducation des enfants. Il remit en leurs mains des contrats à cet effet, et se retira en répétant que, comme il était hors de doute qu’ils seraient les héritiers de Guzman, ils pouvaient, dans l’intervalle, être heureux et tranquilles, et vivre dans l’abondance, sans se livrer à d’inutiles soucis. L’ecclésiastique était à peine sorti, quand les vieux parents de Walberg arrivèrent ; ils étaient affaiblis par la joie et la fatigue, mais non épuisés, et toute la famille s’assit autour d’une table bien servie, avec l’espoir d’un bonheur à venir, souvent plus doux que sa jouissance.

-- Je les vis, dit l’étranger interrompant sa lecture, je les vis, dans la soirée de ce jour de bonheur ; et le peintre qui aurait voulu représenter la félicité domestique, aurait été sûr d’en trouver le plus parfait tableau dans la demeure de Walberg. Il était assis, avec sa femme, au haut de la table, souriant à ses enfants qui souriaient à leur tour, sans qu’une seule pensée inquiète vînt troubler leur joie. Il faut avouer d’ailleurs que ces enfants formaient un groupe vraiment charmant. Everard, le fils aîné, était âgé de seize ans. Il était trop beau pour un homme ; son teint était brillant et délicat ; sa taille parfaitement prise, et sa voix, encore grêle, ne faisait qu’indiquer sa force à venir. Les filles Inès et Julie avaient tous les charmes du sexe dans les climats septentrionaux ; de beaux cheveux blonds, de grands yeux bleus, une peau d’albâtre, des bras ronds et potelés, des joues fraîches et colorées ; en un mot, on eût dit, à les voir servir leurs parents, que c’étaient deux jeunes Hébés versant une liqueur que leur seul attouchement convertissait en nectar.

La gaîté de ces enfants avait été, de bonne heure, amortie par les embarras de fortune auxquels leurs parents avaient été en butte. Dès leur enfance, ils avaient pris l’habitude de marcher d’un pas timide, de parler à voix basse, de jeter des regards inquiets ; en un mot, ils avaient toutes les manières que le sentiment de la détresse enseigne péniblement dès le premier âge, et que les parents ne peuvent voir qu’avec douleur. Aujourd’hui, tout était changé. Leurs jeunes cœurs pouvaient enfin s’épanouir ; le sourire, étranger à leurs lèvres, s’y montrait avec tous ses agréments, et la timidité de leurs anciennes habitudes ne faisait qu’ajouter un charme de plus à l’expression de leur nouveau bonheur. En face de ce tableau, dont les couleurs étaient à la fois si vives et si tendres, étaient assis le vieux grand-père et la vieille grand’mère. Le contraste était frappant. C’étaient, d’un côté, les plus belles fleurs du printemps, et, de l’autre, la froide stérilité de l’hiver.

Ces vieillards, malgré leur âge avancé, avaient cependant quelque chose d’agréable dans leur physionomie, et il est probable que Vandyck ou Rembrandt eût préféré leurs figures à celles de leurs jeunes et aimables petits-enfants. Ils étaient bizarrement costumés à l’allemande. Le grand-père portait un pourpoint et un bonnet ; et la vieille grand’mère une fraise, une pièce d’estomac et une coiffe à longues barbes, sous laquelle on distinguait de rares cheveux blancs et des joues ridées. En attendant on voyait sur son visage ce froid sourire qui ressemble aux rayons du soleil quand il se couche en hiver. Ils n’entendaient pas fort distinctement les douces importunités de leur fils et de leur fille, qui les pressaient de manger du repas le plus abondant qu’ils eussent fait de leur vie ; mais ils saluaient et souriaient avec cette expression de reconnaissance qui fait en même temps plaisir et peine aux cœurs d’enfants tendres et respectueux. Ils souriaient aussi à la beauté d’Everard et des deux filles, ainsi qu’aux espiègleries de Maurice, qui n’était pas moins gai dans l’adversité que dans le bonheur ; en un mot, ils souriaient à tout ce qui se disait, quoiqu’ils n’en entendissent pas la moitié, et à tout ce qu’ils voyaient, quoiqu’ils pussent à peine en jouir, et ce sourire de la vieillesse, cette tranquille soumission aux plaisirs de la jeunesse, mêlée à la certitude d’une félicité à venir plus parfaite, donnait une expression presque céleste à des traits qui, sans cela, n’auraient offert que le triste aspect de la faiblesse et de la décadence.

Une description détaillée de ce qui se passa pendant le repas, fera bien connaître les personnages. Walberg, très sobre lui-même, pressa à plusieurs reprises son père de prendre plus de vin qu’il n’avait coutume d’en boire. Le vieillard le refusa avec douceur. Le fils ayant insisté, le père y consentit à la fin, plutôt pour faire plaisir à Walberg que pour sa propre satisfaction.

Les plus jeunes d’entre les enfants caressaient leur grand’mère, avec la bruyante tendresse de leur âge. Leur mère leur en fit des reproches.

-- Laissez-les faire, dit la bonne vieille.

-- Ils vous gênent, dit l’épouse de Walberg.

-- Ils ne me gêneront pas longtemps, répondit la grand’mère avec un sourire expressif.

-- Mon père, dit Walberg, ne trouvez-vous pas qu’Everard est bien grandi ?

-- La dernière fois que je le vis, répondit le vieillard, il fallut me baisser pour l’embrasser ; maintenant ce serait son tour.

Everard à ces mots s’élança dans les bras de son aïeul, qui s’ouvrirent pour le recevoir, et ses lèvres fraîches et roses se collèrent contre la barbe argentée du vieillard.

Walberg ayant entendu sonner l’heure à laquelle, sous quelque aspect que la fortune se présentât, il ne manquait jamais de faire la prière au sein de sa famille, fit un signal que ses enfants comprirent, et que l’on communiqua à voix basse aux vieux parents.

-- Rendons grâce à Dieu, dit la vieille, en se mettant à genoux, à l’aide de ses petits-enfants.

-- Rendons grâce à Dieu, répéta son époux, en s’efforçant de plier ses genoux raidis par l’âge et en ôtant son bonnet, tandis que Walberg, après avoir lu un ou deux chapitres dans une Bible allemande, prononça une prière improvisée, par laquelle il demandait à Dieu de remplir leurs cœurs de reconnaissance pour les biens temporels qu’il daignait leur accorder, et de les mettre en état d’en user de manière à ne pas perdre les choses éternelles. La prière finie, tout le monde se leva, et l’on s’embrassa avec cette tendresse dépouillée de tout sentiment terrestre qui porte les plus beaux fruits dans le jardin de Dieu.

L’épouse de Walberg ne négligeait rien de ce qui pouvait contribuer à l’agrément des parents de son mari, et Walberg lui cédait ce soin avec cette reconnaissance mêlée d’orgueil qui nous fait éprouver plus de plaisir à voir ce que nous aimons répandre des bienfaits, que si nous les répandions nous-mêmes. Il aimait ses parents ; mais il était sûr que sa femme les aimait, parce qu’ils étaient à lui. Ses enfants s’étaient offerts pour assister ou soigner leurs grands-parents ; il leur disait : Non mes enfants, votre mère le fera mieux ; votre mère fait toujours pour le mieux. Comme il parlait, ses enfants, selon leur coutume, se mirent à genoux pour qu’il les bénît. Il posa sa main, tremblante de joie, d’abord sur la tête d’Everard, qui s’élevait fièrement au-dessus des autres, puis sur celle de Maurice, qui, avec la gaîté de son âge, riait en s’agenouillant. Dieu vous bénisse, leur dit-il en détournant la tête pour pleurer ; Dieu vous bénisse tous et vous rende aussi vertueux que votre mère, et aussi heureux que votre père l’est ce soir.

XXXII

L’épouse de Walberg, qui était d’un caractère froid et raisonnable, et à qui ses malheurs avaient donné une prévoyance inquiète et jalouse, ne se laissait pas enivrer autant que les autres par la prospérité présente de sa famille. Son esprit était rempli de pensées qu’elle ne pouvait communiquer à son mari, et que parfois elle aurait voulu ne pas s’avouer à elle-même ; mais elle s’ouvrit entièrement au bon prêtre qui venait souvent les voir, et leur apporter de nouvelles marques des bontés de

Guzman. Elle lui dit que, quoiqu’elle fût reconnaissante des bienfaits de son frère, qui lui assurait l’aisance et lui promettait l’opulence, elle désirait néanmoins que l’argent, que la libéralité de Guzman avait consacré à donner à ses enfants une éducation toute d’agrément, pût au contraire servir, du moins en partie, à leur procurer les moyens de gagner leur vie et de venir au secours de leurs parents. Elle donna à entendre, faiblement à la vérité, que les sentiments favorables de son frère pouvaient changer ; mais elle appuya davantage sur la réflexion que ses enfants étaient étrangers en Espagne et professaient une religion qui y était mal vue ; ce qui, en cas de malheur, leur occasionnerait mille difficultés pour subsister. Elle supplia donc l’ecclésiastique d’user de son influence sur son frère, pour obtenir ce qu’elle désirait, comme si… Elle s’arrêta.

Le bon et obligeant ecclésiastique l’écouta avec attention, et après avoir satisfait à sa conscience, en la conjurant de renoncer à ses opinions hérétiques, seul moyen de se réconcilier avec Dieu et avec son frère, et en ayant reçu un refus tranquille, mais positif, il procéda à lui offrir le meilleur conseil temporel qu’il lui fût possible. Ce conseil consista à élever ses enfants conformément aux désirs de son frère, et d’y employer tout l’argent qu’il lui fournissait en abondance pour ce but. Il ajouta, en confidence, que Guzman, quoique durant le cours de sa longue vie il n’eût éprouvé d’autre passion que celle d’amasser de l’argent, avait été tout à coup saisi du démon de l’ambition, et ne pouvant le contenter pour lui-même, il voulait que du moins ses héritiers fussent à tous égards semblables, pour les connaissances et le bon ton, aux descendants des premières familles de l’Espagne. L’épouse de Walberg céda à ses avis, avec des larmes qu’elle s’efforça de cacher au prêtre, et dont elle avait effacé jusqu’aux moindres traces avant de se retrouver avec son époux.

En attendant, les projets de Guzman se réalisaient avec rapidité. Une belle maison fut louée pour Walberg, ses fils et ses filles étaient vêtus avec magnificence, et quoique l’éducation fût à cette époque très défectueuse en Espagne, on les instruisit de tout ce qui pouvait les faire aller de pair avec les enfants des hidalgo. Guzman avait sévèrement défendu qu’ils reçussent la moindre instruction dans les occupations ordinaires de la vie. Le père triomphait, la mère était affligée ; mais elle cachait son chagrin, et se consolait par la pensée que les arts d’agrément mêmes que ses enfants apprenaient, pourraient un jour leur être utiles : car Inès était une femme à qui l’expérience du malheur avait appris à regarder toujours l’avenir d’un œil inquiet, et cet œil ne manquait jamais de découvrir, avec une fatale exactitude, la moindre tache qui obscurcissait le soleil du bonheur, dont son existence pleine de vicissitudes avait été si rarement éclairée.

