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Illustration: La Promenade Du Sceptique-partie2 - Denis Diderot

La Promenade Du Sceptique-partie2

(Version Intégrale)

Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2015-05-29

Lu par Alain Bernard
Livre audio de 1 h 03 min
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Musique : illustration musicale - omaso ALBINONI "allegro, ma non presto" - Musopen


LES ALLÉES
 
velut sylvis, ubi passim
 
Palantes error certo de tramfte pellit;
 
Ille sinistrorsum, hic dextrorsum abit; unus utrique
 
Error, sed variis illudit partibus. Hoc te
 
Crede modo insanum; nihflo ut sapientior ille,
 
Qui te deridet, caudam trahat.
 
HORAT. Sat. Lib. II ,sat. m.
 
L'ALLÉE DES ÉPINES
 
Quone malo mentem concnssa? Timore deorum.
 
HORAT., Sat. Lib. II, sat. tn
 
1. L'envie ne m'accusera pas d'avoir dissipé des millions à l'État pour aller au Pérou ramasser de la poudre d'or, ou chercher des martres zibelines en Laponie. Ceux à qui Louis commanda de vérifier les calculs du grand Newton, et de déterminer avec une toise la figure de notre globe, remontaient sans moi le fleuve de Torno, et je ne descendais point avec eux la rivière des Amazones t. Aussi, mon cher Ariste, ne t'entretiendrai-je pas des périls que j'ai courus dans les pays glacés du nord, ou dans les déserts brûlants du midi moins encore des avantages que la géographie, la navigation, l'astronomie retireront, dans deux ou trois mille ans, des prodiges de mon quart de cercle et de l'excellence de mes lunettes. Je me propose une 1. Pendant que Clairaut allait en Laponie mesurer un arc du méridien, La Condamine effectuait la même opération au Pérou.
 
fin plus noble, une utilité plus prochaine. C'est d'éclairer, de perfectionner la raison humaine par le récit d'une simple promenade. Le sage a-t-il besoin de traverser les mers et de tenir registre des noms barbares et des penchants effrénés des sauvages, pour instruire des peuples policés? tout ce qui nous environne est un sujet d'observation. Les objets qui nous sont le plus familiers, peuvent être pour nous des merveilles; tout dépend du coup d'oeil. S'il est distrait, il nous trompe s'il est perçant et réfléchi, il nous approche de la vérité.
 
2. Tu connais ce bas monde décide sous quel méridien est placé le petit canton que je vais te décrire, et que j'ai depuis peu examiné en philosophe, après avoir perdu mon temps à le parcourir en géographe. Je te laisse le soin de donner aux différents peuples qui l'habitent des noms convenables aux mœurs et aux caractères que je t'en tracerai. Que tu seras étonné de vivre au milieu d'eux! Mais comme cette nation singulière compose différentes classes, tu ignores peut-être à laquelle tu appartiens, et je ris d'avance, ou de l'embarras qui t'attend si tu ne sais qui tu es, ou de la honte que tu ressentiras si tu te trouves confondu dans la foule des idiots.
 
3. L'empire dont je te parle est gouverné en chef par un souverain sur le nom duquel ses sujets sont à peu près d'accord mais il n'en est pas de même de son existence. Personne ne l'a vu, et ceux de ses favoris qui prétendent avoir eu des entretiens avec lui, en ont parlé d'une manière si obscure, lui ont attribué des contrariétés si étranges, que tandis qu'une partie de la nation s'est épuisée à former des systèmes pour expliquer l'énigme, ou à s'entredéchirer pour faire prévaloir ses opinions; l'autre a pris le parti de douter de tout ce qu'on en débitait, et quelques-uns celui de n'en rien croire.
 
It. Cependant on le suppose infiniment sage, éclairé, plein de tendresse pour ses sujets; mais comme il a résolu de se rendre inaccessible, du moins pour un temps, et qu'il s'avilirait sans doute en se communiquant, la voie qu'il a suivie pour prescrire des lois et manifester ses volontés est fort équivoque. On a découvert tant de fois que ceux qui se disent inspirés de lui n'étaient que des visionnaires ou des fourbes, qu'on est tenté de croire qu'ils sont et seront toujours tels qu'ils ont été. Deux volumes épais, remplis de merveilles et d'ordonnances, tantôt bizarres et tantôt raisonnables, renferment ses volontés. Ces livres sont écrits d'une manière si inégale, qu'il paraît bien qu'il n'a pas été fort attentif sur le choix de ses secrétaires, ou qu'on a souvent abusé de sa confiance. Le premier contient des règlements singuliers, avec une longue suite de prodiges opérés pour leur confirmation et le second révoque ces premiers priviléges, en établit de nouveaux qui sont également appuyés sur des merveilles de là procès entre les privilégiés. Ceux de la nouvelle création se prétendent favorises exclusivement à ceux de l'ancienne, qu'ils méprisent comme des aveugles, tandis que ceux-ci les maudissent comme des intrus et des usurpateurs. Je te développerai plus à fond par la suite le contenu de ce double code. Revenons au prince. 5. Il habite, dit-on, un séjour lumineux, magnifique et fortuné, dont on a des descriptions aussi différentes entre elles. que les imaginations de ceux qui les ont faites. C'est là que nous allons tous. La cour du prince est un rendez-vous général où nous marchons sans cesse; et l'on dit que nous y serons récompensés ou punis, selon la bonne ou mauvaise conduite que nous aurons tenue sur la route.
 
6. Nous naissons soldats; mais rien de plus singulier que la façon dont on nous enrôle tandis que nous sommes ensevelis dans un sommeil si profond, que personne de nous ne se souvient pas même d'avoir veillé ou dormi, on met à nos côtés deux témoins; on demande au dormeur s'il veut être enrôlé; les témoins consentent pour lui, signent son engagement, et le voilà soldat.
 
7. Dans tout gouvernement militaire, on a institué des signes pour reconnaître ceux qui embrassaient la profession des armes, et les rendre sujets aux châtiments prononcés contre les déserteurs, s'ils l'abandonnaient sans ordre ou sans nécessité. Ainsi chez les Romains on imprimait aux nouveaux enrôlés un caractère qui les attachait au service sous peine de la vie. On eut la même prudence dans le nôtre et il fut ordonné dans le premier volume du code, que tous les soldats seraient marqués sur la partie même qui constate la virilité. Mais, ou notre souverain se ravisa, ou le sexe, toujours enclin à nous contester nos avantages, se crut aussi propre à la guerre que nous, et fit ses remontrances; car cet abus fut réformé dans le second volume. Le haut de chausse ne distingua plus la milice. Il y eut des troupes en cotillon; et l'armée du prince fut un corps de héros et d'amazones, avec un uniforme commun. Le ministre de la guerre, chargé de le déterminer, s'en tint à un bandeau et à une robe ou casaque blanche. C'est l'habit du régiment, et l'on sent assez qu'il est mieux assorti aux deux sexes que le premier, ressource admirable pour doubler au moins le nombre des troupes. J'ajouterai même ici, à l'honneur du sexe, qu'il y a peu d'hommes qui sachent porter le bandeau aussi bien que les femmes.
 
8. Les devoirs du soldat se réduisent à bien tenir son bandeau et à conserver sa robe sans tache. Le bandeau s'épaissit ou s'affaiblit à l'user. Il devient dans les uns d'un drap des plus épais; c'est dans les autres une gaze légère, toujours prête à se déchirer. Une robe sans tache et deux bandeaux également épais; c'est ce qu'on n'a point encore vu. Vous passez pour un lâche, si vous laissez salir votre robe; et si votre bandeau se déchire ou vient à tomber, vous êtes pris pour déserteur. De ma robe, ami, je ne t'en dirai rien. On prétend que c'est la tacher que d'en parler avec avantage, et ce serait faire soupçonner au moins qu'elle est sale que d'en parler avec mépris. Quant à mon bandeau, il y a longtemps que je m'en suis défait. Soit inconsistance de sa part, soit effort de la mienne, il est tombé.
 
