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Illustration: La Chaise d'Enfer - Ernest Du Laurens de la Barre

La Chaise d'Enfer


Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2010-09-14

Lu par Eric
Livre audio de 35min
Fichier mp3 de 32,0 Mo

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Photo: Evil woman - Sword in Cleveland Museum of Art - Certains droits réservés (licence Creative Commons) Musique : http://srv-gub-udm.mediactive.fr/cefidom/musigratis/registered.htm
Bach J.S. - Violon deux flûtes à bec Ens.Instr. BWV1049 Concerto Brandebourgeois 04 sol majeur 01 Allegro - Jean-Pierre Rampal / Ulrich Grehling - Karl Ristenpart


Les maisons isolées sur les routes presque abandonnées qui traversent les montagnes, maisons trop nombreuses encore pour le bonheur des paotred-kaled (durs garçons) de la Basse-Bretagne, tristes cabanes qu’une lourde vapeur de cidre environne et dont un fagot de gui orne toujours la façade lézardée ; ces maisons-là, vous en conviendrez, sont bien nommées, trop bien qualifiées par ces mots : chapel an Diaoul, chapelle du Diable.
 
Hélas ! il n’est que trop vrai, nos paysans bretons y font de trop fréquentes stations : le cidre détestable qu’ils y trouvent a pour eux un goût qu’aucune liqueur n’égale sur la terre. Ils oublient peines, douleurs, misère ; ils oublient femme, enfants, famille ; ils oublient intérêts, affaires, religion ; ils oublient tout — jusqu’à leur conscience.
 

C’est assurément un spectacle bien étrange en Basse-Bretagne que le retour d’une foire ou d’un pardon ; mais c’est un spectacle bien triste que ces hommes qui trébuchent dans les chemins creux, trop étroits pour leur marche louvoyante, pareille à celle d’une chaloupe qui tire des bords pour naviguer contre le vent ! Et ces pauvres femmes, épouses et filles, sœurs ou fiancées, qui essaient d’arracher de l’auberge leur mari, leur frère, leur fiancé, leur parent ivrogne (c’est le mot obligé), ou qui souvent s’efforcent de soutenir leurs pas chancelants sur le chemin ; qui, parfois aussi, s’interposent entre deux camarades sur le point d’en venir aux coups... oui, c’est bien triste.
 
Telles sont les impressions de mon âge, aujourd’hui ; mais, autrefois, je ne le voyais pas ainsi. Non, en vérité ! et qu’on me pardonne cet étrange aveu : je trouvais du pittoresque dans ces groupes chancelants, bruyants, chantants ; du dramatique dans ces luttes où le poing le plus dur faisait loi ; du comique dans ce désespoir des femmes qui, la pipe à la bouche, et trois ou quatre ensemble, relevaient du fond d’une douve, en unissant leurs efforts, un parent ou un voisin aviné ; je, trouvais enfin un plaisir infini à voir l’ensemble animé, joyeux et assourdissant de nos pardons de Cornouaille.
 
Cela me remet en mémoire une petite anecdote de ce genre, qui me causa dans le temps (j’ose à peine le dire), une joie infinie.
 
Nous revenions du pardon de Lothéa, village situé près de la jolie bourgade qui étale ses bosquets, ses prairies, ses délicieux jardins, au confluent de l’Isole et de l’Ellée. J’ai déjà parlé ailleurs, je m’en souviens, du pardon de Lothéa, de la petite chapelle, de la fontaine, et surtout du chemin ravissant qui y conduit, au milieu des taillis, en côtoyant la Laita.
 