Les ordres de Guzman furent ponctuellement suivis. Les jeunes gens se plongèrent dans leur nouvelle existence avec toute l’avidité de la jeunesse ; l’heureux père se glorifiait dans la beauté et les progrès de ses enfants. L’inquiète mère soupirait en secret, et les vieux grands-parents, dont les infirmités avaient été augmentées par leur voyage en Espagne, et peut-être encore plus par les émotions, qui sont une habitude pour la jeunesse, mais que l’âge n’éprouve que comme des convulsions, restaient dans leurs larges bergères, jouissant d’une douce oisiveté, dormant souvent, et ne s’éveillant que pour sourire à leurs enfants et à eux-mêmes.

Pendant ce temps l’épouse de Walberg suggérait de temps à autre un avis prudent, que personne ne voulait écouter. Parfois elle conduisait ses enfants du côté de la maison de leur oncle. Elle se promenait en long et en large avec eux dans la rue, et levait de temps en temps son voile, comme pour essayer si son œil ne pourrait pas percer les murs qui cachaient son frère à sa vue ; puis jetant un coup d’œil sur les riches vêtements de ses enfants, elle soupirait et rentrait tristement chez elle. Cet état d’incertitude ne dura pas longtemps.

L’ecclésiastique, qui était le confesseur de Guzman, venait souvent les voir. Il avait pour cela deux motifs ; le premier était de distribuer les bienfaits de Guzman, en qualité d’aumônier ; et le second, de faire sa partie d’échecs, jeu auquel il était d’une grande force, et où il trouvait un digne adversaire dans Walberg. Il prenait, du reste, intérêt à sa famille et à son sort. Ce bon prêtre, s’il visitait ainsi des hérétiques, mettait sa conscience à l’abri en jouant aux échecs avec le père, et en priant quand il était seul pour la conversion de la famille.

Un soir pendant qu’il faisait sa partie, un messager vint l’appeler sur-le-champ chez le seigneur Guzman. L’ecclésiastique laissa sa dame en prise, et s’empressa d’aller parler au messager. La famille de Walberg, émue au dernier point, se levait pour le suivre. Elle s’arrêta à la porte et chacun se remit à sa place avec un mélange d’inquiétude sur le sujet du message, et de honte de la position dans laquelle on aurait pu les trouver. En se retirant, ils entendirent cependant ces mots : « Il va rendre le dernier soupir… il vous envoie chercher… il ne faut pas tarder un moment. » Le prêtre sortit sans laisser au commissionnaire le temps d’achever.

La famille rentra chez elle, et quelques heures se passèrent dans un profond silence qui n’était interrompu que par le bruit du balancier de la pendule ou par celui des pas de Walberg qui, de temps à autre, se levait avec promptitude de sa chaise et traversait l’appartement. À ce bruit on se retournait, comme si l’on se fût attendu à voir entrer quelqu’un ; mais les traits silencieux de Walberg répondaient que ce n’était rien. On ne se coucha pas de toute la nuit. Les chandelles s’éteignirent ; personne ne s’en aperçut ; l’aurore parut ; nul n’observa qu’il fît jour.

— Dieu !… comme il souffre longtemps ! s’écria Walberg involontairement.

Et ces mots quoique dits à demi-voix, firent tressaillir tous les assistants : car c’étaient les premiers accents d’une voix humaine qui, depuis longtemps se fissent entendre à leurs oreilles.

Dans ce moment on frappa un coup à la porte de la rue, et bientôt après des pas retentirent dans le corridor qui conduisait à l’appartement où la famille était réunie. La porte s’ouvrit et l’ecclésiastique parut. Il s’avança dans la chambre sans parler et sans qu’on lui adressât la parole. Ce silence ne dura cependant qu’un instant. Il s’arrêta tout à coup et dit :

— Tout est fini !

Walberg posa ses deux mains sur son front et s’écria :

— Dieu soit loué !

Sa femme pleura un moment en songeant que son frère était mort ; mais par amour pour ses enfants, elle chassa ses pensées tristes et demanda des détails. Le prêtre ne put rien dire sinon que Guzman était mort, que le scellé avait été mis sur tous ses effets et que son testament devait être ouvert le lendemain.

Pendant toute la journée suivante, la famille resta dans cette attente mêlée d’inquiétude qui ne permettait de penser qu’à un seul sujet. Les domestiques préparèrent les repas aux heures ordinaires, mais personne n’y toucha. Vers midi un personnage grave en habit de notaire, fut annoncé, il venait appeler Walberg à être présent à l’ouverture du testament de Guzman.

Celui-ci se préparait à s’y rendre ; mais sa distraction était si grande qu’il serait sorti sans chapeau et sans manteau si ses enfants ne les lui eussent offerts. Accablé par ses sensations, il s’assit sur une chaise pour essayer de se remettre.

— Vous ferez mieux de n’y pas aller, mon ami, dit sa femme avec douceur.

— Oui, je crois, répondit Walberg, que je suivrai votre avis, et il retomba sur le siège dont il s’était levé à moitié.

Le notaire allait se retirer, après avoir fait une révérence cérémonieuse, quand Walberg se reprit et dit :

— Je veux aller, en ajoutant à cette phrase un juron allemand dont le sens guttural fit tressaillir l’homme de loi. Je veux aller, répéta Walberg, et à l’instant même il tomba sur le parquet, épuisé de fatigue, de besoin et d’une foule d’émotions impossibles à décrire.

Le notaire se retira et quelques heures se passèrent encore à former des conjectures pénibles que la mère exprimait en joignant les mains et en étouffant des soupirs ; le père en détournant les yeux et gardant un profond silence et en étendant souvent vers ses enfants des mains qu’il retirait sur-le-champ comme s’il eût craint de les toucher ; les enfants enfin ne cessaient de peindre les alternatives d’espérance et de crainte qu’ils éprouvaient. Le vieux couple restait immobile ne sachant ce qui se passait.

Le jour avançait ; les domestiques dont la munificence du défunt ne leur avait pas laissé manquer, annoncèrent que le dîner était servi : Inès qui conservait plus de présence d’esprit que le reste, fit sentir à son mari qu’il était nécessaire de ne pas trahir leur émotion en présence des gens de la maison. Il obéit machinalement et passa dans la salle à manger, oubliant pour la première fois d’offrir le bras à son père infirme. Toute la famille le suivit ; mais quand elle fut assise à table, elle parut ne pas savoir quel motif l’y avait rassemblée. Walberg consumé par cette soif que donne l’inquiétude et que rien ne peut apaiser, ne cessait de demander à boire, et sa femme qui éprouvait l’impossibilité de manger en présence des domestiques étonnés, les renvoya par un signal, mais ne sentit point revenir son appétit par leur départ. Vers la fin de ce triste repas, on vint dire à Walberg que quelqu’un le demandait. Il sortit et revint au bout de quelques minutes ; sa figure ne paraissait point changée. Il se rassit, et sa femme seule remarqua un sourire amer et égaré qui se peignait sur son visage pendant qu’il versait un grand verre de vin ; après l’avoir approché de sa bouche, il s’écria :

— À la santé des héritiers de Guzman !

Ensuite, au lieu de boire le vin, il lança le verre par terre et se couvrant le visage de la nappe, il s’écria :

— Pas un ducat ! pas un ducat ! Il a tout laissé à l’Église ! Pas un ducat ! Le soir l’ecclésiastique vint les voir et les trouva plus tranquilles. La

certitude du malheur leur avait donné une espèce de courage. L’inquiétude est le seul mal contre lequel il ne soit pas possible de se défendre. L’honnête courroux et les discours encourageants du prêtre furent un baume pour leurs oreilles et pour leurs cœurs. Il déclara que les moyens les plus infâmes avaient pu seuls, selon lui, changer les intentions du mourant. Il ajouta qu’il était prêt à attester, devant tous les tribunaux de l’Espagne, que peu d’heures avant sa mort il avait encore manifesté hautement le désir de laisser tous ses biens à sa sœur, et qu’il avait fait un testament à cet effet d’une date peu ancienne. Enfin le bon prêtre engagea fortement Walberg à plaider cette affaire, lui promettant sa recommandation auprès des meilleurs avocats de Séville, et tous les secours dont il pourrait avoir besoin, excepté de l’argent qu’il n’était pas en état d’offrir.

La famille se coucha remplie d’espérance et dormit tranquillement. Une circonstance seule marqua un changement dans leurs sentiments et dans leurs habitudes. Comme ils allaient se retirer, le vieillard, posant doucement sa main sur l’épaule de Walberg, lui dit :

— Mon fils, ne ferons-nous pas la prière avant de nous coucher ?

— Pas ce soir, mon père, répondit Walberg qui craignait de faire de la peine au bon ecclésiastique en remplissant devant lui les devoirs d’un culte hérétique, et qui sentait d’ailleurs que son émotion était trop vive pour lui permettre d’apporter à ce devoir toute la gravité convenable, pas ce soir ; je suis trop… heureux !

L’ecclésiastique remplit ponctuellement sa promesse. Les premiers avocats de Séville se chargèrent de la cause de Walberg ; l’ecclésiastique les instruisit de tout ce qui s’était passé à sa connaissance entre Guzman et sa famille. Les espérances de Walberg augmentaient de jour en jour. Au moment de la mort de Guzman, sa sœur avait chez elle une somme d’argent assez considérable ; mais cette somme ne tarda pas à être dépensée ainsi que les épargnes d’Inès, qu’elle sacrifia volontiers au bien général, dans la confiance surtout du gain de leur procès. Quand tout fut consommé, il resta encore quelques ressources : les meubles furent vendus, comme il arrive d’ordinaire, pour le quart de leur valeur, les domestiques furent renvoyés, et Inès, établie dans une humble habitation des faubourgs, reprit sans regret avec ses filles, les travaux domestiques auxquels elles s’étaient livrées en Allemagne. Parmi tous ces changements les grands-parents n’en éprouvèrent d’autre que le changement du lieu, dont ils parurent du reste s’apercevoir à peine. Les attentions assidues qu’Inès avait pour eux étaient plutôt augmentées que diminuées par la circonstance qui la forçait de les servir elle-même. Elle faisait, ainsi que ses enfants, les repas les plus modestes, afin d’être en état de leur offrir toutes les délicatesses qui pouvaient flatter le goût de la vieillesse et le leur en particulier.

Cependant les plaidoiries avaient commencé, et pendant deux jours les avocats de Walberg parurent assurés du succès. Le troisième jour les adversaires reprirent leur avantage. Walberg revint chez lui accablé de tristesse. Sa femme s’en aperçut et n’affecta pas une insouciance qui aurait aigri le sentiment de son malheur ; mais elle s’occupa tranquillement et comme à son ordinaire des soins de son ménage, en faisant seulement attention à ne pas trop s’éloigner de sa présence. Quand on se sépara pour la nuit, le vieux Walberg, par une singulière coïncidence, rappela de nouveau à son fils qu’il oubliait la prière.

— Pas ce soir, dit le fils avec impatience ; pas ce soir ; je suis trop… malheureux !

— Ainsi, reprit le vieillard levant les mains au ciel, et parlant avec une énergie qu’il n’avait pas montrée depuis plusieurs années ; ainsi, ô mon Dieu ! la prospérité et le malheur vous fournissent également des excuses pour vous négliger !

Quand Walberg vit son père s’éloigner de la chambre, il appuya sa tête sur le sein de sa femme et versa quelques larmes. Inès dit en elle-même : ce sacrifice que Dieu demande est un esprit pénétré de douleur ; vous ne rejetez pas, ô mon Dieu ! un cœur contrit et humilié.