9. On nous assure que notre prince a toutes les lumières possibles; cependant rien de plus obscur que notre code, qu'on dit être de lui. Autant ce qu'on y lit sur la robe est sensé, autant les articles du bandeau paraissent ridicules. On prétend, par exemple, que, quand ce voile est d'une bonne étoffe, loin de priver de la vue, on aperçoit, à travers, une infinité de choses merveilleuses, qu'on ne voit point avec les yeux seuls; et qu'une de ses propriétés, c'est de faire l'office d'un verre à facettes, de présenter, de réaliser la présence d'un même objet en plusieurs endroits à la fois; absurdités qu'on fortifie de tant d'autres, que quelques déserteurs ont soupçonné de petits esprits d'avoir eu la témérité de prêter à notre législateur leurs idées, et d'avoir inséré dans le nouveau code je ne sais combien de puérilités dont il n'y a pas l'ombre dans l'ancien. Mais ce qui te surprendra, c'est qu'ils ont ajouté que la connaissance de ces rêveries est absolument nécessaire pour être admis dans le palais de notre monarque. Tu me demanderas sans doute ce que sont devenus tous ceux qui ont précédé la promulgation du nouveau code. Ma foi, je n'en sais rien. Ceux qui prétendent être dans le secret, disent, pour disculper le prince, qu'il avait révélé ces choses, comme le mot du guet, à ses anciens officiers généraux; mais ils ne le justifient point d'avoir réformé toute la soldatesque qui s'en allait bonnement, et qui dut être bien étonnée, en arrivant à sa cour, de se voir traiter avec tant d'ignominie, pour avoir ignoré ce qu'elle n'avait jamais pusavoir. 10. L'armée réside dans des provinces peu connues. En vain publie-t-on que tout y abonde il faut qu'on y soit mal; car ceux-mêmes qui nous enrôlent n'articulent rien de précis, s'en tiennent aux termes généraux, craignent de joindre, et partent le plus tard qu'ils peuvent.
 
il. Trois chemins y conduisent; on en voit un à gauche qui passe pour le plus sûr, et qui n'est dans le vrai que le plus pénible. C'est un petit sentier long, étroit, escarpé, embarrassé de cailloux et d'épines dont on est effrayé, qu'on suit à regret, et qu'on est toujours sur le point de quitter.
 
12. On en rencontre devant soi un second, spacieux, agréable, tout jonché de fleurs; sa pente paraît douce. On se sent porté naturellement à le suivre; il abrége la route, ce qui n'est point un avantage; car, comme il est agréable, on ne serait pas fâché qu'il fût long. Si le voyageur est prudent, et qu'il vienne à considérer attentivement ce chemin, il le trouve inégal, tortueux, et peu sûr. Sa pente lui paraît rapide; il perçoit des précipices sous les fleurs; il craint d'y faire des faux pas; il s'en éloigne, mais à regret; il y revient pour peu qu'il s'oublie et il n'y a personne qui ne s'oublie quelquefois. 13. A droite est une petite allée sombre, bordée de marronniers, sablée, plus commode que le sentier des épines, moins agréable que l'allée des fleurs, plus sûre que l'une et l'autre, mais difficile à suivre jusqu'au bout, tant son sable devient mouvant sur la fin.
 
14. On trouve dans l'allée des épines des haires, des cilices, des disciplines, des masques, des recueils de pieuses rêveries, des colifichets mystiques, des recettes pour garantir sa robe de taches, ou. pour la détacher, et je ne sais combien d'instructions pour porter fermement son bandeau, instructions qui sont toutes superflues pour les sots, et entre lesquels il n'y en a pas une bonne pour les gens sensés.
 
15. Celle des fleurs est jonchée de cartes, de dés, d'argent, de pierreries, d'ajustements, de contes de fées, de romans ce ne sont que lits de verdure et nymphes dont les attraits, soit négligés, soit mis en œuvre, n'annoncent point de cruauté. 16. Dans l'allée des marronniers, on a des sphères, des globes, des télescopes, des livres, de l'ombre et du silence. 17. Au sortir du profond sommeil pendant lequel on a été enrôlé, on se trouve dans le sentier des épines, habillé de la casaque blanche, et la tête affublée du bandeau. On conçoit combien il est peu commode de se promener à tâtons parmi des ronces et des orties. Cependant il y a des soldats qui bénissent à chaque pas la Providence de les y avoir placés, qui se réjouissent sincèrement des égratignures continuelles qu'ils ont à souffrir, qui succombent rarement à la tentation de tacher leur robe, jamais à celle de lever ou de déchirer leur bandeau; qui croient fermement que moins on voit clair, plus on va droit, et qui joindront un jour, persuadés que le prince leur saura autant de gré du peu d'usage qu'ils auront fait de leurs yeux, que du soin particulier qu'ils auront pris de leur robe.
 
18. Qui le croirait? ces frénétiques sont heureux; ils ne regrettent point la perte d'un organe dont le prix leur est inconnu; il s tiennent le bandeau pour un ornement précieux; ils verseraient jusqu'à la dernière goutte de leur sang, plutôt que de s'en défaire; ils se complaisent dans le soupçon qu'ils ont de la blancheur de leur robe l'habitude les rend insensibles aux épines, et ils font la route en chantant, en l'honneur du prince, quelques chansons qui, pour être fort vieilles, n'en sont pas moins belles.
 
19. Laissons-les dans leurs préjugés nous risquerions trop à les en tirer; ils ne doivent peut-être leur vertu qu'à leur aveuglement. Si on les débarrassait de leur bandeau, qui sait s'ils auraient le même soin de leur robe? Tel s'est illustré dans l'allée des épines, qu'on aurait peut-être passé par les baguettes dans celle des fleurs ou des marronniers; ainsi que tel brille dans l'une ou l'autre de ces dernières, qui se flagellerait et se flagellera peut-être dans la première.
 
20. Les avenues de ce triste sentier sont occupées par des gens qui l'ont beaucoup étudié, qui se piquent de le connaître, qui le montrent aux passants, mais qui n'ont pas la simplicité de le suivre.
 
