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Illustration: Le bachelier géant - Jules Vallès

Le bachelier géant

(Version Intégrale)

Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2015-09-23

Lu par Sabine
Livre audio de 1h45min
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Musique :

 



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Photo de couverture: Ferdinand Contat. Le géant savoyard



 

Jules Vallès

 

Journaliste, écrivain, homme politique (1832 – 1885)

 

LE BACHELIER GÉANT

I

C'était le dernier jour de la fête à Montmartre. J'entendis un pître enrhumé aboyer sur les tréteaux d'une baraque, en frappant du bout d'un jonc sale sur la poitrine d'un géant peint à l'huile, autour duquel se pressaient, dans le tableau, des duchesses bleues et des diplomates cerise.

J'entrai, j'entre toujours : j'ai eu de tout temps l'amour du monstre, Il est peu de têtes d'aztèque ou d'hydrocéphale, de cyclope ou d'Argus, plate ou carrée, en gourde ou en table de jeu, que je n'aie tâtée, mesurée, sur laquelle je n'aie fait toc toc, pour savoir ce qu'il y avait dedans.

Je suis descendu jusqu'aux nains, et j'ai fait le tour des colosses ; j'ai serré dans mes bras des gens  qui n'en avaient pas et d'autres qui en avaient trop, j'ai gagné au loto des hommes à patte de homard, et j'ai fait retoucher par des rapins de mes amis des sauvages des mers du Sud.

Non que j'aime l'horrible, ! mais je voulais savoir ce que Dieu avait laissé d'âme dans ces corps mal faits, ce qu'il pouvait tenir d'homme dans un monstre.

Je me demandais comment vivaient ces exceptions étranges, ces vestales mâles et femelles de la difformité, et, pour le savoir, que de fois j'ai remonté l'escalier vermoulu qui est à la queue des caravanes, et qui me transportait, en six marches, de la vie réelle dans la vie affreuse, peuplée d'étonnements comiques et d'êtres sans nom !

 

Le théâtre était pauvre ici, il consistait en quelques planches posées sur des soliveaux pourris ; le vent faisait claquer les murs de toile, et la pluie passait à travers le velum taillé dans le ventre d'un vieux matelas.

Mais les acteurs excitèrent au premier coup-d'œil ma curiosité. Ils n'étaient que trois cependant qui arrivèrent à tour de rôle : le pître qui, d'une voix grêle, chanta la Belle Bourbonnaise, ce sonnet d'Arvers de la banque ; une femme aux yeux doux, aux bras durs, qui fit voltiger, dans ses mains encore blanches, un essieu de charrette ; enfin, et pour avoir l'honneur de vous remercier, un géant.

C'était un garçon superbe, de trente-deux à  trente-cinq ans, à la figure brune et triste, mais qui portait, non sans grâce, son uniforme de général.

Il commença son boniment, nous raconta où il était né ; puis, tout d'un coup, changeant de ton :

« J'ai fait mes classes, dit-il ; je parle cinq langues, je suis bachelier. »

Il y eut un mouvement dans l'auditoire, composé de sept ou huit oisifs, ouvriers, militaires, bonnes d'enfants.

Il continua :

« Si ces messieurs veulent bien me faire l'honneur de m'interroger, anglais, italien, grec, latin, français, je réponds dans toutes les langues. »

Et le pître s'avançant alors sur la scène :

« Langues vivantes, langues mortes ! allez-y, vous, là-bas, le monsieur au livre. »

C'est à moi que cette phrase s'adressait. J'avais je ne sais plus quel volume sous le bras ; la foule me regardait en ricanant, et j'étais humilié par le géant.

Ma curiosité et mon amour-propre s'en mêlèrent, et j'entamai un siège en règle contre le soi-disant bachelier. Des langues vivantes, je n'en parlai point, les saltimbanques les apprennent en voyageant, mais je le poussai sur les langues mortes, et je me retirai, je l'avoue, du combat, meurtri, vaincu ! Il savait par cœur l'Enéide, et aurait traduit Pindare à livre ouvert.

Le public s'amusa beaucoup de ma confusion, donna ses deux sous et sortit ; je restai.  

Le phénomène vint au-devant de mes questions, et descendant de son théâtre après avoir accroché son claque à plumet tricolore à une patère — près du ciel :

« Vous vous demandez, monsieur, comment il se fait qu'on soit géant quand on est bachelier, et qu'on sache si bien le grec dans une baraque. Vous cherchez quelle est cette histoire, je vous la raconterai si vous voulez. Venez ce soir, boulevard des Amandiers, à l'hôtel du Chien savant ; attendez-moi dans le café d'en bas, à onze heures j'arriverai.

La grosse caisse fit boum, boum, boum ! à ce moment.

« C'est la parade qui finit, dit le géant ; je vais remonter sur mon trône. A ce soir donc, et surtout, ajouta-t-il tout bas, n'en parlez pas. »

Je remontai ; le pître, sur les tréteaux, lutinait la femme hercule, et il l'embrassa tout d'un coup, presque sur la bouche, en faisant chanter ses lèvres.

Alors, à travers la toile fendue, je vis se relever le rideau du théâtre, et le géant passer sa tête pâle comme celle d'un mort.

J'allai le soir à l'hôtel du Chien savant, le géant ne se fit point attendre ; il avait troqué son chapeau à claque contre une casquette de velours usé, et jeté un paletot déguenillé sur sa culotte rouge.

« Montons, dit-il, si vous voulez ; ma chambre est en haut, sous les toits, nous y serons plus seuls, et je pourrai causer. »  

Je le suivis, et nous entrâmes dans une chambre propre, au bout d'un escalier boueux, au cinquième étage. Il se baissa pour passer sous la porte, se tint plié en deux jusqu'à ce qu'il fût assis, et il alluma la chandelle.

Je jetai un coup d'œil autour de la chambre : rien n'y sentait le saltimbanque ; sur les rayons d'une petite bibliothèque en bois blanc reposaient quelques livres soutachés d'or, teintés de bleu ou ornés de palmes qui se croisaient, avec des rubans verts ou roses pour marquer les pages.

« Ce sont mes prix d'école et de collège ! dit le géant. Voulez-vous voir mon diplôme ? »

Il ouvrit un tiroir, mais, en cherchant, il mit à jour un médaillon qu'il repoussa brusquement sous les papiers.

Je ne pus voir quel était le visage, mais il avait deviné mon geste.

« C'est elle, dit-il, la femme hercule, celle de la baraque, que Bêtinet embrassait si bien ce matin.

« Et maintenant, voici mon histoire, je vais vous la dire : Prenez, je vous en prie, vos aises, et écoutez-moi jusqu'à ce que je vous ennuie. Cela me fera plaisir, d'ailleurs, de causer avec un homme qui n'a qu'une tête. »

Je portai machinalement la main à cette tête pour voir si elle était seule ; le géant sourit et commença.

 

Je vous dis, dans mon boniment, que je suis né  sur le point le plus élevé des Alpes, d'un père nabot et d'une mère miscroscopique, que nous sommes sept dans la famille, et que je suis le plus petit des sept. La vérité est que je suis né dans la Corrèze, je n'ai pas de frères, et mes parents ne sont pas des monstres.

J'ai fait mes classes au séminaire, passé mon baccalauréat à Toulouse, la conscription dans mon village. Huit jours avant de plonger la main dans le sac aux numéros, j'avais signé, pour échapper à la caserne, un engagement universitaire de dix ans ; je préférais être pion dans un collège que tambour-major dans une armée. Bien m'en avait pris ; je tirai le no 11, dit les deux flûtes, ou les jambes de M. le maire, qu'on n'appelle plus maintenant dans la commune que les échasses du géant.

Le lendemain même, je fus installé au collège où l'on me donna à faire l'étude des petits.

Pauvres moutards, quand ils virent entrer dans la salle basse, empestée d'encre, ce grand diable qui n'en finissait plus, il y eut un frisson d'effroi ; ce fut l'affaire de quelques jours. A peine une semaine s'était écoulée que déjà ils ne me craignaient plus, et, comme autorité, je n'allais pas, moi, le Goliath, au genou d'un maigre avorton qui n'avait pas cinq pieds, ne pesait pas deux onces, et, d'un geste, faisait rentrer sous terre les révoltés.

Ils se moquèrent tant de moi, mirent tant de crin dans mon lit et de poix sur ma chaise qu'on me tira de là pour me donner une classe à faire. C'était de  l'avancement ; je le devais, comme cela arrive souvent, à mon incapacité et beaucoup aussi à la protection du vicaire général qui me savait gré de n'avoir pas porté dans les ordres ma taille compromettante. J'aurais fait rire du bon Dieu en donnant la bénédiction, et puis je n'aurais pas tenu dans les confessionnaux.

C'est à peine si je tenais dans le collège, je me cognais la tête en entrant dans les classes, je crevais les plafonds, je heurtais les lampes, on ne voyait que moi dans les cérémonies ; le principal était jaloux.

Je vivais pourtant assez heureux, trouvant moyen encore d'envoyer à ma mère quelques économies, me rendant utile, recroquevillé dans ma modestie. Quand les chefs venaient, je me baissais. Pour qu'ils n'eussent pas trop à lever la tête, je laissais traîner la mienne, je me mettais en quatre, me pliais en deux ; on se moquait de moi, je laissais faire. Quand la plaisanterie était passée, je me relevais ; j'étais censé n'avoir pas entendu de si haut ; les petits s'en donnaient à cœur joie. C'est comme cela partout, dans l'université, le gouvernement ou la banque.

J'ai toujours vu les nains tourmenter les géants.

Ces moqueries de collègues ou d'élèves ne me chagrinaient point, et parfois même m'amusaient. Mais quand, par hasard, quelque petite fille ou une jeune femme me montrait du doigt en murmurant : « Ils sont deux, son frère est dessous. — C'est un pari. — Il est en bois, — Jean l'Araignoir !… »  

Ces mots comiques m'étouffaient, mon cœur se serrait, et je l'ai toujours eu trop gros pour ma taille.

Pourtant ma jeunesse criait dans mon corps si long ; la solitude m'était lourde, la nuit je faisais des rêves d'amour — mélancolique qui étouffait dans une peau d'Hercule.

Il me vint une idée un jour ; je demandai en mariage la fille d'un collègue chez qui l'on mangeait plus de pommes de terre bouillies que de rosbif, et les répétitions s'y payaient en fromages. J'avais mis un pantalon assez long et apporté le compte de mes économies. La jeune fille me rît au nez et je sortis à reculons en laissant de mes cheveux au plafond et sur le dessus des portes.

C'était la première démarche, ce fut la dernière, et je rentrai silencieux dans mon obscurité. Il m'arriva quelques épîtres, des lettres qui sentaient l'ambre gris me donnèrent des rendez-vous. J'y allai tremblant, j'en revins honteux. On m'appelait comme on appelle un monstre, on voulait voir comment était fait un géant. Une ou deux fois on me rappela, je n'y retournai point, et j'attendis qu'un accident me diminuât ou que je fusse voûté par le chagrin.

Ah ! bien des fois, quand je faisais prendre l'air à mes six pieds cinq pouces, le soir, sous les vieux marronniers, l'homme parlait, le géant faisait relâche, et redressant ma grande taille, je levais les bras au ciel. Mon ombre se détachait immense aux rayons de la lune sur le sable jaune, et allait faire peur aux couples qui parlaient bas sous les grands arbres.  

Les sentinelles s'arrêtaient dans leur promenade nocturne et disaient :

« C'est le tambour-major qui a bu. »

Pauvre tambour-major ! on prenait mes blasphèmes pour ses jurons, et mes folies pour ses ivresses. Il dit un jour à la cantine qu'il allait me défendre de me promener, et qu'il ne voulait pas passer pour un pochard parce que j'étais un imbécile.

Mon existence s'écoulait ainsi : il y avait des soirs de résignation et des soirs de tristesse. C'est par un de ceux-là que j'entendis un grand bruit dans la rue et que je mis la tête à la fenêtre.

A ce moment aussi Dieu décida de ma vie. A-t-il été cruel ou bon ? je ne sais. Je dois à ce hasard de n'être plus un homme, mais une curiosité ; certes, c'est triste. Mais si j'ai eu de terribles souffrances, j'ai eu aussi des moments heureux, et tout monstre que je suis, je ne donnerais pas mes douleurs pour les bonheurs des autres.

 

C'était une troupe de saltimbanques qui faisait le tour de la ville, annonçant, à son de trombone et de caisse, qu'ils donneraient le lendemain et les jours suivants des représentations sur la grande place du marché.