La cause avait été poussée avec une vigueur et une promptitude sans exemple dans les tribunaux de l’Espagne. Le quatrième jour avait été fixé pour la dernière réplique et pour la prononciation du jugement. Le jour parut ; Walberg se leva dès l’aurore, et se promena pendant quelques heures devant les portes du palais de justice. Quand elles s’ouvrirent, il y entra, et s’assit machinalement sur un banc dans la salle qui était vide, et cela avec un regard qui marquait autant d’attention et le même intérêt que si la cour avait été assemblée et la cause sur le point d’être décidée. Après un silence de quelques moments, il soupira, tressaillit et paraissant se réveiller d’un songe, il quitta sa place, et se promena dans les passages déserts jusqu’à ce que l’audience fût près de commencer.

Elle s’ouvrit de bonne heure, et les avocats des deux côtés déployèrent tous leurs talents. Walberg ne quitta pas un instant sa placé jusqu’à ce que tout fût terminé. Il est inutile d’entrer dans de grands détails ; on pourra calculer sans peine la chance que pouvait avoir en Espagne un hérétique quand ses intérêts se trouvaient opposés à ceux de l’Église.

La famille avait passé toute cette journée dans la chambre la plus retirée de son humble demeure. Everard avait voulu accompagner son père, mais sa mère l’avait retenu. Les sœurs laissaient tomber involontairement de temps à autre leur ouvrage, et l’auraient tout à fait oublié, si leur mère ne les avait fait souvenir de le reprendre. Elles le reprenaient en effet, mais elles y faisaient des erreurs si étranges, qu’Inès, riant à travers ses larmes, finit par le leur ôter, et leur donna une occupation active dans le ménage.

Cependant la soirée avançait. Par moments, toute la famille se levait et courait à la fenêtre pour voir si leur chef ne revenait pas. La mère ne s’y opposait plus. Oisive et silencieuse elle-même, elle restait tranquille, et sa tranquillité contrastait avec la turbulente impatience de ses enfants.

— Voilà mon père, s’écrièrent-ils tous à la fois, en voyant une personne traverser la rue.

— Ce n’est pas mon père, reprirent-ils en voyant cette même personne se retirer de nouveau.

Elle avança encore, puis s’éloigna une seconde fois. Ils entendirent à la fin frapper un coup à la porte. Inès courut ouvrir elle-même. On passe rapidement devant elle comme une ombre. Elle suit, saisie de terreur, et revenant dans la salle, elle voit son époux à genoux au milieu de ses enfants qui s’efforçaient en vain de le relever, pendant qu’il ne cessait de répéter :

— Non, laissez-moi m’abaisser ; je vous ai ruinés tous ! La cause est perdue, et je vous ai réduits tous à la misère !

— Levez-vous, levez-vous, père chéri, s’écrièrent les enfants en l’entourant ; rien n’est perdu puisque vous êtes sauvé.

— Levez-vous, mon ami, dit Inès en prenant son mari par le bras ; quittez cette posture humiliante et contre nature. Aidez-moi, mes enfants ! mon père, ma mère ; ne voulez-vous pas m’aider ?

Pendant qu’elle parlait, les faibles vieillards s’étaient levés et avaient joint leurs efforts impuissants aux siens. Ce spectacle fit plus d’effet que tout le reste sur Walberg. Il céda ; on le plaça sur une chaise autour de laquelle se réunirent sa femme et ses enfants, tandis que les vieux parents retournaient à leur place, et semblaient avoir déjà perdu le souvenir de la scène qui leur avait donné pour un moment une force miraculeuse.

L’excès même de leur malheur était peut-être un bonheur pour eux, en ce qu’il ne leur permettait pas de se livrer pendant longtemps à leur douleur. La voix de la nécessité se fit entendre et leur cria qu’il fallait dès lors songer au lendemain. Combien d’argent vous reste-t-il ? furent les premiers mots que Walberg adressa à sa femme ; et quand elle lui eut nommé à l’oreille la faible somme que les frais du procès leur avaient laissée, il jeta un cri d’horreur et se débarrassant de ses bras, il se leva et traversa la chambre comme s’il avait voulu en sortir pour se trouver seul. Dans ce moment il aperçut le plus jeune de ses enfants, jouant avec les habits de son grand-père : on le lui avait souvent défendu, mais il y revenait toujours. Walberg court à lui, le frappe avec violence, puis tout à coup, le prenant dans ses bras, il lui dit de sourire le plus longtemps qu’il pourrait.

Il leur restait assez pour la dépense d’une semaine. Cette circonstance fut pour eux une source de consolation. Après qu’Inès eut pris soin de ramener les parents de son époux dans la chambre, elle se réunit au reste de leur famille, et ils passèrent toute la nuit à former des projets pour l’avenir. Dans le cours de leur longue et triste conférence, l’espoir se ranima par degrés dans leurs cœurs et ils se fixèrent sur un projet qui devait leur procurer des moyens d’existence. Walberg devait s’offrir pour donner des leçons de musique, Inès et sa fille devaient travailler en broderie, et Everard qui possédait des talents remarquables, tant pour le dessin que pour la musique, devait tâcher de se rendre utile dans ces deux arts. Ils comptaient beaucoup sur la protection du bon prêtre pour réussir.

— Nous ne mourrons pas de faim, dirent les enfants pleins d’espoir.

— Je me flatte que non, répondit Walberg en soupirant. Sa femme qui connaissait l’Espagne garda le silence.

XXXIII

Ils parlaient encore quand ils entendirent frapper à la porte un coup léger, tel que la bienfaisance en frappe à la porte du malheur. Everard se levait pour ouvrir.

— Arrêtez, dit Walberg, d’un air distrait, où sont donc les domestiques ?

Puis se rappelant tout à coup sa position, il sourit douloureusement et fit signe à son fils d’y aller.

C’était le bon ecclésiastique. Il entra et s’assit en silence. Personne ne lui parla. Il se plaignit enfin de l’air piquant du matin et de l’effet que cet air avait fait sur ses yeux qu’il essuya. Bientôt après cédant à son émotion il ne la cacha plus et se mit à pleurer. Mais des larmes n’étaient pas tout ce qu’il avait à offrir. Ayant entendu les projets de Walberg et de sa famille, il promit d’une voix tremblante de les seconder ; puis s’étant levé pour partir, il observa que des fidèles lui ayant confié une somme d’argent pour les malheureux, il ne croyait pas pouvoir mieux l’employer, et il laissa glisser par terre, de la manche de sa robe, une bourse bien garnie.

À l’approche du jour la famille se retira pour reposer ; mais elle se leva quelques heures après sans avoir pu dormir. Le reste de cette journée et les trois suivantes furent employées à frapper pour ainsi dire à toutes les portes afin de trouver de l’ouvrage. L’ecclésiastique les accompagnait partout. Mais plusieurs circonstances étaient défavorables à la malheureuse famille de Walberg. Ses membres étaient étrangers, et à l’exception de la mère, qui servait d’interprète, ils parlaient peu la langue du pays qu’ils n’avaient pas eu le temps d’apprendre, et sans laquelle il était difficile de s’offrir pour donner des leçons. Ils étaient d’ailleurs hérétiques, et cela seul suffisait pour leur ôter tout espoir de réussir à Séville. Dans quelques maisons on regardait comme un grave inconvénient la beauté des filles, dans quelques autres celle du fils ne formait pas une difficulté moins insurmontable. Il y en eut quelques-unes où le souvenir de leur ancienne richesse inspirait le désir bas et méchant de triompher de leur malheur actuel. Chaque fois qu’ils rentraient chez eux, après de vaines tentatives, ils calculaient de nouveau leurs faibles moyens, diminuaient autant que possible leurs rations respectives, souriaient entre eux en parlant du lendemain et pleuraient en secret en y pensant. Le jour arriva à la fin où la dernière pièce de monnaie fut dépensée, le dernier repas consommé, la dernière ressource épuisée, la dernière espérance perdue, et le bon ecclésiastique lui-même leur dit en pleurant qu’il n’avait plus rien à leur offrir que ses prières.

Pendant cette soirée, ils restèrent tous assis en silence durant quelques heures, jusqu’à ce qu’enfin la vieille mère de Walberg, qui, depuis quelques mois, n’avait guère prononcé que des monosyllabes sans liaison, et qui n’avait paru faire aucune attention à ce qui se passait autour d’elle, se tourna tout à coup vers son mari, et avec cette énergie fatale qui annonce les derniers efforts de la nature, avec cet éclair momentané qui précède l’extinction de la lumière vitale, elle s’écria :

— Tout n’est pas bien ici. Pourquoi nous a-t-on fait venir d’Allemagne ? Ils auraient bien pu nous laisser mourir là. Ils nous ont amenés ici pour nous railler, je pense. Hier, ajouta-t-elle, sa mémoire confondant les dates, hier, ils m’ont vêtue de soie et m’ont fait boire du vin ; aujourd’hui, ils ne me donnent que cette méchante croûte (et elle jeta le pain qui avait formé sa part du repas). Tout n’est pas bien ici : je veux retourner en Allemagne ; je le veux !

En disant ces mots, elle se leva de son fauteuil au grand étonnement de la famille, qui, frappée d’horreur, n’osait lui adresser la parole.

— Je veux retourner en Allemagne, répéta-t-elle, et elle fit effectivement deux ou trois pas dans la chambre.

On se tenait loin d’elle dans un respectueux silence. Bientôt cependant ses forces physiques et morales parurent lui manquer à la fois ; elle chancela, et sa voix affaiblie ne fit que murmurer les mots suivants :

— Je sais le chemin ; je sais le chemin… s’il ne faisait pas si noir… je n’ai pas loin à aller… je suis très près de… chez moi !

À ces derniers mots, elle tomba devant les pieds de Walberg. La famille, réunie autour d’elle, la souleva… elle n’était plus.

Son convoi, qui eut lieu le lendemain soir, forma un tableau digne des pinceaux d’un grand peintre. La défunte étant une hérétique, elle ne pouvait être ensevelie en terre sainte, et la famille, désirant éviter également de causer du scandale ou d’attirer l’attention sur leur religion, se décida à rendre seule les derniers devoirs à l’aïeule. Walberg creusa la fosse dans un petit enclos situé derrière leur modeste demeure, et le corps y fut placé par Inès et ses filles. Everard était sorti pour chercher de l’ouvrage, et le plus jeune des fils tenait une lumière, et souriait en contemplant une scène dont il ne comprenait pas encore toute l’horreur. Cette lumière, quoique faible, réfléchissait l’expression des diverses physionomies sur lesquelles elle tombait. Celle de Walberg offrait une sombre satisfaction : car il songeait que celle, pour qui il venait de préparer un lieu de repos, n’aurait du moins pas à souffrir les maux à venir. Sur les traits d’Inès se peignait de la douleur mêlée à un sentiment d’horreur inspiré par cette cérémonie muette, et que la religion ne venait point consacrer. Les filles, pâles de douleur et de crainte, pleuraient en silence ; mais leurs larmes s’arrêtèrent, et leurs sentiments prirent un tour bien différent quand tout à coup la lumière éclaira un nouveau personnage debout comme elles sur le bord de la tombe : c’était le père de Walberg.

