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Illustration: Nicolas suivi de l'egoiste - Alexandre Dumas

Nicolas suivi de l'egoiste

(Version Intégrale)

Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2011-06-04

Lu par Alain Bernard
Livre audio de 47min
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Musique : Smetana courtly danceslicence Musopen

Photo: Horsterwold2 d'après _GerardM: http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Horsterwold2.JPG


L'ÉGOÏSTE  

Carl avait hérité, de son père, d'une ferme avec ses troupeaux, son bétail et ses récoltes ; les granges les étables et les bûchers regorgeaient de richesses et pourtant, chose étrange à dire, Carl ne paraissait rien voir de tout cela ; son seul désir était d'amasser davantage, et il travaillait nuit et jour, comme s'il eût été le plus pauvre paysan du village. Il était connu pour être le moins généreux de tous les fermiers de la contrée, et aucun individu, pouvant gagner sa vie ailleurs, n'aurait été travailler chez lui. Son personnel changeait continuellement, parce que ses domestiques, qu'il laissait souffrir de la faim, se décourageaient promptement et le quittaient. Ceci l'inquiétait fort peu, car il avait une bonne et aimable sœur. Amil était une excellente ménagère, et s'occupait sans cesse du bien-être de Carl ; quoiqu'elle s'efforçât, de son côté, de compenser la parcimonie de son frère par sa générosité, elle ne pouvait pas grand'chose, car il y regardait de trop près.  

  Carl était si égoïste, qu'il dînait toujours seul, parce qu'il était alors sûr d'avoir son dîner bien chaud, et de n'avoir que lui seul à servir ; tandis que sa sœur, ayant mangé un morceau à part, pouvait ensuite s'occuper uniquement de lui. Il donnait pour raison qu'il n'aimait pas à faire attendre, n'étant pas sûr de son temps ; toutefois, il ne manquait jamais d'arriver exactement à l'heure qu'il avait fixée lui-même pour son dîner. Il est donc bien avéré que Carl était égoïste ; c'est une qualité peu enviable.  

  Amil était recherchée par un homme très-bien posé pour faire son chemin dans le monde ; néanmoins, Carl lui battait froid, parce qu'il craignait de perdre sa sœur, qui le servait sans exiger de gages. Vous devez comprendre qu'ils n'étaient pas fort bons amis, car le motif de la froideur de Carl était trop apparent pour ne pas sauter aux yeux des personnes les moins clairvoyantes ; mais Carl se moquait bien d'avoir des amis ! Il disait toujours qu'il portait ses meilleurs amis dans sa bourse ; mais, hélas ! ces amis-là étaient, au contraire, ses plus grands ennemis.  

  Un matin qu'en contemplation devant un champ de blé, dont les épis dorés se balançaient autour de lui, il calculait ce que ce champ pourrait lui rapporter, Carl sentit tout à coup la terre remuer sous ses pieds.  

  – Ce doit être une énorme taupe, se dit-il en reculant, tout prêt à assommer la bête, dès qu'elle paraîtrait.  

  Mais la terre s'amoncela bientôt en masses si impétueuses, que maître Carl fut renversé, et se trouva fort penaud d'avoir voulu jauger sa récolte.  

  Son épouvante augmenta considérablement, lorsqu'il vit s'élever de terre, non une taupe, mais un gnome de l'aspect le plus étrange, vêtu d'un beau pourpoint cramoisi, avec une longue plume flottant à son bonnet. Le gnome jeta sur Carl un regard qui ne présageait rien de bon.  

  – Comment vous portez-vous, fermier ? dit-il avec un sourire sardonique qui déplut singulièrement à Carl.  

  – Qui êtes-vous, au nom du ciel ? fit Carl suffoqué.  

  – Je n'ai rien à faire avec le nom du ciel, répliqua le gnome ; car je suis un esprit malfaisant.  

  – J'espère que vous n'avez pas l'intention de me faire du mal ? dit humblement Carl.  

  – En vérité, je n'en sais rien ! Je me propose seulement de moissonner votre blé cette nuit, au clair de la lune, parce que mes chevaux, quoiqu'ils soient surnaturels, mangent aussi une quantité de blé tout à fait surnaturelle ; en général, je récolte chez ceux qui sont le plus en état de me faire cette offrande.  

  – Oh ! mon cher Monsieur, s'écria Carl, je suis le fermier le plus pauvre de tout le district ; j'ai une sœur à ma charge, et j'ai éprouvé de terribles et nombreuses pertes.  

  – Mais, enfin, vous êtes Carl Grippenhausen, n'est-ce pas ? dit le gnome.  

  – Oui, Monsieur, balbutia Carl.  

  – Ces énormes rangées de tas de blé, qui ressemblent à une petite ville, vous appartiennent-elles, oui on non ? dit le gnome.  

  – Oui, Monsieur, répliqua encore Carl.  

  – Ce magnifique plant de navets et cette longue suite de terres labourables, ces beaux troupeaux et ce riche bétail qui couvrent le flanc de la montagne, sont aussi à vous, je crois ?  

  – Oui, Monsieur, dit Carl d'une voix tremblante, car il était terrifié de voir combien le gnome avait d'exactes notions sur sa fortune.  

  – Vous, un pauvre homme ? Oh ! fi ! dit le gnome en menaçant du doigt le misérable Carl d'un air de reproche. Si vous continuez à me conter de pareils contes, je ferai en sorte, d'un tour de main, que vos monstrueuses histoires deviennent véritables… Fi ! fi ! fi !  

