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Illustration: L'île mystérieuse-Chap23-25 - Jules Verne

L'île mystérieuse-Chap23-25


Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2009-05-25

Lu par Jean-François Ricou - (Email: jean-francois.ricou@wanadoo.fr)
Livre audio de 1h11min
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Feuilleton audio (62 Chapitres)

Chapitre 23-25
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Jules Verne
L'Île mystérieuse
Deuxième partie : L'abandonné Chapitre 1


À propos du grain de plomb. — La construction d'une pirogue. — Les chasses. — Au sommet d'un kauri. — Rien qui atteste la présence de l'homme. — Une pêche de Nab et d'Harbert. — Tortue retournée. — Tortue disparue. — Explication de Cyrus Smith.

Il y avait sept mois, jour pour jour, que les passagers du ballon avaient été jetés sur l'île Lincoln. Depuis cette époque, quelque recherche qu'ils eussent faite, aucun être humain ne s'était montré à eux. Jamais une fumée n'avait trahi la présence de l'homme à la surface de l'île. Jamais un travail manuel n'y avait attesté son passage, ni à une époque ancienne, ni à une époque récente. Non-seulement elle ne semblait pas être habitée, mais on devait croire qu'elle n'avait jamais dû l'être. Et, maintenant, voilà que tout cet échafaudage de déductions tombait devant un simple grain de métal, trouvé dans le corps d'un inoffensif rongeur !

C'est qu'en effet, ce plomb était sorti d'une arme à feu, et quel autre qu'un être humain avait pu s'être servi de cette arme ?

Lorsque Pencroff eut posé le grain de plomb sur la table, ses compagnons le regardèrent avec un étonnement profond. Toutes les conséquences de cet incident, considérable malgré son apparente insignifiance, avaient subitement saisi leur esprit. L'apparition subite d'un être surnaturel ne les eût pas impressionnés plus vivement.

Cyrus Smith n'hésita pas à formuler tout d'abord les hypothèses que ce fait, aussi surprenant qu'inattendu, devait provoquer. Il prit le grain de plomb, le tourna, le retourna, le palpa entre l'index et le pouce. Puis :

« Vous êtes en mesure d'affirmer, demanda-t-il à Pencroff, que le pécari, blessé par ce grain de plomb, était à peine âgé de trois mois ?

— A peine, monsieur Cyrus, répondit Pencroff. Il tétait encore sa mère quand je l'ai trouvé dans la fosse.

— Eh bien, dit l'ingénieur, il est par cela même prouvé que, depuis trois mois au plus, un coup de fusil a été tiré dans l'île Lincoln.

— Et qu'un grain de plomb, ajouta Gédéon Spilett, a atteint, mais non mortellement, ce petit animal.

— Cela est indubitable, reprit Cyrus Smith, et voici quelles conséquences il convient de déduire de cet incident : ou l'île était habitée avant notre arrivée, ou des hommes y ont débarqué depuis trois mois au plus. Ces hommes sont-ils arrivés volontairement ou involontairement, par le fait d'un atterrissage ou d'un naufrage ? Ce point ne pourra être élucidé que plus tard. Quant à ce qu'ils sont, européens ou malais, ennemis ou amis de notre race, rien ne peut nous permettre de le deviner, et s'ils habitent encore l'île, ou s'ils l'ont quittée, nous ne le savons pas davantage. Mais ces questions nous intéressent trop directement pour que nous restions plus longtemps dans l'incertitude.

— Non ! Cent fois non ! Mille fois non ! s'écria le marin en se levant de table. Il n'y a pas d'autres hommes que nous sur l'île Lincoln ! Que diable ! L'île n'est pas grande, et, si elle eût été habitée, nous aurions bien aperçu déjà quelques-uns de ses habitants !

— Le contraire, en effet, serait bien étonnant, dit Harbert.
— Mais il serait bien plus étonnant, je suppose, fit observer le reporter, que ce pécari fût né avec un grain de plomb dans le corps !

— A moins, dit sérieusement Nab, que Pencroff n'ait eu…

— Voyez-vous cela, Nab, riposta Pencroff. J'aurais, sans m'en être aperçu, depuis tantôt cinq ou six mois, un grain de plomb dans la mâchoire ! Mais où se serait-il caché ? Ajouta le marin, en ouvrant la bouche de façon à montrer les magnifiques trente-deux dents qui la garnissaient. Regarde bien, Nab, et si tu trouves une dent creuse dans ce râtelier-là, je te permets de lui en arracher une demi-douzaine !

— L'hypothèse de Nab est inadmissible, en effet, répondit Cyrus Smith, qui, malgré la gravité de ses pensées, ne put retenir un sourire. Il est certain qu'un coup de fusil a été tiré dans l'île, depuis trois mois au plus. Mais je serais porté à admettre que les êtres quelconques qui ont atterri sur cette côte n'y sont que depuis très-peu de temps ou qu'ils n'ont fait qu'y passer, car si, à l'époque à laquelle nous explorions l'île du haut du mont Franklin, elle eût été habitée, nous l'aurions vu ou nous aurions été vus. Il est donc probable que, depuis quelques semaines seulement, des naufragés ont été jetés par une tempête sur un point de la côte. Quoi qu'il en soit, il nous importe d'être fixés sur ce point.

— Je pense que nous devrons agir prudemment, dit le reporter.

— C'est mon avis, répondit Cyrus Smith, car il est malheureusement à craindre que ce ne soient des pirates malais qui aient débarqué sur l'île !

— Monsieur Cyrus, demanda le marin, ne serait-il pas convenable, avant d'aller à la découverte, de construire un canot qui nous permît, soit de remonter la rivière, soit au besoin de contourner la côte ? Il ne faut pas se laisser prendre au dépourvu.

— Votre idée est bonne, Pencroff, répondit l'ingénieur, mais nous ne pouvons attendre. Or, il faudrait au moins un mois pour construire un canot…

— Un vrai canot, oui, répondit le marin, mais nous n'avons pas besoin d'une embarcation destinée à tenir la mer, et, en cinq jours au plus, je me fais fort de construire une pirogue suffisante pour naviguer sur la Mercy.

— En cinq jours, s'écria Nab, fabriquer un bateau ?

— Oui, Nab, un bateau à la mode indienne.

— En bois ? demanda le nègre d'un air peu convaincu.

— En bois, répondit Pencroff, ou plutôt en écorce.

Je vous répète, monsieur Cyrus, qu'en cinq jours l'affaire peut être enlevée !

— En cinq jours, soit ! répondit l'ingénieur.
— Mais d'ici là, nous ferons bien de nous garder sévèrement ! dit Harbert.

— Très-sévèrement, mes amis, répondit Cyrus Smith, et je vous prierai de borner vos excursions de chasse aux environs de Granite-house. »

Le dîner finit moins gaiement que n'avait espéré Pencroff.

Ainsi donc, l'île était ou avait été habitée par d'autres que par les colons. Depuis l'incident du grain de plomb, c'était un fait désormais incontestable, et une pareille révélation ne pouvait que provoquer de vives inquiétudes chez les colons.

Cyrus Smith et Gédéon Spilett, avant de se livrer au repos, s'entretinrent longuement de ces choses. Ils se demandèrent si, par hasard, cet incident n'aurait pas quelque connexité avec les circonstances inexplicables du sauvetage de l'ingénieur et autres particularités étranges qui les avaient déjà frappés à plusieurs reprises. Cependant, Cyrus Smith, après avoir discuté le pour et le contre de la question, finit par dire :

« En somme, voulez-vous connaître mon opinion, mon cher Spilett ?

— Oui, Cyrus.