Ennuyé de ce qu’on l’avait laissé seul et n’en sachant pas la cause, il avait tant fait en tâtonnant et en chancelant, qu’il avait enfin rejoint, au lieu fatal, le reste de la famille. Quand il vit son fils jeter la terre sur le cercueil, un faible et court souvenir s’offrit à sa mémoire, et se laissant aller à terre, il s’écria :

— Moi aussi ; posez-moi là, le même endroit servira pour nous deux. Ses enfants le soulevèrent et le ramenèrent dans la maison, où l’aspect d’Everard, apportant des provisions, leur fit oublier les horreurs de la scène qui venait de se passer, et remettre au lendemain la crainte de manquer du nécessaire. En attendant, on chercha vainement à découvrir le moyen dont Everard s’était servi pour se procurer ce qu’il avait apporté. Il se contenta de répondre que c’était un don d’une personne charitable. Il paraissait épuisé et fort pâle. On cessa de le presser, et s’étant partagé ce repas, qui semblait tombé du ciel, on se sépara pour la nuit.

Pendant tout le temps que dura leur infortune, Inès pressa constamment ses filles de s’appliquer à l’étude de ces arts d’agrément, d’où elle espérait tirer la subsistance de la famille. Quelles que fussent les privations et les désappointements de la journée, leurs exercices de musique n’étaient jamais négligés. Cette attention aux ornements de la vie quand on manque des premières nécessités, les sons de la musique au sein des chagrins les plus cuisants, offrent peut-être le combat le plus cruel que puissent se livrer notre existence artificielle et celle de la nature. Le jour qui suivit l’enterrement de sa belle-mère, Inès ne put supporter ces sons. Elle entra dans la chambre où se trouvaient ses filles, qui, selon leur coutume se tournèrent vers elle pour implorer des marques de son approbation.

La mère, avec un sourire forcé, répondit qu’elle ne croyait pas qu’il fût nécessaire qu’elles étudiassent davantage ce matin-là. Les jeunes personnes, qui ne comprirent que trop bien, ce qu’elle voulait dire, quittèrent leurs instruments ; et, accoutumées à voir convertir tous les meubles, l’un après l’autre, en moyens de subsistance précaire, elles se dirent que sans doute leurs guitares seraient vendues aujourd’hui, et ne purent s’empêcher d’espérer que le lendemain elles donneraient des leçons sur celles de leurs écolières. Elles se trompaient. Des symptômes plus graves d’un entier découragement se manifestèrent. Walberg avait toujours témoigné le plus grand respect pour ses parents, et surtout pour son père, qui était le plus âgé. Ce jour-là, quand il fut question de partager leur repas, il montra une avidité gloutonne, qui fit trembler Inès. Il dit, à l’oreille de sa femme :

— Voyez comme mon père mange ! comme il se nourrit de bon cœur, quand nous vivons de privations !

— Il vaut mieux que nous nous privions que lui, dit Inès à voix basse ; je n’ai presque rien mangé non plus.

— Mon père ! mon père ! s’écria Walberg dans l’oreille du vieillard, vous mangez tranquillement, pendant qu’Inès et ses filles meurent de faim.

En disant ces mots, il arracha le pain des mains de son père, qui le laissa d’abord faire ; puis, se levant avec une force affreuse et convulsive, il s’en ressaisit, et se mit à rire avec un air railleur, à la fois enfantin et malicieux.

Au milieu de cette scène, Everard se présente.

— Que faites-vous là ? s’écria-t-il. Vous vous battez pour votre souper, tandis que je vous en apporte assez pour demain et pour après demain.

Il jeta effectivement de l’argent sur la table ; mais ses soeurs ne purent s’empêcher de remarquer qu’il était encore plus pâle qu’auparavant. On s’empara du trésor, sans lui demander des nouvelles de sa santé.

Depuis longtemps ils n’avaient plus de domestiques, et Everard disparaissant mystérieusement tous les jours, les jeunes personnes étaient souvent obligées de faire les commissions de la maison. La beauté de l’aînée, Julie, était si remarquable, que sa mère avait pris l’habitude de sortir elle-même, plutôt que d’envoyer sa fille seule dans les rues. Le lendemain soir cependant, forcée de rester chez elle pour un travail très urgent, elle dit à Julie d’aller acheter la provision du lendemain, et lui prêta, à cet effet, son voile, lui enseignant la manière de l’arranger à l’espagnole, afin de cacher complètement sa figure.

Julie s’acquitta, en tremblant, de sa commission ; mais son voile s’étant par hasard dérangé, un cavalier entrevit ses traits dont il fut enchanté. Ses vêtements modestes et l’emplette qu’elle venait de faire lui inspirèrent un espoir qu’il se permit d’exprimer. Julie s’éloigna rapidement avec un mélange d’effroi et d’indignation, pour l’insulte qui venait de lui être faite. Elle ne put s’empêcher cependant de fixer ses yeux, avec une avidité dont elle ne se rendait pas compte, sur l’or qui brillait dans les mains du cavalier. Elle songea à ses parents dans la misère, à la perte de ses propres forces, à ses talents négligés et inutiles. Le souvenir de l’or s’offrit encore à son esprit. Elle ne pouvait se rendre compte de ce qu’elle sentait ; mais, en rentrant à la maison, elle remit promptement, entre les mains de sa mère, la petite emplette qu’elle venait de faire ; et quoiqu’elle se fût toujours montrée jusqu’alors douce et soumise, elle déclara, cette fois, d’un ton décidé et qu’on ne lui avait jamais entendu prendre, qu’elle aimait mieux mourir de faim, que de parcourir de nouveau seule les rues de Séville.

Inès, en se mettant au lit, entendit un faible gémissement qui partait de la chambre où Everard était couché avec son frère Maurice, parce que l’on avait été obligé de vendre un des deux lits, et même une partie des couvertures du second. Le gémissement se répéta, mais Inès n’osa point réveiller Walberg, qui était enseveli dans ce sommeil profond, seule consolation du malheureux. Tout à coup les rideaux de son lit s’ouvrirent, et elle aperçut devant elle un enfant tout couvert de sang, qui s’écria :

— Ce sang est celui d’Everard ! Il se meurt ! Je suis couvert de son sang ! Ma mère ! ma mère ! levez-vous et sauvez la vie d’Everard !

Cet objet, ces paroles, parurent à Inès n’être qu’un rêve affreux, tel qu’elle en avait éprouvé fréquemment depuis quelque temps ; mais bientôt la voix de Maurice, le plus jeune des enfants, et celui que sans s’en rendre compte elle aimait le mieux, lui fit quitter son lit et suivre le petit être ensanglanté qui marchait pieds nus devant elle et qui la conduisit dans la chambre d’Everard. Au milieu de sa terreur et de ses angoisses, elle eut assez de présence d’esprit pour marcher du pas le plus léger, de peur de réveiller son époux.

En entrant chez son fils aîné, le spectacle le plus affreux s’offrit à ses regards. Il était étendu dans son lit, dont il avait rejeté, par l’effet de ses spasmes, le peu de couverture qui restait, et la lumière de la lune tombait en plein sur ses membres d’une blancheur éblouissante. Cet éclat, joint à leur immobilité, leur donnait toute l’apparence du marbre. Ses bras étaient posés sur sa tête, et de leurs veines ouvertes coulaient deux ruisseaux de sang. Ses cheveux brillants et bouclés en étaient tout remplis ; ses lèvres étaient bleues, et ses gémissements devenaient de plus en plus sourds et faibles.

Ce spectacle bannit en un instant toute autre pensée de l’esprit d’Inès. Elle appela à grands cris son mari à son secours. Walberg, à demi éveillé, s’empressa d’arriver. Inès ne put que lui montrer, par un geste muet, l’objet sur lequel elle voulait fixer son attention. Le malheureux père courut chercher à la hâte un médecin. Il frappa à plusieurs portes en vain, parce qu’il n’avait point d’argent à donner, et que son accent prouvait qu’il était étranger. À la fin, un chirurgien-barbier, car ces professions sont réunies à Séville, consentit en bâillant à le suivre, et arriva muni de charpie et de stiptiques. La distance n’était pas grande, et il fut bientôt près du lit du jeune patient. Ses parents observaient, avec un inexprimable effroi, le regard languissant qu’Everard jeta sur le chirurgien, quand celui-ci s’approcha de lui. Ce regard indiquait qu’ils n’étaient point étrangers l’un à l’autre. En effet, quand l’hémorragie fut arrêtée et le pansement achevé, le chirurgien et le malade échangèrent quelques mots à voix basse. Le dernier portant à ses lèvres sa main faible et livide, dit :

— Rappelez-vous notre traité !

Comme le chirurgien se retirait, Walberg lui demanda l’explication de ces paroles. Walberg était Allemand et vif ; le chirurgien était Espagnol et froid.

— Je vous le dirai demain, seigneur, dit-il en serrant ses instruments. En attendant soyez certain que je soignerai votre fils gratuitement, et je vous réponds de sa guérison. Vous êtes des hérétiques à nos yeux ; mais cet enfant suffirait seul pour canoniser une famille entière et pour racheter d’innombrables péchés.

En disant ces mots, il partit. Le lendemain il revint voir Everard, et continua ainsi jusqu’à ce qu’il fût entièrement guéri, et refusant toujours la plus légère rémunération. À la fin le père, que le malheur avait rendu méfiant et soupçonneux, écouta à la porte et découvrit l’horrible secret. Il n’en parla point à sa femme, mais à compter de ce moment, sa tristesse devint plus profonde, et il cessa bientôt entièrement d’entretenir sa famille de leur détresse, et des moyens momentanés d’y remédier.

Everard se trouvait tout à fait guéri. On se réunit, selon la coutume, pour tenir conseil sur les moyens de pourvoir à la subsistance du lendemain, quand pour la première fois on s’aperçut de l’absence du père de famille ; et chaque mot que l’on disait, on se tournait vers lui, comme pour avoir son approbation ; mais il n’y était pas. Il entra à la fin dans la chambre ; mais il ne prit aucune part à leur conversation. Il s’appuyait tristement contre le mur, et tandis qu’Everard et Julie, entre chaque phrase qu’ils prononçaient, portaient leurs regards suppliants vers lui, il détournait la tête d’un air sombre. Inès feignait de travailler ; mais sa main tremblante pouvait à peine tenir l’aiguille. Elle fit signe à ses enfants de ne pas faire attention à la conduite de leur père. Ils baissèrent soudain la voix et rapprochèrent leurs têtes.

XXXIV

La mendicité paraissait devoir être désormais la seule ressource de cette malheureuse famille. Elle se décida à en faire l’essai dès le soir même. Le malheureux père ne changea pas de place le reste de la journée. Inès s’efforça de réparer encore les habits de ses enfants, qui étaient en si mauvais état, que chaque point qu’elle faisait occasionnait une nouvelle déchirure.

Le grand-père, toujours assis dans son ample bergère, grâce aux soins d’Inès, car son fils était devenu fort indifférent sur son compte, regarda l’ouvrage que tenait sa bru, et s’écria, avec toute la pétulance de la vieillesse :

— Oui, oui, vous les couvrez de broderies, tandis que mes vêtements sont en lambeaux !… En lambeaux ! répéta-t-il en soulevant le bras pour montrer les habits que la famille malheureuse avait eu de la peine à lui laisser.