  En prononçant le dernier fi, il se rejeta dans la terre, mais le trou ne se ferma pas ; en conséquence, Carl vociféra ses supplications à tue-tête, criant miséricorde à son étrange visiteur, qui ne daigna pas même lui répondre.  

 
TEXTE A LIRE  

     

  Inquiet et abattu, il s'achemina lentement vers sa maison ; comme il en approchait, en traversant le fourré, il aperçut le galant de sa sœur causant avec elle par-dessus le mur du jardin. Une pensée lui vint alors à l'esprit ; une pensée égoïste, bien entendu. Avant qu'ils eussent pu s'apercevoir de son approche, il se précipita vers eux, et, prenant la main de Wilhelm de la manière la plus amicale, il l'invita à dîner avec lui. Ô merveille des merveilles !… Il va sans dire que, malgré son extrême surprise, Wilhelm accepta de très-bonne grâce. Après le repas, l'idée lumineuse de Carl vit le jour, à l'étonnement toujours croissant de sa sœur et de Wilhelm. Et que pensez-vous que fût cette idée ? Rien autre chose, sinon d'échanger sa grande pièce de blé mûr, prête à être coupée, pour une de celles de Wilhelm, où la moisson était moins copieuse. Après un débat très-empressé de sa part, et de grandes démonstrations de bonne volonté et de gaieté, ce curieux marché fut conclu, et Wilhelm s'en retourna chez lui beaucoup plus riche qu'il n'en était parti.  

  Carl se coucha, rassuré par le transport qu'il avait fait, au trop confiant Wilhelm, du blé qui devait être récolté au clair de la lune par le gnome pour nourrir ses chevaux gloutons.  

  Il ouvrit les yeux dès la pointe du jour ; car le gnome avait hanté son sommeil. Il se hâta de s'habiller, et sortit dans les champs pour voir le résultat des travaux nocturnes du gnome : le blé était debout, agité par la brise matinale.  

  – Probablement, pensa Carl, j'aurai rêvé.  

 
FIN  

     

     

  Alors il grimpa sur la colline, pour jeter un coup d'œil sur le champ qu'il avait reçu en échange de son blé menacé ; mais de quelle horreur ne fut-il pas saisi en voyant ce champ presque entièrement dépouillé, et l'affreux petit gnome, achevant sa besogne, en jetant les dernières gerbes dans un obscur abîme creusé profondément en terre.  

  – Juste ciel ! que faites-vous ? s'écria-t-il. Il me semble que vous aviez dit que vous moissonneriez ce champ là-bas ?  

  – J'ai dit, répondit le gnome, que j'allais récolter votre blé, à vous ; or, à moins que je n'aie mal compris, le champ dont vous parlez est à Wilhelm, n'est-il pas vrai ?  

  – Oui, malheureux que je suis !  

  Et, tombant à genoux pour implorer le gnome, Carl lui demanda grâce ; mais celui-ci, nonobstant ses prières, enleva la dernière gerbe ; puis la terre se referma, ne laissant aucune trace qui pût signaler l'endroit où une si abondante récolte avait été engloutie.  

  – Maintenant, comme vous voyez, j'ai fermé la porte de ma grange, dit le gnome en ricanant. À présent, je vais aller me reposer ; bonjour, Carl !  

  Et il s'éloigna d'un air calme et satisfait.  

  Carl erra ça et là, à moitié fou, oubliant jusqu'à son dîner. Enfin, quand la nuit fut venue, il rentra chez lui, et, sans vouloir répondre aux questions affectueuses de sa sœur, il alla se coucher en boudant. Mais il avait à peine posé sa pauvre tête bouleversée sur l'oreiller, qu'une voix vint le réveiller, et lui dit :  

  – Carl, mon bon ami, me voici venu pour causer un peu avec vous ; ainsi réveillez-vous et m'écoutez.  

  Il sortit sa tête de dessous les couvertures, et vit que sa chambre était illuminée par une vive clarté, qui lui montra le gnome assis sur le parquet de la chambre.  

  – Ah ! misérable ! s'écria-t-il, viens-tu me voler mon repos, comme tu m'as volé mon blé ? Va-t'en, ou bien j'assouvirai ma vengeance sur toi.  

  – Allons, allons, dit le gnome en riant, tu raffoles !… Ne sais-tu pas, stupide garçon, que je ne suis qu'une ombre ? Autant vaudrait essayer d'étreindre l'air que de tenter de m'étreindre, moi ; d'ailleurs, je ne suis venu ici que pour te promettre des richesses sans fin ; car vous êtes un homme selon mon cœur : n'êtes-vous pas personnel et malin à un degré merveilleux ? Écoutez-moi donc, mon bon Carl. Venez me trouver demain au soir, avant le coucher du soleil, et je vous ferai voir un trésor dont l'excessive abondance dépasse toute imagination humaine. Débarrassez-vous de votre mesquine ferme ; le niais qui aime votre sœur serait une excellente victime, car il a des amis qui l'aideraient à se tirer d'affaire, et à vous en défaire. Le prix qu'il pourrait vous en donner serait de peu d'importance pour vous, et, lorsque je vous aurai fait connaître le trésor dont je vous parle, vous en viendrez à dédaigner les sommes minimes que vous réalisez par les moyens ordinaires. Bonne nuit, faites de jolis rêves !  

  La lumière s'évanouit et le gnome partit.  

  – Ah ! dit Carl, ah ! c'est délicieux ! ah !  

  Et il retomba dans son premier sommeil.  