Trois Allemands aux lèvres bouffies, aux yeux doux, en redingote olive et en casquette verte, soufflaient, en balançant la tête, dans le cuivre et le bois ; mais tout à coup tous s'en mêlèrent : la petite caisse battit aux champs, les cymbales faillirent se fendre,  la clarinette mordit jusqu'au sang le nez de son instrument, le trombone jeta au vent du jour des couacs sauvages.

La directrice de la troupe parut.

Elle acheva le boniment du paillasse, fit l'éloge de toute sa troupe, la troupe de madame Rosita Ferrani ! et promit qu'elle ferait tous ses efforts pour mériter les applaudissements du public.

Je l'écoutai plus étonné qu'ému ; mais quand, son discours fini, elle se mit à danser en s'accompagnant des castagnettes, la taille prise dans son spencer de velours noir collant, les seins gonflés et les bras nus, sourire aux lèvres, cheveux au vent, mon sang ne fit qu'un tour ; il courut sur mon front une bouffée d'air chaud, ma poitrine s'élargit, et tout mon être tressaillit dans sa longueur devant cette statue vivante de la volupté et de la jeunesse.

Je voyais passer et luire, comme en un tourbillon, le jupon étoile d'argent, le diadème aux perles bleues, les rubans verts, l'écharpe rouge, et mon cœur battait au bruit que faisaient à ses poignets blancs les grelots de ses bracelets.

Enfin elle s'arrêta, haletante et superbe, la chair jaillissant du maillot, faisant craquer le bas et le corsage, le buste flottant sur la hanche en relief, et pâle d'une pâleur douce faite de fatigue et d'orgueil.

 

Distraite, elle arrêta ses yeux sur moi et considéra mes six pieds cinq pouces d'un air étonné. Je détournai mon regard du sien, et je m'éloignai, tandis  qu'elle montrait à son pître et ses musiciens ce grand fantôme qui fuyait.

Mais le lendemain j'étais là quand, avant la classe du soir, la représentation commença. Je revins le surlendemain et les jours suivants, et chaque fois elle me regardait, chaque fois je disparaissais, honteux et plus malade, faisant crier le groupe que je dérangeais en partant. J'allais rôder dans la campagne, ma classe finie, et j'avais la fièvre dans le cœur et le feu dans la tête : on dit pourtant qu'il fait frais sur les cimes !

Le hasard s'en mêla : peut-être dois-je dire que je l'aidai un peu. Un jour, après la retraite battue, je me trouvai, au détour d'un vieux mur, en face d'une grande voiture peinte en jaune : c'était la maison des saltimbanques. On avait vu ma tête par-dessus le mur, et Fouille-au-Pot, le paillasse, avait averti Rosita.

Je diminuai d'un pied en la voyant tout d'un coup en face de moi, et je devins rouge comme le caleçon du pître. J'étais venu là poussé par le désir aveugle, n'ayant pas conscience de ce que je faisais, sans avoir préparé une entrée, une excuse, et je ne savais plus comment expliquer ma présence, si je devais rester ou fuir. Mais elle, souriante, combla l'abîme, me reconnut ; Fouille-au-Pot jeta, comme un pont, un calembour salé, la glace se fondit et nous parlâmes.

J'inventai que j'avais un livre à faire sur les saltimbanques, j'ajoutai que, grâce à ma taille, j'étais un  peu des leurs, et que tous ceux qui avaient traversé la ville avaient eu ma visite dans la coulisse, que je voulais mettre aussi la troupe Rosita dans mes mystères de la baraque…

J'étais un curieux et un phénomène ; on sourit, Fouille-au-Pot me mesura, et Rosita me fit voir dans un petit journal illustré d'une grande ville du Midi son portrait avec un bout de biographie. En lisant son éloge fait par un autre, je fus jaloux.

Je promis que je reviendrais, et, en effet, tous les soirs, quand le soleil était tombé, je me glissais du côté du Chemin-Vert ; où était la caravane, et sous prétexte d'histoires comiques à écouter et de notes à prendre, je restais là. Rosita venait : toujours coquette, ayant gardé de son costume de zingara un bijou faux, une fleur fanée, un bout d'écharpe : elle racontait ses voyages, je disais mes misères ; je lui apportais des vers quelquefois, elle y mettait un air, les chantait en dansant ; quand elle avait fini, retombant essoufflée dans mes bras, puis m'échappant joyeuse. Je n'osais la poursuivre, et mon corps immense se débattait dans l'angoisse du désir. Mais jamais, alors même qu'elle irritait mon amour par ses familiarités terribles et ses caresses de hasard, elle ne laissait supposer qu'elle eût compris, et elle éteignait l'incendie dans un éclat de rire.

 

Quelle était-elle, cette femme à la voix tendre et aux yeux doux, qui vivait la vie d'aventures, par les grands chemins, en compagnie de paillasses  obscènes, de lutteurs aimés des catins, et qui poussait devant elle, sans broncher, ce troupeau d'hommes et de monstres ?

Elle était veuve, me dit-elle ; son mari, un Alcide du Nord, s'était tué dans un exercice, trois mois avant, dans un village de Hollande ; elle avait ramassé les débris de sa mince fortune et organisé la troupe qu'elle avait composée d'un cheval savant, du paillasse Fouille-au-Pot, un vieil ami de son mari, et d'un homme-serpent qui se disloquait. Elle dansait, soulevait les poids, jouait la pantomime et se désossait au besoin.

Elle prétendait n'être entrée qu'à vingt ans dans la banque, parce que l'ouvrage — ils étaient canuts de Lyon — leur avait manqué, et que le mari avait trouvé du pain en soulevant du fer. Il avait emprunté un essieu, pris dans un chantier une pierre, et, après avoir obtenu la permission, il était venu sur la place jongler avec les quintaux ; on ne s'était plus couché, le ventre vide, et puisque le travail honnête avait trahi leurs forces, ils demandaient à ce travail sans nom de quoi vivre : la banque était plus généreuse que l'atelier.

Voilà tout ce que je savais de sa vie et tout ce qu'elle voulut m'en conter. Peu importait, hélas ! Il y eût eu à son front ou ses mains de la boue ou du sang, je l'aurais peut-être insultée, méprisée, maudite, mais je l'aimais, et je lui aurais tout pardonné. J'aimais cette voix restée pure et ces yeux restés tendres, dans cette atmosphère viciée, et ces  semblants de naïveté sous ses oripeaux de saltimbanque. J'adorais sa naïveté ou son hypocrisie.

Le contraste était singulier : je crus avoir affaire à une Marion Delorme ou une Manon Lescaut, et je logeai dans cette poitrine d'aventurière, sous ce maillot jaune, un cœur de femme aimante, que je voulus faire battre à mon profit, sans songer que, sur ce chemin, après avoir été Didier, on peut devenir Desgrieux.

Elle est moins rare pourtant qu'on ne pense, cette honnêteté des femmes dans les baraques, sur les champs de foire. Ce qui me séduisit chez Rosita, je le rencontrai vingt fois sur mon chemin. C'est un préjugé qui voue à la corde et au vice cette famille de voyageurs ; ils subissent le sort éternel des vagabonds, dans l'histoire du monde : on accuse toujours du crime ceux qui sont passés.

Mais, dans le monde des saltimbanques, on est vertueux comme ailleurs, et, croyez-moi, j'ai vu des femmes qui, sur la place, faisaient le grand écart, n'en pas commettre le plus mince dans la coulisse, et être des prodiges de pudeur dans la vie privée.

Toujours est-il que Rosita ne semblait point comprendre, et moi je n'osais avouer.

 

Cependant je maigrissais à vue d'œil : mes yeux, où montait le sang, luisaient sous mon front pâle, comme au bout de la gaule immense des allumeurs la flamme rouge de la lanterne, et avec mes habits, flottant sur mon corps lâche, j'avais l'air, dans la  plaine, le soir, d'un épouvantail pour les oiseaux, qu'emportaient des voleurs de nuit.

L'initiative de Fouille-au-Pot mit fin à cette situation pénible : il osa brusquer le dénouement par une plaisanterie téméraire.

Je me trouvais un jour sur la place pendant la représentation. C'était le tour du cheval savant.

Il avait compté jusqu'à dix, marqué l'heure, dit oui aux morceaux de sucre et non aux coups de bâton.

« Et maintenant, mon pp'tît cheval, cria Fouille-au-Pot, voudriez-vous nous dire quel est le plus ivrogne de la société ? »

Le cheval fit deux ou trois fois le tour du cercle, et, après quelques hésitations, se planta devant un homme au nez rouge et praliné ; et tous de rire, l'homme au nez rouge le premier.

« Le plus amoureux, maintenant ? » fit Fouille-au-Pot en regardant de côté Rosita, qui pâlit ; et moi, je me sentis pâlir aussi.

Deux fois le cheval hésita, une fois de mon côté, une autre fois encore. J'eus le frisson ; au dernier tour, il s'arrêta net devant moi.

Je cherchai des yeux Rosita ; elle se cachait et je restai là, cloué sur le sol, rouge jusqu'aux oreilles et tremblant de la tête aux pieds.

Ce fut le signal des rires. On me jeta des pommes, je fus hué ; et, sans Fouille-au-Pot, qui répara son crime en allant tirer la queue d'un chien égaré dans le rond, j'y serais encore.  

La foule m'oublia pour rire du chien, et je partis, doublant le pas ; on va vite avec mes jambes. Je fus bientôt chez moi.

A peine arrivé, je fondis en larmes, je pleurai — comme un nain ! J'avais mes deux grandes mains toutes mouillées, et je ne pouvais plus voir mes yeux dans mon miroir cassé. Je me mis à une fenêtre qu'on n'ouvrait pas et qui donnait sur le cimetière, et je laissai le vent qui passait par-dessus les cyprès sécher mon visage et baigner de fraîcheur mes cheveux. Je restai longtemps ainsi accoudé, à boire à pleins poumons l'air du soir. Ce déluge de larmes avait comme noyé ma mémoire ; à peine flottait au-dessus le souvenir des émotions tristes de la journée.

 

Il se faisait tard ; l'allumeur de réverbères avait passé depuis longtemps ; mes voisins, des ouvriers sans femme ni famille, étaient rentrés ; je m'étendis moi-même sur mon lit et m'assoupis dans la douleur et la fatigue.

Je fus réveillé brusquement de ce sommeil pénible par un coup frappé à ma porte.

« Qui est là ? » demandai-je tout étonné.

On ne répondit pas.

Je renouvelai ma question.

Même silence.

Une idée me vint, mon sang afflua au cœur, et, en tâtonnant, j'ouvris la porte.

On la referma.

« C'est moi, dit une voix qui me fit tressaillir.  

— Vous ?

— Je vous ai vu pleurer de là-bas… Prenez garde, j'ai mon collier à grelots. »

Le lendemain je ne fis pas ma classe, et Rosita ne joua point.

Elle passa la journée à demander pardon pour Fouille-au-Pot, et quand elle partit, je vidai mon sucrier dans ses poches.

« Pour le petit cheval, lui fis-je en souriant.

— Garde le collier, » dit-elle.

Et le géant, tapant sur un coin de la commode, me dit : « Il est là. »

Puis il reprit :

« Rosita revint plusieurs fois ; j'allai moi-même dans la baraque. Je passais la nuit là, sous ce toit de planches, dans cette voiture où avait gémi, grogné un peuple de monstres. Il me semblait quelquefois, dans le silence, entendre le hurlement des hôtes d'autrefois, hommes ou bêtes…

Mais rien ne criait plus haut, ne hurlait plus triste que ma sauvage jalousie.

Elle en avait aimé d'autres avant moi, et quand elle m'embrassait, moi géant, c'était peut-être à un géant mort qu'elle songeait, la zingara ! Qui sait ? elle avait été peut-être la maîtresse d'exceptions affreuses ; elle avait appuyé sur son cœur des têtes qui n'avaient rien d'humain. Tant mieux ! Je préférais, dans mes retours sombres vers le passé, lui croire pour amants des gens au corps horrible, que penser qu'elle avait, dans cette voiture où l'on se  touche, dans ce métier où l'on se tutoie, livré sa beauté à des hommes dont le souvenir ne fût pas mort, dont je n'aurais pas étouffé l'image.

Je lui parlais quelquefois de mes craintes, elle se jetait à mon cou et se mettait à rire.

Cependant mes habitudes avaient changé : au collège, on s'en aperçut ; pour comble de malheur, nous fûmes rencontrés un soir dans la campagne et reconnus. Le bruit courut la ville, on amplifia, la fantaisie alla son train, on dit qu'on m'avait aperçu vêtu en saltimbanque, soulevant des poids, demandant la patte à des veaux à deux têtes.