21. En général, c'est bien la race la plus méchante que je connaisse. Orgueilleux, avares, hypocrites, fourbes, vindicatifs, mais surtout querelleurs, ils tiennent de frère Jean des Entommeures, d'heureuse mémoire, le secret d'assommer leurs ennemis avec le bâton de l'étendard; ils s'entretueraient quelquefois pour un mot, si on avait la bonté de les laisser faire. Ils sont parvenus, je ne sais comment, à persuader aux recrues qu'ils ont le privilégie exclusif de détacher les robes ce qui les rend très-nécessaires à gens qui, ayant les yeux bien calfeutrés, n'ont pas de peine à croire que leur robe est sale quand on le leur dit. 22. Ces béats se promènent et édifient le jour dans l'allée des épines, et passent la nuit sans scandale dans celle des fleurs. Ils prétendent avoir lu dans les lois du prince qu'il ne leur est pas permis d'avoir des femmes en propre; mais ils n'ont eu garde d'y lire qu'il leur est défendu de toucher à celles des autres, aussi caressent-ils volontiers celles des voyageurs. Tu ne saurais croire combien il leur faut de circonspection pour dérober à leurs semblables ces échappées; car ils sont d'une attention scrupuleuse à se démasquer les uns les autres. Quand ils y réussissent, ce qui arrive souvent, on en gémit pieusement dans leur allée, on en rit à gorge déployée dans celle des fleurs, et l'on en raille malignement dans la nôtre. Si leur manœuvre nous ravit quelques sujets, leurs ridicules nous en dédommagent car, à la honte de l'humanité, ils ont autant et plus à craindre d'une plaisanterie que d'un raisonnement. 23: Pour t'en donner une idée plus exacte encore, il faut t'expliquer comment le corps très-nombreux de ces guides forme une espèce d'état-major, avec des grades supérieurs et subalternes, une paye plus ou moins forte selon les dignités, descouleurs et des uniformes ditférents cela varie presque à l'infini. 21a. Premièrement il y a un vice-roi qui, de peur de s'écorcher la plante des pieds, qui lui sont devenus fort douillets, se fait traîner dans un char, ou porter dans un palanquin. Il se dit poliment le très-humble serviteur de tout le monde; mais il souffre patiemment que ses satellites soutiennent que tout le monde est son esclave; et à force de le répéter, ils sont parvenus à le faire croire aux imbéciles, et par conséquent à bien des gens. On rencontre à la vérité dans quelques cantons de l'allée des épines des recrues dont le bandeau commence à s'user, et qui contestent au vice-roi son despotisme prétendu. Ils lui opposent de vieux parchemins qui contiennent des arrêtés de l'assemblée des États Généraux; mais pour toute réponse il commence par leur écrire qu'ils ont tort; puis il convient avec ses favoris d'un mot, et si les mutins le rejettent, il leur retranche la paye, l'ustensile, l'étape et les pensions, et leur fait quelquefois appliquer des camouflets fort chauds. il y à tels matadors qu'il a fouettés comme des marmots. Il possède à leurs dépens une assez belle seigneurie, dont le commerce principal consiste en vélin et en savon; car il est le premier dégraisseur du monde, en vertu d'un privilège exclusif qu'il exerce trèsbénignement, moyennant finance. Ses premiers prédécesseurs se traînaient à pied dans l'allée des épines. Plusieurs de leurs descendants se sont égarés dans celle des fleurs. Quelques-uns se sont promenés sous nos marronniers.
 
25. Sous ce chef que tu prendrais pour Dom Japhet d'Arménie, car il est très-infatué de ses yeux et porte toque sur toque, sont des gouverneurs et des sous-gouverneurs de province les uns maigres et hâves, d'autres brillants et rubiconds, quelques-uns lestes et galants. Ils forment un ordre'de chevalerie distingué par une longue canne à bec de corbin, et par un couvre-chef emprunté des sacrificateurs de Cybèle, à qui ils ne ressemblent point du tout dans le reste; ils ont fait leurs preuves à cet égard. Ils prennent la qualité de lieutenants du prince, et le vice-roi les appelle ses valets. Ils tiennent aussi magasin de savon, mais moins fin et par conséquent moins cher que celui du vice-roi, et ils ont le secret d'un baume aussi merveilleux que celui de Fier-à-bras.
 
26. Après eux viennent de nombreux corps d'officiers répandus de poste en poste, à qui, comme aux spahis chez les Turcs, on assigne un timar ou métairie plus ou moins opulente ce qui fait que la plupart vont à pied, quelques-uns à cheval, et très-peu en carrosse. -Leur fonction est de montrer l'exercice aux recrues, d'enrôler, de bercer les nouveaux engagés de harangues sur la nécessité de bien porter le bandeau, et de ne point salir la robe, deux choses qu'ils négligent assez euxmêmes, trop occupés apparemment à raccommoder les bandeaux, et à décrasser les robes d'autrui; car c'est encore une de leurs obligations.
 
27. J'avais presque oublié une petite troupe séparée, qui porte une toque surmontée d'une pivoine avec un mantelet de peau de chat. Ces gens-ci se donnent pour défenseurs en titre des droits du prince, dont la plupart n'admettent pas l'existence. Il y a quelque temps qu'une place importante vint à vaquer dans cette compagnie. Trois concurrents la sollicitèrent, un imbécile, un lâche et un déserteur; c'est comme si je te disais un ignorant, un libertin et un athée; le déserteur l'emporta. Ils s'amusent à disputer en termes barbares sur le code qu'ils interprètent et commentent à leur fantaisie, et dont il est évident qu'ils se jouent. Croirais-tu bien qu'un de leurs colonels a soutenu que, quand le fils du prince ferait le dénombrement général des sujets de son père, il pourrait aussi bien prendre la forme d'un veau que celle d'un homme. Les anciens de cette troupe radotent si parfaitement, qu'on dirait qu'ils n'ont fait autre chose de leur vie. Les jeunes commencent à s'ennuyer de leurs bandeaux; ils n'en ont plus que de linon, ou même n'en ont point du tout. Ils se promènent assez librement dans l'allée des fleurs, et commercent avec nous sous nos marronniers, mais sur la brune et en secret.
 
28. Suivent enfin les troupes auxiliaires, sous le commandement de colonels très-riches. Ce sont des espèces de pandours qui vivent du butin qu'ils font sur les voyageurs. On raconte de la plupart d'entre eux, que jadis ils escamotaient habilement de ceux qu'ils conduisaient aux postes de la garnison, à l'un un château, à l'autre une ferme, à celui-ci un bois, à celui-là un étang, et que, par ce moyen, ils se sont formé ces amples quartiers de rafraîchissements qu'ils ont entre l'allée des épines et celle des fleurs. Quelques anciens ou tendent la main de porte en porte, ou s'occupent encore à détrousser les passants. Ces troupes viles sont divisées en régiments, ayant chacun leur étendard, un uniforme bizarre et des lois plus singulières encore. N'attends pas de moi que je te décrive les 1. Poluitne invaccari ? Alexanler 1;'alensis et respondet, potuit. (D.) différentes pièces de leur armure. Presque tous ont pour casque une espèce de lucarne mobile, ou l'enveloppe d'un pain de sucre, qui tantôt leur couvre la tête et tantôt leur tombe sur les épaules. Ils ont conservé la moustache des Sarrazins, et le brodequin des Romains. C'est d'un de ces corps qu'on tire, dans certains cantons de l'allée des épines, les grands-prévôts, les archers et les bourreaux de l'armée. Ce conseil de guerre est sévère il fait brûler vifs les voyageurs qui refusent de prendre le bandeau, ceux qui ne le portent pas à sa fantaisie, et les déserteurs qui s'en défont; le tout par principe de charité. C'est encore de là, mais surtout d'un grand bataillon noir, que sortent des essaims d'enrôleurs, qui se disent chargés de la part du prince de battre la caisse en pays étrangers, de faire des recrues sur les terres d'autrui, et de persuader aux sujets des autres souverains de quitter l'habit, la cocarde, la toque et le bandeau qu'ils en ont reçu, et de prendre l'uniforme de l'allée des épines. Quand on attrappe ces embaucheurs, on les pend, à moins qu'ils ne désertent eux-mémes; et pour l'ordinaire, ils aiment mieux être déserteurs que pendus.
 