  Le jour suivant, tout le monde crut que Carl était devenu fou ; seulement, son naturel intéressé prenant le dessus, il ne céda pas la moindre pièce de monnaie du prix convenu avec Wilhelm, qui était, du reste, trop content de pouvoir entrer en arrangement avec lui ; pourtant l'excès de sa surprise le faisait douter de la réalité de la transaction. Enfin tout fut prêt, et le jour fixé pour la noce d'Amil, car Wilhelm l'avait prise, comme de juste, par-dessus le marché, bon ou mauvais, qu'il avait conclu pour la ferme. Carl n'eut pas la patience d'attendre ce jour-là, et, après avoir embrassé sa sœur, il la laissa entre les mains de quelques parents et partit. Il trouva le gnome assis sur une barrière comme aurait pu le faire l'homme le plus ordinaire.  

  – Vous êtes aussi ponctuel qu'une horloge, Carl, dit-il ; j'en suis fort aise, car il faut que nous soyons arrivés au pied des montagnes que vous voyez là-bas, avant le lever de la lune.  

  À ces mots, il descendit d'un bond de son perchoir, et ils poursuivirent leur chemin jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés au bord d'un lac sur la surface duquel, au profond étonnement de Carl, le gnome se mit à trotter comme si elle eût été gelée.  

  – Venez donc, mon ami, dit-il en se tournant vers Carl, qui hésitait à le suivre.  

  Toutefois, voyant qu'il fallait en passer par là, celui-ci plongea jusqu'au cou, et se dirigea vers l'autre rive, que le gnome avait depuis longtemps atteinte. Lorsqu'il y arriva à son tour, il se trouvait dans un état fort désagréable ; ses dents claquaient, et l'eau qui découlait de ses vêtements reproduisait à ses pieds en miniature le lac d'où il sortait.  

  – Je vous prie, monsieur le gnome, dit-il d'un ton assez aigre, que pareille chose ne se renouvelle point, ou je serais forcé de renoncer à votre connaissance.  

  – Renoncer à ma connaissance, dites-vous ? fit le gnome en ricanant. Mon cher Carl, cela n'est point en votre pouvoir. Vous avez de votre plein gré plongé dans le lac enchanté, ce qui vous attache à moi pour un certain laps de temps. Je vous tiendrais au bout de la plus forte chaîne, que je ne serais pas plus sûr que vous me suivrez. Ainsi donc, marchez et songez à la récompense.  

  Carl fut un peu étourdi de ce qu'il entendait ; mais il s'aperçut bientôt que tout était exactement vrai ; car, dès que le gnome se remit en marche, il se sentit contraint, par une puissance irrésistible, à le suivre. Bientôt, ils se trouvèrent sur le versant d'une montagne très-escarpée ; le gnome glissa le long de cette pente avec la plus parfaite aisance, sans perdre l'équilibre ; quant au pauvre Carl, il accomplit cette descente avec beaucoup moins de dignité, et surtout avec une telle impétuosité, que de droite et de gauche de grosses pierres se déplaçaient, s'entre-choquaient avec fracas, et dégringolaient dans les affreux précipices qui l'environnaient. Ses vêtements étaient dans un état déplorable ; les points des coutures cédaient, de grands morceaux de son manteau étaient arrachés ; car il ne pouvait ralentir un seul instant sa course, afin de se dégager des ronces et des épines qui s'attachaient sans cesse à lui, retenant des parcelles de sa chair à mesure que la rapidité de sa fuite l'éloignait d'elles. À la fin, il roula comme un paquet au pied de la montagne, où il trouva le gnome, qui se réjouissait l'odorat en flairant le parfum d'une fleur sauvage.  

  Carl s'assit un moment pour reprendre sa respiration, et, comme son sang bouillait d'une rage concentrée, il s'écria :  

  – Brutal gnome ! je ne vous suivrai pas un pas de plus, ou vous me porterez ; je suis meurtri des pieds à la tête ; voyez comme vous m'avez arrangé !  

  – Ah ! c'est excellent ! fit le gnome sans s'émouvoir. Nous allons voir, mon garçon ! Quant à moi, je suis parfaitement à mon aise, et vous vous apercevrez, lorsque vous me connaîtrez davantage, que je supporte avec une philosophie admirable les malheurs des autres ; venez, Carl, mon bon ami.  

  Cet horrible venez commençait à avoir pour Carl une terrible signification ; mais, de même qu'auparavant, il fut forcé d'obéir. Il marcha toujours, toujours, jusqu'à ce que ses dents claquassent de froid ; il s'aperçut alors que le riant et chaud paysage était devenu aride comme en hiver ; et il jugea, d'après la quantité de pics neigeux se perdant dans les nuages qu'il voyait autour de lui, qu'une grande mer devait être proche ; transi au point de pouvoir à peine se traîner, il conjura le gnome de prendre quelques instants de repos ; à la fin, ce dernier s'assit.  

  – Je ne m'arrête que pour vous obliger, dit-il ; mais je crois que l'immobilité prolongée serait pour vous chose dangereuse.  

  À ces mots, il exhiba une pipe qui paraissait beaucoup trop grande pour avoir jamais pu entrer dans sa poche ; il l'alluma, et commença de fumer tout comme s'il était installé confortablement au coin du feu, chez Carl. Le pauvre Carl le regarda faire pendant quelque temps, avec ses dents qui s'entre-choquaient, et ses membres endoloris ; ensuite, il le pria de lui laisser aspirer une ou deux chaudes bouffées de sa pipe embrasée.  

  – Je n'oserais pas, Carl : c'est du tabac de démon, beaucoup trop fort pour vous. Chauffez vos doigts à la fumée, si vous pouvez. Je ne puis comprendre ce qui vous manque ; moi, je me trouve parfaitement à mon aise ; mais vous n'êtes pas philosophe !  