Les élèves me dessinèrent sur le tableau, en sauvage, habillé de plumes, avec Rosita près de moi. Le principal me fit appeler et m'avertit que j'eusse à faire cesser ces bruits par un changement d'habitudes radical et public, ou bien on me demandait ma démission.

Je sortis de chez lui bouleversé, ahuri ; la menace qu'il avait proférée me faisait ouvrir les yeux sur ma situation, la folie de ma conduite m'apparut, et j'entrevis le gouffre à mes pieds !

Je devais, le soir, aller coucher dans la caravane, je n'y allai point.

Le lendemain on frappa à ma porte : je reconnus le signal de Rosita, je ne lui ouvris pas ; elle partit.

 

Je passai deux jours sans la voir, craignant, les premières heures, d'avoir de ses nouvelles, me jurant que c'était fini ; le second jour, attendant à chaque  minute qu'elle arrivât, comptant les secondes, brûlé par la fièvre, désespéré, jaloux !

Malheureux ! je n'eus pas le courage de lutter encore, et je courus, presque en plein jour, à la caravane.

Elle fit l'étonnée, me demanda si j'étais fou.

« Oui, » lui criai-je en me jetant à ses genoux.

Elle me releva avec un geste plein de pitié et rentra dans la voiture en fermant la porte sur elle.

Je frappai, elle ne répondit pas.

« M'avez-vous ouvert ? » disait-elle à travers la petite fenêtre aux volets verts.

J'allai pleurer dans les bras mous du disloqué ; je voulus acheter Fouille-au-Pot ; je fis des bassesses, je fus lâche.

Enfin, on me pardonna et je montai.

Quand je sortis le lendemain, j'étais perdu ! Elle m'avait traité de haut, j'avais prié, tout était dit ; et je portais ma chaîne au cou, aussi solide et courte que celle qui attachait le chien entre les roues.

« Nous partons dimanche, m'avait-elle dit en se levant.

— Partir ? mais moi ! qu'allais-je faire ?

— Rester, en prendre une autre, à moins, ajouta-t-elle en riant, que tu veuilles nous suivre. »

Je ne répondis pas ; mais, deux jours après, j'aidais Fouille-au-Pot à serrer les malles, et pour démarrer la caravane embourbée, je me meurtrissais l'épaule contre l'essieu.

A minuit, ce soir-là, c'est moi qui tenais le fouet,  et, sur la grand'route éclairée par la lune, conduisais la caravane…

II

Si vous voulez me suivre maintenant, dit le géant qui reprit haleine, vous allez traverser avec moi ce monde curieux qu'ont mal connu vos romanciers et que calomnie toujours la tradition. J'en sais les joies étranges, les secrets comiques ; ce que je vous raconterai sera vrai : je l'aurais fait ou au moins vu, j'en ai vécu et j'en mourrai ; je serai peut-être albinos à ce moment-là, pour utiliser mes cheveux blancs. Puisque nous sommes par les chemins, je vous parlerai d'abord du voyage.

Vous en avez vu passer de ces caravanes, nom poétique de la maison qui marche. On dirait un fourgon qui emporte des vaincus dans l'exil. Parfois une fenêtre de la prison qui roule s'entr'ouvre et laisse passer un front bizarre. C'est un des hôtes qui prend l'air : demain il faudra qu'il se cache. Ici, dans le silence, sur le chemin désert, il peut lever la tête au ciel, os sublime, nul ne le voit… que le Dieu juste qui en a fait un monstre.

Par intervalle, on croit entendre un bêlement, un grognement ensuite. C'est la bête curieuse, chrétien ou phoque ; qui demande son pain.  

Aux portes des villes on s'arrête, on attache le cheval à un arbre, avec un bout de corde, à l'endroit où l'herbe est moins pâle ; il ronge les racines, lèche la terre.

Les enfants vont aux environs couper la folle avoine, ramassent les branches fraîches pour l'écurie et du bois mort pour la cuisine ; on allume le feu et l'on mange — ce que l'on a ! On disloque un peu les moutards, on époussette les phénomènes et l'on rentre dans la voiture ; on tire le rideau et l'on dort.

Le soleil se lève, on se remet en route. C'est demain la foire, il faut avoir sa place, aller voir le maire, dresser son théâtre, gagner sa vie.

Ceci est la caravane des commençants ou des ruinés, de ceux qui se montent ou de ceux qui meurent, qui n'ont plus la vogue, qu'on trouve trop vieux ou trop tristes, dont les veaux sont pelés, les trompes connues, les bras usés : c'est un berceau ou une tombe, cela roule vers la fortune ou vers l'abîme, à la grâce de Dieu, au hasard du monstre !

La caravane des arrivés est autre chose. Elle est traînée par des chevaux qui ont eu l'honneur de travailler devant des têtes couronnées ou qu'on loue ad hoc dans le village ou dans la ville.

Il y a chambre à coucher, cuisine, salon ! des poêles, une cheminée, un coin du feu ! on s'y visite, on y reçoit.

C'est propre, bien frotté, ciré, tapissé.

« Tenez, fit le géant en prenant sur un des rayons de sa petite bibliothèque un papier crasseux, voilà  le plan et le règlement d'une de ces roulottes dans lesquelles j'ai travaillé. »

Je pris le chiffon, le dépliai, et le voici avec ses explications et son orthographe :

VOITURE DE BISSONNIER, DIT BARBE-SALE



THÉATRE PATINIER

Six mètres de longueur, deux de largeur et deux de hauteur, divisé en deux chambres : la première a trois mètres 50 centimètres de longueur ; c'est la cuisine et la salle à manger, ameublement, une table, quatre caisses de forme longue et étroite, servant de sièges et propres à recevoir des effets et autres ustensiles et à cause de cela appelés banc-coffre, un fourneau dit cuisinière, deux gardes mengers ou buffets en placard, un règlement pour assurer le bon ordre dans l'administration, deuxième chambre, elle communique avec la première par une porte à deux batants, longueur deux mètres 50 centimètres, au fond un lit pour deux personnes ; cette chambre comme la première est éclairée par six vassistas de 45 centimètres caré ; cette voiture est couvertte en bois, a platte forme et d'une manière toute particulière (soit par originalité soit en connaissance de cause de la part du constructeur, se sont six cents  petites lattes de deux centimètres sus un d'épaisseur jointes ensembles par 40 pointtes chaqu'une, soit vingt quatre mil pointtes, une couche de peinture donne a ce plafond l'aspect du plâtre, la voiture dont nous donnons la description est montée sur quatre roues et sur six ressorts.

Il y en a une autre en tout semblable avec cette diférance que la première chambre sert de magasin de décors, la seconde est la chambre à coucher des hommes employés dans l'établissement, au dessus de la porte on lit le règlement suivant.

Article premier. Tout employé devra balayer la voiture à tour de rôle avant 10 heures du matin sous peine de 15 centimes d'amende.

Art. 2. Chaque employé est tenu de faire son lit avant 10 heures sous peine de 10 centimes d'amende.

Article 3. Pour ne pas remetre les obgets nécessaires à la toilette, en place après s'en être servi 5 centimes d'amende.

Art. 4. Lors de leur coucher, les employés ne pourront laisser brûler la lumière plus de 15 minutes sous peine de 10 centimes d'amende.

Art. 5. Pour fumer dans la voiture 10 centimes d'amende.

Dans ce second compartiment de deux mètres 50 centimètres quatre lits à une personne sont établis.

 

— Voilà la cage et le programme : cette cage, on  l'aime, ce programme il est respecté, et tout le monde vit en bonne intelligence dans la maison ; les ours se mêlent à vos jeux, le tigre s'étire entre vos jambes, et le nain en conte de bonnes ; on fait des nouvelles à la patte.

Le matériel, dit le satou, composé des décors, des planches, arrive par les chemins de fer.

C'est ainsi que voyagent les Laroche, les Cocherie, les Patinois, etc., etc.

Ils descendent à l'hôtel, ceux-là ; les autres, plus pauvres, vont à la piaule ; la piaule, c'est l'auberge qui accepte les bohémiens. Ils arrêtent, dans la cour noire, la voiture éreintée, acculent contre un mur leur maison, le baquet du phoque ou le lit de l'hydrocéphale.

Quand ils peuvent, ils campent dans les terrains vagues ou s'installent tout de suite sur le champ de foire, descendent le poêle, étalent le linge, font sauter les enfants, griller les boudins ; on entend la toux du colosse, le chant du beurre, l'aboiement des chiens…

Il y a les Bias ensuite, ceux qui portent avec eux leur fortune, le saltimbanque qui va, la caisse au dos traînant derrière lui son ours, enfant ou singe, parent ou quadrupède : en bottines à peau de lapin, culottes bouffantes, maillot rose sous sa blouse bleue ; dévorant la route, le regard morne, le ventre creux, n'ayant encore de la journée avalé que des sabres.

C'est quelquefois toute une famille qui le suit :  femme en haillons, moutards pieds nus ! Il en jette un en croix sur son cou, et l'autre à califourchon sur la caisse.

Il hume l'air, il interroge l'horizon.

Le vent souffle, le ciel est rouge…

Ah ! s'il allait pleuvoir demain !

La pluie, c'est l'ennemi, la misère, la faim ! Plus de paysans sur les places, de badauds dans les foires. Si vous saviez ce qu'on pense du ciel dans notre bohème, quand il lansquine !

Tel est le voyage.

Voilà la vie que j'ai menée pendant quatre ans ; en amateur, les premiers temps, comme les princes russes suivent les écuyères ; plus tard, pour vivre, et rester près d'elle !

Je devais en arriver là, et la chute n'était pas difficile à prévoir.

J'étais parti avec un millier de francs ; ils me durèrent quelques mois. Un beau jour, je me trouvai en face du dernier louis.

Que faire ?

Je n'y avais pas encore songé.

Forcé d'y songer maintenant !

La quitter, rentrer au pays ?… Il était temps encore.

J'essayai : je fis deux lieues en arrière, le soir, dans les champs, courant à perdre haleine…

Mais l'anneau était bien rivé, la chaîne clouée au cœur, et je m'arrêtai tout d'un coup.

Je regardai par là-bas, du côté de la plaine, la  route blanche, les arbres verts : je n'avais qu'à marcher dix heures, un jour, et le lendemain soir j'étais au village, ma vieille mère m'embrassait.

Je revins !

Je revins vers le champ de foire et me glissai dans la voiture, et le lendemain, pauvre lâche, je mentis pour rester ; je dis, je crois, que l'hôtel était plein, ou peut-être trop cher. Rosita, d'ailleurs, n'insista point, et je m'installai dans la maison.

Le voyage avait été bon : la troupe Ferrani avait la vogue, et l'on avait pu joindre des phénomènes méritoires au personnel déjà connu. Mon amour fainéant s'autorisa de ces bonheurs, et je vécus, à la table commune, des miettes de la ménagerie : dans ma honte à manger de ce pain non gagné, m'ingéniant à payer ma dette, mettant la main à la besogne, aidant, le soir, à clouer les planches, à tendre les toiles, hissant les tableaux.

Pendant les représentations je m'enfonçais dans la voiture, comme pour lire, et tandis que Rosita suait à soulever l'essieu ou à faire valser des sapeurs, je restais là, anéanti, et, comme un fou, battant de mes doigts maigres, sur le ventre brun des tambours, des airs que je ne connaissais pas.

Mais le vent tourna ; la pluie, l'affreuse pluie, vint noyer au berceau la fortune de la troupe. Cette année-là mit sur la paille tous ceux qui, dans le monde des saltimbanques, n'avaient pas de l'argent et du temps devant eux. Sur le champ de foire où nous étions, la misère s'abattit plus terrible  qu'ailleurs, et un matin, chez nous, on échangea le percheron qui conduisait la caravane contre un vieux cheval aveugle, qu'il fallait mener par la bride, et qui nous a traînés, la pauvre bête ! par de bien pénibles chemins.

Rosi ta ne disait rien : se croyait-elle riche encore ? avait-elle honte, pitié ? Je n'osais me demander compte de son silence.

Un jour pourtant, dans la baraque voisine, un enfant colosse était mort de faim ! depuis deux jours personne n'avait mangé dans la voiture, pour donner sa part à la bête humaine, leur pièce de résistance, leur dernier gagne-pain ! Masse de chair vivante, il fallait, pour qu'elle vécût, lui jeter, comme au fond d'un four, des quartiers de chair fraîche, des tourtes de six livres : l'argent avait manqué pour acheter le pain, la viande, et, dans la nuit, le colosse avait rendu ce qu'il avait d'âme.