Ainsi, on revenait, sur le soir, du pardon de Lothéa. Cela se passait à peu près comme je l’ai esquissé au commencement de ces pages. Le sentier, serpentant dans les bois, semblait être bariolé par les nombreux costumes des pardonneurs, comme un long ruban de couleurs diverses. C’était original, c’était intéressant et complètement breton. On entendait, dans le lointain, les sons de la bombarde et du biniou, les airs gais et harmonieux que jouait si bien Mathurin l’aveugle. Les paotred chantaient, les jeunes filles riaient et cueillaient les derniers bouquets de lait ; mais le cidre de Perr Lichern avait bien généreusement coulé au pardon, à raison d’un blank la chopine : aussi un grand nombre de retardataires attaquaient-ils en revenant les talus du chemin creux, sans souci des épines et de la lande qui garnissaient les bords. Nous regardions tout cela en riant, et ne suivions pas sans plaisir les évolutions des amateurs de cidre, les meilleures pratiques de Perr Lichern, le cabaretier du Bois de l’Abbaye.
 
Il y en avait un surtout qui nous amusait singulièrement par les embardées étonnantes qu’il exécutait. Le chemin, assez large quoique fort inégal, à l’endroit où nous nous trouvions alors, se prêtait aux gambades forcées de notre ivrogne. Nous disons forcées, parce que, au moment où l’équilibre lui manquait, il ne rattrapait momentanément son centre de gravité qu’au moyen d’un soubresaut des plus comiques qui le portait alternativement d’un côté à l’autre de la route. Mais cette singulière pantomime ne pouvait durer bien longtemps, à cause de la pente et des inégalités de terrain, et surtout de l’ivresse croissante de notre homme. C’était le dénoûment prévu et inévitable que nous attendions pour achever ce divertissement, à peine avouable. Enfin le roulis qui agitait le paysan devint étonnant, insoutenable, fantastique. Son chapeau avait déjà mordu la poussière, à cinquante pas de là ; il agitait encore le bras pour le ressaisir. On eût dit une chaloupe désemparée et en détresse sur des houles bondissantes. Hélas ! le naufrage était inévitable ! Un caillou au rebord du chemin fut l’écueil contre lequel notre homme alla sombrer, corps et biens... Et dans quelle position, juste ciel !...
 
Nous avons dit que les fossés étaient garnis de fortes touffes d’ajoncs, d’épines et de broussailles : ce fut au beau milieu qu’il alla donner, la tête la première, avec accompagnement de huées de tous les passants. Mais nul ne s’occupa de dégager le malheureux, de l’arracher aux pointes acérées qui devaient lui labourer la figure et la poitrine ; on riait, on le poussait du pied, puis on passait, « Il ne pouvait tomber mieux, disait-on ; sa tête est à l’abri du serein de la nuit, et ses jambes ne dépassent point l’ornière où le karriguel-Anankou (char de la Mort) pourra rouler ce soir sans lui rompre les os. »
 
Tel est le cas que l’on fait en Basse-Bretagne d’un misérable que le cidre couche sur le chemin. On rit et l’on passe, mais on ne s’en préoccupe pas davantage, tant ces scènes sont communes au retour des pardons. Eh bien ! On me permettra de le dire : mieux vaut l’ivresse du cidre que celle des mauvais écrits ! Mieux vaut un paysan ivre qu’esprit fort ! Mieux vaut pour lui la lie du vin que celle qui se trouve au fond de beaucoup de livres !
 
Mais nous voilà bien loin de la Chaise en enfer, et cette digression ne s’est présentée sous notre plume qu’au souvenir du pauvre cabaret, où l’histoire de Griffard, le buveur de cidre, me fut racontée.
 
Un soir donc que l’excursion de la journée avait été plus longue que je ne l’avais prévu, j’entrai dans la triste auberge que l’on voit au bord de la route, près d’un pont jeté sur un joli ruisseau, affluent de l’Ellée (dans la commune du Saint, entre Le Faouet et Gourin.)
 
Là, je m’étais à peine assis auprès du feu, qu’un vieux charpentier de Guiscriff — comme je l’appris dans la soirée — vint aussi s’asseoir et réclamer sa chopine de cidre pour deux pauvres sous... que je payai généreusement.
 
C’était bien peu ; pourtant cela suffit pour obtenir du vieux conteur le récit suivant. À vous, lecteur, de juger s’il vaut deux sous.
 