  Carl gémit, et ne répondit rien à l'imperturbable fumeur.  

  Après avoir fumé très-longtemps, le gnome secoua sur le bout de sa botte les cendres de sa pipe, et dit à Carl, grelottant, avec le sourire le plus affectueux :  

  – Mon bon ami, vous avez, en vérité, bien mauvaise mine ! peut-être ferions-nous bien de nous remettre à marcher.  

  Il se leva sur-le-champ, et le pauvre Carl le suivit en trébuchant.  

  – Nous aurons plus chaud tout à l'heure, mon cher ami, fit-il en se tournant vers Carl, qui poussa un grognement sourd en manière de réplique ; car il sentait son impuissance à se soustraire à son sort.  

  Ils eurent, en effet, bientôt plus chaud ; la glace disparut, la terre était couverte de verdure, émaillée en profusion de fleurs embaumées ; des guirlandes de ceps de vigne, couverts de grappes ravissantes, groupées sur les branches étendues, séduisaient l'œil. Ils gravirent la montagne péniblement… c'est-à-dire péniblement pour Carl ; car, pour le gnome, descendre ou monter était aussi facile l'un que l'autre. À la fin, la montagne devint aride et desséchée ; les cendres craquaient sous leurs pieds, et des vapeurs nauséabondes s'échappaient de la terre crevassée.  

  – Je serais curieux de savoir où nous allons maintenant, se dit Carl en grommelant.  

  Il avait fini par découvrir que parler à ce démon était une peine inutile et une perte de temps. Son incertitude ne dura pas longtemps, car les mugissements d'un énorme volcan retentirent bientôt à ses oreilles, et des pierres plurent sur sa tête et sur ses épaules. Il se traîna de rocher en rocher, exposé à chaque instant aux plus grands périls ; la terre se dérobait sous ses pas d'une manière effrayante, la fumée l'étouffait et l'aveuglait, tandis que l'éternel refrain du gnome : « Avancez ! avancez ! » auquel il lui était impossible de résister, achevait de le désespérer. À la fin, il n'eut plus la conscience de ce qu'il faisait ; il sentit seulement qu'il tombait sur le versant de la montagne et roulait jusqu'au bas. Un bruyant clapotement, et la sensation de l'eau froide, lui annoncèrent qu'il venait de tomber au milieu des vagues de la mer ; l'instinct de la conservation le fit s'efforcer de remonter à la surface. En reparaissant à fleur d'eau, il vit le gnome assis sur le tronc d'un arbre immense ; les vagues le ballottaient à sa portée.  

  – Étendez la main, bon gnome ! fit-il d'une voix défaillante, je vais enfoncer.  

  – Bah ! répondit le gnome, du courage, mon ami ! il faut que vous vous sauviez tout seul ; ce petit bout de tronc d'arbre suffit à peine à m'empêcher de trop me fatiguer. Charité bien ordonnée commence par soi-même, comme vous savez, c'est le premier point ; le second point, c'est vous ; je vous conseille donc de nager fort et ferme, dans le cas, bien entendu, où vous voudriez vous en donner la peine. Votre bail avec moi est fini, à moins que vous ne vouliez le renouveler de bonne volonté, par vos actions ou par vos souhaits ; adieu !  

  Les vagues mugissantes emportèrent en un instant le gnome railleur hors de vue, et Carl resta seul à lutter contre les flots. Il nagea donc jusqu'à ce qu'il arrivât en vue du rivage ; alors, par bonheur, il aperçut quelques débris de bois pourri qui flottaient sur la mer, et semblaient avoir appartenu à une vieille digue ; il s'y attacha d'une étreinte désespérée, et se mit à pousser de grands cris, espérant voir arriver, du rivage, à son secours. Les cris de Carl à demi submergé finirent par attirer l'attention des enfants d'un pêcheur qui jouaient sur la berge ; insoucieux du danger, ils poussèrent une barque dans l'eau, et se dirigèrent vers l'homme qui semblait près de se noyer. Après bien des efforts infructueux, ces courageux enfants parvinrent à tirer Carl dans leur bateau.  

  – Merci ! merci ! balbutia-t-il en regardant ces enfants, qui n'avaient point hésité à risquer leur vie pour sauver la sienne.  

  – Ne nous remerciez pas, dit le petit garçon ; vous ne savez pas combien nous sommes heureux que le ciel nous ait procuré l'occasion de vous délivrer d'une mort certaine ; c'est à nous à être reconnaissants chaque fois que nous pouvons faire une bonne action ; voilà, du moins, ce que nous enseigne notre bon père.  

  – Je voudrais que le mien m'eût donné les mêmes enseignements, pensa Carl.  

  Il embrassa tendrement les enfants ; il n'avait rien autre chose à leur donner ; car tout son or avait été perdu au milieu de son voyage aventureux avec le perfide gnome.  

  Il demanda son chemin, et un petit paysan, un peu plus âgé que ceux qui l'avaient délivré, offrit de traverser les hautes montagnes avec lui, et de le reconduire jusqu'à sa maison, qui se trouvait à une très-grande distance, assurait le petit paysan ; ce qui confondit Carl de surprise.  

  Déguenillé et les pieds blessés, Carl se mit en route avec son jeune et agile petit guide, qui le soutenait avec la plus vive sollicitude dans les passages difficiles et dans les rudes sentiers de la montagne ; Carl se sentait honteux et rougissait en voyant ce simple enfant, sans souci de lui-même, mettre un si grand espace entre soi et son village, pour obliger un étranger pauvre et souffrant, lui gazouiller ses petites chansons montagnardes pour égayer la longueur du chemin afin qu'il ne sentît ni la fatigue ni les douleurs ; et, lorsqu'ils arrivaient à quelque endroit bien tranquille, s'asseyant à l'ombre à ses côtés, le jeune paysan étalait le contenu de son bissac, et partageait gaiement ses provisions avec le voyageur.  