On reçut cette nouvelle avec terreur, chez Rosita, et le soir, quand je me mis à table, les monstres me regardèrent de travers.

Misérable je mangeais leur part ; on rognait sur leur nourriture pour me donner la mienne, j'achevais le vin du radeau !

Il fallait cette fois quitter la place !

Mais était-ce possible à présent ?

Partir, comme le chien quand il n'y a plus d'os, partir, quand venait la famine ! partir, lui devant ma soupe et ma viande d'un mois ! comme un ingrat, un lâche !  

Je ne partis point, et aujourd'hui même que j'ai tant souffert pour n'avoir pas fui, je ne regrette pas d'être resté. Il aurait fallu qu'il n'y eût pas sur elle le fardeau lourd de la misère, sur moi celui plus lourd de la reconnaissance.

Je fondis en larmes, désespéré, et le bruit de mes sanglots attira Rosita.

Je me jetai dans ses bras, comme un enfant, lui demandant pardon, avouant ma détresse.

« Je le savais, » dit-elle.

Et elle ajouta avec mélancolie :

« II faut partir chez ta mère… »

Ce mot de départ tombant de ses lèvres me rattacha au lieu de m'éloigner. Je me cramponnai, comme un noyé, à mon amour malade, et la suppliai de me garder.

Elle disait : Oui ; mais moi je demandais : Comment ?

« Il y a un moyen, fit-elle.

— Parle… »

Elle hésita un instant, me fixa, puis dit :

Fais-toi géant ! »

Géant ? J'avais donc été au collège, j'avais traduit Virgile et lu Platon pour être géant, à 3 sous les bourgeois, 2 sous messieurs les militaires et les bonnes d'enfants !

Et pourtant, que faire de mieux ? je restais près d'elle ; au lieu d'être à sa charge, j'amenais l'argent dans la caravane, je payais ma dette : j'étais plus que l'amant, presque le mari.  

Pour tout cela, que fallait-il ? m'habiller en général, mettre un colback sur ma tête et un bésigue dans mes bottes.

Le dimanche suivant, à la foire de Thorigny, on m'annonçait à la foule comme l'homme le plus gand du siècle.

 

Le croiriez-vous ? fit le géant, dont la figure se dérida, ma résolution ne me coûta pas grands soupirs ; les premiers temps furent moins pénibles que vous n'auriez pu le croire, presque gais. J'étais déjà fait à cette vie, le dernier mois passé dans la baraque m'avait aguerri autant qu'humilié ; et puis, on prend vite le mépris de la foule dans ce métier où la foule doit être dupe.

Ma crainte d'être reconnu tomba avec mes cheveux longs et ma barbe claire, et le plus espiègle de mes élèves n'aurait pas reconnu, dans le géant de la foire, l'ancien professeur de collège. Derrière mon masque de fard et de plâtre, je vivais tranquille, caché dans mon amour sauvage.

Devant le public, je posais, et, de mon théâtre qui montait en fuyant, il m'arrivait de faire une chaire de langues, d'où j'embarrassais les pions sales et les professeurs bêtes ; les blouses applaudissaient, et, sur chaque champ de foire, j'avais mon mois de popularité.

Dans notre monde, j'étais un aigle : je donnais des consultations, je rédigeais les boniments je faisais des pièces pour les spectacles en plein vent, des  parodies pour les bons pîtres, et les femmes sauvages et autres, me regardaient du coin de l'œil et enviaient le bonheur de Rosita !

Elle, fière de moi, me couvrait de caresses.

« Comme tu es savant ! » me disait-elle en grimpant jusqu'à mon colback.

Je me faisais tout petit et l'embrassais.

Elle devint enceinte à ce moment. Ce fut une grande joie dans la baraque. Nous étions presque riches déjà ; l'avenir s'ouvrait tout heureux devant nous !

« Pour peu qu'ils aient un monstre, disaient les voisins, leur affaire est faite. Qu'elle aille à Beaucaire. l'entre-sort y est beau cette année ! si elle pouvait se graver l'enfant-poisson ! »

Dieu merci, elle ne se grava ni celui-là ni d'autres, et elle mit au monde une petite fille jolie comme un amour et droite comme un I, qui fut baptisée bel et bien, qu'on appela Rosita à l'église et dans la baraque Violette, c'est-à-dire qui fleurit à l'ombre. Je vous dirai plus tard ce qu'elle est devenue.

Le géant passa la main sur son front, comme pour chasser un souvenir douloureux, et continua :

« Nous fîmes ainsi tout l'est de la France, nous allâmes en Belgique et en Hollande où mon succès fut grand : Rosita avait laissé reposer son essieu, et, en costume de ville se tenait à la porte pour aboyer, c'est-à-dire appeler la foule, amorcer le trepp.

Elle aboyait comme une chienne anglaise et  répétait crânement les phrases à effet que je lui taillais le soir dans la voiture, tandis qu'elle comptait les recettes du jour ou raccommodait les hardes des phénomènes endormis.

Notre caravane avait grandi et la maison s*était montée. Nous venions d'ajouter à notre troupe l'Homme-squelette.

« Celui qui était il y a dix ans à Paris, quai d'Austerlitz ? fis-je en interrompant le géant.

— Celui-là même. Vous l'avez connu, ce spectre ?

Quand il tirait le rideau, derrière lequel grognait son agonie, j'ai vu des hommes se reculer tout pâles, et passer la main, effarés, sur leur front !

Fantôme noir, décharné, dont les os jaunes claquaient en se touchant, et qui vous remuait les entrailles rien qu'à dire de sa voix éteinte et rauque :

« Je n'ai pas dormi depuis dix ans ! »

Il dormait pourtant.

Un jour, nous descendions une rivière de Hollande, tous trois sur le pont du bateau, Rosita, lui et moi. Je me tenais assis pour paraître moins grand ; l'homme-squelette s'était roulé à mes pieds sous des voiles.

On savait sur le bateau qu'il était là, et l'on en parlait autour de nous : on discutait son insomnie, on pariait pour, on pariait contre.

Mais voilà qu'au milieu de la discussion, un bruit monotone et régulier s'élève de dessous les voiles, bruit connu et qui fit dresser toutes les oreilles.

« C'est le squelette qui ronfle ! » cria la galerie.  

C'était lui, nous le savions bien ! Mais Rosita, tirant un canif de sa poche, en plantait la lame dans un os du monstre, qui se redressait sur son séant, et comprenant d'instinct, les yeux fixes, jetait pour réponse aux rieurs effrayés son boniment funèbre, et répétait en retombant épuisé : « Je ne dors pas depuis dix ans ! »

Le secret de son insomnie, il était dans sa force terrible de résistance et dans son épouvantable énergie ! Il y avait une âme dans ce cadavre ; c'était un homme, ce fantôme ! Il sut mentir jusqu'à fatiguer la patience et même égarer le génie ; il a mis les sceptiques au défi, les savants a quia, trompé la police, roulé la science.

 

Nous seuls et sa maîtresse nous l'avons vu dormir ! « Sa maîtresse ? » demandai-je au géant, épouvanté.

— Oui, sa maîtresse ! dont il eut des enfants, et qu'il battait le soir quand elle lui cachait l'eau-de-vie : l'eau-de-vie qui était l'huile de cette lampe, et qui soutenait cette agonie. Sans ses vices, peut-être il vivrait encore ; il est mort d'avoir trop bu et trop aimé !

Tôt ou tard pourtant il serait tombé épuisé, car le secret de sa maigreur étrange était dans un mal affreux, une tumeur sous la cheville gauche, qui mangeait sa chair et buvait son sang !

Un jour cependant, la plaie n'eut plus rien à dévorer, la vie s'était écoulée tout entière par le trou  noir de la blessure, et il tomba comme un arbre mort.

Il a rendu le dernier soupir en 185…, à l'hôpital Necker, où nous le fîmes transporter. — Il dort maintenant !

Nous le regrettâmes amèrement, car il avait presque fait notre fortune.

Le lendemain de l'enterrement, Barnum, le grand Barnum que vous ne connaissez que par les livres, mais avec qui, nous autres banquistes, nous avons trinqué, me faisait offrir les sauvages que vous avez vus jadis à l'Hippodrome, de vrais sauvages cette fois, qu'il avait arrachés là-bas à leur patrie et traînés pour les exhiber sous le ciel triste de l'Europe.

Ils étaient huit, conduits par un vieux nègre, qui pouvait seul se faire comprendre d'eux, grâce à quelques bribes de je ne sais quel jargon qu'il avait appris sur un navire, dont, entre parenthèse, il avait tué le capitaine et mutilé le lieutenant ! Nature cruelle et froide, il menait au bâton cette escouade d'exilés.

Laids du reste, et bien tristes, ces fils des lointaines forêts ! Pour remplacer le soleil ardent de leur pays, il fallait entretenir autour d'eux des brasiers rouges, auxquels ils venaient griller leurs jambes et leurs bras amaigris.

Il fallait aussi, pour éteindre leurs rugissements, verser du feu dans leur poitrine, et leur donner du gin à boire. Le nègre était leur porte-voix et mettait sa joie à exciter leur lugubre débauche. Si je  résistais, il retournait muet et humble vers ses esclaves ; mais, la nuit suivante, on entendait dans la baraque des cris terribles, des hurlements affreux : c'étaient les Caraïbes, poussés par leur noir truchement, qui demandaient du tabac ou du gin, et il fallait céder ou ils eussent mis en pièces prison et geôliers.

Toutefois, avec les Caraïbes et moi — je me montrais toujours comme géant — la troupe allait son petit train, tout eût été pour le mieux, si nous avions pu nous débarrasser du nègre assassin.

Je lui parlai un matin de nous quitter ; le soir même, le feu prit à la baraque ; et, au milieu des hurlements féroces des Caraïbes, qu'il fallut faire chasser comme des ours et ramener par des soldats, nous vîmes les flammes dévorer notre pauvre caravane avec ce qu'elle contenait : costumes, toiles, accessoires, tout disparut, jusqu'à un portefeuille où étaient serrés quelques billets de banque, que j'allai chercher, les pieds dans le feu, mais en vain. Je vis, au moment où je sautais dans le brasier pour y fouiller, les lèvres noires du nègre s'écarter et sa prunelle s'agrandir. C'est lui, j'y parierais ma tête, qui avait préparé le crime. Il avait juré là-bas, sur le grand rivage, au bord de quelque tombe, haine, haine éternelle aux blancs !

Il ne revit pas son pays, chargé des chevelures de ceux qu'il avait ruinés ou tués ; un jour un des sauvages, ayant la nostalgie du sang, lui ouvrit les entrailles.

Pour nous, nous nous trouvâmes, du jour au lendemain, sans un sou, sans rien, pas même nos costumes de banque pour faire notre métier. Nous laissâmes partir le nègre et les sauvages que nous ne pouvions plus garder, nourrir, payer, et nous vendîmes le cheval aveugle. Pauvre bête ! quand nous la quittâmes, comme si elle sentait que nous l'abandonnions, elle tourna vers nous en gémissant ses grands yeux morts, où l'on eût dit qu'il y avait des larmes.

Puis commença la vie de misère comique que je voudrais recommencer.

Oh ! le bon temps où elle n'avait que moi pour la consoler et mes 2 mètres 40 pour la soutenir !

Lorsque nous nous trouvâmes seuls, le soir du désastre, ce fut un pénible moment, mais la porte du grenier où nous apportâmes nos dernières bardes une fois fermée, elle se jeta à mon cou en me disant :

« Eh bien ! le Grand ! »

A ces mots dits d'une voix triste, mon cœur tressaillit de joie, et je ne changerais pas contre les jours les plus beaux des riches, le souvenir des temps qui ont suivi cette ruine.

Le lendemain, je mis Rosita en couleur.

III

J'en fis une habitante des mers australes, prise par des pirates, sauvée par des Anglais et tatouée par tout le monde.

Quant à moi, laissant de côté les langues mortes, je devins simplement un Patagon, son cornac, qui seul pouvais me faire entendre et obéir d'elle.

C'était ce bon Fouille-au-Pot, vieux serviteur toujours fidèle, qui criait ces belles choses à la porte !

Grâce à son annonce et à un javanais inventé pour notre plaisir, Rosita et moi passions notre vie à nous moquer des spectateurs.

L'envie de rire nous prenait quelquefois ; alors elle se retournait mugissante, criait, grognait et étouffait la crise dans le ventre de son poulet cru. Moi je me penchais pour l'apaiser, et nous nous tordions.