[modifier] II
Oui, mes enfants, la chaise de Griffard avait été faite en enfer avant sa naissance ; mais Satan, comme on sait, a un flair du diable et il avait senti la venue prochaine de son ami. Entre coquins on se connaît, entre diables on s’estime, et voilà comment Griffard était attendu en enfer avant sa naissance.
 
Pour lors donc Griffard vint au monde censé[1] avec bec, ongles et dents passablement aiguisés par la malice ; à six mois c’était déjà un luron dégourdi ; à cinq ans il donnait le saut au meilleur lutteur du Faouet, et à sept ans, âge de raison pour les chrétiens, maître Griff parlait mieux qu’un avocat de Vannes, si c’est possible.
 
Voilà donc qu’à douze ans sonnés, il demanda son compte à sa mère, qui était une digne veuve de Guiscriff, vivant à peine de sa quenouille. La pauvre femme, ne pouvant plus nourrir un tel vaurien affamé et non moins altéré, ne fut pas fâchée de le voir partir, d’autant plus que dernièrement Griffard avait eu de vilains démêlés dans le pays : il avait battu un marguillier de la paroisse qui voulait le sermonner, et donné une danse, sensé, au bedeau du Faouet, qui était son parrain, parce qu’il lui avait refusé de l’argent le jour du pardon de sainte Barbe.
 
Enfin le voilà parti par la grand’route de Gourin. Un peu plus loin, en montant la côte du Cheval, comme il faisait grand soleil, il fut pris d’une soif de possédé et apercevant un petit cabaret, à mi-côte, il tâta son gousset percé pour voir s’il lui restait quelques sous. Par malheur, il avait bu son dernier liard en passant au Pont-de-Pierre et se dit que, n’importe, fallût-il éreinter le cabaretier, il aurait du cidre, ou que le diable s’en mêlerait, pour sûr.
 
Il n’avait pas fini de dire ou de penser cela, qu’il vit venir à lui un amateur assez bien tourné. C’était un gros paysan, sensé, habillé à la mode de Guiscriff, avec un gros penbaz et un gros sac sur le dos.
 
— Tiens, lui dit le gros paysan, c’est toi, Griffard ! Comment vas-tu, mon fils ?
 
— Comment ? comment ? fit Griffard ; vous me connaissez donc, vous, le gros bonhomme ?
 
— Si je te connais, reprit l’autre ! Appelle-moi mon oncle ; je suis ton père nourricier : je te connaissais avant ta naissance. Je procure aux bons lurons toutes joies et plaisir ; la peine de dire merci ! Ça te convient-il ?
 
— Bien sûr, mon oncle, que ça me convient ; surtout si vous payez à boire. Entrons dans la maison ; nous causerons mieux devant un joli pot de cidre, pas vrai ?...
 
Les camarades s’en donnèrent une bonne, comme vous pensez. Mais le gros avait beau verser du cidre à Griffard, bah ! rien n’y faisait ; Griff était aussi solide qu’au commencement, et le gros homme avait déjà un coup de soleil que sa face de vieux pendard en suait rouge comme du sang. Alors, pendant que le cabaretier était sorti pour prendre l’air, vu qu’autour des buveurs il faisait une chaleur d’enfer, l’étranger dit à Griffard :
 
— Assez comme cela, mon neveu, et faisons nos comptes.
 

— Faisons nos comptes, mon oncle, ça me va.
 
— Alors, dis-moi : « Merci, tonton ; quand même vous seriez le diable en personne, je vous appartiens, corps et âme. » Moi, en retour, je me charge de ton chemin ; de te placer sur un trône en ce monde, et de t’asseoir commodément dans l’autre, vu que je t’y ai préparé un fauteuil, avant ta naissance.
 
— Ah ! mon oncle, dit aussitôt Griffard ; vous êtes aimable tout de même, et quand vous seriez le grand diable en personne naturelle, je suis votre serviteur à la vie, à la mort. C’est juré, juré sur vos cornes, pourvu que j’aie toujours une bourse aussi ronde que votre sac ; mais sans vous commander, qu’est-ce qu’il y a dedans, mon oncle ?
 