  À la fin, le chemin devint si facile et si directement tracé, que le complaisant conducteur de Carl se disposa à le quitter pour retourner chez lui ; mais, avant de le faire, il voulait absolument laisser à Carl le contenu de son havresac, de crainte que celui-ci ne souffrît de la faim. Carl ne voulut point y consentir ; car, que deviendrait ce faible enfant, s'il le privait de sa nourriture ? Tout en persistant dans son refus, il l'embrassa en le remerciant mille fois, et se mit à descendre la montagne. - Carl avait appris à penser aux autres.  

  Il voyagea bien des jours à travers les vallées, apaisant sa faim avec les mûres sauvages des haies, étanchant sa soif dans l'eau vive des ruisseaux ; enfin, il arriva près d'un village composé de chaumières éparses. La fatigue et le manque de nourriture avaient énervé sa constitution jadis si robuste ; il se traîna en chancelant, avec l'espoir de trouver quelqu'un qui vînt à son secours ; mais il ne vit personne, excepté une jolie fille blonde qui était assise sur le seuil de sa cabane et mangeait du pain trempé dans du lait. Il essaya de s'approcher d'elle ; mais, incapable de faire un pas de plus, il tomba par terre tout de son long ; l'enfant se leva vivement en voyant choir ainsi presque à ses pieds, et en entendant gémir l'étranger hâve et misérable ; elle lui souleva la tête, et sa pâleur livide, ainsi que sa maigreur, lui ayant dévoilé les causes de sa souffrance, elle porta la jatte de lait à ses lèvres et l'y maintint jusqu'à ce qu'il eût avalé tout ce qu'elle contenait avec l'avidité de la faim. Cette enfant, sans penser un seul instant à autre chose qu'à la détresse de Carl mourant d'inanition, avait volontairement et avec joie sacrifié son déjeuner. – Souviens-toi de cela, Carl ! – Il s'en souvint, en effet, lorsque, ranimé, il se remit en route, le cœur pénétré de l'exemple qu'il avait reçu.  

  Il y avait encore un bien long et bien fatigant bout de chemin entre lui et sa maison… Sa maison ! ah ! le cœur lui manquait quand il se rappelait que ce n'était plus sa maison ; elle appartenait à son ami et à sa sœur, qu'il avait l'un et l'autre traités avec un si froid égoïsme jusqu'au dernier moment de leur séparation, alors que sa tête était remplie du mirage des promesses dorées de l'artificieux gnome, alors qu'il s'imaginait posséder bientôt des richesses immenses, alors enfin qu'il s'efforçait de mettre, par sa conduite, entre eux et lui, une assez grande distance pour qu'il ne pût être question de rien partager avec eux, quand même ils viendraient à tomber dans le besoin. Depuis que de nouveaux sentiments, dus aux bontés dont il avait été l'objet de toutes parts sans l'appât d'aucune récompense, s'emparaient de son cœur, il sentait combien il aurait peu droit de faire appel à leur charité, lui qui s'était rendu indigne de leur amitié ; et il soupirait en songeant à ce qu'il avait été jadis.  

  La nuit le surprit dans une lande inculte et désolée, et, pour compléter sa misère, la neige se mit à tomber en gros flocons qui l'aveuglaient. Il boutonna étroitement sa redingote en lambeaux, et lutta contre la bourrasque glacée, qui tourbillonnait autour de lui avec une sorte de violence vengeresse. À la fin, la neige glacée s'amoncela sur ses pieds transis, il avança plus lentement, et sa marche devint de plus en plus pénible. L'ouragan redoublant d'impétuosité, il commença à chanceler ; il s'arrêta un instant comme anéanti par le vent furieux, puis il s'affaissa et fut bientôt à demi enseveli sous une couche de neige.  

  Un tintement de grelots domina le bruit de la tempête ; il annonçait l'approche d'un chariot couvert dont le roulement était amorti par la neige épaisse, à ce point qu'on eût pu douter de sa présence, si une lanterne, placée à l'intérieur, n'eût répandu au loin sa brillante lumière. La voiture atteignit en peu de minutes l'endroit où Carl était étendu ; le cheval se cabra à l'aspect de cette forme humaine étendue à terre ; le voyageur descendit, releva l'étranger gelé, et, après quelques vigoureux efforts, il le déposa sain et sauf dans son chariot, et gagna à toute vitesse le plus prochain hameau, dont on apercevait au loin les lumières. Là, des soins actifs rappelèrent Carl à la vie, et le premier visage qui s'offrit à ses regards fut celui de son excellent beau-frère Wilhelm, qui n'avait pu reconnaître, dans le voyageur mourant, isolé et déguenillé, son frère Carl, si riche et si égoïste ; celui-ci, après une explication de quelques mots, découvrit qu'il avait voyagé, avec le gnome, pendant plus d'une année, ce qui lui parut inconcevable ; toutefois, Wilhelm lui affirma que rien n'était plus réel, et l'assura en même temps qu'il était disposé à le recevoir dans sa maison, et à lui accorder, avec l'oubli complet de ses fautes passées, tout ce que l'affection sincère est toujours prête à donner. Cette assurance fut un baume salutaire pour les blessures physiques et morales de Carl repentant. Wilhelm partit, le laissant reposer ses membres endoloris dans le lit doux et commode des villageois.  