29. Tous ne sont pas si entreprenants, et ne vont pas chercher des aventures dans les pays lointains et barbares. Renfermés sous un hémisphère moins vaste, il y en a qui se font des occupations différentes, suivant leurs talents et la destination de leurs chefs, qui savent habilement les employer au profit de leurs corps. Tel que la nature a favorisé d'une mémoire sûre, d'un bel organe et d'un peu d'effronterie, criera incessamment aux passants qu'ils s'égarent, ne leur montrera jamais le droit chemin, et se fera très-bien payer de ses avis, quoique tout son mérite se réduise à répéter ce qu'avaient dit mille autres aussi mal informés que lui. Tel qui a de la souplesse dans l'esprit, du babil et de l'intrigue s'établira dans une espèce de caisse, où il passera la moitié de sa vie à entendre des confidences rarement amusantes, fausses pour la plupart, mais toujours lucratives. L'humeur et la tristesse s'emparent communément de ces réduits. On a pourtant vu quelquefois l'amour travesti s'y mettre en embuscade, surprendre des cœurs novices, et entraîner de jeunes pèlerines dans l'allée des fleurs, sous prétexte de leur montrer à marcher plus commodément dans le sentier des épines. Là, tout est dévoilé secrets, fortunes, affaires, galanteries, intrigues, jalousies. Tout est mis à profit, et les consultations sont rarement gratuites. Tel qui n'a ni imagination ni génie, sera abandonné à la science des nombres, ou occupé à transcrire ce que les autres ont pensé. Un autre s'usera les yeux à débrouiller sur un bronze rouillé l'origine d'une ville dont il y a mille ans qu'on ne parle plus ou se tourmentera pendant dix ans pour faire un sot d'un enfant heureusement né, et réussira. Il y en a qui manient le pinceau, la bêche, la lime ou le rabot; beaucoup plus qui ont embrassé le parti de ne rien faire et de vanter leur importance. Qui connaît ces gens-ci, les craint ou les évite; beaucoup croient les connaître mais peu les connaissent à fond.
 
30. C'est un prodige que la confiance et l'empressement qu'on a pour les encaissés. Ils se vantent de posséder une recette qui guérit de tous maux et cette recette consiste à dire à un mari jaloux que sa femme n'est pas coquette, ou qu'il doit l'aimer toute coquette qu'elle est; à une femme galante, qu'il faut qu'elle s'en tienne à son sexagénaire; à un ministre, qu'il ait de la probité; à un commerçant, qu'il a tort d'être usurier; à un incrédule, qu'il ferait bien de croire; et ainsi des autres. Veux-tu dit l'empirique au malade; oui, je le veux, répond celui-ci. Va donc, et te voilà guéri. Les bonnes gens s'en vont satisfaits, et l'on dirait en effet qu'ils se portent mieux.
 
31. Il n'y a pas longtemps qu'il s'éleva parmi les guides une secte assez nombreuse de gens austères, qui effrayaient les voyageurs sur l'éminente blancheur de robe qu'ils jugeaient nécessaire, et qui allaient criant dans les maisons, dans les temples, dans les rues et sur les toits, que la plus petite macule était une tache ineffaçable que le savon du vice-roi et des gouverneurs ne valait rien qu'il fallait en tirer en droiture des magasins du prince, et le détremper dans les larmes qu'il le distribuait gratis, mais en très-petite quantité, et que n'en avait pas qui voulait; et comme si ce n'était pas assez des épines dont la route est hérissée, ces enragés la parsemèrent de chausse-trappes et de chevaux de frises qui la rendirent impraticable. Les voyageurs se désespéraient on n'entendait de tous côtés que des cris et des gémissements. Dans l'impossibilité de suivre une route si pénible, on était sur le point de se précip.
 
dans l'allée des fleurs, ou de passer sous nos marronniers, lorsque le bataillon noir inventa des pantoufles de duvet et des mitaines de velours. Cet expédient prévint une désertion générale. 32. D'espace en espace, on rencontre de grandes volières où sont renfermés des oiseaux tous femelles. Ici, sont des perruches dévotes, nasillonnant des discours affectueux, ou chantant un jargon qu'elles n'entendent pas; là, de jeunes tourterelles soupirent et déplorent la perte de leur liberté; ailleurs, voltigent et s'étourdissent par leur caquet, des linottes que les guides s'amusent à siffler à travers les barreaux de leur cage. Ceux d'entre ces guides, ou serinettes ambulantes, qui ont quelque habitude dans l'allée des fleurs, leur en rapportent du muguet et des roses. Le tourment de ces captives, c'est d'entendre passer les voyageurs et de ne pouvoir les suivre et se mêler avec eux. Au demeurant, leurs cages sont spacieuses, propres, et bien fournies de mil et de bonbons.
 
33. Tu dois connaftre. maintenant l'armée et ses chefs passons au code militaire.34. C'est une sorte d'ouvrage à la mosaïque, exécuté par une centaine d'ouvriers différents qui ont ajouté pièce à pièce des morceaux de leur goût tu jugeras s'il était bon.
 
35. Ce code est composé de deux volumes; le premier fut commencé vers l'an 45,317 de l'ère des Chinois, par les soins d'un vieux berger qui sut très-bien jouer du bâton à deux bouts, et qui fut par-dessus le marché grand magicien, comme il le fit bien voir au seigneur de sa paroisse, qui ne voulait ni le diminuer à la taille, ni l'exempter de corvée, non plus que ses parents. Poursuivi par les archers, il quitta le canton et se réfugia chez un fermier dont il garda les moutons pendant quarante ans, dans un désert où il s'exerça à la sorcellerie. Il assure, foi d'honnête homme, qu'un beau jour il vit notre prince sans le voir, et qu'il en reçut la dignité de lieutenant général, avec le bâton de commandement. Muni de cette autorité, il retourne dans sa patrie, ameute ses parents et ses amis, et les exhorte à le suivre dans un pays qu'il prétendait appartenir à leurs ancêtres, qui y avaient à la vérité voyagé. Voilà mes mutins attroupés, et leur chef qui déclare son dessein au seigneur de la paroisse celui-ci refuse de les laisser partir, et les traite de rebelles. A l'instant le vieux pâtre marmotte quelques mots entre ses dents, et les étangs de M. le baron se trouvent empoisonnés. Le lendemain il jette un sort sur les brebis et les chevaux. Un autre jour il donne -au seigneur et à tous les siens la gratelle et la diarrhée. Après maint autre tour, il fait mourir du charbon son fils aîné et tous les grands garçons du village. Bref, le seigneur consent à les laisser aller ils partent, mais après avoir démeublé son château et pillé le reste des habitants. Le gentilhomme, piqué de ce dernier trait, monte à cheval et les poursuit à la tête de ses valets. Nos bandits avaient heureusement passé une rivière à gué; et plus heureusement encore pour eux, leur ancien maître, qui ne la connaissait guère, tenta de la traverser un peu au-dessous, et s'y noya avec presque tout son monde.
 
36. Avant que de gagner le canton dont leur chef les avait leurrés, ils errèrent dans des déserts où le sorcier les amusa si longtemps qu'ils y périrent tous. Ce fut dans cet intervalle qu'il se désennuya à faire une histoire à sa nation, et à composer la première partie du code.
 
37. Son histoire est toute fondée sur les récits que faisaient sous la cheminée les grands-pères à leurs enfants, d'après les narrations verbales de leurs grands-pères, et ainsi de suite jusqu'au premier. Secret infaillible pour ne point altérer la vérité des événements
 
38. Il raconte comme quoi notre souverain, après avoir fondé le siège de son empire, prit un peu de limon, souflla dessus, l'anima, et fit le premier soldat comment la femme qu'il lui donna fit un mauvais repas et imprima à ses enfants et à tous ses descendants une tache noire qui les rendit odieux au prince; comment le régiment se multiplia; comment les soldats devinrent si méchants que le monarque les fit noyer tous, à la réserve d'une chambrée dont le chef était assez honnête homme; comment les enfants de celui-ci repeuplèrent le monde, et se dispersèrent sur la surface de la terre comment notre prince, devant qui il n'y a point d'acception de personnes, n'en agréa pourtant qu'une partie qu'il regarda comme son peuple, et comment il fit naître ce peuple d'une femme qui n'était plus en état d'avoir d'enfants, et d'un vieillard assez vert qui couchait de temps en temps avec sa servante. C'est là que commence proprement l'origine des premiers privilégiés dont je t'ai parlé, et qu'on entre dans le détail de leurs générations et de leurs aventures.
 