— Peuh ! fit le vieux tentateur ; presque rien, mon neveu : le métier ne va pas fort, depuis le dernier jubilé. N’importe, tope-là, bien vite et tu seras content.
 
Les deux complices topèrent là-dessus ; et quand Griffard releva les yeux, il vit à la place de son oncle un sac qui fumait, sensé, autant que braise éteinte, et sonnait comme de l’or monnayé. C’était de l’or en effet, et ça fumait là-dedans, comme si le diable l’avait fondu à l’instant. Le cabaretier ne tarda pas à rentrer, et Griffard lui jeta un louis si jaune que l’autre en vit des chandelles.
 
— Kénavo, au revoir, lui dit Griff, en sortant.
 
— Où allez-vous donc, l’homme riche ? dit le cabaretier, qui se nommait Iann Kidour (Jean-Chien-d’eau).
 

— Moi ? je ne sais pas, répondit maître Griff : je vais chercher par là un trône, sensé. Connais-tu par ici un roi pané, qui voudrait vendre sa place pour une jolie somme ?
 
— Un roi pané ? dit Iann, connais pas... Ah ! si fait pourtant. On dit qu’il y a là-bas, dans une forêt, du côté de la mer, un vieux roi saxon, sans le sou et sourd comme une bûche : c’est le roi Parafilando, ce qui veut dire prêt à filer ; tu comprends.
 
— Oui, voilà mon affaire. À présent, le chemin ?
 
— Oh ! le chemin n’est pas difficile ; quand tu auras monté la côte du Cheval, tu verras une route à gauche ; tu feras trois lieues par là. Alors tu tourneras par un chemin à droite ; tu iras jusqu’à une pierre levée qui est au milieu ; et puis tu prendras à gauche ; tu iras jusqu’à un moulin ; alors tu verras un grand bois ; tu iras sur la droite, ensuite...
 
— Ah ! dis donc, l’ami, interrompit Griffard, tu plaisantes avec tes à droite, à gauche, tu iras, tu prendras, etc... Moi, je suis Griffard, et je n’aime pas à rire ; ainsi fais ton paquet ; tu vas me piloter, et tu auras encore trois jaunets pour ta peine.
 
Jannik-Kidour qui aurait donné, sensé, toute sa boutique pour moins de la moitié, fit son paquet en prenant son bonnet et son bâton, et se hâta de mettre la clef sous la porte, sans trop de regrets, vu qu’il devait déjà deux années de fermage à son propriétaire. Il y en a beaucoup qui paient comme cela du côté de Gourin et ailleurs, pas vrai ?
 
Voilà donc Griffard et Iann Kidour en route comme deux vieux amis. Ils passèrent par le chemin à droite, par le chemin à gauche, trouvèrent la pierre levée et arrivèrent au moulin. Le meunier qui était bon enfant, les régala de la bonne façon, en disant qu’il connaissait notrou Griffard de réputation. Ils restèrent au moulin deux ou trois jours, mettant à sac et à sec tous les cabarets des environs, et l’argent du tonton filait, filait rondement à ce jeu-là.
 
Tout en causant, le meunier leur apprit que le roi Parafilando avait trois belles filles à marier, et que la plus jeune, nommée Finik, était si fine et si jolie, que rien n’y résistait. Il leur dit aussi que le vieux roi Bouzar ou sourd, n’avait plus le sou, sensé, et qu’il cherchait un gendre riche pour le tirer de presse.
 
— Voilà mon affaire, pensa Griffard. Pour lors Finik commença à lui trotter par la tête. Il acheta au meunier son beau costume du dimanche, avec habit bleu et bas violets, quoiqu’il fût un peu trop court pour lui ; et pour Jann Kidour il acheta celui du valet, qui était un peu trop large, vu que Jean-Chien-d’eau était maigre à faire peur.
 