  Le matin du jour suivant, la honte au visage, Carl s'achemina vers le seuil bien connu de son ancienne demeure ; mais son pied avait à peine touché la première marche de l'escalier, que sa sœur accourut se jeter dans ses bras et l'embrasser ; il cacha sa figure dans le sein de cette généreuse femme et pleura abondamment.  

  Le gnome, qui n'avait pas cessé de le suivre, avec l'espoir qu'il retomberait en son pouvoir, s'arrêta soudain à ce touchant spectacle ; et, tandis qu'il les contemplait tous deux d'un air de dépit, il devint graduellement de moins en moins visible à l'oeil, jusqu'à ce qu'il s'évanouît tout à fait.  

  Le démon de l'égoïsme était parti pour jamais, et Carl rendit de sincères actions de grâces à Dieu, pour la terrible épreuve qui avait causé ce changement, et lui avait démontré qu'en s'occupant charitablement des intérêts et du bien-être des autres, il travaillait pour lui-même, et concourait le plus efficacement à son propre bonheur. Il avait donc, en réalité, découvert un trésor mille fois plus précieux que tout l'or de la terre.  

  FIN DE L'ÉGOÏSTE.  

     

     

     

  NICOLAS LE PHILOSOPHE  

  Après avoir servi son maître pendant sept ans, Nicolas lui dit :  

  – Maître, j'ai fait mon temps, je voudrais bien retourner près de ma mère ; donnez-moi mes gages.  

  – Tu m'as servi fidèlement comme intelligence et probité, répondit le maître de Nicolas ; la récompense sera en rapport avec le service.  

  Et il lui donna un lingot d'or, qui pouvait bien peser cinq ou six livres. Nicolas tira son mouchoir de sa poche, y enveloppa le lingot, le chargea sur son épaule et se mit en route pour la maison paternelle.  

  En cheminant et en mettant toujours une jambe devant l'autre, il finit par croiser un cavalier qui venait à lui, joyeux et frais, et monté sur un beau cheval.  

  – Oh ! dit tout haut Nicolas, la belle chose que d'avoir un cheval ! On monte dessus, on est dans sa selle comme sur un fauteuil, on avance sans s'en apercevoir, et l'on n'use pas ses souliers.  

  Le cavalier, qui l'avait entendu, lui cria :  

  – Hé ! Nicolas, pourquoi vas-tu donc à pied ?  

  – Ah ! ne m'en parlez point, répondit Nicolas ; ça me fait d'autant plus de peine, que j'ai là, sur l'épaule, un lingot d'or qui me pèse tellement, que je ne sais à quoi tient que je ne le jette dans le fossé.  

  – Veux-tu faire un échange ? demanda le cavalier.  

  – Lequel ? fit Nicolas.  

  – Je te donne mon cheval, donne-moi ton lingot d'or.  

  – De tout mon cœur, dit Nicolas ; mais, je vous préviens, il est lourd en diable.  

  – Bon ! ce n'est point là ce qui empêchera le marché de se faire, dit le cavalier.  

  Et il descendit de son cheval, prit le lingot d'or, aida Nicolas à monter sur la bête et lui mit la bride en main.  

  – Quand tu voudras aller doucement, dit le cavalier, tu tireras la bride à toi en disant : « Oh ! » Quand tu voudras aller vite, tu lâcheras la bride en disant : « Hop ! »  

  Le cavalier, devenu piéton, s'en alla avec son lingot ; Nicolas, devenu cavalier, continua son chemin avec son cheval.  

  Nicolas ne se possédait pas de joie en se sentant si carrément assis sur sa selle ; il alla d'abord au pas, car il était assez médiocre cavalier, puis au trot, puis il s'enhardit et pensa qu'il n'y aurait pas de mal à faire un petit temps de galop.  

  Il lâcha donc la bride et fit clapper sa langue en criant :  

  – Hop ! hop !  

  Le cheval fit un bond, et Nicolas roula à dix pas de lui.  

  Puis, débarrassé de son cavalier, le cheval partit à fond de train, et Dieu sait où il se fût arrêté, si un paysan qui conduisait une vache ne lui eût barré le chemin.  

  Nicolas se releva, et, tout froissé, se mit à courir après le cheval, que le paysan tenait par la bride ; mais, tout triste de sa déconfiture, il dit au brave homme :  

  – Merci, mon ami !… C'est une sotte chose que d'aller à cheval, surtout quand on a une rosse comme celle-ci, qui rue, et, en ruant, vous démonte son homme de manière à lui casser le cou. Quant à moi, je sais bien une chose, c'est que jamais je ne remonterai dessus. Ah ! continua Nicolas avec un soupir, j'aimerais bien mieux une vache ; on la suit à son aise par derrière, et l'on a, en outre, son lait par-dessus le marché, sans compter le beurre et le fromage. Foi de Nicolas ! je donnerais bien des choses pour avoir une vache comme la vôtre.  

  – Eh bien, dit le paysan, puisqu'elle vous plaît tant, prenez-la ; je consens à l'échanger contre votre cheval.  

  Nicolas fut transporté de joie : il prit la vache par son licol ; le paysan enfourcha le cheval et disparut.  

  Et Nicolas se remit en route, chassant la vache devant lui, et songeant à l'admirable marché qu'il venait de faire.  

  Il arriva à une auberge, et, dans sa joie, il mangea tout ce qu'il avait emporté de chez son maître, c'est-à-dire un excellent morceau de pain et de fromage ; puis, comme il avait deux liards dans sa poche, il se fit servir un demi-verre de bière et continua de conduire sa vache du côté de son village natal.  