— Eh bien, la voici : si minutieusement que nous explorions l'île, nous ne trouverons rien ! »

Dès le lendemain, Pencroff se mit à l'ouvrage. Il ne s'agissait pas d'établir un canot avec membrure et bordage, mais tout simplement un appareil flottant, à fond plat, qui serait excellent pour la navigation de la Mercy, surtout aux approches de ses sources, où l'eau présenterait peu de profondeur. Des morceaux d'écorce, cousus l'un à l'autre, devaient suffire à former la légère embarcation, et au cas où, par suite d'obstacles naturels, un portage deviendrait nécessaire, elle ne serait ni lourde, ni encombrante. Pencroff comptait former la suture des bandes d'écorce au moyen de clous rivés, et assurer, avec leur adhérence, le parfait étanchement de l'appareil.

Il s'agissait donc de choisir des arbres dont l'écorce, souple et tenace, se prêtât à ce travail. Or, précisément, le dernier ouragan avait abattu une certaine quantité de douglas, qui convenaient parfaitement à ce genre de construction. Quelques-uns de ces sapins gisaient à terre, et il n'y avait plus qu'à les écorcer, mais ce fut là le plus difficile, vu l'imperfection des outils que possédaient les colons. En somme, on en vint à bout.

Pendant que le marin, secondé par l'ingénieur, s'occupait ainsi, sans perdre une heure, Gédéon Spilett et Harbert ne restèrent pas oisifs. Ils s'étaient faits les pourvoyeurs de la colonie. Le reporter ne pouvait se lasser d'admirer le jeune garçon, qui avait acquis une adresse remarquable dans le maniement de l'arc ou de l'épieu. Harbert montrait aussi une grande hardiesse, avec beaucoup de ce sang-froid que l'on pourrait justement appeler « le raisonnement de la bravoure ». Les deux compagnons de chasse, tenant compte, d'ailleurs, des recommandations de Cyrs Smith, ne sortaient plus d'un rayon de deux milles autour de Granite-house, mais les premières rampes de la forêt fournissaient un tribut suffisant d'agoutis, de cabiais, de kangourous, de pécaris, etc, et si le rendement des trappes était peu important depuis que le froid avait cessé, du moins la garenne donnait-elle son contingent accoutumé, qui eût pu nourrir toute la colonie de l'île Lincoln.

Souvent, pendant ces chasses, Harbert causait avec Gédéon Spilett de cet incident du grain de plomb, et des conséquences qu'en avait tirées l'ingénieur, et un jour — c'était le 26 octobre — il lui dit :

« Mais, Monsieur Spilett, ne trouvez-vous pas très-extraordinaire que si quelques naufragés ont débarqué sur cette île, ils ne se soient pas encore montrés du côté de Granite-house ?

— Très-étonnant, s'ils y sont encore, répondit le reporter, mais pas étonnant du tout, s'ils n'y sont plus !

— Ainsi, vous pensez que ces gens-là ont déjà quitté l'île ? reprit Harbert.

— C'est plus que probable, mon garçon, car si leur séjour s'y fût prolongé, et surtout s'ils y étaient encore, quelque incident eût fini par trahir leur présence.

— Mais s'ils ont pu repartir, fit observer le jeune garçon, ce n'étaient pas des naufragés ?

— Non, Harbert, ou, tout au moins, ils étaient ce que j'appellerai des naufragés provisoires. Il est très-possible, en effet, qu'un coup de vent les ait jetés sur l'île, sans avoir désemparé leur embarcation, et que, le coup de vent passé, ils aient repris la mer.

— Il faut avouer une chose, dit Harbert, c'est que M. Smith a toujours paru plutôt redouter que désirer la présence d'êtres humains sur notre île.

— En effet, répondit le reporter, il ne voit guère que des malais qui puissent fréquenter ces mers, et ces gentlemen-là sont de mauvais chenapans qu'il est bon d'éviter.

— Il n'est pas impossible, monsieur Spilett, reprit Harbert, que nous retrouvions, un jour ou l'autre, des traces de leur débarquement, et peut-être serons-nous fixés à cet égard ?

— Je ne dis pas non, mon garçon. Un campement abandonné, un feu éteint, peuvent nous mettre sur la voie, et c'est ce que nous chercherons dans notre exploration prochaine. »

Le jour où les deux chasseurs causaient ainsi, ils se trouvaient dans une portion de la forêt voisine de la Mercy, remarquable par des arbres de toute beauté. Là, entre autres, s'élevaient, à une hauteur de près de deux cents pieds au-dessus du sol, quelques-uns de ces superbes conifères auxquels les indigènes donnent le nom de « kauris » dans la Nouvelle-Zélande.

« Une idée, monsieur Spilett, dit Harbert. Si je montais à la cime de l'un de ces kauris, je pourrais peut-être observer le pays dans un rayon assez étendu ?

— L'idée est bonne, répondit le reporter, mais pourras-tu grimper jusqu'au sommet de ces géants-là ?

— Je vais toujours essayer, » répondit Harbert.

Le jeune garçon, agile et adroit, s'élança sur les premières branches, dont la disposition rendait assez facile l'escalade du kauri, et, en quelques minutes, il était arrivé à sa cime, qui émergeait de cette immense plaine de verdure que formaient les ramures arrondies de la forêt.

De ce point élevé, le regard pouvait s'étendre sur toute la portion méridionale de l'île, depuis le cap Griffe, au sud-est, jusqu'au promontoire du Reptile, au sud-ouest. Dans le nord-ouest se dressait le mont Franklin, qui masquait un grand quart de l'horizon.

Mais Harbert, du haut de son observatoire, pouvait précisément observer toute cette portion encore inconnue de l'île, qui avait pu donner ou donnait refuge aux étrangers dont on soupçonnait la présence.

Le jeune garçon regarda avec une attention extrême. Sur la mer d'abord, rien en vue. Pas une voile, ni à l'horizon, ni sur les atterrages de l'île. Toutefois, comme le massif des arbres cachait le littoral, il était possible qu'un bâtiment, surtout un bâtiment désemparé de sa mâture, eût accosté la terre de très-près, et, par conséquent, fût invisible pour Harbert.

Au milieu des bois du Far-West, rien non plus. La forêt formait un impénétrable dôme, mesurant plusieurs milles carrés, sans une clairière, sans une éclaircie. Il était même impossible de suivre le cours de la Mercy et de reconnaître le point de la montagne dans lequel elle prenait sa source. Peut-être d'autres creeks couraient-ils vers l'ouest, mais rien ne permettait de le constater.

Mais, du moins, si tout indice de campement échappait à Harbert, ne pouvait-il surprendre dans l'air quelque fumée qui décelât la présence de l'homme ? L'atmosphère était pure, et la moindre vapeur s'y fût nettement détachée sur le fond du ciel.

Pendant un instant, Harbert crut voir une légère fumée monter dans l'ouest, mais une observation plus attentive lui démontra qu'il se trompait. Il regarda avec un soin extrême, et sa vue était excellente… Non, décidément, il n'y avait rien.
Harbert redescendit au pied du kauri, et les deux chasseurs revinrent à Granite-house. Là, Cyrus Smith écouta le récit du jeune garçon, secoua la tête et ne dit rien. Il était bien évident qu'on ne pourrait se prononcer sur cette question qu'après une exploration complète de l'île.

Le surlendemain, – 28 octobre, – un autre incident se produisit, dont l'explication devait encore laisser à désirer.

En rôdant sur la grève, à deux milles de Granite-house, Harbert et Nab furent assez heureux pour capturer un magnifique échantillon de l'ordre des chélonées. C'était une tortue franche du genre mydase, dont la carapace offrait d'admirables reflets verts.

Harbert aperçut cette tortue qui se glissait entre les roches pour gagner la mer.

« A moi, Nab, à moi ! » cria-t-il.

Nab accourut.

« Le bel animal ! dit Nab, mais comment nous en emparer ?