N’importe, ainsi équipés, comme des bourgeois qui vont à la foire, ils se remirent en route et entrèrent dans la forêt, au bout de laquelle se trouvait le château de Parafilando.
 
Inutile de vous raconter toutes les choses surprenantes qu’ils virent dans la grande forêt et les obstacles qu’ils eurent à franchir. L’or de Griffard était puissant, puissant comme l’enfer. Avec ça on surmonte tout. Oui, quand Dieu le permet, sensé !
 

Pourtant il faut vous dire que dans le milieu du bois, ils trouvèrent une caverne noire, fermée par une grille de fer rouge, derrière laquelle se tenait le gardien, un monstre épouvantable. Maître Griff, qui n’avait peur de rien, ayant demandé ce qu’il y avait là, le monstre répondit :
 
— C’est ici la porte de l’enfer, et dans le fond la chaise de Griffard ; entrez, s’il vous plaît.
 
— Oh ! pas encore, fit Griffard, sans se déconcerter ; pas encore... Mais mon sac est vide ; ainsi donne m’en un autre, de la part de mon oncle.
 
— C’est bien, dit le monstre, et il tira de dessous les roches un sac sonnant et bien garni qu’il remit à Griffard.
 
La grille rouge s’était ouverte toute seule et se referma de même avec un bruit horrible de grincements de dents. Le pauvre Chien-d’eau tremblait comme feuille ; mais le neveu du diable, endurci comme le péché, le saisit par le bras d’une main aussi dure qu’un étau, et ils continuèrent leur route vers leur destinée...
 
Après avoir bien marché, bien marché, ils aperçurent les tours du vieux château. Griffard frappa un grand coup sur le portail. Un insolent de domestique, vint regarder par le guichet et apercevant ces deux vagabonds dont l’un avait un habit la moitié trop court, et l’autre un gilet la moitié trop large, il leur ferma le guichet au nez.
 
— Attends un peu, dit Griffard, je vais bien te faire ouvrir moi, méchant vaurien.
 

Et en disant cela, il lança par dessus le mur une pluie de louis d’or qui tombèrent sur le pavé de la cour avec un bruit qu’on ne connaissait guère au château du roi Prêt-à-filer.
 
Deux ou trois valets se jetèrent dessus et se mirent à se battre en poussant des cris de forcenés, si bien que les filles du roi, et le bonhomme à leur suite, arrivèrent dans la cour pour voir ce qui causait tant de vacarme. Vous comprenez que le portail fut bientôt ouvert tout grand devant notre ami Griffard, qui vint faire un compliment bien tourné au roi Parafilando. Il est vrai que le vieux sourd n’en entendit pas un mot ; mais Finette et ses sœurs, prenant Griffard pour un prince déguisé, se chargèrent de la réponse.
 
Au bout d’une semaine, maître Griff, logé, bien habillé et nourri à quatre repas par jour, disait papa au roi Paraf, et mignonnes à ses filles, que c’était un plaisir. Iann Kidour commençait à engraisser et à remplir ses chausses, que c’était une bénédiction.
 
[modifier] III
Pourtant, comme il y a une fin à tout, le sac aux écus devenait plus maigre de jour en jour, et le neveu du diable qui voulait épouser la plus brave des trois princesses, imagina de les envoyer à la porte de l’enfer demander de l’argent jaune à son oncle. Il leur en fit donc la proposition, et toutes les trois répondirent à la fois : « C’est moi, c’est moi, c’est moi qui irai la première. »
 

Et elles allaient joliment se chamailler si Griffard ne les eût arrêtées à temps.
 
— Ta, ta, ta, calmez-vous, mignonnes, leur dit- il, en pinçant le joli menton de Finette, vous irez chacune à votre tour, mais ce soir ce sera le tour de Janie.
 
Janie était l’aînée et un beau brin de fille, une luronne, sensé.
 