39. On dit de l'un, par exemple, que le souverain lui commanda d'égorger son propre fils, et que le père était sur le point d'obéir, lorsqu'un valet de pied apporta la grâce de l'innoCènt; de l'autre, que son gouverneur lui trouva, en abreuvant son cheval, une maîtresse fort jolie de celui-ci, qu'il trompait son double beau-père, après avoir trompé son propre père et son frère aîné, couchait avec les deux sœurs et puis avec leurs chambrières, et un autre avec la femme de son fils de celui-là qu'il fit fortune en devinant-des énigmes, et rendit sa famille opulente dans les terres d'un seigneur dont il était l'intendant; de presque tous, qu'ils avaient 'de beaux songes, voyaient des étoiles en plein minuit, étaient sujets à rencontrer des esprits, et se battaient courageusement contre des lutins. Telles furent les grandes choses que le vieux berger transmit à la postérité.
 
40. Quant au code, en voici les principaux articles. J'ai dit que la tache noire nous avait tous rendus odieux au prince. Devine ce qu'on fit pour recouvrer ses faveurs qu'on avait si singulièrement perdues? une chose plus singulière encore, on coupa à tous les enfants une dragme et deux scrupules de chair, opération dont je t'ai déjà parlé, et l'on se condamna à manger tous les ans en famille une galette sans beurre ni sel, avec une salade de pissenlits sans huile. Autre redevance payable chaque semaine, c'était d'en passer un jour les bras liés derrière le dos. Ordre à chacun de se pourvoir d'un bandeau et d'une robe blanche, et de la laver, sous peine de mort, dans du sang d'agneau et de l'eau claire tu vois que l'origine des bandeaux et des robes blanches est fort ancienne. Il y avait à cet effet, dans le régiment, des compagnies de bouchers et de porteurs d'eau. Dix petites lignes d'écriture renfermaient tous les ordres du prince; le guide de nos fugitifs en fit la publication, puis les serra dans un coffre de bois de palissandre, qui, pour rendre des oracles, ne le cédait en rien au trépied de la sibylle de Delphes. Le reste est un amas de règles arbitraires sur la forme des tuniques et des manteaux, l'ordonnance des repas, la qualité des vins, la connaissance des viandes de facile ou dure digestion, le temps de la promenade, du sommeil, et d'autres choses qu'on fait quand on ne dort pas.
 
41. Le vieux berger, secondé d'un de ses frères, qu'il avait pourvu d'un gros bénéfice qui fut héréditaire dans la famille, voulut assujétir de haute lutte ses compagnons à tous ses règlements. Aussitôt on murmure, on s'attroupe, on lui conteste son autorité, et il la perdait sans ressource, s'il n'eût détruit les rebelles par une mine pratiquée sous le terrain qu'ils occupaient. On regarda cet événement comme une vengeance du ciel, et l'homme au miracle ne détrompa personne. l12. Après mainte autre aventure, on approcha du pays dont on devait se mettre en possession. Le conducteur qui ne voulait pas la garantir à ses sujets, et qui n'aimait la guerre que de loin, alla mourir de faim dans une caverne, après leur avoir fortement recommandé de ne faire aucun quartier à leurs ennemis, et d'être grands usuriers, deux commissions dont ils s'acquittèrent à merveilles.
 
A3. Je ne les suivrai ni dans leurs conquêtes, ni dans l'établissement de leur nouvel empire, ni dans ses révolutions diverses. C'est ce qu'il faut chercher dans le livre même, où tu verras, si tu peux, des historiens, des poëtes, des musiciens, des romanciers et des crieurs publics annonçant la venue du fils de notre monarque et la réformation du code.
 
Au. Il parut en effet, non pas avec un équipage et un train digne de sa naissance; mais comme ces aventuriers qu'on a vus quelquefois fonder ou conquérir des empires avec une poignée de gens braves et déterminés. C'était la mode autrefois. Ses compatriotes le prirent longtemps pour un homme comme un autre; mais un beau jour ils furent bien étonnés de l'entendre haranguer, et s'arroger le titre de fils du souverain et le pouvoir d'abroger l'ancien code, à l'exception des dix lignes renfermées dans le code, et de lui en substituer un autre. Il était simple dans ses mœurs et dans ses discours. Il renouvela, sous peine de mort, l'usage du bandeau et de la robe blanche. Il prescrivit sur la robe des choses fort louables, plus difficiles encore à pratiquer;. mais il débita d'étranges maximes sur le bandeau. Je t'en ai déjà raconté quelques-unes en voici d'autres. Il voulait, par exemple, que, quand on en aurait les yeux bien couverts, on vît, clair comme le jour, que le prince son père, lui, et un troisième personnage qui était en même temps son frère et son fils, étaient si parfaitement confondus qu'ils ne faisaient qu'un seul et même tout. Tu croiras retrouver ici Gérion des anciens. Mais je te pardonne de recourir à la fable pour expliquer ce prodige. Malheureux, tu ne connais pas la circumincession. Tu n'as jamais été instruit de la danse merveilleuse, où les trois princes se promènent l'un autour de. l'autre, de toute éternité. Il ajoutait qu'il serait un jour grand seigneur et que ses ambassadeurs tiendraient table ouverte. La prédiction s'accomplit. Les premiers qui furent honorés de ce titre, fraisaient d'assez bons repas, et buvaient largement à sa santé; mais leurs successeurs économisèrent. Ils découvrirent, je ne sais comment, que leur maître avait le secret de s'envelopper sous une mie de pain, et de se faire avaler tout entier, dans un même instant, par un million de ses amis, sans causer à aucun d'eux la moindre indigestion, quoiqu'il eût réellement cinq pieds six pouces de hauteur, et ils ordonnèrent que le souper serait converti en un déjeuner qui se ferait à sec. Quelques soldats altérés en murmurèrent. On en vint aux injures, puis aux coups il y eut beaucoup de sang répandu; et par cette division, qui en a entraîné deux autres, l'allée des épines s'est vue réduite à la moitié de ses habitants, et à la veille de les perdre tous. Je te donne ce trait comme un échantillon de la paix que le nouveau législateur apporta dans le royaume de son père, et je passe légèrement sur ses autres idées; elles ont été minutées par ses secrétaires, dont les deux principaux furent un vendeur de marée et un cordonnier ex-gentilhomme. A5. Celui-ci, naturellement babillard, a débité des choses inouïes sur l'excellence et les merveilleux effets d'une canne invisible, que le prince distribue, dit-il, à tous ses amis. Il faudrait des volumes pour te raconter succinctement ce que les guides ont depuis conjecturé, écrit, assuré, et comment ils se sont entremordus et déchirés, sur la nature, la force et les propriétés de ce bâton. Les uns ont prétendu que sans lui on ne pouvait faire un pas; les autres, qu'il était parfaitement inutile, pourvu qu'on eût de bonnes jambes et grande envie de marcher; ceux-ci, qu'il était raide ou souple, fort ou faible, court ou long, à proportion de la capacité de la main et de la difficulté de la route, et qu'on n'en manquait que par sa faute; ceux-là, que le prince n'en devait à personne, qu'il en refusait à plusieurs, et qu'il reprenait quelquefois ceux qu'il avait donnés. Toutes ces opinions avaient pour base un grand traité des cannes, composé par un ancien professeur de rhétorique, pour servir de commentaire à un chapitre du vendeur de marée, sur l'importance des béquilles.
 