— Rien n'est plus aisé, Nab, répondit Harbert. Nous allons retourner cette tortue sur le dos, et elle ne pourra plus s'enfouir. Prenez votre épieu et imitez-moi. »

Le reptile, sentant le danger, s'était retiré entre sa carapace et son plastron. On ne voyait plus ni sa tête, ni ses pattes, et il était immobile comme un roc.

Harbert et Nab engagèrent alors leurs bâtons sous le sternum de l'animal, et, unissant leurs efforts, ils parvinrent, non sans peine, à le retourner sur le dos. Cette tortue, qui mesurait trois pieds de longueur, devait peser au moins quatre cents livres.

« Bon ! s'écria Nab, voilà qui réjouira l'ami Pencroff ! »

En effet, l'ami Pencroff ne pouvait manquer d'être réjoui, car la chair de ces tortues, qui se nourrissent de zostères, est extrêmement savoureuse. En ce moment, celle-ci ne laissait plus entrevoir que sa tête petite, aplatie, mais très élargie postérieurement par de grandes fosses temporales, cachées sous une voûte osseuse.

« Et maintenant, que ferons-nous de notre gibier ? Dit Nab. Nous ne pouvons pas le traîner à Granite-house !

— Laissons-le ici, puisqu'il ne peut se retourner, répondit Harbert, et nous reviendrons le reprendre avec le chariot.
— C'est entendu. »

Toutefois, pour plus de précaution, Harbert prit le soin, que Nab jugeait superflu, de caler l'animal avec de gros galets. Après quoi, les deux chasseurs revinrent à Granite-house, en suivant la grève que la marée, basse alors, découvrait largement. Harbert, voulant faire une surprise à Pencroff, ne lui dit rien du « superbe échantillon des chélonées » qu'il avait retourné sur le sable ; mais deux heures après, Nab et lui étaient de retour, avec le chariot, à l'endroit où ils l'avaient laissé. Le « superbe échantillon des chélonées » n'y était plus.

Nab et Harbert se regardèrent d'abord, puis ils regardèrent autour d'eux. C'était pourtant bien à cette place que la tortue avait été laissée. Le jeune garçon retrouva même les galets dont il s'était servi, et, par conséquent, il était sûr de ne pas se tromper.
« Ah çà ! dit Nab, ça se retourne donc, ces bêtes-là ?

— Il paraît, répondit Harbert, qui n'y pouvait rien comprendre et regardait les galets épars sur le sable.

— Eh bien, c'est Pencroff qui ne sera pas content !

— Et c'est M. Smith qui sera peut-être bien embarrassé pour expliquer cette disparition ! pensa Harbert.

— Bon, fit Nab, qui voulait cacher sa mésaventure, nous n'en parlerons pas.
— Au contraire, Nab, il faut en parler, » répondit Harbert.

Et tous deux, reprenant le chariot, qu'ils avaient inutilement amené, revinrent à Granite-house.

Arrivé au chantier, où l'ingénieur et le marin travaillaient ensemble, Harbert raconta ce qui s'était passé.

« Ah ! Les maladroits ! s'écria le marin. Avoir laissé échapper cinquante potages au moins !

— Mais, Pencroff, répliqua Nab, ce n'est pas notre faute si la bête s'est enfuie, puisque je te dis que nous l'avions retournée !

— Alors, vous ne l'aviez pas assez retournée ! Riposta plaisamment l'intraitable marin.

— Pas assez ! » s'écria Harbert.

Et il raconta qu'il avait pris soin de caler la tortue avec des galets.

« C'est donc un miracle ! répliqua Pencroff.

— Je croyais, monsieur Cyrus, dit Harbert, que les tortues, une fois placées sur le dos, ne pouvaient se remettre sur leurs pattes, surtout quand elles étaient de grande taille ?

— Cela est vrai, mon enfant, répondit Cyrus Smith.

— Alors, comment a-t-il pu se faire … ?

— A quelle distance de la mer aviez-vous laissé cette tortue ? demanda l'ingénieur, qui, ayant suspendu son travail, réfléchissait à cet incident.

— A une quinzaine de pieds, au plus, répondit Harbert.

— Et la marée était basse, à ce moment ?

— Oui, monsieur Cyrus.

— Eh bien, répondit l'ingénieur, ce que la tortue ne pouvait faire sur le sable, il se peut qu'elle l'ait fait dans l'eau. Elle se sera retournée quand le flux l'a reprise, et elle aura tranquillement regagné la haute mer.

— Ah ! maladroits que nous sommes ! s'écria Nab.

— C'est précisément ce que j'avais eu l'honneur de vous dire ! » répondit Pencroff.

Cyrus Smith avait donné cette explication, qui était admissible sans doute. Mais était-il bien convaincu de la justesse de cette explication ? On n'oserait l'affirmer.


Jules Verne
L'Île mystérieuse
Deuxième partie : L'abandonné Chapitre 2


Premier essai de la pirogue. — Une épave à la côte. — La remorque. — La pointe de l'Épave. — Inventaire de la caisse : outils, armes, instruments, vêtements, livres, ustensiles. — Ce qui manque à Pencroff. — L'évangile — Un verset du livre sacré.




Le 29 octobre, le canot d'écorce était entièrement achevé. Pencroff avait tenu sa promesse, et une sorte de pirogue, dont la coque était membrée au moyen de baguettes flexibles de crejimba, avait été construite en cinq jours. Un banc à l'arrière, un second banc au milieu, pour maintenir l'écartement, un troisième banc à l'avant, un plat-bord pour soutenir les tolets de deux avirons, une godille pour gouverner, complétaient cette embarcation, longue de douze pieds, et qui ne pesait pas deux cents livres. Quant à l'opération du lancement, elle fut extrêmement simple. La légère pirogue fut portée sur le sable, à la lisière du littoral, devant Granite-house, et le flot montant la souleva. Pencroff, qui sauta aussitôt dedans, la manœuvra à la godille, et put constater qu'elle était très-convenable pour l'usage qu'on en voulait faire.

« Hurrah ! s'écria le marin, qui ne dédaigna pas de célébrer ainsi son propre triomphe. Avec cela, on ferait le tour…

— Du monde ? demanda Gédéon Spilett.

— Non, de l'île. Quelques cailloux pour lest, un mât sur l'avant, et un bout de voile que M. Smith nous fabriquera un jour, et on ira loin ! Eh bien, monsieur Cyrus, et vous, monsieur Spilett, et vous, Harbert, et toi, Nab, est-ce que vous ne venez pas essayer notre nouveau bâtiment ? Que diable ! il faut pourtant voir s'il peut nous porter tous les cinq ! »

En effet, c'était une expérience à faire. Pencroff, d'un coup de godille, ramena l'embarcation près de la grève par un étroit passage que les roches laissaient entre elles, et il fut convenu qu'on ferait, ce jour même, l'essai de la pirogue, en suivant le rivage jusqu'à la première pointe où finissaient les rochers du sud.

Au moment d'embarquer, Nab s'écria :

« Mais il fait pas mal d'eau, ton bâtiment, Pencroff !

— Ce n'est rien, Nab, répondit le marin. Il faut que le bois s'étanche ! Dans deux jours il n'y paraîtra plus, et notre pirogue n'aura pas plus d'eau dans le ventre qu'il n'y en a dans l'estomac d'un ivrogne. Embarquez ! »

On s'embarqua donc, et Pencroff poussa au large. Le temps était magnifique, la mer calme comme si ses eaux eussent été contenues dans les rives étroites d'un lac, et la pirogue pouvait l'affronter avec autant de sécurité que si elle eût remonté le tranquille courant de la Mercy.
Des deux avirons, Nab prit l'un, Harbert l'autre, et Pencroff resta à l'arrière de l'embarcation, afin de la diriger à la godille.