— Écoutez bien, reprit Griffard. Il faudra partir une heure avant minuit et monter à cheval pour aller plus vite. Puis, à la porte de la caverne, vous verrez un joli garçon, noir comme une poêle à frire, et vous lui direz : Je viens de la part de notrou Griffard.
 
C’est bon. Sur le soir, passé dix heures, Janie s’en va trouver son bonhomme de père, et lui dit en criant fort :
 
— Prêtez-moi votre cheval Hastit qui marche comme le vent, pour aller là-bas, et je vous apporterai la richesse.
 
Le bonhomme aurait peut-être dû refuser, car mieux vaut pauvreté que fortune mal acquise ; mais, que voulez-vous, le pauvre vieux était pané, comme vous savez, et il donna son cheval à sa fille aînée.
 
Hastit partit plus vite qu’un cerf avec Janie sur son dos. Ils allaient comme la tempête ; mais au milieu d’une côte, auprès d’un gros rocher :
 
— Halte-là ! qui va là ? la bourse ou la vie !
 
— Oh ! pardon, Monsieur le voleur, dit la pauvre Janie épouvantée ; ne me tuez pas, je n’ai pas d’argent.
 
— Allons, descendez vite, cria le voleur d’une grosse voix, et retournez chez vous. Je n’aime pas les filles qui courent la nuit.
 
La princesse descendit de cheval et le voleur ayant pris Hastit par la bride, chacun s’en alla de son côté.
 
Le lendemain matin, Janie alla trouver le seigneur Griffard et lui raconta son aventure. Le païen se mit à rire comme un sans cœur qu’il était en la traitant de poltronne. Mais jugez de l’étonnement de Janie, quand, passant auprès de l’écurie, elle vit Hastit qui mangeait tranquillement son avoine. Vous pensez qu’elle n’y comprenait rien.
 
— Il me faut pourtant de l’argent, dit Griffard à son ami Kidour, lequel n’y comprenait pas davantage ; et il l’envoya chercher Félicité, la cadette des filles du roi Parafilando.
 
Félicité dit qu’elle était prête à partir et qu’on verrait bien si elle était brave et capable de faire mieux que sa sœur aînée. Là-dessus, elle alla trouver son père, lui demanda, en criant fort, son cheval Hastit qui marchait comme le vent, et partit avant minuit.
 
Voilà qu’arrivée au milieu de la côte, auprès du rocher :
 
— Halte-là ! qui va là ? la bourse ou la vie !
 
— Pardon, Monsieur le voleur, dit Félicité toute tremblante, ne me tuez pas, je n’ai pas d’argent.
 
— C’est bon, répliqua le voleur d’une voix formidable, descendez vite et retournez à la maison ; je n’aime pas les demoiselles qui vagabondent par les chemins.
 

Félicité s’en revint donc comme sa sœur, et fut bien surprise le lendemain matin d’entendre Hastit hennir dans son écurie.
 
— Par les cornes de mon oncle ! s’écria Griffard, qui faisait semblant de se mettre en colère, il me faut de l’argent sans tarder ; et décochant un joli coup de pied à Iann Kidour, il l’envoya chercher Finette sur-le-champ.
 
Fine déclara tout de suite qu’elle était prête à partir. Elle s’en alla donc trouver le roi Bouzar ; lui demanda, en criant fort, son bon cheval Hastit, plus rapide que le vent et se mit en route à l’heure voulue.
 
— Halte-là ! qui va là ?... même voleur, même air, sensé, mais non pas même chanson.
 
— Je te tue si tu bouges, cria Finette en lui présentant le canon d’un gros pistolet[2] qu’elle avait emporté par précaution.
 
— Oh ! ne me tue pas, mignonne, dit le voleur d’un ton radouci ; tu me reconnais bien, j’espère ? c’est moi, Griffard, ton bon ami qui est venu ici pour vous éprouver, toi et tes sœurs. Tu es la plus brave, Fifinette, et si tu veux, je te demanderai à ton père, quand nous aurons attrapé un petit peu d’argent pour faire bouillir la marmite ?
 