Inès s’efforça de l’apaiser en lui montrant son ouvrage et lui prouvant qu’elle se bornait à réparer les anciens vêtements de ses enfants ; mais elle entendit, avec une horreur inexprimable, son époux irrité des discours du vieillard, assouvir son effroyable indignation dans un langage qu’elle essaya d’étouffer en approchant encore davantage de son beau-père, afin de fixer sur elle et sur son travail son attention égarée. Elle n’eut pas de peine à réussir, et tout alla bien jusqu’à ce qu’il fallût se séparer pour la nouvelle occupation qui devait remplir leur soirée. Ce fut alors qu’un sentiment inconnu agita le cœur des jeunes gens. Julie se rappela l’aventure qui lui était arrivée ; elle songea à l’or, au langage flatteur, aux tendres accents du cavalier. Elle voyait sa famille périr de besoin autour d’elle ; elle sentait ce même besoin dévorer ses entrailles, et en jetant les yeux autour de sa demeure dépouillée, l’or s’offrit encore plus brillant à son souvenir. Un faible espoir, mêlé peut-être d’un mouvement d’orgueil, plus faible encore, troubla donc son cœur. Il est possible qu’il m’aime, se dit-elle, et ne me croie pas indigne de sa main, Puis le désespoir reprenait le dessus. Il faudra que je meure de faim, pensa-t-elle, si je reviens les mains vides, et pourquoi ne rendrais-je pas service à ma famille en mourant ? Je ne survivrai jamais à ma honte, mais elle peut y survivre, car elle n’en saura rien !

Elle sortit, et prit une direction opposée à celle du reste de la famille.

La nuit survint ; chacun rentra à son tour. Julie fut la dernière. Son frère et sa sœur avaient obtenu quelques bagatelles. Le vieillard sourit en voyant les provisions, qui après tout étaient à peine suffisantes pour le repas du plus jeune des enfants.

— Et vous, Julie, ne nous avez-vous rien apporté ? lui dirent ses parents. Elle se tenait à part et silencieuse… Son père répéta la question d’une voix forte et courroucée. Elle tressaillit à ce son et, s’avançant précipitamment, elle cacha son visage dans le sein de sa mère.

— Rien, rien, dit-elle d’une voix entrecoupée ; j’ai essayé… Mon cœur faible et méchant a cédé un instant, et à la pensée… Mais non… non ; pas même pour vous sauver de la mort, je n’aurais pu m’y résoudre… Je suis revenue pour mourir auparavant moi-même.

Ses parents la comprirent et frémirent. Au milieu de leurs angoisses, ils la bénirent en pleurant. Le repas fut partagé. Julie refusa d’abord d’y prendre part, parce qu’elle n’y avait pas contribué. Sa répugnance fut enfin vaincue par les tendres importunités du reste de la famille.

Ce fut à cette occasion que Walberg donna un exemple de ces accès d’humeur soudains et violents, auxquels il s’était depuis peu habitué, et qui tenaient de la démence. Il paraissait voir, avec un sombre mécontentement, que sa femme, ainsi qu’elle le faisait toujours, réservât la plus forte portion pour son père. Dans le premier moment il se borna à le regarder de côté, en marmotant entre ses dents. Il parla ensuite plus haut, mais pas assez pour être entendu du vieillard, qui dévorait son mince repas. Tout à coup les souffrances de ses enfants lui inspirèrent une sorte de sauvage ressentiment, et se levant, il s’écria :

— Mon fils vend son sang à un chirurgien pour nous sauver la vie [1] ! Ma fille tremble au moment de se livrer à la prostitution pour nous procurer un repas ; et que fais-tu pendant ce temps, toi, inutile vieillard ! Lève-toi, lève-toi, et demande l’aumône pour toi-même, ou il faudra que tu meures de faim.

À ces mots, sa colère étant parvenue au plus haut point, il leva la main contre le vieillard sans défense. À cette vue horrible, Inès jeta de grands cris, et les enfants, accourant, se placèrent au-devant de leur père. Sa rage en fut augmentée, et il distribua de tous côtés des coups, qui furent supportés sans murmure. Quand l’orage fut apaisé, il s’assit et fondit en larmes.

Dans ce moment, le vieillard, au grand étonnement de tout le monde excepté de Walberg, le vieillard, dis-je, qui, depuis l’enterrement de sa femme, n’avait fait d’autre chemin que de sa bergère à son lit et de son lit à sa bergère, et cela encore appuyé sur quelqu’un de la famille, se leva tout à coup de sa place, comme pour obéir à son fils et marcha d’un pas ferme et assuré vers la porte. Quand il l’eut atteinte, il s’arrêta, regarda en arrière avec un inutile effort de mémoire et sortit lentement. Tel fut l’effroi que toute la famille éprouva à ce dernier regard, qui ressemblait à celui d’un cadavre marchant lui-même vers sa tombe, que personne n’essaya d’arrêter ses pas, et plusieurs moments s’écoulèrent avant qu’Everard se recueillît assez pour le poursuivre.

En attendant, Inès qui avait renvoyé ses enfants s’était assise à côté de son malheureux époux et s’efforçait de le consoler. Sa voix qui avait une douceur remarquable sembla produire un effet physique sur lui. Il tourna d’abord la tête vers elle, puis s’appuyant sur son épaule, il versa quelques larmes ; enfin, se jetant sur son sein, il pleura sans se retenir. Inès profita de ce moment pour lui faire sentir l’horreur qu’elle éprouvait de la faute qu’il venait de commettre, et le supplia d’implorer la miséricorde divine pour un crime qui, à ses yeux, équivalait presque à un parricide. Walberg lui demanda d’un air égaré ce qu’elle voulait dire. Elle répondit en frémissant :

— Votre père… votre pauvre vieux père !

Mais Walberg, souriant avec une expression de confiance mystérieuse et surnaturelle qui glaça le sang de sa femme, s’approcha de son oreille et lui dit tout bas :

— Je n’ai plus de père ! il est mort ; il y a longtemps qu’il est mort ! je l’ai enterré le jour que j’ai creusé la tombe de ma mère ! Pauvre vieillard, ajouta-t-il avec un soupir ; c’était bien heureux pour lui… il aurait vécu pour pleurer et peut-être pour mourir de faim. Mais je vais vous dire quelque chose, Inès… n’en répétez rien à personne. Je m’étonnais de ce qui faisait diminuer si vite nos provisions ; je ne savais pas pourquoi ce qui était autrefois assez pour quatre suffisait à peine aujourd’hui pour un. J’ai longtemps guetté et je l’ai enfin découvert… mais c’est un grand secret… un vieux revenant visitait tous les jours la maison. Il prenait la forme d’un vieillard couvert de haillons, avec une longue barbe blanche, il se mettait à table et dévorait tout tandis que les enfants mouraient de faim en le regardant… mais je l’ai frappé, je l’ai maudit, je l’ai chassé au nom du Tout-Puissant, et il est parti. Oh ! comme il était avide ce revenant ! mais il ne nous poursuivra plus, et nous en aurons assez… assez pour demain.

Inès, accablée d’horreur à cette preuve évidente de démence ne chercha point à l’interrompre. Elle s’efforça seulement de le calmer, en priant intérieurement le ciel de préserver sa propre raison. Walberg observa ses regards, et avec la prompte méfiance naturelle aux esprits à moitié égarés, il ajouta :

— Si vous ne croyez point ce que je viens de vous dire, vous ajouterez sans doute encore moins de foi à l’horrible apparition qui me poursuit depuis quelque temps.

— Ô mon ami ! dit Inès en reconnaissant dans ces paroles la source d’une frayeur que lui avaient occasionnée certaines circonstances de la conduite de son mari, frayeur auprès de laquelle celle de la famine n’était rien ; je crains de vous avoir trop bien compris. Je puis souffrir les dernières extrémités du besoin et de la famine ; je puis même vous les voir souffrir, mais les mots horribles qui vous sont échappés pendant votre sommeil ! Quand je pense à ces mots, quand je cherche à deviner…

— Vous n’avez besoin de rien deviner, dit Walberg en l’interrompant, je vais tout vous dire.

En parlant ainsi sa physionomie cessa d’exprimer l’égarement ; elle devint tout à fait calme, son œil se fixa, son ton s’affermit.

— Toutes les nuits, depuis nos derniers malheurs j’ai erré pour obtenir quelques secours, j’ai demandé à tous les passants ; mais pendant ces dernières nuits, je n’ai jamais manqué de rencontrer l’ennemi du genre humain qui…

— Cessez, ô mon ami, de vous livrer à ces horribles pensées ; elles sont le résultat de l’état triste et troublé de votre esprit.

— Inès, écoutez-moi. Je vois cette figure aussi distinctement que je vois la vôtre ! j’entends sa voix comme vous entendez à présent la mienne. Le besoin et la misère n’ont pas d’ordinaire pour effet de monter l’imagination. Ils s’attachent trop aux réalités. L’homme qui ne sait où trouver des aliments ne se figure pas qu’un banquet lui est offert, et que le tentateur l’invite à s’y asseoir et à manger à son aise. Non, non Inès, le malin esprit, ou quelqu’un des agents dévoués, caché sous une forme humaine, m’obsède toutes les nuits, et je ne sais plus comment faire pour résister aux embûches qu’il me tend.

— Et sous quelle forme paraît-il ? dit Inès, espérant qu’elle détournerait la marche de ses tristes pensées, en feignant de la suivre.

— Sous la forme d’un homme de moyen âge, d’un extérieur grave et sérieux, et dont l’aspect n’a rien de remarquable, si ce n’est l’éclat de deux yeux brûlants dont le lustre est presque insupportable. Il les fixe quelquefois sur moi, et je me sens comme fasciné. Toutes les nuits il m’obsède, et peu de personnes auraient pu, comme moi, résister à ses séductions. Il m’a offert, et m’a prouvé qu’il dépendait de lui de me donner tout ce que la cupidité humaine pouvait désirer, sous la condition de… Je n’ose le dire : cette condition est si horrible, si impie, que l’on commet un crime presque aussi affreux en l’écoutant qu’en y cédant.

Inès, toujours incrédule, poursuivit néanmoins son premier plan, et demanda à son mari quelle était cette condition. Quoiqu’ils fussent seuls, Walberg ne voulut la lui dire qu’à l’oreille, et Inès, dont la raison était fortifiée par un caractère froid et grave, ne put pourtant s’empêcher de se rappeler que, dans sa jeunesse, elle avait entendu dire qu’un être de ce genre parcourait l’Espagne, et jouissait du pouvoir de tenter les hommes réduits aux dernières calamités, par des offres semblables, offres qui jusqu’alors avaient été constamment rejetées. Elle frémit à l’idée que son époux pût avoir été exposé à de pareilles tentations, et elle s’efforça de fortifier son âme et sa conscience par des arguments également convenables à sa position, soit qu’il fût la victime d’une imagination troublée, ou l’objet réel d’une affreuse persécution. Elle tira ces arguments de l’histoire de la religion ; et, lui ayant rappelé les nombreux martyrs qui avaient péri pour cette sainte cause, elle lui demanda s’il ne se sentait pas autant de courage qu’eux.

— Ils périssaient par le fer et le feu, dit Walberg ; mais ils ne mouraient pas de faim : cette mort est plus horrible. Qu’est-ce ceci que je tiens ? ajouta-t-il en prenant, sans savoir ce qu’il faisait, la main de sa femme dans les siennes.

— C’est ma main, mon ami, dit sa tremblante épouse.

— Votre main ! Non… c’est impossible ! Vos doigts étaient doux et frais… ceux-ci sont brûlants et desséchés… Est-ce bien une main humaine ?

— C’est la mienne, reprit Inès en pleurant.

— Vous êtes donc affamée ? dit Walberg, comme s’il s’était réveillé d’un songe.