Le marin traversa d'abord le canal et alla raser la pointe sud de l'îlot. Une légère brise soufflait du sud. Point de houle, ni dans le canal, ni au large. Quelques longues ondulations que la pirogue sentait à peine, car elle était lourdement chargée, gonflaient régulièrement la surface de la mer. On s'éloigna environ d'un demi-mille de la côte, de manière à apercevoir tout le développement du mont Franklin.

Puis, Pencroff, virant de bord, revint vers l'embouchure de la rivière. La pirogue suivit alors le rivage, qui, s'arrondissant jusqu'à la pointe extrême, cachait toute la plaine marécageuse des Tadornes.

Cette pointe, dont la distance se trouvait accrue par la courbure de la côte, était environ à trois milles de la Mercy. Les colons résolurent d'aller à son extrémité et de ne la dépasser que du peu qu'il faudrait pour prendre un aperçu rapide de la côte jusqu'au cap Griffe.

Le canot suivit donc le littoral à une distance de deux encâblures au plus, en évitant les écueils dont ces atterrages étaient semés et que la marée montante commençait à couvrir. La muraille allait en s'abaissant depuis l'embouchure de la rivière jusqu'à la pointe. C'était un amoncellement de granits, capricieusement distribués, très-différents de la courtine, qui formaient le plateau de Grande-Vue, et d'un aspect extrêmement sauvage. On eût dit qu'un énorme tombereau de roches avait été vidé là. Point de végétation sur ce saillant très-aigu qui se prolongeait à deux milles en avant de la forêt, et cette pointe figurait assez bien le bras d'un géant qui serait sorti d'une manche de verdure.

Le canot, poussé par les deux avirons, avançait sans peine. Gédéon Spilett, le crayon d'une main, le carnet de l'autre, dessinait la côte à grands traits. Nab, Pencroff et Harbert causaient en examinant cette partie de leur domaine, nouvelle à leurs yeux, et, à mesure que la pirogue descendait vers le sud, les deux caps Mandibule paraissaient se déplacer et fermer plus étroitement la baie de l'Union.

Quant à Cyrus Smith, il ne parlait pas, il regardait, et, à la défiance qu'exprimait son regard, il semblait toujours qu'il observât quelque contrée étrange.

Cependant, après trois quarts d'heure de navigation, la pirogue était arrivée presque à l'extrémité de la pointe, et Pencroff se préparait à la doubler, quand Harbert, se levant, montra une tache noire, en disant :

« Qu'est-ce que je vois donc là-bas sur la grève ? »

Tous les regards se portèrent vers le point indiqué.

« En effet, dit le reporter, il y a quelque chose. On dirait une épave à demi enfoncée dans le sable.

— Ah ! s'écria Pencroff, je vois ce que c'est !

— Quoi donc ? demanda Nab.

— Des barils, des barils, qui peuvent être pleins ! répondit le marin.

— Au rivage, Pencroff ! » dit Cyrus Smith.

En quelques coups d'aviron, la pirogue atterrissait au fond d'une petite anse, et ses passagers sautaient sur la grève.

Pencroff ne s'était pas trompé. Deux barils étaient là, à demi enfoncés dans le sable, mais encore solidement attachés à une large caisse qui, soutenue par eux, avait ainsi flotté jusqu'au moment où elle était venue s'échouer sur le rivage.

« Il y a donc eu un naufrage dans les parages de l'île ? demanda Harbert.

— Evidemment, répondit Gédéon Spilett.

— Mais qu'y a-t-il dans cette caisse ? s'écria Pencroff avec une impatience bien naturelle. Qu'y a-t-il dans cette caisse ? Elle est fermée, et rien pour en briser le couvercle ! Eh bien, à coups de pierre alors… »

Et le marin, soulevant un bloc pesant, allait enfoncer une des parois de la caisse, quand l'ingénieur, l'arrêtant :

« Pencroff, lui dit-il, pouvez-vous modérer votre impatience pendant une heure seulement ?

— Mais, monsieur Cyrus, songez donc ! Il y a peut-être là-dedans tout ce qui nous manque !

— Nous le saurons, Pencroff, répondit l'ingénieur, mais croyez-moi, ne brisez pas cette caisse, qui peut nous être utile. Transportons-la à Granite-house, où nous l'ouvrirons plus facilement et sans la briser. Elle est toute préparée pour le voyage, et, puisqu'elle a flotté jusqu'ici, elle flottera bien encore jusqu'à l'embouchure de la rivière.

— Vous avez raison, monsieur Cyrus, et j'avais tort, répondit le marin, mais on n'est pas toujours maître de soi ! »

L'avis de l'ingénieur était sage. En effet, la pirogue n'aurait pu contenir les objets probablement renfermés dans cette caisse, qui devait être pesante, puisqu'il avait fallu la « soulager » au moyen de deux barils vides. Donc, mieux valait la remorquer ainsi jusqu'au rivage de Granite-house.

Et maintenant, d'où venait cette épave ? C'était là une importante question. Cyrus Smith et ses compagnons regardèrent attentivement autour d'eux et parcoururent le rivage sur un espace de plusieurs centaines de pas. Nul autre débris ne leur apparut. La mer fut observée également. Harbert et Nab montèrent sur un roc élevé, mais l'horizon était désert. Rien en vue, ni un bâtiment désemparé, ni un navire à la voile.
Cependant, il y avait eu naufrage, ce n'était pas douteux. Peut-être même cet incident se rattachait-il à l'incident du grain de plomb ? Peut-être des étrangers avaient-ils atterri sur un autre point de l'île ? Peut-être y étaient-ils encore ? Mais la réflexion que firent naturellement les colons, c'est que ces étrangers ne pouvaient être des pirates malais, car l'épave avait évidemment une provenance soit américaine, soit européenne.

Tous revinrent auprès de la caisse, qui mesurait cinq pieds de long sur trois de large. Elle était en bois de chêne, très-soigneusement fermée, et recouverte d'une peau épaisse que maintenaient des clous de cuivre. Les deux grosses barriques, hermétiquement bouchées, mais qu'on sentait vides au choc, adhéraient à ses flancs au moyen de fortes cordes, nouées de nœuds que Pencroff reconnut aisément pour des « nœuds marins ». Elle paraissait être dans un parfait état de conservation, ce qui s'expliquait par ce fait, qu'elle s'était échouée sur une grève de sable et non sur des récifs. On pouvait même affirmer, en l'examinant bien, que son séjour dans la mer n'avait pas été long, et aussi que son arrivée sur ce rivage était récente. L'eau ne semblait point avoir pénétré au dedans, et les objets qu'elle contenait devaient être intacts.

Il était évident que cette caisse avait été jetée par-dessus le bord d'un navire désemparé, courant vers l'île, et que, dans l'espérance qu'elle arriverait à la côte, où ils la retrouveraient plus tard, des passagers avaient pris la précaution de l'alléger au moyen d'un appareil flottant.

« Nous allons remorquer cette épave jusqu'à Granite-house, dit l'ingénieur, et nous en ferons l'inventaire ; puis, si nous découvrons sur l'île quelques survivants de ce naufrage présumé, nous la remettrons à ceux auxquels elle appartient. Si nous ne retrouvons personne…

— Nous la garderons pour nous ! s'écria Pencroff. Mais, pour dieu, qu'est-ce qu'il peut bien y avoir là dedans ! »

La marée commençait déjà à atteindre l'épave, qui devait évidemment flotter au plein de la mer. Une des cordes qui attachaient les barils fut en partie déroulée et servit d'amarre pour lier l'appareil flottant au canot. Puis, Pencroff et Nab creusèrent le sable avec leurs avirons, afin de faciliter le déplacement de la caisse, et bientôt l'embarcation, remorquant la caisse, commença à doubler la pointe, à laquelle fut donné le nom de pointe de l'Épave (flotson-point). La remorque était lourde, et les barils suffisaient à peine à soutenir la caisse hors de l'eau. Aussi le marin craignait-il à chaque instant qu'elle ne se détachât et ne coulât par le fond. Mais, heureusement, ses craintes ne se réalisèrent pas, et une heure et demie après son départ – il avait fallut tout ce temps pour franchir cette distance de trois milles – la pirogue accostait le rivage devant Granite-house.