Je ne riais pas toujours cependant, et je poussais des soupirs plus longs que moi en la recrépissant, car je la peignais comme on fait d'une porte, le pot à colle dans une main, le pinceau dans l'autre. Sur ces chairs que j'aimais, je jetais un manteau d'encre et d'huile, et je passais des anneaux de rideaux dans son nez rose.

C'était donc elle que je voyais là, rôdant comme une bête fauve, mâchant du caporal, crachant du feu !

Plus de baisers maintenant — un abîme !

Il fallait attendre le soir, et encore ne gardait-elle d'Européen que ce qu'elle pouvait cacher et je n'avais guère qu'un tiers de blanche sur deux tiers de sauvagesse.

Ah ! monsieur, c'est une douleur que je ne vous souhaite pas d'avoir une maîtresse à mettre en couleur, et dont vous ne pouvez pas plus approcher que d'un mur peint à neuf !

Nous dûmes nous débarrasser de la petite fille qu'il aurait fallu tatouer aussi et que nous préférâmes envoyer à une vieille sœur de Fouille-au-Pot, qui habitait la campagne.

Une fois pourtant, il nous prit envie à tous deux d'aller par les chemins, le soir, respirer les parfums qui viennent des prés et des bois. Je voulus revoir Rosita fraîche et coquette, autant que sa coquetterie pouvait se trouver bien de la robe d'indienne un peu fanée qui lui restait.

La rivière passait à dix minutes de notre tente. Elle sortit encapuchonnée, et alla plonger son corps verni dans le flot clair.

Mais les lavandières qui battaient du linge au clair de lune, plus bas, la virent et la devinèrent à la couleur de l'eau qui emportait en fuyant son caleçon de suie. Elles crièrent au linge sali, au fleuve troublé, et la poursuivirent en la couvrant de boue et de huées.

Des hommes s'en mêlèrent.

Je voulais me jeter dans la foule, prendre un des badauds qui l'insultaient et le casser sur mon genou. J'eus peur des gendarmes, de la prison ; je frémis à l'idée d'être séparé d'elle, et je l'entraînai dans l'obscurité.

Dieu sait ce que nous allions devenir ainsi faits : elle demi-nue, moi, en général, sans chapeau ! Nous n'avions pu rentrer sous la tente où l'on nous aurait suivis et peut-être assommés. Fouille-au-Pot, qui était resté, eut bien de la peine à s'en tirer. C'est de ce jour-là qu'il dit adieu à la banque, et il nous fit savoir quelques jours après qu'il était auprès de Violette, et qu'il vivait de ses économies jointes à celles de sa sœur.

Le hasard, cette providence des pauvres, mit sur notre chemin un enfant de la balle, un sautados (sauteur) qui venait le pauvre garçon ! d'enterrer sa mère à quelques lieues de là, et s'en allait avec sa sœur orpheline, une enfant de huit ans, rejoindre une troupe au bourg voisin.

Nous l'appelâmes.

La petite fille jeta un cri en nous voyant ; mais on s'approcha, on se reconnut ; en deux mots je dis notre histoire, le sautados me conta la sienne, il était pauvre lui aussi, bien pauvre ; mais il avait encore un vieux bonnet de clown qu'il me donna, et Rosita jeta sur ses épaules, que glaçait l'air froid de la nuit, son tapis de travail. Je mis l'enfant fatigué sur mon dos, et, ainsi chargé, je conduisais la marche.

J'avais l'air d'un de ces géants de la Bible, que chassait le doigt des Prophètes, et qui fuyaient emportant famille et patrie sur une terre lointaine et maudite !

Nous arrivâmes sans encombre à l'auberge où nous retrouvâmes fraîchement débarquée la troupe qu'allait rejoindre notre compagnon.

Le chef nous offrit de travailler avec lui, à condition toutefois que je donnerais ma démission de géant et trouverais un truc nouveau. Il n'avait point de théâtre, ne pouvait et ne voulait point en établir.

Le sort en était jeté !

Je ne réfléchis même pas : je donnai congé au géant et je me fis mancheur.

On appelle mancheurs ceux qui n'ont ni baraque en planche ni tente en toile, mais simplement la permission, de par le préfet ou par le maire, de se tordre les membres, de se casser les reins comme ils l'entendent, dans les carrefours, sur les places, aux coins des rues ! Pour bureau de recette, ils ont une soucoupe cassée, un vieux plat d'étain.

« Allons, mesdames et messieurs, voici notre petit bureau ! Un peu de courage à la poche, s'il vous plaît ! Si notre travail vous paraît honnête et méritoire, ne nous oubliez pas ! Nous recevons tout, depuis un centime jusqu'à mille francs ! Allez, musique !

« La chaise romaine ! »

Et l'on commence ! Pendant qu'on exécute les exercices pour avoir les sept sous qui manquent, — sept sous seulement !! — le pître ou la fille fait le tour de la société et demande pour ses petits profits.

Tous les malheureux qui s'en vont sous les fenêtres, dans les cours, jongler, chanter, sauter, qui ramassent à terre le sou jeté dans du papier, ceux qui, devant la porte des cafés, demandent à se disloquer ou à se démembrer humblement, tous ceux enfin qui vont quêtant l'obole sous le ciel, — des mancheurs.

Leur patrie, c'est la rue ! la rue, cet asile de la vieille banque : des bohémiennes à la peau tannée, au jarret maigre, qui dansent encore sur les œufs et se trémoussent à la manière des gitanas, en irritant de leur doigt sec la peau des tambours de basque : l'asile, hélas ! des clowns cassés, des pîtres vidés, des monstres manques !

Pauvres gens, qui n'ont pour capital que leur souplesse et leur courage, mangeurs de vache enragée et de poulets crus, qui avalent des sabres, boivent du plomb, mâchent du zinc, font la grenouille, le serpent, la perche, le grand écart, et soutiennent honorablement leur famille — sur les cuisses.

C'est dans cette armée triste de la bohème que je m'engageai.

Je descendis des hauteurs dans la rue, et, pour vivre, je fis de tous les métiers.

Je commençai par tenir la perche.

Au haut d'un bâton que porte, arc-bouté sur ses jambes, un homme aux reins d'hercule, un autre homme monte ; puis, arrivé au haut, fait de la gymnastique, le drapeau de zinc, le bras de fer, enfin se pose à plat ventre sur le bout même, et, ainsi placé, comme un verre au bout d'une aiguille, se démène dans le vide, se trémousse et nage dans l'espace !

Le mancheur n'est pas, ici, comme le gagiste du cirque, sous un lustre aux lueurs tranquilles, mais, les yeux en l'air, par le soleil qui aveugle ou le vent qui souffle, il suit les mouvements de l'homme dont il a la charge. Qu'un rayon de soleil arrive tout à coup et éblouisse la prunelle, que sous les pieds de l'athlète un caillou glisse, un peu de terre s'écrase, moins que cela, il suffit d'un grain de poussière qui vole, d'une goutte de pluie qui tombe, si l'équilibre est dérangé, la perche vacille, échappe, et l'homme est mort.

Ah ! la première fois que je sentis au bout de ma perche un être vivant, étonné cette fois de se voir si haut, je tournai mon cœur en même temps que mes yeux vers le ciel.

Dieu merci ! je suis solide, et la perche n'a dévié que d'un quart de ligne, une fois…

Il est si facile de se débarrasser d'un homme que l'on hait, quand on le tient ainsi, sa vie appuyée contre sa poitrine, près de son cœur !…

Cet homme est quelquefois un misérable qui vous a pris votre bonheur et a troublé pour jamais votre repos ! il mérite la mort ! Une quinte de toux factice, un mouvement faux, la bretelle fatiguée d'avance… et tout est dit, justice est faite ! J'ai failli me faire moi-même justice… »

Je tressaillis à ce terrible aveu !

« Oh ! ce ne fut qu'une pensée d'un instant, un éclair ! C'est trop déjà ! et Dieu me demandera compte de cette seconde dans l'éternité ; mais je n'ai tué personne, et celui qui devait mourir est toujours vivant ; vous le savez bien ? me dit le géant qui me regarda.

— Le paillasse qui ce matin ?…

— Et qui donc voulez-vous que ce soit ? » répondit le géant presque avec colère.

Il continua :

« Après avoir fait la perche, je fis les poids.

Tout le monde peut, avec de l'exercice et bien enseigné, s'amuser d'un poids de quarante, et il n'est guère de saltimbanque qui n'ait été un peu hercule à l'occasion ; il faut toucher à tout dans le métier.

Pour moi, c'était chose peu dure, et si je souffrais quelquefois, ce n'était pas des bleus que me faisait le fer en retombant sur mes épaules, mais de la honte qui m'étouffait, quand le souvenir de jadis revenait !

Un jour, dans la foule, je vis une femme qui ressemblait à ma mère ; le poids que j'enlevais m'échappa du doigt, et, décrivant un cercle, alla, dans le bras d'une femme briser la tête d'un enfant !

Pauvre femme ! elle ne poussa point un cri, mais elle s'affaissa, muette et blanche comme la cire.

Moi, je voulais me tuer ! — Allons donc ! si j'avais eu ce courage-là, je l'aurais fait depuis longtemps : j'étais trop lâche !

Peut-être aussi le nom de Violette, dit par Rosita, Violette, notre petite fille, que gardait la sœur de Fouille-au-Pot, fut-il le remède et la consolation ! Je me souvins que j'avais une fille devant le cadavre de cette enfant.

Je ne pouvais plus rester dans le pays, et la troupe d'ailleurs ne tenait point à me garder. Cet événement terrible pesait sur nous. On se quitta.

Rosita, je dois le dire, se montra douce, aimante, dévouée ; elle trouva pour me consoler des paroles pleines de tendresse, et c'est hélas ! à ce moment pénible que se rattachent mes plus doux et plus chers souvenirs.

J'oubliai l'accident, dont le hasard était seul coupable. Le hasard ? Mais si je n'avais pas quitté ma mère et craint de la revoir, mon bras n'aurait pas tremblé et le poids n'eût pas tué l'enfant…

N'importe ? au feu de la passion mes remords se fondaient, et j'acceptai bravement, sans trop de honte, les aventures misérables par lesquelles il me fallut passer.

Je mangeai des cailloux, du feu ; je bus le plomb fondu jusqu'à la lie.

J'entrais dans un four brûlant avec deux poulets crus, et j'en sortais, les poulets cuits.

Je me passais des barres de fer rouge sur la langue, et j'allumais un punch dans le creux de ma main.

— Vous aviez un secret ?

— Oui et non : n'importe qui, sans préparation, peut tremper sa main dans le métal mis en fusion ; quelquefois il faut s'enduire d'alun. Cela ne coûte pas cher, mais cela aussi ne rapporte guère : il faudrait qu'il y eût des langues brûlées et des hommes flambés vivants. Personne encore n'a eu ce courage.

Je me décidai à avaler des sabres.

Mon professeur de sabre fut Jean de Vire lui-même, un fanatique de son métier, le Don Juan des festins d'acier. Il pratiquait son art domi et foris, dans la rue, au café, à table ; il s'introduisait dans le nez des clous qu'on croyait voir ressortir par le crâne ; il se mettait des pointes dans le plafond.

Les jours fériés, il tuait le veau gras ; il avalait une longue barre de fer agrémentée de gros boulons, avec des nodosités comme les genoux d'un goutteux ; il faisait aller et venir cette barre, la dégustait comme un sirop, puis la rendait sur le pavé où elle retombait avec fracas, en s'écriant :

« Voilà du pain bien dur ! »

Il mourut entre nos bras, un jour de l'an, après avoir laissé tomber trop bas une fourchette de pot-au-feu avec laquelle il aimait à jouer, et qu'il emporta dans l'autre monde.

Il me légua, en mourant, son buffet, toutes les lames qu'il avait repassées au fil de son œsophage, et qui étaient descendues, sans lumière, dans les caves de son estomac.

Je vendis le tout pour acheter un petit fonds de phénomènes, las que j'étais du métier en plein vent, et je traitai d'un entre-sort.

Vous m'avez déjà entendu prononcer ce mot, et il vous indique lui-même ce qu'il signifie.

On appelle ainsi ces spectacles qui ont pour théâtre ordinaire une vieille et sale voiture où gisent quelques repoussantes curiosités.

Un rideau qui s'entr'ouvre, le monstre debout ou couché, qu'on explique ou qui parle, deux sous qu'on donne, on entre, on sort : voilà l'étymologie.

Point d'autres frais que la pâtée et la litière à faire pour le phénomène à deux pieds ou à cinq pattes.

Il rit, il pleure, il bêle, il hurle, grandit ou diminue, sèche ou engraisse : il faut qu'il aille jusqu'au bout, et que, la veille de son enterrement, il salue encore la société, qu'il fasse le beau, le mort, qu'il donne la main, la griffe, roule sa bosse !