— Nous le sommes tous depuis quelque temps, répondit Inès, trop heureuse de ramener la raison de son époux, même au prix de cet horrible aveu. Nous le sommes tous ; mais c’est moi qui ai le moins souffert. Quand une famille meurt de faim, les enfants pensent à leurs repas, mais la mère ne pense qu’à ses enfants. J’ai vécu aussi sobrement que je l’ai pu… À dire vrai… je n’avais point d’appétit.

— Chut, dit Walberg en l’interrompant ; quel bruit ai-je entendu ?… n’étaient-ce pas les gémissements d’un mourant ?

— Non, ce ne sont que les enfants qui se plaignent en dormant.

— De quoi se plaignent-ils ?

— De la faim, je pense, dit Inès, en cédant involontairement à l’horrible sentiment de sa misère habituelle.

— Et je reste là pour l’écouter, s’écria Walberg en se levant avec précipitation ; je reste là pour être témoin de leur sommeil interrompu par ces rêves de détresse, tandis qu’il suffirait d’un mot pour remplir cette chambre de montagnes d’or, qui ne me coûteraient que…

— Quoi, dit Inès en embrassant ses genoux ; songez à ce que cela vous coûterait. Qu’est-ce qu’un homme peut recevoir en échange de son âme ? Ah ! périssons tous, devant vos yeux, de faim et de besoin, avant que vous scelliez votre perdition par cet horrible…

— Écoutez-moi, femme, dit Walberg en tournant sur elle des yeux presque aussi terribles et aussi brillants que ceux de Melmoth ! écoutez-moi ! mon âme est perdue ! Ceux qui meurent dans les souffrances de la faim ne connaissent pas de Dieu et n’en ont pas besoin. Si je reste ici pour mourir avec mes enfants, je serai aussi sûr de blasphémer contre l’auteur de mon être, que si je renonçais aux horribles conditions que l’on me propose. Écoutez-moi, Inès, et ne tremblez pas. Si je vois mes enfants mourir de faim, je me livre soudain à un désespoir sans remède, et je me prive de la vie. Si je consens à cette offre effrayante, je puis encore me repentir ; je puis encore me sauver. D’un côté, il y a de l’espoir ; de l’autre, il n’y en a aucun, aucun ! Vos mains m’embrassent, mais elles sont froides. Vous n’êtes plus que l’ombre de vous-même. Indiquez-moi le moyen d’obtenir encore un repas, et je cracherai sur le tentateur, je le repousserai. Mais où en trouver ? Laissez-moi donc aller auprès de lui. Vous prierez pour moi, Inès, n’est-il pas vrai ? Et les enfants ?… Mais ne souffrez pas qu’ils prient pour moi. Dans mon désespoir, j’ai oublié de prier, et maintenant leurs prières seraient un reproche pour moi… Inès !… Inès !… Quoi ! parlé-je à un cadavre ? Son erreur n’était pas grande, car sa malheureuse femme était tombée, sans mouvement, à ses pieds.

— Dieu soit béni ! s’écria-t-il ! un mot l’a tuée. Cette mort a été plus douce que celle de la faim. J’aurais agi avec compassion, si je l’eusse étranglée de mes propres mains. Maintenant, c’est le tour de mes enfants, ajouta-t-il, tandis que les pensées les plus horribles se succédaient dans son esprit avec la plus effrayante rapidité.

Il croyait entendre le murmure de l’Océan et nager dans une mer de sang.

— Maintenant, c’est le tour de mes enfants !

Il chercha soudain un instrument de mort. Sa main droite saisit la gauche ; il crut tenir une épée, et dit :

— Ceci suffira. Ils se débattront ; ils me supplieront ; mais je leur dirai que leur mère est morte à mes pieds ; et que pourront-ils répondre à cela ?

Le malheureux s’assit cependant et réfléchit.

— S’ils pleurent, que leur dirai-je ? Il y a Julie et Inès qui porte le même nom que sa mère… et le pauvre petit Maurice, qui sourit même quand il a faim, et dont le sourire est pire qu’une malédiction !… Je leur dirai que leur mère est morte, s’écria-t-il en s’avançant d’un pas chancelant vers la chambre de ses enfants : ce sera là ma réponse de leur arrêt.

En parlant, il heurta du pied le corps inanimé de sa femme, et son âme s’étant concentrée au plus haut degré de la souffrance, il s’écria :

— Hommes !… hommes !… que sont vos désirs et vos passions, vos espérances et vos craintes, vos combats et vos victoires ? Regardez-moi ! écoutez-moi ! Renoncez à des besoins et à des désirs factices, et donnez des aliments à ceux qui en demandent. Soyez sages ! que vos enfants vous reprochent tout hormis le défaut de pain ! c’est là le plus cruel de tous les reproches ; celui qu’on sent d’autant plus, qu’il est moins exprimé. Je l’ai souvent senti, mais je ne le sentirai plus !

En disant ces mots, l’infortuné s’approcha du lit de ses enfants.

— Mon père ! mon père ! s’écria Julie, sont-ce là vos mains ? Laissez-moi vivre, et je ferai tout ce que vous voudrez, tout, excepté…

— Mon père ! mon cher père ! s’écria Inès, épargnez-nous ! Demain nous aurons peut-être de quoi manger !

Maurice, le plus jeune des enfants, sauta à bas de son lit ; et, embrassant les genoux de son père, il dit :

— Ô mon cher père ! pardonnez-moi ; je rêvais qu’il y avait un loup dans la chambre, et qu’il nous égorgeait. J’ai crié bien longtemps, mon père, et je commençais à croire que vous ne viendriez pas. Et maintenant… Ô Dieu! ô Dieu !… Est-ce vous qui êtes le loup ?

Par bonheur, les mains du père infortuné étaient devenues impuissantes par la convulsion même qui les avait portées à cet acte de désespoir. Les jeunes filles s’étaient évanouies d’horreur, et leur état ressemblait à la mort. L’enfant fut assez rusé pour contrefaire aussi la mort. Il restait dans son lit, étendu et retenant son haleine.

Quand le malheureux Walberg crut avoir accompli son horrible dessein, il sortit de la chambre. En se retirant, il trébucha sur le corps inanimé de sa femme. Un gémissement annonça que la malheureuse n’était pas morte.

— Qu’est ceci ? dit Walberg en chancelant dans son délire. Ce cadavre me reproche-t-il mon crime, ou une voix qui survit, me maudit-elle pour avoir laissé mon ouvrage incomplet ?

Comme il disait ces mots, il plaça son pied sur le corps de sa femme. Dans cet instant on frappa un coup très fort à la porte de la maison.

— Les voilà, s’écria-t-il ; son égarement lui offrant déjà les procédures criminelles, suite inévitable du meurtre imaginaire qu’il avait commis. Eh bien !… entrez… frappez encore, ou soulevez le loquet… entrez, vous en êtes les maîtres… me voici autour du cadavre de ma femme et de mes enfants… je les ai assassinés… je le confesse… Vous venez me traîner à la torture… je le sais… mais jamais… non jamais, toutes ces tortures ne me feront autant souffrir que si je les avais vu mourir de faim devant mes yeux. Entrez… entrez… le crime est consommé… le cadavre de ma femme est à mes pieds, et le sang de mes enfants rougit mes mains… Qu’ai-je encore à craindre ?

Tandis que le malheureux parlait ainsi, il tomba sur sa chaise, et se mit à frotter ses doigts, comme s’il avait voulu en essuyer des traces de sang. Cependant les coups frappés à la porte de la chambre devinrent plus forts ; on leva effectivement le loquet, et trois personnes entrèrent dans la chambre où se trouvait Walberg. Ils s’avancèrent lentement. Deux d’entre elles paraissaient accablées par l’âge, la troisième par une vive émotion. Walberg ne fit pas attention à elles. Il avait le regard fixe, les mains jointes. Il ne fit aucun mouvement à leur approche.

— Ne nous reconnaissez-vous pas ? dit le premier, en soulevant une lanterne qu’il tenait à la main.

La lumière tomba sur un groupe digne du pinceau de Rembrandt. Une profonde obscurité régnait dans la chambre, excepté dans le petit nombre d’endroits éclairés par elle : elle montrait d’un côté Walberg assis dans un désespoir morne et immobile, de l’autre le bon prêtre qui avait servi de confesseur à Guzman, et dont les traits pâles et usés par l’âge et les austérités, semblaient lutter contre le sourire de bienveillance qui s’y peignait. Derrière l’ecclésiastique était le vieux père de Walberg, dont l’aspect offrait une apathie complète, qu’interrompaient seulement de légers mouvements de tête, par lesquels il semblait se demander à lui-même pourquoi il était là, et pourquoi il ne pouvait pas parler. Il était soutenu par Everard, dont les yeux brillaient d’un éclat qui ne se soutint pas. Il tremble, s’avance, puis se retire et se rapproche de son aïeul, comme s’il avait besoin lui-même de l’appui qu’il lui offre. Walberg fut le premier qui rompit le silence.

— Je sais qui vous êtes, dit-il d’une voix sombre, vous venez me saisir… vous avez entendu ma confession, qu’attendez-vous ?… entraînez-moi… je me lèverais pour vous suivre si je le pouvais ; mais je me sens comme attaché à ce siège ; il faudra que vous m’en enleviez vous-mêmes.

Pendant qu’il parlait ainsi, sa femme, qui jusqu’alors était restée étendue à ses pieds, se leva lentement, mais avec fermeté, et de tout ce qu’elle voyait ou entendait, ne paraissait comprendre que ce que son époux venait de dire ; elle le serra dans ses bras comme si elle avait voulu empêcher qu’on ne l’emmenât, et jeta sur le groupe un regard de menace impuissant et égaré.

— Voilà donc encore un témoin, dit Walberg, qui s’élève d’entre les morts pour déposer contre moi ! Ah ! s’il en est ainsi, il est temps de partir !

Il s’efforça de se lever, mais Everard s’élançant vers lui, le retint en s’écriant :

— Arrêtez, mon père, arrêtez ; nous vous apportons de bonnes nouvelles, et le bon prêtre est venu pour les annoncer. Écoutez-le, mon père, je ne saurais parler.

— Vous ! quoi vous, Everard ! déposez-vous aussi contre moi ? Je n’ai cependant jamais levé la main sur vous. Quand ceux que j’ai assassinés se taisent, deviendrez-vous mon accusateur ?

Cependant tout le monde s’était réuni autour de lui, les uns pour le consoler, les autres pour calmer leur propre frayeur ; tous brûlant de lui découvrir les nouvelles dont leur cœur était rempli ; mais craignant que la secousse ne fût trop forte pour sa raison qui déjà paraissait affaiblie. À la fin, l’ecclésiastique la laissa échapper. Sa profession le rendait moins sensible aux peines d’un époux ou d’un père, mais il sentait qu’une bonne nouvelle devait toujours être agréable de quelque part qu’elle vînt et dans quelque moment qu’elle arrivât.

— Nous avons le testament, s’écria-t-il soudain, le vrai testament de Guzman. L’autre n’était, j’en demande pardon à Dieu et aux saints, que l’ouvrage d’un faussaire : le testament est trouvé ; vous et votre famille héritez de toutes ses richesses. Je venais vous l’annoncer, malgré l’heure avancée, quand j’ai rencontré dans mon chemin ce vieillard conduit par votre fils. Comment se fait-il qu’il soit sorti si tard ?