Autre article qui ne les a pas moins divisés. C'est la bonté infinie de notre souverain avec laquelle ce rhéteur a prétendu concilier une résolution préméditée et irrévocablement fixe, d'exclure pour jamais de sa Cour, et de faire mettre aux cachots, sans espoir de grâce, tous ceux qui n'auront point été enrôlés, des peuples innombrables qui n'auront ni entendu ni pu entendre parler de lui, bien d'autres qu'il n'aura pas jugé à propos de regarder d'un œil favorable, ou qu'il aura disgraciés pour la révolte de leur grand-père; tandis qu'en jetant, pour ainsi dire, les destinées à croix ou pile, il en chérira d'autres également coupables. Ce guide a senti toute l'absurdité de ses idées. Aussi Dieu sait comme il se tire des terribles difficultés qu'il se propose. Quand il s'est bien barbouillé, et qu'il ne sait plus où il en est, gare le pot au noir! s'écrie-t-il, et tous ceux qui prêtent à notre prince les mêmes caractères de caprice et de barbarie, de répéter après lui gare le,pot au noir! Toutes ces choses et mille autres de la même force sont respectées dans l'allée des épines. Ceux qui la suivent les tiennent pour vraies et conviennent même que s'il y en a une de fausse, toutes le sont. lt7. Cependant les défenseurs de l'ancien code se soulevèrent contre le fils du prince, et lui demandèrent son arbre généalogique et ses preuves. « C'est à mes œuvres, leur' répondit-il fièrement, à prouver mon origine. » Belle réponse, mais qui convient à peu de nobles. Cependant on prétendit qu'il déchirait la mémoire du vieux berger, et sous ce prétexte, les compagnies de bouchers et de porteurs d'eau qu'il menaçait de casser, pour leur substituer celles des foulons et dégraisseurs, formèrent un complot contre lui. On corrompit son trésorier; il fut pris, condamné à mort et, qui pis est, exécuté. Ses amis publièrent qu'il mourut et qu'il ne mourut pas, qu'il reparut au bout de trois jours; mais que l'expérience du passé le retint à la Cour de son père, et oncques depuis on ne l'a revu. En partant, il chargea ses amis de recueillir ses lois, de les publier, et d'en presser l'exécution.
 
48. Tu conçois bien que des lois muettes sont sujettes aux interprétations: c'est ce qui ne manqua pas d'arriver aux siennes. Les uns les trouvèrent trop indulgentes; d'autres trop rigoureuses quelques-uns les accusèrent d'absurdité. A mesure que le nouveau corps se formait et s'étendait, il éprouvait des divisions intestines et des obstacles au dehors. Les rebelles ne faisaient point de quartier à leurs compagnons, et les uns et les autres n'en obtenaient point de leurs ennemis communs. Le temps, les préjugés, l'éducation et un certain entêtement pour les choses nouvelles et défendues augmentèrent cependant le nombre de ces enthousiastes. Ils en vinrent bientôt jusqu'à s'attrouper et à maltraiter leurs hôtes. On les punit d'abord comme des visionnaires, puis comme des séditieux. Mais la plupart, fortement persuadés qu'on fait sa cour au prince en se laissant égorger pour des choses qu'on n'entend pas, bravèrent la honte et la rigueur des tourments, et l'on vit des factieux ou des imbéciles érigés en héros effet admirable de l'éloquence des guides 1 C'est ainsi que l'allée des épines s'est peuplée par degrés. Dans les commencements elle était fort déserte; et ce ne fut que longtemps après sa mort, que le fils de notre monarque eut des troupes et fit quelque bruit dans le monde.
 
49. Je t'en ai dit assez pour te faire conjecturer que jamais personne n'opéra de si grandes choses. Toutefois, sache que jamais personne ne vécut et ne mourut plus ignoré. Je t'aurais bientôt expliqué ce phénomène; mais j'aime mieux te rapporter la conversation d'un vieil habitant de l'allée des marronniers, avec quelques-uns de ceux qui plantèrent l'allée des épines. Je la tiens d'un auteur qui m'a paru fort instruit de ce qui se passa dans ces temps. Il raconte que le marronnier s'adressa d'abord aux compatriotes de ce fils prétendu de notre souverain, et qu'on lui répondit qu'il venait de s'élever une secte de visionnaires qui donnaient pour le fils et l'envoyé du Grand-Esprit, un imposteur, un séditieux que les juges de la province avaient fait crucifier. Il ajoute que Ménippe, c'est le nom du marronnier, se mit à questionner ensuite ceux qui cultivaient l'allée des épines. « Oui, lui dirent ces gens, notre chef a été crucifié comme un séditieux; mais c'était un homme divin dont toutes les actions furent autant de miracles. Il délivrait les possédés; 1. 2lfémoires sur la vie, les miracles et l'histoire de Jésus-Christ. (D.) Livre supposé.
 
il faisait marcher les boiteux; il rendait la vue aux aveugles; il ressuscitait les morts; il est ressuscité lui-même il est monté aux cieux. Grand nombre des nôtres l'ont vu, et toute la contrée a été témoin de sa vie et de ses prodiges.
 
50. Vraiment, cela est beau, reprit Ménippe, les spectateurs de tant de merveilles se sont sans doute tous enrôlés tous les habitants du pays n'ont pas manqué de prendre la casaque blanche et le bandeau. -Hélas! non, répondirent ceux-ci. Le nombre de ceux qui le suivirent fut très-petit en comparaison des autres. Ils ont eu des yeux et n'ont pas vu, des oreilles et n'ont pas entendu. Ah! dit Ménippe, un peu revenu de sa surprise, je vois ce que c'est; je reconnais les enchantements si ordinaires à ceux de votre nation. Mais, parlez-moi sincèrement; les choses se sont-elles passées comme vous les racontez? Les grandes actions de votre colonel ont-elles été effectivement publiées?. Si elles l'ont été! repartirent-ils; elles ont éclaté à la face de toute la province. Quelque maladie qu'on eût, qui pouvait seulement toucher la basque de son habit, lorsqu'il passait, était guéri. Il a plusieurs fois nourri cinq ou six mille volontaires avec ce qui suffisait à peine pour cinqou six hommes. Sans vous parler d'une infinité d'autres prodiges, un jour il ressuscita un mort qu'on portait en terre. Une autre fois, il en ressuscita un qui était enterré depuis quatre jours.
 
51. A ce dernier miracle, dit Ménippe, je suis persuadé que ceux qui le virent se prosternèrent à ses pieds et l'adorèrent comme un Dieu. Il y en eut en effet qui crurent et s'enrôlèrent, lui répondit-on; mais non pas tous. La plupart, au contraire, allèrent du même pas raconter aux bouchers et aux porteurs d'eau, ses ennemis mortels, ce qu'ils avaient vu, et les irriter contre lui. Ses autres actions ne produisirent guère que cet effet. Si quelques-uns de ceux qui en furent témoins prirent parti, c'est qu'il les avait destinés, de toute éternité, à suivre ses étendards. Il y a même une singularité dans sa conduite à cet égard c'est qu'il affecta de battre la caisse dans les endroits où il prévoyait qu'on n'avait aucune envie de servir. 52. En vérité, leur répondit Ménippe, il faut qu'il y ait bien de la simplicité de votre part, ou de la stupidité du côté de vos adversaires. Je conçois aisément (et votre exemple m'autorise dans cette pensée) qu'il peut se rencontrer des gens assez sots pour s'imaginer qu'ils voient des prodiges lorsqu'ils n'en voient point; mais on ne pensera jamais qu'il y en ait d'assez hébétés pour se refuser à des prodiges Aussi éclatants que ceux que vous racontez. Il faut avouer que votre pays produit des hommes qui ne ressemblent en rien aux autres hommes de la terre. On voit chez vous ce que l'on ne voit point ailleurs. »
 