Dieu sait tout ce qu'on voit quelquefois ! quels échanges entre le bipède et le quadrumane, le crustacé et le mammifère ! série de plagiats et d'emprunts barbares ! enfer pavé d'intentions horribles, de corps tronqués, orphelins sinistres dont l'homme fait à l'image de Dieu repousse la paternité !

 

Laissons là ces laideurs : je ne vous en parlerai plus ; ils pourraient m'en vouloir d'ailleurs, et dire que je les calomnie, si j'oubliais ou j'ajoutais — race irritable aussi, celle des incomplets et des surabondants !

Souvent le phénomène n'est pas vivant, il est empaillé ou confit ; l'empaillé est presque toujours une bête ; le confit, un homme, un parent, Théodore.

Mais la paille sortait par le ventre de nos exceptions, et nous gagnions à peine de quoi la renouveler.

Nous trouvâmes bientôt heureusement à nous employer.

Un autre, plus heureux, joignit nos morts à ses vivants, et m'offrit des appointements particuliers pour mes 6 pieds 5 pouces. Rosita devait faire l'annonce.

 

Je redevins géant et fis mon début entre l'homme sans bras, dit le Piéton courageux, et la femme sans jambes, dite le Râble mystérieux.

Le Piéton courageux est ce gaillard à qui vous avez vu faire l'exercice du fusil avec ses pieds, qui prise avec son orteil, et a des cors au doigt qui tient la plume.

Le Râble mystérieux ! Vous avez dû la voir aussi rôder par les rues sur une petite charrette traînée par un âne et qui la mène dans les banlieues, où elle a seulement le droit de se montrer, depuis que, sur une place de Paris, elle fit s'évanouir, en agitant son moignon, la femme enceinte d'un haut fonctionnaire, dont l'enfant, quand il vit le jour, avait laissé la moitié de lui-même dans l'autre monde.

Elle marche résignée dans la vie, sur un derrière en crin, suivant les uns, en chêne suivant les autres, et, pour être franc, je n'ai jamais su au juste si c'était de l'étoffe ou du bois, une pantoufle ou un sabot ; qu'importe ! puisqu'elle exécutait là-dessus, là dedans — comment dire ? des danses passionnées et enivrantes.

La voyez-vous asseoir sur un tabouret ce derrière étrange et dont personne n'a pu soulever le voile, se balancer comme un tronc d'ours, et, tout d'un coup, partir, rouler, tournoyer, et ne s'arrêter que quand la foule étonnée dit : Assez, assez ?

Alors, pour le dessert, elle vous offre de venir écouter son ventre, où l'on entend, dit-elle, comme le balancier d'une horloge !

Elle a donc avalé une montre ou caché là une pendule ?

Elle vivait amicalement alors avec le Piéton courageux et s'appuyait, fière, sur ses mollets. Coquette d'ailleurs, exigeante, impérieuse, portant les culottes, si je puis appliquer cette locution à une femme qui n'a pas de jambes !

Elle avait eu jadis deux enfants dont elle parlait au public avec orgueil : « J'ai deux fils bien portants et conformés comme vous et moi. »

Voilà les deux côtés de l'angle dont j'étais le sommet ; les gens avec qui je devais vivre et que j'appelais du doux nom de frère et de sœur.

Ces deux êtres me méprisaient cordialement et me tourmentaient à plaisir.

Le Piéton courageux marchait sur mes bottes, m'égratignait les mains, le Râble mystérieux me mordait aux jambes ; j'avais fort à faire à me débarrasser de leurs étreintes, et ces Barrabas mutilés gênaient singulièrement mon Calvaire.

Rosita avait repris son métier d'aboyeuse et jappait à la porte.

La troupe fit merveille, si bien qu'on ajouta une voiture à la première ; on commanda une grande affiche :

 

LE MUSÉE VIVANT


et l'on s'occupa de chercher un pître.

Ici un soupir souleva la poitrine du géant qui se remit et continua :

« Ce pître on le trouva, vous le connaissez, c'est celui que vous avez vu ce matin dans la baraque, et qui y sera encore demain, toujours, tant qu'il y aura un sou dans la caisse et Rosita dans la maison.

Oh ! quand il arriva à l'heure du souper, à la façon dont il s'assit, leva son verre, je compris qu'il allait être le maître et qu'il traînait le malheur après lui !

Lorsqu'il monta sur les tréteaux pour faire, avec Rosita, la parade, je flageolai sur mes jambes de géant !

J'avais toujours redouté pour elle, je veux dire pour moi, cette vie du tréteau, où elle serait l'héroïne des danses et des pantomimes lascives, où patrons et paillasses auraient le droit d'embrasser ses épaules, de pétrir sa taille, où devant elle, on marchanderait sa beauté : je les avais vus, par-dessus la toile, ces libertins oisifs, fils de famille aux lorgnons d'or, artistes aux longs cheveux noirs, rôder autour des danseuses de corde et des joueuses de castagnettes, auxquelles on jette d'abord un bouquet puis une bourse. J'avais peur des deux, de la bourse et des fleurs, des fleurs surtout, car Rosita était femme à se griser de tous les parfums.

Ils eurent ensemble un succès sans pareil, et tous les soirs la foule se pressait aux pieds de la baraque, pour assister à la parade et voir les farces de Bêtinet amoureux d'Isabelle.

Bêtinet : c'est le nom du pître, qu'il porte encore ; Isabelle : était le nom de guerre de Rosita.

Ce qu'ils disaient, je l'entendais à peine ; mais quelquefois un baiser chantait sur les épaules de l'amoureuse, et je devenais pâle comme ce matin !

Baiser de singe, c'est vrai, mais qui sonnait douloureusement dans mon cœur !

Le Piéton et le Râble s'étaient aperçus de ma jalousie et l'excitaient à coups de réticences et d'épigrammes. Il me prenait parfois des envies de me lever et d'aller voir ; mais mon état me le défendait : ma grandeur m'attachait au rivage !

Pourtant je ne laissais rien paraître de mes craintes, tant j'avais peur, et je redoublais pour Rosita de tendresse et d'affection ; je l'accablais de mon amour. Faute cruelle ! irréparable ! Il ne faut jamais laisser croire aux femmes qu'on les aime de façon à ne pouvoir se passer d'elles ! Lâcher l'aveu, c'est user l'ascendant, tomber en quenouille, abdiquer, et à moins d'avoir affaire à un ange — on dit qu'ils sont rares — il suffit d'une occasion pour qu'on soit trahi. Elle se présente un jour sous la forme d'un homme vigoureux et roué.

Roué, notre pître l'était comme un faubourien corrompu !

Sa vie était un roman comique, où le Pactole et le ruisseau s'étaient toujours croisés ! C'était, dans la force du terme, un banquiste ; il aurait fait de M. Leverrier un nègre et de M. Limayrac un géant !

Il avait commencé comme aveugle, allant chanter avec un frère de louage dans les cafés, les cours, tâtant la vie du bout de son bâton.

Quand il eut amassé quelques sous par la cécité, il acheta un Rhotomago et vendit de la bonne fortanche.

Nous appelons Rhotomago ou Thomas cette espèce de bocal dans lequel se balance un enfant en bois, qui monte et remonte suivant qu'on pose ou que l'on retire le doigt ; c'est ce magot noyé qu'on interroge et qui rend les décrets vendus à raison d'un sou à ceux qui veulent savoir le passé, le présent et l'avenir !

« Monsieur RRho,… RRho… RRho… tomago va nous dire ce que vous êtes ! »

La bonne fortanche, c'est la bonne aventure.

On gagne beaucoup d'argent à ce métier-là, plus parfois qu'à tiranger la brême, c'est-à-dire tirer les cartes.

Bêtinet roula jusqu'à ce que tout fût mangé, et, le saint-frusquin dévoré, se remit aveugle.

Enfin, une bonne chance se présentant, il revoit la lumière du ciel. Il trouve moyen de s'associer à un directeur de troupe qui, sachant ce que vaut un bon pître, lui donne une part dans les bénéfices, et devine tout le parti qu'il peut tirer de sa verve et de sa finesse.

Il le charge des missions délicates et le voit toujours revenir triomphant.

C'était une lutte terrible alors entre les directeurs et les saltimbanques. Dieu sait ce que ces malheureux ont dû payer ! Laroche, à lui seul, a donné plus de 30,000 francs pour les droits des théâtres ou des pauvres.

Bêtinet se chargeait de mettre dedans l'ennemi.

Un jour, c'était pour la foire de Saint-Quentin. Il part en avant, arrive à midi, reste avec les voitures aux portes de la ville, ôte sa blouse de voyage, en prend une plus déchirée, effrange sa culotte, comme on dit que quelques régiments abîment exprès leur drapeau, pétrit sa casquette et arrache l'âme de ses souliers, puis il demande le théâtre.

Il s'y rend, monte l'escalier des artistes et se fait annoncer au directeur. On refuse de le recevoir, il insiste. Il est introduit.

Le directeur devant ce paquet de haillons, recule jusqu'à la fenêtre et l'ouvre.

Bêtine, salue gauchement et dit son histoire.

« Il a un petit cabinet de magie blanche, assez propre. »

Le directeur le toise et sourit.

« Si M. le directeur voulait bien lui laisser donner quelques représentations sur le théâtre… »

C'est trop fort, cette fois ! le directeur se lève, prend son chapeau.

« Alors, dit Bêtinet, je serai forcé d'affronter la place publique et de monter sur la place mon Domingo. Mais pour les droits… Je suis bien pauvre…

— Pouvez-vous me donner vingt francs ? dit le directeur en brossant son chapeau.

— Vingt francs, c'est bien dur par le temps qui court ; enfin, si M. le directeur veut me signer un reçu, les voici. »

Bêtinet tire en même temps d'un vieux bas mal ravaudé vingt francs en quatre pièces de cent sous.

Le directeur signe et l'on se quitte.

Deux jours après, le même directeur descend son escalier, met le nez dehors ; il aperçoit en face de lui, devant son théâtre, une construction immense, un Capitole en planches, et reconnaît son malheureux de l'avant-veille dans un petit homme tout affairé, qui donne des ordres, comme César, à quatre charpentiers à la fois.

Il s'approche, on cause : le directeur dit qu'on l'a volé, et va, du même pas, porter une assignation contre Bêtinet au tribunal.

On plaide.

L'avocat du théâtre traîne les saltimbanques et Bêtinet dans la boue.

Bêtinet, à son tour, s'avance.

Mêlant la raillerie à la sensibilité, l'ironie aux larmes, il se défend. Ses enfants sont en pleurs, sa femme en couches ! Il se laisse emporter par le torrent et prend en main le drapeau déchiré des saltimbanques.

« Je suis en blouse, crie-t-il, mais elle est propre ; j'ai des souliers, mais ils ont des talons, et je connais des bottes… (son œil va chercher sous la robe de l'avocat, pauvre diable qui marche sur ses tiges et ne sait où cacher ses pieds !)

« Je me saigne pour payer, mais je ne dois rien à personne. Demandez à M. Doublet, l'honorable charpentier de la rue Notre-Dame.

— Oui, » dit M. Doublet dans l'auditoire.

Le coup est terrible : l'étoile du directeur pâlit.

Bêtinet élargit le débat.

« Monsieur a dit (et il montrait le pauvre avocat rouge et les pieds honteux) que les saltimbanques buvaient et battaient leurs femmes… (une pause). Mieux vaut boire du vin que du sang, et battre sa femme dans une caravane que l'assassiner dans son hôtel !… »

C'était l'année du meurtre de madame de Praslin, l'émotion fut immense ! On courut du tribunal à la baraque ; toutes les places furent louées, et le théâtre joua devant les banquettes.

 

Une autre fois en 1849, il arrive à Limoges. Il n'y a pas de spectacle organisé, mais simplement un directeur nommé. Le directeur, au nom de son privilège, et quoique ne jouant point, réclame des droits aux saltimbanques.

On les lui refuse, il assigne devant le tribunal ; c'est Bêtinet qui représente la baraque.

Le directeur n'était point une bête et ne manquait point d'énergie.

Il marche au cœur du juge par le chemin de la vie honnête et du devoir courageusement accompli.

« J'ai droit à être écouté du tribunal, dit-il, mon passé prouve qui je suis. Je suis premier ténor maintenant, en même temps que directeur ; mais, quand il l'a fallu, j'ai travaillé bravement de mes mains et j'ai brouetté la terre aux ateliers nationaux… »

Bêtinet se lève !