La jolie princesse mit sa petite menette dans la poigne de Griffard. Elle sauta en croupe sur Hastit, et ils filèrent comme un coup de vent, du côté de la caverne aux écus.
 

Bientôt on arriva à la porte rouge. Le neveu demanda au portier des nouvelles de son cher oncle. Le portier lui répondit :
 
— Ça va mal ! Le monde s’améliore et le métier ne va plus.
 
— Qu’est-ce que ça me fait ! dit Griffard ; donne-moi mon sac, il est temps que je file, car j’ai des affaires pressées.
 
— Ah ! ah ! fit le monstre, en lui remettant une grosse boursée. — Puis il ajouta à l’oreille du cavalier :
 
— M’est avis, camarade, qu’il faudra placer en enfer la petite chaise de la fillette à côté de la tienne.
 
— Ça ne te regarde pas, méchant drôle, dit Griffard en mettant Hastit au galop.
 
Huit jours après, on fit des noces superbes au château de Parafilando. Mais vu que mon père n’y fut pas invité, ni moi non plus, je ne puis vous les raconter en détail. Seulement on sait que cela dura sept jours, et que ce fut magnifique. Ah ! c’est Iann Kidour qui s’en donna une jolie poussée, et Griffard aussi. Mais voilà que, le soir de ses noces, le nouveau marié se trouvant seul un moment, son oncle entra dans sa chambre sans ouvrir la porte. Le neveu aurait bien voulu envoyer le tonton à tous les diables, mais le vieux cornu n’était pas de cet avis.
 
— Bonsoir, mon fils. — Bonsoir, mon oncle.
 
— Ainsi tu te maries, mon filleul. C’est bête, à ton âge, mais ça te regarde.
 
— Dépêchez-vous, mon oncle, car je n’ai pas le temps.
 

— Comment, tu n’as pas le temps ? Et moi qui t’apportais une jolie boursette pour mon cadeau de noces... à une petite condition...
 
— Ah ! fit Griffard en lorgnant le sac ; voyons, la condition. Que voulez-vous ?
 
— Ma part, mon fils, ma part de ta femme, sans quoi, plus d’argent !
 
— Partager Finette, s’écria le neveu stupéfait ; non, non, mon oncle, je ne veux pas.
 
— Écoute, mon fiston, dit le diable d’un air bonasse, écoute-moi sans te fâcher : pendant dix ans, Finette et toi, vous serez roi et reine, sensé, plus riche et plus heureux qu’aucun autre ; mais au bout de dix ans, il y aura une chaise de plus en enfer, à côté de la tienne, qui était forgée avant ta naissance, comme tu sais.
 
— Griffard réfléchit un instant, mais au bruit de la voix de Finette qui l’appelait, il tendit la main en disant :
 
— Topez là, mon oncle.
 
Le grand diable s’envola aussitôt par la cheminée ; et quand la mariée, jolie comme un cœur et toute habillée de blanc et de rose, entra dans la chambre, elle se plaignit que ça sentait la fumée et remarqua que sa chaise avait disparu. A la place, il y avait un gros sac rempli d’argent jaune.
 
Il est bon de vous dire que Finik n’était pas nommée Finette pour rien. La nuit de leur voyage à la caverne, elle avait entendu le monstre de portier dire que sa petite chaise serait placée en enfer à côté de celle de Griffard. Cela lui avait donné des soupçons, et à son retour au château, elle avait, par prudence, attaché sous sa chaise une petite fiole remplie d’eau bénite. Le diable avait emporté le tout, sans se douter de rien, tout diable qu’il était... Mais, voyez-vous, il y a des femmes qui ont plus d’esprit, sensé, que le diable lui-même.
 