53. Ménippe admirait la crédulité de ces bonnes gens qui lui paraissaient des fanatiques du premier ordre. Mais pour satisfaire pleinement sa curiosité, il ajouta d'un ton qui semblait désavouer ses derniers mots « Ce que je viens d'entendre me semble si merveilleux, si étrange, si neuf, que j'aurais un extrême plaisir à connaître plus à fond tout ce qui concerne votre chef. Vous m'obligerez de m'en instruire. Un homme si divin mérite certainement que tout l'univers soit informé des moindres actions de sa vie. »
 
54. Aussitôt Marc, un des premiers colons de l'allée des épines, se flattant peut-être de faire un soldat de Ménippe, se mit à narrer en détail toutes les prouesses de son colonel, comment il était ré d'une vierge, comment les mages et les pasteurs avaient reconnu sa divinité dans les langes; et les prodiges de son enfance et ceux de ses dernières années, sa vie, sa mort, sa résurrection. Rien ne fut oublié. Marc ne s'en tint pas aux actions du fils de l'homme (c'est ainsi que son maître daignait quelquefois s'appeler, lors surtout qu'il y avait du danger à prendre des titres fastueux), il déduisit ses discours, ses harangues et ses maximes; enfin l'instruction fut complète, et sur l'histoire et sur les lois.
 
55. Après que Marc eut cessé de parler, Ménippe, qui l'avait écouté patiemment et sans l'interrompre, prit la parole et continua, mais d'un ton à lui annoncer combien il était peu disposé à augmenter sa recrue. « Les maximes de votre chef, lui dit-il, me plaisent. Je les trouve conformes à celles qu'ont enseignées tous les hommes sensés qui ont paru sur la terre plus de quatre cents ans avant lui. Vous les débitez comme nouvelles, et elles le sont peut-être pour un peuple imbécile et grossier; mais elles sont vieilles pour le reste des hommes. Elles me suggèrent toutefois une pensée qu'il faut que je vous communique c'est qu'il est étonnant que celui qui les prêchait n'ait pas été un homme plus uni et plus commun dans ses actions. Je ne conçois pas comment votre colonel, qui pensait si bien sur les mœurs, a fait tant de prodiges.
 
56. « Mais si sa morale ne m'est pas nouvelle, ajouta Ménippe, j'avoue qu'il n'en est pas de même de ses prodiges ils me sont tous nouveaux ils ne doivent pourtant l'être ni pour moi, ni pour personne. Il y a fort peu de temps que votre colonel vivait tous les hommes d'un âge raisonnable ont été ses contemporains. Concevez-vous en bonne foi que, dans une province de l'Empire aussi fréquentée que la Judée, il se soit passé des choses -si--extraordinaires, et cela pendant trois ou quatre ans de suite, sans qu'on en ait rien entendu? Nous avons un gouverneur et une garnison nombreuse dans Jérusalem; notre pays est plein de Romains; le commerce est continuel de Rome à Joppé, et nous n'avons seulement pas su que votre chef fût au monde. Ses compatriotes ont eu la faculté de voir ou de ne pas voir des miracles, selon qu'il leur plaît; mais les autres hommes voient ordinairement ce qui est devant leurs yeux, et ne voient que cela. Vous me dites que nos soldats attestèrent les prodiges arrivés à sa mort et à sa résurrection, et le tremblement de terre, et les ténèbres épaisses qui obscurcirent pendant trois heures la lumière du soleil, et le reste. Mais lorsque vous me les représentez saisis de frayeur, consternés, abattus, dispersés à l'aspect d'une intelligence visible qui descend du ciel pour lever la pierre qui scellait son tombeau; lorsque vous assurez que ces mêmes soldats désavouèrent pour un vil intérêt des prodiges qui les avaient tellement frappés, qu'ils en étaient presque morts de peur, vous oubliez que c'étaient des hommes, ou du moins vous les métamorphsez en Iduméens, comme si l'air de votre pays fascinait les yeux et renversait la raison des étrangers qui le respirent. Croyez que si votre chef avait exécuté la moindre partie des choses que vous lui attribuez, l'empereur, Rome, le Sénat, toute la terre en eût été informée. Cet homme divin serait devenu le sujet de nos entretiens et l'objet d'une admiration générale. Cependant il est encore ignoré. Cette province entière, à l'exception d'un petit nombre d'habitants, le regarde comme un imposteur. Concevez du moins, Marc, qu'il a fallu un prodige plus grand que tous les prodiges de votre chef, pour étouffer une vie aussi publique, aussi éclatante, aussi merveilleuse que la sienne. Reconnaissez votre égarement, et abandonnez des idées chimériques; car enfin, c'est à votre imagination seule qu'il doit tout le prodigieux dont vous embellissez son histoire. »
 
57. Marc resta quelque temps interdit du discours de Ménippe; mais prenant ensuite le ton d'un enthousiaste « Notre chef est le fils du Tout-Puissant, s'écria-t-il; il est notre messie, notre sauveur, notre roi. Nous savons qu'il est mort et qu'il est ressuscité. Heuxeux ceux qui l'ont vu et qui ont cru; mais plus heureux ceux qui croiront en lui sans l'avoir vu. Rome, renonce à ton incrédulité. Superbe Babylone, couvre-toi de sacs et de cendre; fais pénitence; hâte-toi, le temps est court, ta chute est prochaine, ton empire touche à sa fin. Que dis-je, ton empire? L'univers va changer de face, le fils de l'homme va paraître sur les nues et juger les vivants et morts. Il vient; il est à la porte. Plusieurs de ceux qui vivent aujourd'hui verront l'accomplissement de ces choses. »
 
58. Ménippe, qui ne goûtait pas cette réplique, prit congé de la troupe, sortit de l'allée des épines, et laissa l'enthousiaste haranguer sa recrue tant qu'il voulut, et travailler à peupler son allée.
 
59. Eh bien, Ariste, que penses-tu de cet entretien? Je te pressens. « Je conviens, me diras-tu, que ces Iduméens devaient être de grands sots; mais il n'est pas possible qu'une nation n'ait produit quelque homme de tête. Les Thébains, les peuples les plus épais de la Grèce, ont eu un Épaminondas, un Pélopidas, un Pindare; et j'aimerais bien autant avoir entendu Ménippe conserver avec l'historien Josèphe ou le philosophe Philon, qu'avec l'apôtre Jean ou Marc l'évangéliste. Il a toujours été permis à la foule des imbéciles de croire ce que le petit nombre des gens sensés ne dédaignait pas d'admettre; et la stupide docilité des uns n'a jamais affaibli le témoignage éclairé des autres. Réponds-moi donc qu'a dit Philon du colonel de l'allée des épines?. Rien. Qu'en a pensé Josèphe?. Rien. Qu'en a raconté Juste de Tibériade? Rien. » Et comment voulais-tu que Ménippe s'entretînt de la vie et des actions de cet homme avec des personnes fort instruites, à la vérité, mais qui n'en avaient jamais entendu parler? Ils n'ont oublié ni le Galiléen Judas, ni le fanatique Jonathas, ni le rebelle Theudas; mais ils se sont tus sur le fils de ton souverain. Quoi donc? l'auraient-ils confondu dans la multitude des fourbes qui s'élevèrent successivement en Judée, et qui ne firent que se montrer et disparaître?
 