Canot et épave furent alors halés sur le sable, et, comme la mer se retirait déjà, ils ne tardèrent pas à demeurer à sec. Nab avait été prendre des outils pour forcer la caisse, de manière à ne la détériorer que le moins possible, et on procéda à son inventaire. Pencroff ne chercha point à cacher qu'il était extrêmement ému.

Le marin commença par détacher les deux barils, qui, étant en fort bon état, pourraient être utilisés, cela va sans dire. Puis, les serrures furent forcées au moyen d'une pince, et le couvercle se rabattit aussitôt.

Une seconde enveloppe en zinc doublait l'intérieur de la caisse, qui avait été évidemment disposée pour que les objets qu'elle renfermait fussent, en toutes circonstances, à l'abri de l'humidité.

« Ah ! s'écria Nab, est-ce que ce seraient des conserves qu'il y a là dedans !

— J'espère bien que non, répondit le reporter.

— Si seulement il y avait… dit le marin à mi-voix.

— Quoi donc ? Lui demanda Nab, qui l'entendit.

— Rien ! »

La chape de zinc fut fendue dans toute sa largeur, puis rabattue sur les côtés de la caisse, et, peu à peu, divers objets de nature très-différente furent extraits et déposés sur le sable. À chaque nouvel objet, Pencroff poussait de nouveaux hurrahs, Harbert battait des mains, et Nab dansait… comme un nègre. Il y avait là des livres qui auraient rendu Harbert fou de joie, et des ustensiles de cuisine que Nab eût couverts de baisers !

Du reste, les colons eurent lieu d'être extrêmement satisfaits, car cette caisse contenait des outils, des armes, des instruments, des vêtements, des livres, et en voici la nomenclature exacte, telle qu'elle fut portée sur le carnet de Gédéon Spilett :

Outils : 3 couteaux à plusieurs lames.
2 haches de bûcheron.
2 haches de charpentier.
3 rabots.
2 herminettes.
1 besaiguë.
6 ciseaux à froid.
2 limes.
3 marteaux.
3 vrilles.
2 tarières.
10 sacs de clous et de vis.
3 scies de diverses grandeurs.
2 boîtes d'aiguilles.
Armes : 2 fusils à pierre.
2 fusils à capsule.
2 carabines à inflammation centrale.
5 coutelas.
4 sabres d'abordage.
2 barils de poudre pouvant contenir chacun vingt-cinq livres.
12 boîtes d'amorces fulminantes.
Instruments : 1 sextant.
1 jumelle.
1 longue-vue.
1 boîte de compas.
1 boussole de poche.
1 thermomètre de fahrenheit.
1 baromètre anéroïde.
1 boîte renfermant tout un appareil photographique, objectif, plaques, produits chimiques, etc.
Vêtements : 2 douzaines de chemises d'un tissu particulier qui ressemblait à de la laine, mais dont l'origine était évidemment végétale.
3 douzaines de bas de même tissu.
Ustensiles : 1 coquemar en fer.
6 casseroles de cuivre étamé.
3 plats de fer.
10 couverts d'aluminium.
2 bouilloires.
1 petit fourneau portatif.
6 couteaux de table.
Livres : 1 Bible contenant l'Ancien et le Nouveau Testament.
1 atlas.
1 dictionnaire des divers idiomes polynésiens.
1 dictionnaire des sciences naturelles, en six volumes.
3 rames de papier blanc.
2 registres à pages blanches.

« Il faut avouer, dit le reporter, après que l'inventaire eut été achevé, que le propriétaire de cette caisse était un homme pratique ! Outils, armes, instruments, habits, ustensiles, livres, rien n'y manque ! On dirait vraiment qu'il s'attendait à faire naufrage et qu'il s'y était préparé d'avance !

— Rien n'y manque, en effet, murmura Cyrus Smith d'un air pensif.

— Et à coup sûr, ajouta Harbert, le bâtiment qui portait cette caisse et son propriétaire n'était pas un pirate malais !

— A moins, dit Pencroff, que ce propriétaire n'eût été fait prisonnier par des pirates…

— Ce n'est pas admissible, répondit le reporter. Il est plus probable qu'un bâtiment américain ou européen a été entraîné dans ces parages, et que des passagers, voulant sauver, au moins, le nécessaire, ont préparé ainsi cette caisse et l'ont jetée à la mer.

— Est-ce votre avis, monsieur Cyrus ? demanda Harbert.

— Oui, mon enfant, répondit l'ingénieur, cela a pu se passer ainsi. Il est possible qu'au moment, ou en prévision d'un naufrage, on ait réuni dans cette caisse divers objets de première utilité, pour les retrouver en quelque point de la côte…
— Même la boîte à photographie ! fit observer le marin d'un air assez incrédule.

— Quant à cet appareil, répondit Cyrus Smith, je n'en comprends pas bien l'utilité, et mieux eût valu pour nous, comme pour tous autres naufragés, un assortiment de vêtements plus complet ou des munitions plus abondantes !

— Mais n'y a-t-il sur ces instruments, sur ces outils, sur ces livres, aucune marque, aucune adresse, qui puisse nous en faire reconnaître la provenance ? » demanda Gédéon Spilett.

C'était à voir. Chaque objet fut donc attentivement examiné, principalement les livres, les instruments et les armes. Ni les armes, ni les instruments, contrairement à ce qui se fait d'habitude, ne portaient la marque du fabricant ; ils étaient, d'ailleurs, en parfait état et ne semblaient pas avoir servi. Même particularité pour les outils et les ustensiles ; tout était neuf, ce qui prouvait, en somme, que l'on n'avait pas pris ces objets, au hasard, pour les jeter dans cette caisse, mais, au contraire, que le choix de ces objets avait été médité et leur classement fait avec soin. C'était aussi ce qu'indiquait cette seconde enveloppe de métal qui les avait préservés de toute humidité et qui n'aurait pu être soudée dans un moment de hâte.

Quant aux dictionnaires des sciences naturelles et des idiomes polynésiens, tous deux étaient anglais, mais ils ne portaient aucun nom d'éditeur, ni aucune date de publication.

De même pour la Bible, imprimée en langue anglaise, in-quarto remarquable au point de vue typographique, et qui paraissait avoir été souvent feuilleté.

Quant à l'atlas, c'était un magnifique ouvrage, comprenant les cartes du monde entier et plusieurs planisphères dressés suivant la projection de Mercator, et dont la nomenclature était en français, – mais qui ne portait non plus ni date de publication, ni nom d'éditeur.

Il n'y avait donc, sur ces divers objets, aucun indice qui pût en indiquer la provenance, et rien, par conséquent, de nature à faire soupçonner la nationalité du navire qui avait dû récemment passer sur ces parages. Mais d'où que vînt cette caisse, elle faisait riches les colons de l'île Lincoln. Jusqu'alors, en transformant les produits de la nature, ils avaient tout créé par eux-mêmes, et grâce à leur intelligence, ils s'étaient tirés d'affaire. Mais ne semblait-il pas que la providence eût voulu les récompenser, en leur envoyant alors ces divers produits de l'industrie humaine ? Leurs remerciements s'élevèrent donc unanimement vers le ciel.

Toutefois, l'un d'eux n'était pas absolument satisfait. C'était Pencroff. Il paraît que la caisse ne renfermait pas une chose à laquelle il semblait tenir énormément, et, à mesure que les objets en étaient retirés, ses hurrahs diminuaient d'intensité, et, l'inventaire fini, on l'entendit murmurer ces paroles :

« Tout cela, c'est bel et bon, mais vous verrez qu'il n'y aura rien pour moi dans cette boîte ! »

Ce qui amena Nab à lui dire :

« Ah çà ! Ami Pencroff, qu'attendais-tu donc ?

