à Henri Cazalis
Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2010-03-01
Lu par Vincent Planchon
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à Henri Cazalis
Cher et cher,
Je viens de passer une année effrayante: ma Pensée s'est pensée, et est arrivée à une Conception pur. Tout ce que, par contrecoup, mon être a souffert, pendant cette longue agonie, est inénarrable, mais, heureusement, je suis parfaitement mort, et la région la plus impure où mon Esprit puisse s'aventurer est l'Éternité, mon Esprit, ce solitaire habituel de sa propre Pureté, que n'obscurcit plus même le reflet du Temps.
Malheureusement, j'en suis arrivé là par une horrible sensibilité, et il est temps que je l'enveloppe d'une indifférence extérieure, qui remplacera pour moi la force perdue. J'en suis, après une synthèse suprême, à cette lente acquisition de la force – incapable tu le vois de me distraire. Mais combien plus je l'étais, il y a plusieurs mois, d'abord dans ma lutte terrible avec ce vieux et méchant plumage, terrassé, heureusement, Dieu. Mais comme cette lutte s'était passée sur son aile osseuse qui, par une agonie plus vigoureuse que je ne l'eusse soupçonné chez lui, m'avait emporté dans les Ténèbres, je tombai, victorieux, éperdument et infiniment – jusqu'à ce qu'enfin je me sois revu un jour devant ma glace de Venise, tel que je m'étais oublié plusieurs mois auparavant.
J'avoue du reste, mais à toi seul, que j'ai encore besoin, tant ont été grandes les avanies de mon triomphe, de me regarder dans cette glace pour penser et que si elle n'était pas devant la table où je t'écris cette lettre, je redeviendrais le Néant. C'est t'apprendre que je suis maintenant impersonnel et non plus Stéphane que tu as connu, – mais une aptitude qu'a l'Univers spirituel à se voir et à se développer, à travers ce qui fut moi.
Fragile comme est mon apparition terrestre, je ne puis subir que les développements absolument nécessaires pour que l'Univers retrouve, en ce moi, son identité. Ainsi je viens, à l'heure de la Synthèse, de délimiter l'œuvre qui sera l'image de ce développement. Trois poèmes en vers, dont Hérodiade est l'Ouverture, mais d'une pureté que l'homme n'a pas atteinte et n'atteindra peut-être jamais, car il se pourrait que je ne fusse le jouet que d'une illusion, et que la machine humaine ne soit pas assez parfaite pour arriver à de tels résultats. Et quatre poèmes en prose, sur la conception spirituelle du Néant.
STÉPHANE MALLARMÉ
Cher et cher,
Je viens de passer une année effrayante: ma Pensée s'est pensée, et est arrivée à une Conception pur. Tout ce que, par contrecoup, mon être a souffert, pendant cette longue agonie, est inénarrable, mais, heureusement, je suis parfaitement mort, et la région la plus impure où mon Esprit puisse s'aventurer est l'Éternité, mon Esprit, ce solitaire habituel de sa propre Pureté, que n'obscurcit plus même le reflet du Temps.
Malheureusement, j'en suis arrivé là par une horrible sensibilité, et il est temps que je l'enveloppe d'une indifférence extérieure, qui remplacera pour moi la force perdue. J'en suis, après une synthèse suprême, à cette lente acquisition de la force – incapable tu le vois de me distraire. Mais combien plus je l'étais, il y a plusieurs mois, d'abord dans ma lutte terrible avec ce vieux et méchant plumage, terrassé, heureusement, Dieu. Mais comme cette lutte s'était passée sur son aile osseuse qui, par une agonie plus vigoureuse que je ne l'eusse soupçonné chez lui, m'avait emporté dans les Ténèbres, je tombai, victorieux, éperdument et infiniment – jusqu'à ce qu'enfin je me sois revu un jour devant ma glace de Venise, tel que je m'étais oublié plusieurs mois auparavant.
J'avoue du reste, mais à toi seul, que j'ai encore besoin, tant ont été grandes les avanies de mon triomphe, de me regarder dans cette glace pour penser et que si elle n'était pas devant la table où je t'écris cette lettre, je redeviendrais le Néant. C'est t'apprendre que je suis maintenant impersonnel et non plus Stéphane que tu as connu, – mais une aptitude qu'a l'Univers spirituel à se voir et à se développer, à travers ce qui fut moi.
Fragile comme est mon apparition terrestre, je ne puis subir que les développements absolument nécessaires pour que l'Univers retrouve, en ce moi, son identité. Ainsi je viens, à l'heure de la Synthèse, de délimiter l'œuvre qui sera l'image de ce développement. Trois poèmes en vers, dont Hérodiade est l'Ouverture, mais d'une pureté que l'homme n'a pas atteinte et n'atteindra peut-être jamais, car il se pourrait que je ne fusse le jouet que d'une illusion, et que la machine humaine ne soit pas assez parfaite pour arriver à de tels résultats. Et quatre poèmes en prose, sur la conception spirituelle du Néant.
STÉPHANE MALLARMÉ
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