À ces mots, Walberg frémit.

Le prêtre, voyant le peu d’effet que ces paroles avaient fait sur lui, répéta d’une voix aussi élevée qu’il put :

— Le testament est trouvé !…

— Le testament de mon oncle est trouvé, dit Everard.

— Trouvé ! trouvé ! trouvé ! répéta le vieux grand-père, sans savoir ce qu’il disait, mais imitant ceux qui avaient parlé avant lui, et puis les regardant pour leur demander l’explication de ce qu’il venait lui-même de dire.

— Le testament est trouvé, mon ami, s’écria Inès, à qui cette nouvelle paraissait avoir rendu toute sa raison. N’entendez-vous pas, mon ami ? Nous sommes riches, nous sommes heureux! Parlez-nous donc, et ne nous jetez pas ce regard égaré. Parlez-nous !

Une longue pause s’en suivit. À la fin, Walberg, montrant du doigt les personnes qui l’entouraient, dit d’une voix sombre :

— Quelles sont ces gens ?

— Votre fils, mon ami, et votre père et le bon prêtre. Pourquoi nous regardez-vous d’un air d’incrédulité ?

— Et que sont-ils venus faire ici ? dit Walberg.

On lui répéta la nouvelle qui venait de lui être apportée ; mais chacun imprima le sentiment particulier dont il était agité, et leurs discours étaient à peine intelligibles. Enfin, Walberg eut l’air de comprendre vaguement ce qu’on lui disait, et les regardant tour à tour, il poussa un profond soupir. Ils cessèrent de parler et l’examinèrent en silence.

— Des richesses !… des richesses !… Elles viennent trop tard !… Regardez… regardez ! s’écria-t-il, en montrant du doigt la chambre de ses enfants.

Inès, le cœur agité d’un affreux pressentiment, se précipita dans cette chambre, et vit ses filles couchées par terre et mortes, selon toutes les apparences. Le cri qu’elle jeta, en tombant sur elles, amena à son secours son fils et l’ecclésiastique. Walberg et le vieillard restèrent seuls, se regardant avec des yeux tout à fait insensibles. Cette apathie de l’âge et la stupéfaction du désespoir formèrent un horrible contraste avec les sensations violentes qui agitaient tout le reste de la famille. Il s’écoula un temps assez considérable avant que les jeunes personnes revinssent de leur évanouissement, et un temps plus long encore avant que leur père pût se persuader qu’il était réellement serré dans les bras de ses enfants vivants.

Pendant toute cette nuit son épouse et ses enfants eurent à lutter contre son désespoir. À la fin, la mémoire parut lui revenir tout à coup. Il versa quelques larmes ; puis se jetant aux pieds de son père, qui était assis dans sa bergère, ses premiers mots furent :

— Ô mon père ! pardonnez-moi, et il cacha sa tête dans les genoux du vieillard.

Le bonheur est un puissant réconfortant. Au bout de quelques jours, tout le monde parut calmé. Ils pleuraient encore, mais leurs larmes n’étaient plus douloureuses. Elles ressemblaient à ces ondées d’une belle matinée de printemps qui annoncent une journée chaude et sereine. Les infirmités du père de Walberg décidèrent son fils à ne quitter l’Espagne que quand il l’aurait perdu, ce qui arriva peu de mois après. Il mourut en paix donnant et recevant des bénédictions. Quand on lui eut rendu les derniers devoirs, la famille se mit en route pour l’Allemagne, où elle réside présentement et jouit du sort le plus heureux ; mais Walberg frémit encore aujourd’hui d’horreur, quand il se rappelle les effroyables tentations qu’il eut à souffrir de la part de l’étranger qu’il rencontra dans ses courses nocturnes, et ce souvenir paraît lui être plus pénible encore que celui de sa famille périssant de besoin.

Don François d’Aliaga avait écouté cette lecture avec la plus vive attention. Quand l’inconnu l’eut finie, il ajouta :

— Je possède encore d’autres relations concernant cet être mystérieux.

Je les ai recueillies avec peine : car les malheureux, qui sont exposés à ses tentations, regardent leur aventure comme un crime et en cachent scrupuleusement toutes les particularités. Si jamais nous nous revoyons, seigneur, encore je pourrai vous en raconter quelques-unes, et je vous réponds que vous ne les trouverez pas moins extraordinaires que celles que vous venez d’entendre ; mais il est trop tard ce soir, et vous avez besoin de repos après les fatigues de votre voyage.

Après avoir parlé ainsi, l’inconnu se retira.

XXXV

Don Francisco resta sur sa chaise, réfléchissant à la singulière relation qu’il venait d’entendre, jusqu’à ce que l’heure avancée, jointe à sa fatigue et à la profonde attention qu’il venait de prêter aux paroles de l’étranger, l’eussent insensiblement plongé dans un profond sommeil. Il ne tarda pas à s’éveiller à un léger bruit qui se fit dans la chambre, et ayant levé les yeux, il aperçut, vis-à-vis de lui, une personne dont les traits lui étaient inconnus, quoiqu’un souvenir vague lui fît croire qu’il les avait déjà aperçus. Don Francisco ayant témoigné par un regard sa surprise, l’étranger lui dit qu’il était un voyageur que l’on avait introduit par erreur dans cette chambre ; qu’il avait pris la liberté de s’y reposer un moment, mais que si sa présence était importune, il était prêt à se retirer.

Pendant qu’il parlait, Aliaga eut le temps de l’observer. Il y avait dans l’expression de sa physionomie quelque chose de remarquable, mais de fort difficile à expliquer, et ses manières quoiqu’elles ne fussent pas aimables ou prévenantes, avaient une aisance qui paraissait être plutôt le résultat de l’indépendance des idées que de l’usage du monde.

Don Francisco l’engagea à rester d’un ton grave et froid ; il éprouvait un sentiment de terreur dont il ne pouvait se rendre compte. L’étranger lui rendit son salut de façon à ne pas diminuer cette impression. Un long silence suivit. L’étranger, qui ne s’était pas nommé, fut le premier à le rompre en s’excusant d’une indiscrétion involontaire qu’il avait commise. Assis dans une pièce voisine, il avait entendu, malgré lui, une narration à laquelle il avait pris le plus vif intérêt.

À tous ces compliments, don Francisco ne put répondre que par des salutations cérémonieuses et par des regards inquiets et curieux. Le mystérieux inconnu n’eut pas l’air d’y faire attention, et resta immobile à sa place.

Un nouveau silence fut encore interrompu par l’étranger.

— Vous écoutiez, ce me semble, dit-il, l’histoire singulière et terrible d’un être chargé d’une commission que l’on ose à peine répéter. Il doit, vous a-t-on dit, tenter les esprits dans la douleur et parvenus aux dernières extrémités des peines mortelles. Il doit les engager à renoncer à toutes leurs espérances de bonheur à venir pour obtenir une courte rémission de leurs souffrances temporelles.

— Je n’ai rien entendu de tout cela, répondit don Francisco, dont la mémoire, naturellement un peu confuse, n’était pas devenue plus nette par la longueur de la narration qu’il venait d’entendre et par le sommeil dans lequel il était tombé.

— Rien ? dit l’étranger d’un ton vif et un peu dur, qui fit tressaillir son auditeur, rien ? Il m’avait pourtant semblé qu’il avait été question d’un être malheureux qui avait fait souffrir, à Walberg, des épreuves plus cruelles, à ses yeux, que celles de la faim.

— Oui, oui, dit Aliaga, se rappelant tout à coup cette circonstance, je me souviens qu’il a été question du démon, de son agent ou de quelque chose…

— Seigneur, reprit l’étranger avec une expression d’ironie sauvage et féroce qu’Aliaga ne remarqua pas, seigneur, je vous prie de ne pas confondre des personnages, alliés de près à la vérité, mais cependant bien

différents ; je veux dire le démon et ses agents. Vous-même, seigneur, quoique vous soyez, sans contredit, catholique orthodoxe, et qu’en cette qualité vous abhorriez l’ennemi du genre humain, vous avez souvent été involontairement son agent, et vous seriez, je pense, bien fâché que l’on vous confondît avec lui.

Don Francisco fit, à plusieurs reprises, et très dévotement, le signe de la croix, déclarant qu’il n’avait jamais été l’agent de l’ennemi du genre humain.

— Oseriez-vous le soutenir ? dit le mystérieux étranger, non point en élevant la voix comme ses paroles pourraient le faire supposer mais en la baissant au contraire, et en approchant son siège de celui de son compagnon surpris. N’avez-vous jamais erré ? N’avez-vous jamais éprouvé de sensation impure ? N’avez-vous jamais, pour un moment, entretenu un désir de haine, de malice ou de vengeance ? N’avez-vous jamais oublié de faire le bien, quand vous l’auriez dû ? N’avez-vous jamais, dans le commerce, surfait un acheteur ou profité des dépouilles de votre débiteur mourant de faim ? Tout cela n’est-il pas vrai, et pouvez-vous encore dire que vous n’avez pas été un agent de Satan ? Je vous dis que chaque fois que vous avez caressé une passion brutale, un désir sordide, une imagination impure, chaque fois que vous avez prononcé un mot qui a fait de la peine à un de vos semblables, ou que vous avez vu couler des larmes que vous n’avez point séchées quand vous l’avez pu, vous avez été réellement et véritablement l’agent de l’ennemi du genre humain ; mais, que dis-je ? Ah ! c’est à tort que l’on donne ce titre au grand chef angélique, à l’étoile du matin tombée de sa sphère ! Quel ennemi plus invétéré l’homme a-t-il donc que lui-même ? S’il veut savoir où trouver son ennemi qu’il se frappe la poitrine, et son cœur répondra : Le voici.

L’émotion de l’étranger, en parlant, se communiqua à son auditeur. Sa conscience, qui d’ordinaire ne parlait que dans des occasions solennelles, fut vivement agitée. Il répondit, en tremblant, par une renonciation formelle, à tout engagement direct ou indirect avec l’esprit des ténèbres ; mais il avoua qu’il n’avait été que trop souvent la victime de ses séductions, et il ajouta qu’il espérait obtenir son pardon par son profond repentir et par l’intercession de l’Église.

L’étranger sourit et s’excusa de la chaleur avec laquelle il avait parlé, en priant don Francisco de l’interpréter comme une marque de la part qu’il prenait à ses intérêts spirituels. Cette explication, quoiqu’elle parût commencer favorablement, ne fut cependant suivie d’aucune tentative pour renouer la conversation. Les deux voyageurs s’observaient en silence, quand l’étranger, se rappelant le sujet qui l’avait amené, dit :

— Seigneur, je suis instruit de certaines circonstances concernant le personnage extraordinaire qui a poursuivi Walberg dans le temps de son malheur. Ces circonstances ne sont connues que de lui et de moi ; je puis même ajouter, sans vanité ou présomption, que je sais, aussi bien que lui-même, tout ce qui a rapport à son étrange existence, et si votre curiosité se trouve excitée par ce que vous avez entendu, il n’y a personne qui soit, mieux que moi, en étant de la satisfaire.

— Je vous remercie, seigneur, répondit don Francisco, qui sentait sans savoir pourquoi son sang se glacer dans ses veines aux discours de l’étranger et au ton dont ils étaient prononcés. Ma curiosité a été pleinement satisfaite par le récit que je viens d’entendre. La nuit est avancée et il faut que je reparte demain matin. Je vous engage donc à remettre les détails que vous voulez me donner à notre prochaine réunion. Il s’était levé de son siège en parlant, espérant que l’étranger comprendrait ce signal et qu’il se retirerait ; mais ils restait immobile à sa place. À la fin il s’écria, comme sortant d’une profonde rêverie :

— Quand nous reverrons-nous ?