  Vers midi, la chaleur devint étouffante, et, juste en ce moment, Nicolas se trouvait au milieu d'une lande qui avait bien encore deux lieues de longueur.  

  La chaleur était si insupportable, que le pauvre Nicolas en tirait la langue de trois pouces hors de la bouche.  

  – Il y a un remède à cela, se dit Nicolas : je vais traire ma vache et me régaler de lait.  

  Il attacha la vache à un arbre desséché, et, comme il n'avait pas de seau, il posa à terre son bonnet de cuir ; mais, quelque peine qu'il se donnât, il ne put faire sortir une goutte de lait de la mamelle de la bête.  

  Ce n'était pas que la vache n'eût point de lait, mais Nicolas s'y prenait mal, si mal, que la bête rua, comme on dit, en vache, et, d'un de ses pieds de derrière, lui donna un tel coup à la tête, qu'elle le renversa, et qu'il fut quelque temps à rouler à droite et à gauche, sans parvenir à se remettre sur ses pieds.  

  Par bonheur, un charcutier vint à passer avec sa charrette, où il y avait un porc.  

  – Eh ! eh ! demanda le charcutier, qu'y a-t-il donc, mon ami ? es-tu ivre ?  

  – Non pas, dit Nicolas, au contraire, je meurs de soif.  

  – Cela ne serait pas une raison : nul n'est plus altéré qu'un ivrogne ; au reste, et à tout hasard, mon pauvre garçon, bois un coup.  

  Il aida Nicolas à se remettre sur ses pieds et lui présenta sa gourde.  

  Nicolas l'approcha de sa bouche et y but une large gorgée.  

  Puis, ayant reprit ses sens :  

  – Voulez-vous me dire, demanda-t-il au charcutier, pourquoi ma vache ne donne pas de lait ?  

  Le charcutier se garda bien de lui dire que c'était parce qu'il ne savait point la traire.  

  – Ta vache est vieille, lui dit-il, et n'est plus bonne à rien.  

  – Pas même à tuer ? demanda Nicolas.  

  – Qui diable veux-tu qui mange de la vieille vache ? Autant manger de la vache enragée !  

  – Ah ! dit Nicolas, si j'avais un joli petit porc comme celui-ci, à la bonne heure ! cela est bon depuis les pieds jusqu'à la tête : avec la chair, on fait du salé ; avec les entrailles, on fait des andouillettes ; avec le sang, on fait du boudin.  

  – Écoute, dit le charcutier, pour t'obliger… mais c'est purement et simplement pour t'obliger… je te donnerai mon porc, si tu veux me donner ta vache.  

  – Que Dieu te récompense, brave homme ! dit Nicolas.  

  Et, remettant sa vache au charcutier, il descendit le porc de la charrette et prit le bout de la corde pour le conduire.  

  Nicolas continua sa route en songeant combien tout allait selon ses désirs.  

  Il n'avait pas fait cinq cents pas, qu'un jeune garçon le rattrapa. Celui-ci portait sous son bras une oie grasse.  

  Pour passer le temps, Nicolas commença à parler de son bonheur et des échanges favorables qu'il avait faits.  

  De son côté, le jeune garçon lui raconta qu'il portait son oie pour un festin de baptême.  

  – Pèse-moi cela par le cou, dit-il à Nicolas. Hein ! est-ce lourd ! Il est vrai que voilà huit semaines qu'on l'engraisse avec des châtaignes. Celui qui mordra là-dedans devra s'essuyer la graisse des deux côtés du menton.  

  – Oui, dit Nicolas en la soupesant d'une main, elle a son poids ; mais mon cochon pèse bien vingt oies comme la tienne.  

  Le jeune garçon regarda de tous côtés d'un air pensif, et en secouant la tête :  

  – Écoute, dit-il à Nicolas, je ne te connais que depuis dix minutes, mais tu m'as l'air d'un brave garçon ; il faut que tu saches une chose, c'est qu'il se pourrait qu'à l'endroit de ton cochon, tout ne fût pas bien en ordre : dans le village que je viens de traverser, on en a volé un au percepteur. Je crains fort que ce ne soit justement celui que tu mènes. Ils ont requis la maréchaussée et envoyé des gens pour poursuivre le voleur, et, tu comprends, ce serait une mauvaise affaire pour toi si l'on te trouvait conduisant ce cochon. Le moins qu'il pût t'arriver, ce serait d'être conduit en prison jusqu'au moment où l'affaire serait éclaircie.  

  À ces mots, la peur saisit Nicolas.  

  – Jésus Dieu ! dit-il, tire-moi de ce mauvais pas, mon garçon ; tu connais ce pays que j'ai quitté depuis quinze ans, de sorte que tu as plus de défense que moi. Donne-moi ton oie et prends mon cochon.  

  – Diable ! fit le jeune garçon, je joue gros jeu ; cependant, je ne puis laisser un camarade dans l'embarras.  

  Et, donnant son oie à Nicolas, il prit le cochon par la corde, et se jeta avec lui dans un chemin de traverse.  

  Nicolas continua sa route, débarrassé de ses craintes, et portant gaiement son oie sous son bras.  

  – En y réfléchissant bien, se disait-il, je viens, outre la crainte dont je suis débarrassé, de faire un marché excellent. D'abord, voilà une oie qui va me donner un rôti délicieux, et qui, tout en rôtissant, me donnera une masse de graisse avec laquelle je ferai des tartines pendant trois mois, sans compter les plumes blanches qui me confectionneront un bon oreiller, sur lequel, dès demain au soir, je vais dormir sans être bercé. Oh ! c'est ma mère qui sera contente, elle qui aime tant l'oie !  