Je ne vous raconterai pas toutes les aventures de Griffard et de Finette, ni celles de Chien d’eau, devenu riche, gras comme un vrai procureur et de plus l’heureux époux de la belle Félicité. Après la mort du roi Prêt-à-filer, Griffard était devenu le plus puissant monarque du monde, et quoiqu’il fût toujours un peu brutal et ami de la bouteille, ses sujets n’avaient pas trop à se plaindre. Enfin, les dix années passèrent, passèrent comme dix jours, le bonheur passe si vite pour les gens heureux ! et un soir que le roi Griffard Ier et sa femme avaient bien ri après souper, ils virent apparaître un personnage qu’ils avaient oublié. Mais Griffard l’ayant bientôt reconnu, lui dit hardiment :
 
— Bonsoir, mon oncle, comment vous portez-vous depuis l’an passé ? vous avez l’air plus triste que l’autre fois.
 
— C’est bien possible, mon fils, répondit le diable ; j’ai tant de souci avec les moines, les bonnes sœurs et ceux qui se convertissent sans ma permission... mais, mon fiston, il y a dix ans sonnés, à la minute, depuis le soir de tes noces.
 
— Dix ans ! c’est impossible, vous plaisantez.
 
— Je ne plaisante jamais, reprit le démon ; non, non, non ! ainsi, faites vos paquets et suivez-moi tous les deux. Vous verrez, ma jolie nièce, comme j’ai conservé votre petite chaise à côté du fauteuil de votre mari. Hi, hi, hi.
 
— Partons, dit Finette.
 
Nos époux furent très-bien reçus en enfer, où ils se rendirent avec leur oncle en passant par la fameuse porte rouge, toujours ouverte aux amateurs pour entrer, sensé, mais pour sortir, jamais !...
 
Le diable était, dit-on, très-galant pour la jolie Finette, si bien que notre ami Griffard avait une terrible envie de corriger son oncle ; mais Finik lui disait tout bas de ne pas faire attention.
 
Finalement, quand le diable les eut bien régalés, tout en leur montrant les curiosités de l’enfer (et l’on dit qu’il n’en manque pas, et que l’Exposition de Paris n’est rien du tout auprès), Finette se trouvant fatiguée demanda à s’asseoir. Alors on les conduisit à leurs places. Griffard Ier s’assit enfin sur son fameux fauteuil fait avant sa naissance, et sa femme sur sa petite chaise. Le diable se frottait les ongles tant il était content. Au même instant on entendit des cris, des cris à épouvanter les damnés : c’était Griffard qui hurlait :
 
— Ça brûle, ça brûle !! Enlevez-moi d’ici, mon oncle, ou je suis cuit, rôti tout vif !
 
Mais le grand diable se tordait à force de rire, sensé, et ne prenait pas garde à Finette, qui avait fait semblant de s’asseoir et se penchait, pour détacher de dessous sa chaise, la petite fiole qu’elle y avait placée autrefois.
 

— Tu peux rire, va, vilain démon, se disait Fine, tu ne riras pas longtemps, nous allons voir.
 
En effet, quand elle eut saisi la petite fiole, elle la déboucha adroitement et, se levant tout à coup, elle aspergea d’eau bénite le vieux tonton qui en grinçait et toute sa séquelle, si vite et si bien que toute la bande disparut dans les caves de l’enfer en poussant d’épouvantables hurlements...
 
Mais le plus curieux de l’affaire, c’est que Griffard et sa femme se trouvèrent à l’instant commodément assis sur de bons fauteuils au château de Parafilando.
 
Enfin, si le roi Griffard Ier se trouvait un peu endommagé d’un côté, vous saurez que Finette n’eut pas de peine à le guérir par son adresse. Par malheur, on dit que la chaise de Griffard est restée en enfer, sensé, pour y asseoir quelquefois les plus grands personnages.
 
Ainsi finit mon histoire et la morale de tout ceci, mes amis, c’est qu’une bonne femme peut toujours sauver un méchant mari.
 
Coat-ar-Roch, 8 août 1878.
 
1. Censé, Sanset, mot d’argot breton que certains conteurs emploient beaucoup dans le Léonais.
2. Un pistolet en l’an mille... nos conteurs en font bien d’autres.
 
Source: Wikisource

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