Don Francisco qui n’éprouvait guère de désir de cultiver sa connaissance, lui dit froidement qu’il se rendait aux environs de Madrid, et qu’il allait retrouver sa famille qu’il n’avait pas vue depuis plusieurs années ; que forcé d’attendre des lettres d’un parent et des avis de quelques-uns de ses correspondants, il ne savait pas combien longtemps il serait en route, et qu’en conséquence il lui était fort difficile de fixer l’époque à laquelle il pourrait avoir l’honneur de revoir sa seigneurie.

— Cela vous est difficile, dit l’étranger en se levant et en jetant son manteau sur son épaule, tandis que d’un œil effrayant il regardait fixement son pâle auditeur. Vous ne pouvez déterminer cette époque… Mais je le puis. Don Francisco d’Aliaga, nous nous reverrons demain soir !

Aliaga, debout comme lui, contemplait d’un regard troublé les yeux éclatants de l’étranger. Tout à coup, ce dernier, qui déjà était à la porte, se rapprocha de lui et lui dit d’une voix basse et mystérieuse :

— Seriez-vous bien aise de connaître le sort de ceux dont la curiosité ou la présomption veut percer les secrets de cet être mystérieux, et qui osent toucher aux plis du voile dont l’éternité a couvert sa destinée ? Si vous l’êtes, regardez !

En achevant ces mots il montra du doigt une porte que don Francisco reconnut pour être celle par laquelle l’autre étranger qui lui avait lu l’histoire de Walberg s’était retiré. Obéissant machinalement à ce signe, plutôt qu’à sa propre volonté, Aliaga suivit l’inconnu. Ils entrèrent dans l’appartement qui était petit, sombre et désert. L’étranger prit une chandelle, dont la faible lumière tomba sur un grabat, où gisait le cadavre d’un homme mort depuis peu.

— Regardez, dit-il ; et Aliaga plein d’horreur reconnut l’individu avec lequel il avait passé une partie de cette même soirée. Il n’était plus !

— Avancez !… regardez ! observez ! continua l’étranger, en s’approchant du lit et arrachant le drap qui couvrait l’infortuné enseveli dans un sommeil éternel. Il n’y a aucune marque de violence ; ses traits ne sont point défigurés par des convulsions. La main de l’homme ne l’a point touché. Il a recherché la possession d’un terrible secret ; il l’a obtenue ; mais il l’a payée d’un prix que les mortels ne peuvent payer qu’une fois. Périssent ainsi tous ceux dont la présomption excède le pouvoir !

En regardant ce spectacle, Aliaga sentit un moment le désir de réveiller les gens de la maison et d’accuser l’étranger de meurtre ; mais il en fut empêché par un mélange de sentiments qu’il ne put analyser et qu’il n’osait s’avouer ; il continua donc pendant quelque temps à regarder alternativement le cadavre et l’inconnu. Ce dernier, montrant du doigt cet objet douloureux, comme s’il eût voulu faire entendre le danger d’une curiosité imprudente ou d’une découverte inutile, répéta ce qu’il avait dit auparavant :

— Nous nous reverrons demain soir.

Après quoi il partit.

Aliaga harassé de fatigue et de mille émotions diverses, s’assit à côté du mort et s’y assoupit. Il ne fut réveillé de ce sommeil léthargique que par l’entrée des domestiques de l’auberge. Ceux-ci témoignèrent vivement leur surprise du spectacle qui s’offrait à eux. Le nom et les richesses d’Aliaga étaient trop connus pour qu’aucun soupçon pût s’attacher à lui. On couvrit le corps d’un drap et on emmena don Francisco dans une autre pièce et l’on eut pour lui les plus grandes attentions.

Dans l’intervalle, l’Alcade étant arrivé et ayant appris que la personne qui venait de mourir subitement dans l’auberge était un inconnu, un homme de lettres, sans importance publique ou particulière, tandis que celle que l’on avait trouvé à côté de son lit était un riche marchand, saisit promptement sa plume dans l’écritoire qu’il portait suspendue à son pourpoint, et écrivit, qu’un homme était mort dans l’auberge, mais que l’on ne pouvait point soupçonner don Francisco d’Aliaga de meurtre.

Le lendemain matin, comme le seigneur Aliaga, fort de cet arrêt, montait sur sa mule, il observa une personne qui ne paraissait pas appartenir à l’auberge et qui, cependant, se donnait beaucoup de peine pour ajuster ses étriers. Cette personne s’approcha tout à coup de son oreille et lui dit à voix basse :

— Nous nous reverrons ce soir !

À ces mots don Francisco retint sa mule qui allait partir et regarda autour de lui, mais il ne vit plus que les gens de l’auberge. Le seigneur Aliaga passa la plus grande partie de cette journée à cheval. Le temps était doux et ses domestiques lui tenant de temps en temps de larges parasols sur la tête lui rendaient la chaleur supportable. Son absence avait été si longue qu’il avait entièrement oublié son chemin et qu’il était obligé de se fier à un guide, ce qui ne l’empêcha pas de s’égarer. Le jour baissait et rien n’indiquait encore le lieu où ils se trouvaient. Don Francisco dépêcha ses domestiques de différents côtés, et le guide les suivit aussi promptement que son mulet fatigué le permit, de sorte qu’Aliaga, après avoir attendu pendant assez longtemps, regarda autour de lui et se trouva seul. Ni l’aspect du temps, ni le lieu où il se trouvait n’étaient faits pour l’égayer. La soirée était obscure et rafraîchie par de fréquentes ondées. Des nuages noirs s’amoncelaient sur le sommet des rochers et offraient une triste perspective aux yeux du voyageur.

Don Francisco laissa flotter les rênes sur le col de sa mule et se contenta d’implorer pieusement la Sainte-Vierge. Il piqua des deux et galopa dans un défilé pierreux où les fers de sa monture battaient le briquet à chaque pas, tandis que l’écho de sa marche le faisait trembler par l’idée qu’il était poursuivi par une troupe de brigands. La mule ainsi excitée continua à galoper jusqu’à ce que son cavalier, fatigué et incommodé par la promptitude de sa course, voulût la ralentir un peu en entendant un autre voyageur qui paraissait le suivre de près ; la mule s’arrêta sur-le-champ. On dit que ces animaux ont un instinct particulier qui leur fait reconnaître à leur approche les êtres qui ne sont pas de ce monde. Quoi qu’il en soit la mule de don Francisco resta immobile comme si ses pieds eussent été cloués à la route, jusqu’à ce que l’approche du voyageur étranger la remît une seconde fois au galop ; mais celui-ci dont la course semblait être plus prompte que celle d’aucun mortel, avançait rapidement, et au bout de quelques instants une figure étrange se trouva à côté de don Francisco.

C’était un homme qui ne portait point le costume ordinaire d’un cavalier, mais un manteau si large qu’il couvrait presque les flancs de sa bête. Aussitôt qu’il fut près d’Aliaga, il découvrit sa tête et ses épaules et, se tournant vers lui, fit voir les traits du voyageur mystérieux de la nuit précédente.

— Nous nous revoyons, seigneur, dit-il avec ce sourire qui lui était particulier, et j’ose croire que c’est un bonheur pour vous, car votre guide s’est sauvé avec l’argent que vous lui aviez avancé pour ses services, et vos domestiques, qui ne connaissent point les défilés de ces rochers, errent dans le plus grand embarras. Si vous voulez m’accepter pour guide, j’ai lieu de croire que vous n’aurez qu’à vous féliciter de votre rencontre.

Don Francisco qui sentait qu’il ne lui restait point de choix, consentit en silence et continua, quoique avec répugnance, sa route à côté de son étrange compagnon. Ce silence fut enfin interrompu par l’étranger qui indiqua du doigt le village où don Francisco avait l’intention de passer la nuit. Il lui fit voir en même temps ses domestiques qui venaient à sa rencontre, après avoir fait aussi la même découverte.

Cette circonstance ayant rendu à Aliaga son courage, il poursuivit sa route avec plus de confiance, et il commença à prêter l’oreille avec plaisir à la conversation de l’inconnu. Il voyait d’ailleurs, que quoique le village ne fût pas éloigné, les détours de la route ne leur permettraient pas d’arriver encore d’assez longtemps. L’étranger résolut de profiter de la conjoncture. Il développa tous les trésors de son esprit riche et cultivé ; il parlait tantôt de sujets indifférents, et tantôt il développait une connaissance approfondie des divers pays de l’Orient dans lesquels Aliaga avait voyagé, de sorte que celui-ci, bannissant la frayeur qu’il avait éprouvée à leur première rencontre, apprit avec une sorte de plaisir, mêlé cependant de quelques souvenirs pénibles, que l’étranger devait passer la nuit dans la même auberge que lui.

Pendant le souper, l’étranger redoubla d’efforts pour se concilier son amitié, et il y réussit au-delà de ses espérances. Il faut avouer d’ailleurs, qu’il ne manquait jamais de plaire dès qu’il voulait s’en donner la peine. On a déjà plusieurs fois dépeint le charme de sa conversation ; et durant cette soirée, afin que rien ne manquât à ce charme, il évita soigneusement ces écarts auxquels il se livrait parfois, ces explosions féroces de misanthropie, cette ironie amère et brûlante par laquelle il se plaisait souvent à interrompre son discours, et à confondre ses auditeurs.

Aliaga passa donc fort agréablement la soirée, et ce ne fut que quand le souper fut desservi, et la lampe placée sur la table devant laquelle l’étranger et lui étaient assis, que le spectacle affreux de la nuit précédente se présenta à ses yeux comme une horrible vision. Il crut revoir le cadavre qui lui faisait signe de fuir la société de l’étranger. L’illusion se dissipa ; il leva les yeux ; ils étaient seuls. Il se prépara, avec les efforts les plus pénibles, dans lesquels sa frayeur fut souvent sur le point de vaincre sa politesse, à écouter le récit auquel l’étranger avait plusieurs fois fait allusion, et qu’il paraissait désirer vivement de lui faire.

Enfin l’étranger prenant un air d’intérêt et de gravité qu’Aliaga ne lui avait jamais vu, dit :

— Seigneur, je ne vous forcerais pas à prêter de l’attention à un récit qui peut-être aura peu d’attrait pour vous, si je ne pensais pas que les détails que je vais vous donner, vous tiendront lieu d’un avertissement terrible, salutaire et efficace.

— À moi ! s’écria don Francisco rempli d’horreur à la seule pensée que le tentateur des âmes pût jamais vouloir s’attacher à la sienne.

— Pas à vous directement, mais à une personne pour qui vous sentez peut-être plus d’affection que pour vous-même. Maintenant, respectable Aliaga, puisque vos craintes personnelles sont dissipées, asseyez-vous et écoutez mon histoire. Vos lectures et surtout vos liaisons de commerce, vous ont sans doute fait connaître l’Angleterre, l’histoire de ses habitants, leurs usages et leurs coutumes. C’est chez eux que cette aventure s’est passée.

Aliaga ne répondit rien, et l’étranger commença en ces mots :

Source: http://fr.wikisource.org/wiki/Melmoth_ou_l%E2%80%99Homme_errant

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