60. Les habitants de l'allée des épines ont été pénétrés de ce silence humiliant des historiens contemporains de leur chef, et plus encore du mépris que les anciens habitants de l'allée des marronniers en concevaient pour leur troupe. Dans cet état violent, qu'ont-ils imaginé? d'anéantir l'effet en détruisant la cause. « Comment! me diras-tu, en détruisant la cause! j'ai de la peine à t'entendre. Auraient-ils fait parler Josèphe quelques années après sa mort?. » A merveilles tu l'as rencontré ils ont inséré dans son histoire l'éloge de leur calonel; mais admire leur maladresse; n'ayant ni mis de vraisemblance dans le morceau qu'ils ont composé, ni su choisir le lieu convenable pour l'insérer, tout a décelé la supposition. Ils ont fait prononcer à Josèphe, à un historien juif, à un pontife de sa nation, à un homme scrupuleusement attaché à son culte, la harangue -d'un de leurs guides; et dans quel endroit l'ontils placée? dans un endroit où elle coupe et détruit le sens de l'auteur. « Mais les fourbes n'entendent pas toujours leurs intérêts, dit l'auteur qui m'a fourni l'entretien de Ménippe et de Marc. Pour vouloir trop, souvent ils n'obtiennent rien. Deux lignes glissées finement ailleurs les auraient mieux servis. C'est aux cruautés d'Hérode, si exactement décrites par l'historien juif, qui n'était pas son ami, qu'il fallait ajouter le massacre des enfants de Bethléem, dont il ne dit pas un mot. »
 
61. Tu feras là-dessus tes réflexions cependant rentre encore avec moi dans l'allée des épines.
 
62. Parmi ceux qui s'y traînent aujourd'hui, il en est qui tiennent leurs bandeaux à deux mains, comme s'il résistait et qu'il tendît à s'échapper. Tu reconnaîtras les têtes bien faites à cette marque car on a de tout temps observé que le bandeau s'ajustait d'autant mieux sur un front qu'il était étroit et mal fait. Mais qu'arrive-t-il de la. résistance du bandeau? de deux choses l'une ou que les bras se fatiguent et qu'il s'échappe; ou qu'on persiste à le retenir et qu'on parvient à la longue à vaincre son effort. Ceux dont les bras se lassent, se trouvent tout à coup dans le cas d'un aveugle-né à qui l'on ouvrirait les paupières. Tous les objets de la. nature se présenteraient à lui sous une forme bien différente des idées qu'il en aurait reçues. Ces illuminés passent dans notre allée. Qu'ils ont de plaisir à se reposer sous nos marronniers et à respirer l'air doux qui y règne! Avec quelle joie ne voient-ils pas de jour en jour cicatriser les cruelles blessures qu'ils se sont faites! Qu'ils gémissent tendrement sur le sort des malheureux qu'ils ont laissés dans les épines! Ils n'osent toutefois leur tendre la main. Ils craignent que, n'ayant pas la force de suivre, ils ne soient entraînés de nouveau, par leur propre poids ou par les efforts des guides, dans des broussailles plus épaisses. Il n'arrive guère à ces transfuges de nous abandonner. Ils vieillissent sous nos ombrages; mais sur le point d'arriver au rendez-vous général, ils y trouvent un grand nombre de guides; et comme ils sont quelquefois imbéciles, ceux-ci profitent de cet état, ou d'un instant de léthargie pour leur rajuster leur bandeau, et donner un coup de vergette à leur robe; en quoi ils s'imaginent leur rendre un service important. Ceux d'entre nous qui jouissent de toute leur raison les laissent faire, parce qu'ils ont persuadé à tout le monde qu'il y a du deshonneur à paraître devant le prince sans un bandeau, et sans avoir été savonné et calandre. Cela s'appelle chez les gens du bon ton, finir décemment le voyage; car notre siècle aime les bienséances.
 
63. J'ai passé de l'allée des épines dans celle des fleurs où j'ai peu séjourné, et de l'allée des fleurs, j'ai gagné l'ombre des marronniers, dont je ne me flatte pas de jouir jusqu'au dernier terme il ne faut répondre de rien. Je pourrais bien finir la route à tâtons, comme un autre. Quoi qu'il en soit, je tiens maintenant pour certain que notre prince est souverainement bon, et qu'il regardera plus à ma robe qu'à mon bandeau. Il sait que nous sommes pour l'ordinaire plus faibles que méchants. D'ailleurs telle est la sagesse des lois qu'il nous a prescrites, que nous ne pouvons guère nous en écarter sans être punis. S'il est vrai, ainsi que je l'ai entendu démontrer dans l'allée des épines (car quoique ceux qui y commandent vivent assez mal, ils tiennent parfois de fort bons propos); s'il est vrai, dis-je, que le degré de notre vertu soit la mesure exacte de notre bonheur actuel, ce monarque pourrait nous anéantir tous, sans faire injustice à personne. Je t'avouerai toutefois rlue cet avis n'est pas le mien; je m'anéantis à regret; je veux continuer d'être, persuadé que je ne puis jamais qu'être bien. Je pense que notre prince, qui n'est pas moins sage que bon, ne fait rien dont il ne résulte quelque avantage or, quel avantage peut-il tirer de la peine d'un mauvais soldat? Sa satisfaction propre? Je n'ai garde de le croire; je lui ferais une injure grossière, en le supposant plus méchant que moi. Celle des bons? Ce serait en eux un sentiment de vengeance incompatible avec leur vertu, et auquel notre prince, qui ne se règle point sur les caprices d'autrui, n'aurait aucun égard. On ne peut pas dire qu'il punira pour l'exemple; car il ne restera personne que le supplice puisse intimider. Si nos souverains infligent des peines, c'est qu'ils espèrent effrayer ceux qui seraient tentés de ressembler aux coupables.
 
6lJ. Mais avant que de sortir de l'allée des épines, il faut encore que tu saches que ceux qui la suivent sont tous sujets à une étrange vision. C'est de se croire obsédés par un enchanteur malin, aussi vieux que le monde, ennemi mortel du prince et de ses sujets, rôdant invisiblement autour d'eux, cherchant à les débaucher, et leur suggérant sans cesse à l'oreille de se défaire de leur bâton, de salir leur robe, de déchirer leur bandeau et de passer dans l'allée des fleurs ou sous nos marronniers. Lorsqu'ils se sentent trop pressés de suivre ses avis, ils ont recours à un geste symbolique, qu'ils font de la main droite et qui met l'enchanteur en fuite, surtout s'ils ont trempé le bout du doigt dans une certaine eau qu'il n'est donné qu'aux guides de préparer.
 
65. Je n'aurais jamais fait, si j'entrais dans le détail des propriétés de cette eau, et de la force et des effets du signe. L'histoire de l'enchanteur a fourni des milliers de volumes, qui tous concourent à démontrer que notre prince n'est qu'un sot en comparaison de lui, qu'il lui a joué cent tours plaisants, et qu'il est mille fois plus habile à lui enlever ses sujets que son rival à se les conserver. Mais de peur d'encourir le reproche qu'on a fait à Milton, et que ce maudit enchanteur ne devînt aussi le héros de mon ouvrage, comme on ne manquera pas d'assurer qu'il en est l'auteur; je te dirai seulement qu'on le représente à peu près sous la forme hideuse qu'on a donnée à l'enchanteur Freston, chez le duc de Médoc, dans la continuation maussade de l'excellent ouvrage de Cervantes; et qu'on tient dans le sentier des épines que ceux qui l'auront écouté sur la route lui seront abandonnés aux portes de la garnison, pour partager avec lui, dans tous les siècles à venir, et dans des gouffres de feu, le sort affreux auquel il est condamné. Si cela est, on n'aura jamais vu tant d'honnêtes gens rassemblés avec tant de fripons, et dans une si vilaine salle de compagnie.


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