— Une demi-livre de tabac ! répondit sérieusement Pencroff, et rien n'aurait manqué à mon bonheur ! »

On ne put s'empêcher de rire à l'observation du marin.

Mais il résultait de cette découverte de l'épave que, maintenant et plus que jamais, il était nécessaire de faire une exploration sérieuse de l'île. Il fut donc convenu que le lendemain, dès le point du jour, on se mettrait en route, en remontant la Mercy, de manière à atteindre la côte occidentale. Si quelques naufragés avaient débarqué sur un point de cette côte, il était à craindre qu'ils fussent sans ressource, et il fallait leur porter secours sans tarder.

Pendant cette journée, les divers objets furent transportés à Granite-house et disposés méthodiquement dans la grande salle.

Ce jour-là — 29 octobre — était précisément un dimanche, et, avant de se coucher, Harbert demanda à l'ingénieur s'il ne voudrait pas leur lire quelque passage de l'Évangile.

« Volontiers, » répondit Cyrus Smith.

Il prit le livre sacré, et allait l'ouvrir, quand Pencroff, l'arrêtant, lui dit :

« Monsieur Cyrus, je suis superstitieux. Ouvrez au hasard, et lisez-nous le premier verset qui tombera sous vos yeux. Nous verrons s'il s'applique à notre situation. »

Cyrus Smith sourit à la réflexion du marin, et, se rendant à son désir, il ouvrit l'évangile précisément à un endroit où un signet en séparait les pages.

Soudain, ses regards furent arrêtés par une croix rouge, qui, faite au crayon, était placée devant le verset 8 du chapitre VII de l'évangile de saint Mathieu.

Et il lut ce verset, ainsi conçu :

Quiconque demande reçoit, et qui cherche trouve.




Jules Verne
L'Île mystérieuse
Deuxième partie : L'abandonné Chapitre 3


Le départ. — Le flot montant. — Ormes et microcouliers. — Plantes diverses. — Le jacamar. — aspect de la forêt. — Les eucalyptus géants. — Pourquoi on les appelle « arbes à fièvres » — Bandes de singes. — La chute d'eau. — Campement pour la nuit.




Le lendemain, – 30 octobre, – tout était prêt pour l'exploration projetée, que les derniers événements rendaient si urgente. En effet, les choses avaient tourné ainsi, que les colons de l'île Lincoln pouvaient s'imaginer n'en être plus à demander des secours, mais bien à pouvoir en porter.

Il fut donc convenu que l'on remonterait la Mercy, aussi loin que le courant de la rivière serait praticable. Une grande partie de la route se ferait ainsi sans fatigues, et les explorateurs pourraient transporter leurs provisions et leurs armes jusqu'à un point avancé dans l'ouest de l'île.

Il avait fallu, en effet, songer non-seulement aux objets que l'on emportait, mais aussi à ceux que le hasard permettrait peut-être de ramener à Granite-house. S'il y avait eu un naufrage sur la côte, comme tout le faisait présumer, les épaves ne manqueraient pas et seraient de bonne prise. Dans cette prévision, le chariot eût, sans doute, mieux convenu que la fragile pirogue ; mais ce chariot, lourd et grossier, il fallait le traîner, ce qui en rendait l'emploi moins facile, et ce qui amena Pencroff à exprimer le regret que la caisse n'eût pas contenu, en même temps que « sa demi-livre de tabac », une paire de ces vigoureux chevaux du New-Jersey, qui eussent été fort utiles à la colonie !

Les provisions, déjà embarquées par Nab, se composaient de conserves de viande et de quelques gallons de bière et de liqueur fermentée, c'est-à-dire de quoi se sustenter pendant trois jours, – laps de temps le plus long que Cyrus Smith assignât à l'exploration. D'ailleurs, on comptait, au besoin, se réapprovisionner en route, et Nab n'eut garde d'oublier le petit fourneau portatif.

En fait d'outils, les colons prirent les deux haches de bûcheron, qui devaient servir à frayer une route dans l'épaisse forêt, et, en fait d'instruments, la lunette et la boussole de poche.

Pour armes, on choisit les deux fusils à pierre, plus utiles dans cette île que n'eussent été des fusils à système, les premiers n'employant que des silex, faciles à remplacer, et les seconds exigeant des amorces fulminantes, qu'un fréquent usage eût promptement épuisées. Cependant, on prit aussi une des carabines et quelques cartouches. Quant à la poudre, dont les barils renfermaient environ cinquante livres, il fallut bien en emporter une certaine provision, mais l'ingénieur comptait fabriquer une substance explosive qui permettrait de la ménager. Aux armes à feu, on joignit les cinq coutelas bien engaînés de cuir, et, dans ces conditions, les colons pouvaient s'aventurer dans cette vaste forêt avec quelque chance de se tirer d'affaire.

Inutile d'ajouter que Pencroff, Harbert et Nab, ainsi armés, étaient au comble de leurs vœux, bien que Cyrus Smith leur eût fait promettre de ne pas tirer un coup de fusil sans nécessité.

A six heures du matin, la pirogue était poussée à la mer. Tous s'embarquaient, y compris Top, et se dirigeaient vers l'embouchure de la Mercy.

La marée ne montait que depuis une demi-heure. Il y avait donc encore quelques heures de flot dont il convenait de profiter, car, plus tard, le jusant rendrait difficile le remontage de la rivière. Le flux était déjà fort, car la lune devait être pleine trois jours après, et la pirogue, qu'il suffisait de maintenir dans le courant, marcha rapidement entre les deux hautes rives, sans qu'il fût nécessaire d'accroître sa vitesse avec l'aide des avirons.

En quelques minutes, les explorateurs étaient arrivés au coude que formait la Mercy, et précisément à l'angle où, sept mois auparavant, Pencroff avait formé son premier train de bois.

Après cet angle assez aigu, la rivière, en s'arrondissant, obliquait vers le sud-ouest, et son cours se développait sous l'ombrage de grands conifères à verdure permanente.

L'aspect des rives de la Mercy était magnifique. Cyrus Smith et ses compagnons ne pouvaient qu'admirer sans réserve ces beaux effets qu'obtient si facilement la nature avec de l'eau et des arbres. A mesure qu'ils s'avançaient, les essences forestières se modifiaient. Sur la rive droite de la rivière s'étageaient de magnifiques échantillons des ulmacées, ces précieux francs-ormes, si recherchés des constructeurs, et qui ont la propriété de se conserver longtemps dans l'eau. Puis, c'étaient de nombreux groupes appartenant à la même famille, entre autres des micocouliers, dont l'amande produit une huile fort utile. Plus loin, Harbert remarqua quelques lardizabalées, dont les rameaux flexibles, macérés dans l'eau, fournissent d'excellents cordages, et deux ou trois troncs d'ébenacées, qui présentaient une belle couleur noire coupée de capricieuses veines.

De temps en temps, à certains endroits, où l'atterrissage était facile, le canot s'arrêtait. Alors Gédéon Spilett, Harbert, Pencroff, le fusil à la main et précédés de Top, battaient la rive. Sans compter le gibier, il pouvait se rencontrer quelque utile plante qu'il ne fallait point dédaigner, et le jeune naturaliste fut servi à souhait, car il découvrit une sorte d'épinards sauvages de la famille des chenopodées et de nombreux échantillons de crucifères, appartenant au genre chou, qu'il serait certainement possible de « civiliser » par la transplantation ; c'étaient du cresson, du raifort, des raves et enfin de petites tiges rameuses, légèrement velues, hautes d'un mètre, qui produisaient des graines presque brunes.

« Sais-tu ce que c'est que cette plante-là ? demanda Harbert au marin.