« Vous calomniez les ateliers nationaux : personne n'y travaillait… (les juges écoutent favorablement).

« Si vous parlez de vous, je vous parlerai de nous, moi !

« Tandis que vous ruiniez la patrie au Champ de Mars, nous la servions au champ de foire ! Les saltimbanques faisaient des quêtes au profit des pauvres, et l'un d'eux, au nom de nous tous, portait 777 francs, je précise, entre les mains, — allez-vous les salir aussi ? — de Lamennais et de Béranger ! »

Il se laissa malheureusement griser par sa salive, et fut condamné, après avoir bouleversé les âmes, à mettre entre les mains du directeur 60 francs, ou le cinquième de ses recettes.

Le cinquième ? Sa vengeance est trouvée. Il annonce par la ville lui-même qu'on ne donnera pas d'argent le soir au bureau. Chacun payera en nature, croûtes de pain, flan, savates, gilets de laine ! Le directeur prendra son cinquième !

Un homme se présente avec un clysopompe : — « Passez aux premières ! »

Il fallait entendre Bêtinet raconter ces folies ! Philosophe gouailleur et sceptique, il riait au nez de la chance nouvelle, et s'amusait de sa décadence avec une gaieté mordante qui faisait la joie de la baraque, quand le travail n'allait pas.

Rosita n'était pas la dernière à applaudir du regard et des lèvres aux mots heureux !

J'étais jaloux du succès du pître, quand je la voyais ainsi l'écouter, sans perdre une de ses paroles, un de ses gestes, ne se rappelant plus que j'étais là, attendant le mot de la fin !

Mon cœur se serrait, et je riais jaune quand il fallait rire. Ma douleur me rendit injuste et mauvais. J'essayai de ruiner la popularité du pître, de lui couper le succès sous le pied par des interruptions malignes ou des réflexions d'ennuyé.

Mal m'en prit : je me mis à dos l'opinion publique et Bêtinet me massacra de son ironie froide et canaille, dans son argot téméraire, avec sa langue pittoresque du faubourg. Il mit les rieurs de son côté, et Rosita ne me défendit point !

Je devinai à son attitude, ce jour-là, que j'étais perdu ! Ma science était rasée, j'étais moins fort que Bêtinet, et tout mon latin n'avait servi qu'à me faire battre ; l'abîme était creusé ; je sentis la terre fuir sous mes pieds.

Toutes mes parodies écrites, mes boniments préparés ne valaient pas les improvisations de Bêtinet qui laissait tout au hasard, si bien que les gens même de la baraque, ces blasés, trouvaient plaisir à la parade, et allaient là comme les journalistes aux premières.

Que va-t-il inventer encore ce soir ? disait Rosita aux autres en grimpant sur les tréteaux, sans m'avoir même regardé ou serré la main. Le Piéton courageux applaudissait avec ses pieds, et le Râble mystérieux se redressait sur son espèce de séant pour regarder.

Seul, je me tenais assis et silencieux, n'osant pas voir, parce qu'il était des gestes qui me faisaient pâlir, et que je ne voulais pas qu'on sût ma douleur !

Oh ! quels moments j'ai passés alors ! J'y suis presque fait, maintenant, mais le premier jour quel supplice ! Supplice d'autant plus douloureux que je me débattais dans l'incertitude, que j'avais les fièvres, les angoisses, avec la convalescence et les rechutes de l'homme qui ne sait pas et ne veut pas savoir ! Angoisses mille fois plus tristes que la réalité. Le cerveau se brise à forger des excuses, le cœur, — qui voit clair ! — se resserre, se crispe, s'ouvre et se ferme. Si cela avait duré quelques semaines encore, je serais mort.

Mais un jour j'appris tout : j'entendis la patronne faire une scène affreuse à Rosita en l'accusant de lui avoir volé Bêtinet, et une bataille s'engagea entre les deux femmes, où la patronne était la plus forte.

Je descendis de mon fauteuil de géant, et ce fut moi qui les séparai.

Rosita me regarda hébétée, presque honteuse, honteuse pour moi ! L'autre créature me rit au nez. Le Piéton et le Râble firent écho. Heureusement le patron parut, et tout rentra dans le silence.

IV

A mesure que le géant parlait, son œil devenait plus sombre, et sa grande main, qu'il levait par instants, fiévreuse, décrivait sur le mur des dessins bizarres à la lueur de la maigre chandelle qui finissait.

Mais, à ce moment de son récit, il s'arrêta et resta immobile.

Ainsi penché, plié en deux, et un peu voûté par le chagrin, il avait l'air d'une de ces statues de dieux indiens accroupis dans leur rêve et sur qui pèse le poids de l'immuable fatalité.

Il faisait peine avoir, cet homme, athlète et géant, qu'une main de femme courbait, et dont la tête, comme un grand arbre chargé de pluie, se baissait au vent des amers souvenirs.

Je n'interrompis point son silence. C'est lui qui, au bout d'un instant, résigné et grave, releva son front et reprit, où il l'avait laissé, le récit douloureux de ses tristes amours.

 

« C'en était fait, celle pour qui j'avais dit adieu à la vie honnête, à qui j'avais loué mon corps comme géant, et, comme homme, vendu mon âme, cette coureuse des champs de foire, elle me trompait avec un paillasse ivrogne, échappé cynique des faubourgs malsains.

Ce fut une chute terrible, comme si je tombais de mon haut, avec ma taille ! Je restai étourdi sur le coup ; il y a quelque temps de cela ; mais, ajouta-t-il avec un sourire mélancolique, en mettant la main sur son cœur, la place est toujours sensible.

J'aurais moins souffert si elle avait choisi moins bas : ma douleur s'irritait de sa dégradation. J'avais été dupe. Elle avait, comme ses pareilles, la nostalgie du ruisseau sale, et quand je lui prêtais une âme digne de comprendre la mienne, pauvre fou ! je comptais sans ses impressions d'enfance et de jeunesse, le voisinage du faubourg et le commerce du voyou.

Vous voulez savoir maintenant comment se termina la scène et ce que fut l'explication ?

Elle nia effrontément, et moi, moi faible et vil, je fis semblant d'ajouter foi à ses serments, et répondis aux plaisanteries écrasantes par un sourire ! Ah ! ce sourire, il me coûta cher, et tout mon être dut se tendre pour le grimacer !

Ce qu'il arriva ensuite, le croiriez-vous ?

Quand nous laissâmes la baraque, d'où nous chassait sa trahison, je demandai au pître, à Bêtinet, oui, à lui-même, de nous suivre.

Je voulais, fanfaron piteux, prouver par là que je ne croyais point à la calomnie : peut-être je craignais que Rosita, sans lui, ne consentit point à partir.

Mon égoïsme aussi parlait ! J'avais raté ma vie, et je tenais à ce que le boulet, auquel j'avais soudé ma chaîne, vînt avec moi !

Quoi qu'il en soit, les choses se passèrent ainsi, et Bêtinet donnait le bras à Rosita quand nous sortîmes.

Il faut être bien fou, n'est-ce pas, bien fou, bien lâche ?…

Que celui qui n'a jamais été fou et lâche devant les femmes me jette la première pierre ! »

 

Et en disant cela le géant relevait la tête, et de son œil ardent semblait défier un invisible ennemi.

 

« Je vous fais grâce de mes émotions ! la vie n'est pas faite que de cela, les soupirs ne nourrissent point, la douleur creuse.

Il s'agissait de gagner son pain.

Par une fatalité cruelle, le choléra passa dans le village où vivaient Fouille-au-Pot et sa sœur, et les emporta tous les deux.

Il fallut taire revenir Violette, et, un matin, la pauvre petite nous arriva dans un trou d'auberge.

Elle me ressemblait, dit-on, et Bêtinet le faisait remarquer en ricanant : il la détestait pour cette raison, et Rosita n'osait l'embrasser devant lui.

Elle ne vécut pas longtemps, Dieu merci ! mais ce fut hélas ! un horrible drame.

Nous nous étions rendus à la foire voisine pour chercher de l'ouvrage ; mais tous les cadres étaient remplis et ma spécialité était prise.

La vogue était à un géant qui mesurait sept pouces de plus que moi, ce qui valait plus que tous les diplômes et enfonçait le baccalauréat. Il était descendu un matin de sa montagne, en sabots, et avait simplement planté là, derrière un rideau, son grand cadavre ; déjà la recette lui allait au genou.

Rosita et Bêtinet auraient pu trouver un engagement pour la parade, mais il fallait se séparer, et nul ici ne le voulait ; ni Bêtinet, dont la paresse était en garde, ni Rosita qui pensait d'après lui, ni moi qui aurais tout fait plutôt que de les quitter.

Heureusement, au bout du champ de foire, se trouvait une ménagerie dont le dompteur venait d'être affreusement mutilé.

On nous offrit, à Rosita et à moi, de remplacer le dompteur : nous entrerions ensemble dans les cages.

Cela vous étonne qu'on nous ait fait d'emblée une pareille proposition, et que nous ayons pu accepter ?

— Vous encore, mais Rosita…. — Oh ! Rosita n'hésita point ! On eût dit qu'elle était contente, la malheureuse, de courir près de moi un danger, et le lendemain même de ma honteuse découverte, alors qu'elle était sûre que je n'avais rien cru de ses hardis mensonges, elle prit plaisir, avec une grâce coupable et des tendresses agaçantes, à irriter la blessure malsaine qu'elle avait faite.

J'aurais juré parfois qu'elle m'aimait toujours !

Nous acceptâmes donc la succession sanglante du dompteur et commençâmes notre apprentissage.

Métier triste, celui d'animal féroce en France !

Les voyez-vous étendus, pensifs et lâches, sur la poussière du plancher ?

On est allé les prendre dans le désert, où le sable est brûlant.

Ils erraient libres sous le ciel, allaient voir le matin se lever le soleil, chassaient, le jour, et, le soir, rentraient repus dans leur tanière ; leurs rugissements se perdaient dans l'immensité.

Ils sont là, maintenant, dans une cage de trois mètres, vaincus, esclaves, résignés ! Ils hurlaient, ils bâillent ; ils déchiraient la chair vivante, buvaient le sang qui fume, — on leur mesure leur repas, maintenant, et, encore, faut-il qu'ils l'aient gagné !

On devra sortir du silence dédaigneux ou du songe muet :

« Tout beau, là-bas ! d'Artagnan, couché ! fais le mort ! Taisez-vous, les fauves !… »

Lions, tigres, panthères, léopards, les loups, les hyènes ! L'ours blanc, ce naufragé du Nord qui descendait les mers, accroupi sur un glaçon, et hurlait dans le vent, il est là, tendant, comme un chameau, le cou vers les citernes, et balançant sa tête à la façon des fous, en jetant à travers les barreaux sa plainte monotone et lugubre. L'entendez-vous ?

Comment, demande-t-on, allions-nous faire ?

Étaient-ce nous, venus d'hier dans ce harem aux odeurs mêlées, qui allions connaître le mystère et savoir les secrets ? Gomme s'il y avait un secret !

Les caresses qui les énervent, les parfums qui protègent, la baguette chauffée à blanc de Morock, suppositions, légendes !

— Qu'est-ce donc ?

— C'est le triomphe légitime du courage sur la brutalité, de la patience sur la furie, de l'homme sur la bête ; quelques prisonniers se révoltent, montrent les dents, hérissent les poils ; levez le bâton et frappez fort, en face ; brisez-leur les reins s'ils ne plient l'échine.

La plupart se résignent et s'élèvent comme des chiens ou des enfants : une caresse par ci, deux taloches par là, beaucoup de sucre et le tour est joué.

Si la bête est haute, un peu vieille, on y met le temps et plus d'égards. C'est ce que nous fîmes.

Pendant une vingtaine de jours, d'heure en heure, nous rôdâmes devant chaque cage, en regardant son pensionnaire, l'appelant, nous faisant connaître, puis aimer. Si l'on m'eût parlé de cela, quand j'étais régent de septième ! Mais nous avions, dans le voyage, déjà vu des ménageries, il nous était arrivé, déjà, de passer notre main dans la cage des hyènes et des lions, rassurés par l'exemple des gardiens, qui en agissent avec les bêtes féroces comme des piqueurs avec les chiens. Un préjugé, du reste, cette férocité. J'ai aperçu de ma fenêtre, dans une chambre, bien tranquilles, des femmes de dompteur tricotant, et des lionceaux qui jouaient aux quatre coins avec des oursons farceurs. C'est la panthère qui était le pôt.

Mon cœur battit pourtant le jour où j'entrai pour la première fois dans les cages. Vous le comprenez.

 

Je voulus, d'abord, m'exposer seul et ne laisser s'aventurer Rosita que si moi j'en sortais.

Je choisis, pour mon premier essai, le lion, celui-là même qui avait à moitié dévoré son maître. — C'est ma nature à moi de plonger au cœur du danger, tout d'abord ; par lâcheté, peut-être, pour en finir d'un coup, mourir ou vaincre.

J'entrai donc.

Derrière la porte du fond entrebâillée, Rosita, armée d'une fourche, regardait ; devant les barreaux, Bêtinet, dont j'allais gagner la vie, tenait une barre de fer et attendait.

Le lion ne bougea point, il leva vers moi ses yeux mélancoliques et se rendormit. La peur me prit en face de ce colosse qu'il fallait troubler ; et peut-être si Rosita n'eut point été là, si Bêtinet n'eût pas été son amant, je serais sorti pour ne pas y rentrer. Mais devant elle, devant lui, je voulais être brave. Ne devait-elle pas, d'ailleurs, venir avec moi ? Il s'agissait de mater la bête.

Je m'avançai, et saisissant le lion par les deux oreilles, je relevai sa grosse tête et la secouai dans mes mains ; il poussa un sourd grognement, essaya de se retourner, je tins bon. S'il eût fait effort, il n'avait qu'à tourner son cou et j'allais m'aplatir, brisé contre les barreaux ! il n'essaya point ; je le lâchai et j'attendis ; il tourna triste sur lui-même, et s'allongea comme un sphinx ; je le forçai à se relever et à marcher autour de moi, il obéit.

Roi déchu, il lui fallait le soleil de l'Afrique et le vent du désert pour qu'il eût soif de sang humain !

Je le regardai presque avec pitié « et sans émotion je fis signe à Rosita d'entrer.

Elle entra et ferma la porte.

« Il nous mangera tous les deux, le Grand, » dit-elle tout bas, en mettant dans ma main sa main que, le matin même, entre deux portes, j'avais vue s'égarer, brûlante, dans la perruque de Bêtinet.

Mais le lion, au lieu de se jeter sur nous, la flaira et frotta sa crinière contre sa jupe ; dehors, on baissa les fourches ; la connaissance était faite maintenant.

Nous sortîmes de la cage du lion pour entrer dans celles du tigre, des hyènes, de l'ours, des loups.

Trois semaines après, on annonça notre début sous ce titre : Les Martyrs chrétiens.

Vêtus, elle en vierge romaine, moi en Polyeucte de la décadence, nous simulions les chrétiens livrés aux bêtes. J'avais écrit le boniment que récitait devant les cages Bêtinet, déguisé en bourreau ! — Douce ironie ! — et nous exécutions les poses des suppliciés, tantôt la tête sous le mufle du tigre, tantôt les bras dans la gueule du lion.

Nos costumes reluisaient au gaz, ma taille gigantesque me donnait un air de héros farouche ; Rosita, qu'enivraient les dangers, les chairs frémissantes sous son maillot clair, semblait une sainte Thérèse expirant dans l'extase !

Les spectateurs nous suivaient haletants, le cou tendu, la gorge sèche, parfois poussant un soupir de terreur ; quelques-uns murmurant :

« Comme elle est belle ! »

Et moi, comme si j'eusse voulu vraiment arracher leur proie aux bêtes fauves, je l'étreignais dans mes bras nus, entre lesquels il me prenait envie de l'étouffer quelquefois, lorsque, de ses yeux bleus, frémissante et pâmée, oubliant le géant, les lions, elle cherchait, pour lui sourire, devant les cages, Bêtinet, le bourreau comique !

 

Nous étions largement payés, et nous faisions fureur. Mais le dompteur estropié trouva un matin à vendre sa ménagerie. Nous étions cette fois encore sur le pavé, sans économies — avec Bêtinet, on n'en faisait pas — si le patron, brave homme au fond, n'avait distrait deux de ses cages, qu'il nous céda, en nous donnant du temps pour payer.

Nous les prîmes et l'on essaya d'y gagner sa vie. Mais non, la misère revint !

Nous nous installâmes pour quelques semaines dans une petite ville du Midi, espérant que nous y ferions des affaires et qu'on pourrait peut-être ajouter un tigre, un ours au personnel.

Nous ne fîmes rien, et avant qu'un mois se fût écoulé, nous étions endettés partout, à l'auberge et chez le boucher, qui nous refusa un matin de livrer la nourriture pour les bêtes avant que nous l'eussions payé.

Que devenir ?

Nous avions annoncé l'entrée dans les cages pour le soir même, jour de fête, et les animaux n'avaient pas mangé. C'était un mouvement terrible contre les grilles, on grognait derrière les barreaux ; ils avaient le sang dans les yeux, le désert dans le ventre.

Je poussais d'épouvantables blasphèmes ; Bêtinet lui-même avait son génie troublé ; Rosita pleurait avec Violette dans ses bras, la pauvre enfant mordait dans un coin de pain bis qui était le dernier de la huche.

J'ai vu dans les cirques que la paille manquait à l'écurie et l'avoine dans la mangeoire ; mais les chevaux attendent.

Dans les ménageries, on n'attend pas.

L'heure de la représentation approchait cependant.

 

Allions-nous entrer ? C'était une mort certaine.

Rosita court encore chez le boucher qui tenait notre vie suspendue aux crocs de son étal : elle rentre désespérée.

Mais moi, arrachant Violette d'entre ses mains, je cours à mon tour chez le vendeur de viande, et lui montrant la pauvre petite qui cassait ses dents sur son morceau de pain :

« Tenez, lui criai-je, vous serez payé ! »

« Je vais faire annoncer par les rues que, ce soir, j'entrerai dans la cage du lion, je lui mordrai les narines avec des pinces pour qu'il hurle et s'emporte. Et j'aurai ma fille avec moi !

« Voulez-vous que le lion ait mangé d'abord ?

 

Le lion mangea, et, le soir, la foule vint — la foule infâme qui voulut le spectacle affreux, et demanda comme on le lui avait promis, le père et l'enfant dans la cage.

Pour le premier jour, j'avais peur, et l'animal semblait furieux !

Il fallut obéir ! Les cris du public, la crainte du boucher, le besoin de vivre me poussèrent dans le couloir qui donnait sur la loge, et j'entrai portant Violette sur mon bras.

Le lion la connaissait bien, et, le matin, elle avait plus d'une fois passé ses menottes dans sa crinière.

 

Mais le jeûne forcé du jour avait irrité le pensionnaire aux babines sanglantes, et il grogna sourdement quand j'arrivai.

Puis, sans que ma cravache eût parlé, se levant debout, il posa ses deux pattes de devant sur ma poitrine, et me regarda immobile.

Sa tête me parut énorme ! Son souffle ardent passait sur mon visage !

Je tremblai : le lion le sentit !

Il retomba sur ses quatre pattes, muet, tranquille. Je voulus sortir ; mais il se mit entre la porte et moi !

Rassemblant alors toute mon énergie, et jouant un jeu suprême, d'une main je serrai contre moi Violette, qui pleurait, de l'autre je cinglai avec ma cravache le mufle de la bête fauve.

Et la douleur lui arracha un formidable rugissement qui alla glacer le cœur de la foule :

« Sortez, » crièrent quelques voix.

Assassins, pourquoi m'aviez-vous fait entrer ?

Je pus pourtant passer et soulever la porte, mais je dus, pour cela, détourner mon regard et quitter un instant les yeux de l'ennemi.

Je l'entendis bondir, me retournai… — Le meurtre était commis !

La figure de notre pauvre petite fille n'était qu'une large plaie rouge, et ses yeux pendaient déchirés par la griffe du lion.

Il lui avait d'un coup labouré le visage, et sous sa patte étouffé la plainte ! La foule poussa un hurlement d'horreur quand elle aperçut cette tête pétrie : l'enfant n'avait même plus de bouche pour crier !

La bête était allée se coucher dans un coin : je pouvais sortir maintenant.

Violette vécut quelque temps encore, mais ce n'était plus elle ; ce qui restait de son visage était horrible ; elle eût fait de l'argent comme monstre.

La douleur de Rosita fut profonde, et je ne vis pas de quelques semaines Bêtinet se glisser dans le trou qui servait d'alcôve.

Fin d'ailleurs, odieusement habile, il s'était effacé devant le malheur, et je crois même qu'il avait trouvé des larmes, le crocodile ! pour plaindre ces souffrances de mère !

Que fis-je, moi ? — Une folie.

Je tuai ce lion dans une lutte à deux !

On le trouva mort dans sa cage, et moi, baigné dans mon sang le front dans ses blessures !

 

Le géant, ouvrit son gilet, et me montra sa poitrine broyée, mâchée, avec d'épouvantables cicatrices.

 

— En tuant ce lion, je nous ruinais une fois pour toutes, et, pour me guérir, on vendit tout.

Nous traînâmes encore quelques hyènes maigres par des foires où l'on ne gagnait rien, jusqu'à ce que, ayant vendu une à une les têtes de notre bétail sauvage, nous retombâmes dans la manche et dûmes vivre d'expédients : heureux encore ! nous avons pu acheter la roulotte que nous avons et les planches de la baraque.

 

Je pourrais arrêter ici le récit de mes aventures, d'autant plus, fit-il avec un geste de résigné, que là finit le drame.

Ma honte est acceptée : Violette est morte, je ne me raidis plus contre le courant et laisse aller mon cœur à la dérive.

Bêtinet est toujours l'amant de Rosita, la bat, la trompe : je la console et la nourris ! C'est lui qu'elle aime !

Je fais mine de ne rien savoir, et quand il leur arrive de se trahir devant moi, béat, j'écarte d'un autre côté mon oreille complaisante et lâche !

J'entends quelquefois à travers les cloisons leurs soupirs, leurs rires — quoique le rire maintenant soit rare ! Mais je me cache quand je crois qu'ils peuvent me voir, et je m'enfonce dans les coins sombres quand ils passent !

De temps en temps on me fait l'aumône, et je l'accepte : plaisir malsain, amours infâmes !

Nous voilà donc traînant, par les fêtes borgnes, notre ménage à trois — trio cynique de galériens !

Chacun de son côté pourrait gagner son pain, mais non ! par une sorte de compromis muet où la jalousie et la lâcheté se donnent la main, nous vivons dans la boue jusqu'au ventre, jusqu'au cœur dans la honte !

Ainsi se sont écoulés les jours, les mois, les années, et là-dessous, dit-il en soulevant sa chevelure, il y a déjà bien des cheveux gris !

Je devais être utile à mes semblables, et je pouvais tenir ma partie dans le monde !

Que pensera Dieu quand il me demandera ce que j'ai fait et que je lui répondrai :

« Seigneur, j'ai tirangé la brème, tenu la camoufle, battu comtois… »

 

Est-ce assez pour le paradis ? — Comprendra-t-il seulement ?… Il m'a pris parfois des envies de partir ! Mais où ?

 

Croyez-vous que la vie me soit bien facile à présent, et qu'il me suffira de rentrer au collège pour y retrouver ma chaire et mes élèves ?

Puis, si je les quittais, que deviendraient-ils ! Je suis la plus belle carte de leur jeu et j'ai les atouts dans mes bottes.

Bêtinet est lâche, et d'ailleurs l'eau-de-vie a brûlé sa verve.

Rosita boude devant les poids de quarante maintenant et est trop grasse pour se disloquer.

Nous resterons ainsi jusqu'à ce qu'il y en ait un qui meure !

Eux s'aimant en se méprisant : moi, ayant, pour me consoler, la joie un peu fière du sacrifice. — Qu'arrivera-t-il ?

Il arrivera ce que Dieu voudra, j'ai mérité ma peine et ne me plaindrai pas du châtiment. »

 

Là-dessus, le géant se leva, et me montrant le ciel qui était pâle et où s'annonçait le soleil :

— Voici le matin, dit-il, et il faut que nous soyons installés à Meudon ce soir ! Je vais démonter le théâtre ; à midi nous serons en route ! »

 

Nous descendîmes, et, à la fraîcheur du matin, nous causâmes encore ; puis je le quittai.

J'attendis, en rôdant sur la butte, que Paris se fût éveillé, et je m'éloignai, méditant cette histoire, qui est celle de l'humanité. Éternelle comédie ! Bêtinet roule le géant ; — le paillasse tue le héros !

Je revins par le champ de foire.

J'aperçus de loin le haut saltimbanque, assis, pensif et calme, sur une pierre, près de la voiture : il attendait que Bêtinet et Rosita fussent levés !

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Commentaires :


Message de abdellah

Jules Vallès merci j ai le livre


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