— Du tabac ! s'écria Pencroff, qui, évidemment, n'avait jamais vu sa plante de prédilection que dans le fourneau de sa pipe.

— Non ! Pencroff ! répondit Harbert, ce n'est pas du tabac, c'est de la moutarde.

— Va pour la moutarde ! répondit le marin, mais si, par hasard, un plant de tabac se présentait, mon garçon, veuillez ne point le dédaigner.

— Nous en trouverons un jour ! dit Gédéon Spilett.

— Vrai ! s'écria Pencroff. Eh bien, ce jour-là, je ne sais vraiment plus ce qui manquera à notre île ! »

Ces diverses plantes, qui avaient été déracinées avec soin, furent transportées dans la pirogue, que ne quittait pas Cyrus Smith, toujours absorbé dans ses réflexions.

Le reporter, Harbert et Pencroff débarquèrent ainsi plusieurs fois, tantôt sur la rive droite de la Mercy, tantôt sur sa rive gauche. Celle-ci était moins abrupte, mais celle-là plus boisée. L'ingénieur put reconnaître, en consultant sa boussole de poche, que la direction de la rivière depuis le premier coude était sensiblement sud-ouest et nord-est, et presque rectiligne sur une longueur de trois milles environ. Mais il était supposable que cette direction se modifiait plus loin et que la Mercy remontait au nord-ouest, vers les contreforts du mont Franklin, qui devaient l'alimenter de leurs eaux.

Pendant une de ces excursions, Gédéon Spilett parvint à s'emparer de deux couples de gallinacés vivants. C'étaient des volatiles à becs longs et grêles, à cous allongés, courts d'ailes et sans apparence de queue. Harbert leur donna, avec raison, le nom de « tinamous », et il fut résolu qu'on en ferait les premiers hôtes de la future basse-cour.

Mais jusqu'alors les fusils n'avaient point parlé, et la première détonation qui retentit dans cette forêt du Far-West fut provoquée par l'apparition d'un bel oiseau qui ressemblait anatomiquement à un martin-pêcheur.

« Je le reconnais ! » s'écria Pencroff, et on peut dire que son coup partit malgré lui.
« Que reconnaissez-vous ? demanda le reporter.

— Le volatile qui nous a échappé à notre première excursion et dont nous avons donné le nom à cette partie de la forêt.

— Un jacamar ! » s'écria Harbert.

C'était un jacamar, en effet, bel oiseau dont le plumage assez rude est revêtu d'un éclat métallique. Quelques grains de plomb l'avaient jeté à terre, et Top le rapporta au canot, en même temps qu'une douzaine de « touracos-loris », sortes de grimpeurs de la grosseur d'un pigeon, tout peinturlurés de vert, avec une partie des ailes de couleur cramoisie et une huppe droite festonnée d'un liseré blanc. Au jeune garçon revint l'honneur de ce beau coup de fusil, et il s'en montra assez fier. Les loris faisaient un gibier meilleur que le jacamar, dont la chair est un peu coriace, mais on eût difficilement persuadé à Pencroff qu'il n'avait point tué le roi des volatiles comestibles.

Il était dix heures du matin, quand la pirogue atteignit un second coude de la Mercy, environ à cinq milles de son embouchure. On fit halte en cet endroit pour déjeuner, et cette halte, à l'abri de grands et beaux arbres, se prolongea pendant une demi-heure.

La rivière mesurait encore soixante à soixante-dix pieds de large, et son lit cinq à six pieds de profondeur. L'ingénieur avait observé que de nombreux affluents en grossissaient le cours, mais ce n'étaient que de simples rios innavigables. Quant à la forêt, aussi bien sous le nom de bois du Jacamar que sous celui de forêts du Far-West, elle s'étendait à perte de vue. Nulle part, ni sous les hautes futaies, ni sous les arbres des berges de la Mercy, ne se décelait la présence de l'homme. Les explorateurs ne purent trouver une trace suspecte, et il était évident que jamais la hache du bûcheron n'avait entaillé ces arbres, que jamais le couteau du pionnier n'avait tranché ces lianes tendues d'un tronc à l'autre, au milieu des broussailles touffues et des longues herbes. Si quelques naufragés avaient atterri sur l'île, ils n'en avaient point encore quitté le littoral, et ce n'était pas sous cet épais couvert qu'il fallait chercher les survivants du naufrage présumé.

L'ingénieur manifestait donc une certaine hâte d'atteindre la côte occidentale de l'île Lincoln, distante, suivant son estime, de cinq milles au moins. La navigation fut reprise, et bien que, par sa direction actuelle, la Mercy parût courir, non vers le littoral, mais plutôt vers le mont Franklin, il fut décidé que l'on se servirait de la pirogue, tant qu'elle trouverait assez d'eau sous sa quille pour flotter. C'était à la fois bien des fatigues épargnées, c'était aussi du temps gagné, car il aurait fallu se frayer un chemin à la hache à travers les épais fourrés.

Mais bientôt le flux manqua tout à fait, soit que la marée baissât, – et en effet elle devait baisser à cette heure, – soit qu'elle ne se fît plus sentir à cette distance de l'embouchure de la Mercy. Il fallut donc armer les avirons. Nab et Harbert se placèrent sur leur banc, Pencroff à la godille, et le remontage de la rivière fut continué.

Il semblait alors que la forêt tendait à s'éclaircir du côté du Far-West. Les arbres y étaient moins pressés et se montraient souvent isolés. Mais, précisément parce qu'ils étaient plus espacés, ils profitaient plus largement de cet air libre et pur qui circulait autour d'eux, et ils étaient magnifiques.

Quels splendides échantillons de la flore de cette latitude ! Certes, leur présence eût suffi à un botaniste pour qu'il nommât sans hésitation le parallèle que traversait l'île Lincoln !

« Des eucalyptus ! » s'était écrié Harbert.

C'étaient, en effet, ces superbes végétaux, les derniers géants de la zone extra-tropicale, les congénères de ces eucalyptus de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande, toutes deux situées sur la même latitude que l'île Lincoln. Quelques-uns s'élevaient à une hauteur de deux cents pieds. Leur tronc mesurait vingt pieds de tour à sa base, et leur écorce, sillonnée par les réseaux d'une résine parfumée, comptait jusqu'à cinq pouces d'épaisseur. Rien de plus merveilleux, mais aussi de plus singulier, que ces énormes échantillons de la famille des myrtacées, dont le feuillage se présentait de profil à la lumière et laissait arriver jusqu'au sol les rayons du soleil !

Au pied de ces eucalyptus, une herbe fraîche tapissait le sol, et du milieu des touffes s'échappaient des volées de petits oiseaux, qui resplendissaient dans les jets lumineux comme des escarboucles ailées.

« Voilà des arbres ! s'écria Nab, mais sont-ils bons à quelque chose ?

— Peuh ! répondit Pencroff. Il en doit être des végétaux-géants comme des géants humains. Cela ne sert guère qu'à se montrer dans les foires !

— Je crois que vous faites erreur, Pencroff, répondit Gédéon Spilett, et que le bois d'eucalyptus commence à être employé très-avantageusement dans l'ébénisterie.

— Et j'ajouterai, dit le jeune garçon, que ces eucalyptus appartiennent à une famille qui comprend bien des membres utiles : le goyavier, qui donne les goyaves ; le giroflier, qui produit les clous de girofle ; le grenadier, qui porte les grenades ; l'« eugenia cauliflora », dont les fruits servent à la fabrication d'un vin passable ; le myrte « ugni », qui contient une excellente liqueur alcoolique ; le myrte « caryophyllus », dont l'écorce forme une cannelle estimée ; l'« eugenia pimenta », d'où vient le piment de la Jamaïque ; le myrte commun, dont les baies peuvent remplacer le poivre ; l'« eucalyptus robusta », qui produit une sorte de manne excellente ; l'« eucalyptus gunei », dont la sève se transforme en bière par la fermentation ; enfin tous ces arbres connus sous le nom « d'arbres de vie » ou « bois de fer », qui appartiennent à cette famille des myrtacées, dont on compte quarante-six genres et treize cents espèces ! »

On laissait aller le jeune garçon, qui débitait avec beaucoup d'entrain sa petite leçon de botanique. Cyrus Smith l'écoutait en souriant, et Pencroff avec un sentiment de fierté impossible à rendre.

« Bien, Harbert, répondit Pencroff, mais j'oserais jurer que tous ces échantillons utiles que vous venez de citer ne sont point des géants comme ceux-ci !

— En effet, Pencroff.

— Cela vient donc à l'appui de ce que j'ai dit, répliqua le marin, à savoir : que les géants ne sont bons à rien !

— C'est ce qui vous trompe, Pencroff, dit alors l'ingénieur, et précisément ces gigantesques eucalyptus qui nous abritent sont bons à quelque chose.

— Et à quoi donc ?

— À assainir le pays qu'ils habitent. Savez-vous comment on les appelle dans l'Australie et la Nouvelle-Zélande ?
— Non, monsieur Cyrus.

— On les appelle les « arbres à fièvre ».

— Parce qu'ils la donnent ?

— Non, parce qu'ils l'empêchent !

— Bien. Je vais noter cela, dit le reporter.

— Notez donc, mon cher Spilett, car il paraît prouvé que la présence des eucalyptus suffit à neutraliser les miasmes paludéens. On a essayé de ce préservatif naturel dans certaines contrées du midi de l'Europe et du nord de l'Afrique, dont le sol était absolument malsain, et qui ont vu l'état sanitaire de leurs habitants s'améliorer peu à peu. Plus de fièvres intermittentes dans les régions que recouvrent les forêts de ces myrtacées. Ce fait est maintenant hors de doute, et c'est une heureuse circonstance pour nous autres, colons de l'île Lincoln.

— Ah ! Quelle île ! Quelle île bénie ! s'écria Pencroff ! Je vous le dis, il ne lui manque rien… Si ce n'est…

— Cela viendra, Pencroff, cela se trouvera, répondit l'ingénieur ; mais reprenons notre navigation, et poussons aussi loin que la rivière pourra porter notre pirogue ! »

L'exploration continua donc, pendant deux milles au moins, au milieu d'une contrée couverte d'eucalyptus, qui dominaient tous les bois de cette portion de l'île. L'espace qu'ils couvraient s'étendait hors des limites du regard de chaque côté de la Mercy, dont le lit, assez sinueux, se creusait alors entre de hautes berges verdoyantes. Ce lit était souvent obstrué de hautes herbes et même de roches aiguës qui rendaient la navigation assez pénible. L'action des rames en fut gênée, et Pencroff dut pousser avec une perche. On sentait aussi que le fond montait peu à peu, et que le moment n'était pas éloigné où le canot, faute d'eau, serait obligé de s'arrêter. Déjà le soleil déclinait à l'horizon et projetait sur le sol les ombres démesurées des arbres. Cyrus Smith, voyant qu'il ne pourrait atteindre dans cette journée la côte occidentale de l'île, résolut de camper à l'endroit même où, faute d'eau, la navigation serait forcément arrêtée. Il estimait qu'il devait être encore à cinq ou six milles de la côte, et cette distance était trop grande pour qu'il tentât de la franchir pendant la nuit au milieu de ces bois inconnus.

L'embarcation fut donc poussée sans relâche à travers la forêt, qui peu à peu se refaisait plus épaisse et semblait plus habitée aussi, car, si les yeux du marin ne le trompèrent pas, il crut apercevoir des bandes de singes qui couraient sous les taillis. Quelquefois même, deux ou trois de ces animaux s'arrêtèrent à quelque distance du canot et regardèrent les colons sans manifester aucune terreur, comme si, voyant des hommes pour la première fois, ils n'avaient pas encore appris à les redouter. Il eût été facile d'abattre ces quadrumanes à coups de fusil, mais Cyrus Smith s'opposa à ce massacre inutile qui tentait un peu l'enragé Pencroff. D'ailleurs, c'était prudent, car ces singes, vigoureux, doués d'une extrême agilité, pouvaient être redoutables, et mieux valait ne point les provoquer par une agression parfaitement inopportune.

Il est vrai que le marin considérait le singe au point de vue purement alimentaire, et, en effet, ces animaux, qui sont uniquement herbivores, forment un gibier excellent ; mais, puisque les provisions abondaient, il était inutile de dépenser les munitions en pure perte.

Vers quatre heures, la navigation de la Mercy devint très-difficile, car son cours était obstrué de plantes aquatiques et de roches. Les berges s'élevaient de plus en plus, et déjà le lit de la rivière se creusait entre les premiers contreforts du mont Franklin. Ses sources ne pouvaient donc être éloignées, puisqu'elles s'alimentaient de toutes les eaux des pentes méridionales de la montagne.

« Avant un quart d'heure, dit le marin, nous serons forcés de nous arrêter, monsieur Cyrus.

— Eh bien, nous nous arrêterons, Pencroff, et nous organiserons un campement pour la nuit.

— A quelle distance pouvons-nous être de Granite-house ? demanda Harbert.

— A sept milles à peu près, répondit l'ingénieur, mais en tenant compte, toutefois, des détours de la rivière, qui nous ont portés dans le nord-ouest.

— Continuons-nous à aller en avant ? demanda le reporter.

— Oui, et aussi longtemps que nous pourrons le faire, répondit Cyrus Smith. Demain, au point du jour, nous abandonnerons le canot, nous franchirons en deux heures, j'espère, la distance qui nous sépare de la côte, et nous aurons la journée presque tout entière pour explorer le littoral.

— En avant ! » répondit Pencroff.

Mais bientôt la pirogue racla le fond caillouteux de la rivière, dont la largeur alors ne dépassait pas vingt pieds. Un épais berceau de verdure s'arrondissait au-dessus de son lit et l'enveloppait d'une demi-obscurité. On entendait aussi le bruit assez accentué d'une chute d'eau, qui indiquait, à quelques cents pas en amont, la présence d'un barrage naturel.

Et, en effet, à un dernier détour de la rivière, une cascade apparut à travers les arbres. Le canot heurta le fond du lit, et, quelques instants après, il était amarré à un tronc, près de la rive droite.

Il était cinq heures environ. Les derniers rayons du soleil se glissaient sous l'épaisse ramure et frappaient obliquement la petite chute, dont l'humide poussière resplendissait des couleurs du prisme. Au delà, le lit de la Mercy disparaissait sous les taillis, où il s'alimentait à quelque source cachée. Les divers rios qui affluaient sur son parcours en faisaient plus bas une véritable rivière, mais alors ce n'était plus qu'un ruisseau limpide et sans profondeur.

On campa en cet endroit même, qui était charmant. Les colons débarquèrent, et un feu fut allumé sous un bouquet de larges micocouliers, entre les branches desquels Cyrus Smith et ses compagnons eussent, au besoin, trouvé un refuge pour la nuit.

Le souper fut bientôt dévoré, car on avait faim, et il ne fut plus question que de dormir. Mais, quelques rugissements de nature suspecte s'étant fait entendre avec la tombée du jour, le foyer fut alimenté pour la nuit, de manière à protéger les dormeurs de ses flammes pétillantes. Nab et Pencroff veillèrent même à tour de rôle et n'épargnèrent pas le combustible. Peut-être ne se trompèrent-ils pas, lorsqu'ils crurent voir quelques ombres d'animaux errer autour du campement, soit sous le taillis, soit entre les ramures ; mais la nuit se passa sans accident, et le lendemain, 31 octobre, à cinq heures du matin, tous étaient sur pied, prêts à partir.



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