  Il achevait à peine ces paroles, qu'il se trouva côte à côte avec un homme qui portait un objet enfermé dans sa cravate, qu'il tenait pendue à la main.  

  Cet objet gigottait de telle façon, et imprimait à la cravate de tels balancements, qu'il était évident que c'était un animal vivant, et que cet animal regrettait fort sa liberté.  

  – Qu'avez-vous donc là, compagnon ? demanda Nicolas.  

  – Où, là ? fit le voyageur.  

  – Dans votre cravate.  

  – Oh ! ce n'est rien, répondit le voyageur en riant.  

  Puis, regardant autour de lui pour voir si personne n'était à portée d'entendre ce qu'il allait dire :  

  – C'est une perdrix que je viens de prendre au collet, dit-il ; seulement, je suis arrivé à temps pour la prendre vivante. Et vous, que portez-vous là ?  

  – Vous le voyez bien, c'est une oie, et une belle, j'espère.  

  Et, tout fier de son oie, Nicolas la montra au braconnier.  

  Celui-ci regarda l'oie d'un air de dédain, la prit et la flaira.  

  – Hum ! dit-il, quand comptez-vous la manger ?  

  – Demain au soir, avec ma mère.  

  – Bien du plaisir ! dit en riant le braconnier.  

  – Je m'en promets, en effet, du plaisir ; mais pourquoi riez-vous ?  

  – Je ris, parce que votre oie est bonne à manger aujourd'hui, et encore, encore, en supposant que vous aimiez les oies faisandées.  

  – Diable ! vous croyez ? fit Nicolas.  

  – Mon cher ami, sachez cela pour votre gouverne : quand on achète une oie, on l'achète vivante ; de cette façon-là, on la tue quand on veut, et on la mange quand il convient : croyez-moi, si vous voulez tirer de votre oie un parti quelconque, faites-la rôtir à la première auberge que vous rencontrerez sur votre chemin, et mangez-la jusqu'au dernier morceau.  

  – Non, dit Nicolas ; mais faisons mieux : prenez mon oie, qui est morte, et donnez-moi votre perdrix, qui est vivante : je la tuerai demain au matin, et elle sera bonne à manger demain au soir.  

  – Un autre te demanderait du retour ; mais, moi, je suis bon compagnon ; quoique ma perdrix soit vivante et que ton oie soit morte, je te donne ma perdrix troc pour troc.  

  Nicolas prit la perdrix, la mit dans son mouchoir, qu'il noua par les quatre coins, et, pressé d'arriver le plus tôt possible, il laissa son compagnon entrer dans une auberge pour y manger son oie, et continua sa route à travers le village.  

  Au bout du village, il trouva un rémouleur.  

  Le rémouleur chantait, tout en repassant des couteaux et des ciseaux, le premier couplet d'une chanson que connaissait Nicolas.  

  Nicolas s'arrêta et se mit à chanter le second couplet.  

  Le rémouleur chanta le troisième.  

  – Bon ! lui dit Nicolas, du moment que vous êtes gai, c'est que vous êtes content.  

  – Ma foi, oui ! répondit le rémouleur ; le métier va bien, et, chaque fois que je mets la main à la pierre, il en tombe une pièce d'argent. Mais que portez-vous donc là qui frétille ainsi dans votre cravate ?  

  – C'est une perdrix vivante.  

  – Ah !… Où l'avez-vous prise ?  

  – Je ne l'ai pas prise, je l'ai eue en échange d'une oie.  

  – Et l'oie ?  

  – Je l'avais eue en échange d'un cochon.  

  – Et le cochon ?  

  – Je l'avais eu en échange d'une vache.  

  – Et la vache ?  

  – Je l'avais eue en échange d'un cheval.  

  – Et le cheval ?  

  – Je l'avais eu en échange d'un lingot d'or.  

  – Et ce lingot d'or ?  

  – C'était le prix de mes sept années de service.  

  – Peste ! vous avez toujours su vous tirer d'affaire !  

  – Oui, jusqu'aujourd'hui, cela a assez bien marché ; seulement, une fois rentré chez ma mère, il me faudrait un état dans le genre du vôtre.  

  – Ah ! en effet, c'est un crâne état.  

  – Est-il bien difficile ?  

  – Vous voyez : il n'y a qu'à faire tourner la meule et en approcher les couteaux ou les ciseaux qu'on veut affûter.  

  – Oui ; mais il faut une pierre.  

  – Tenez, dit le rémouleur en poussant une vieille meule du pied, en voilà une qui a rapporté plus d'argent qu'elle ne pèse, et cependant elle pèse lourd !  

  – Et ça coûte cher, n'est-ce pas, une pierre comme celle-là ?  

  – Dame ! assez cher, fit le rémouleur ; mais, moi, je suis bon garçon : donnez-moi votre perdrix, je vous donnerai ma meule. Ça vous va-t-il ?  

  – Parbleu ! est-ce que cela se demande ? dit Nicolas ; puisque j'aurai de l'argent chaque fois que je mettrai la main à la pierre, de quoi m'inquiéterais-je maintenant ?  

  Et il donna sa perdrix au rémouleur, et prit la vieille meule que l'autre avait mise au rebut.  

  Puis, la pierre sous le bras, il partit, le cœur plein de joie et les yeux brillants de satisfaction.  

  – Il faut que je sois né coiffé ! se dit Nicolas ; je n'ai qu'à souhaiter pour que mon souhait soit exaucé !  

  Cependant, après avoir fait une lieue ou deux, comme il était en marche depuis le point du jour, il commença, alourdi par le poids de la meule, à se sentir très fatigué ; la faim aussi le tourmentait, ayant mangé le matin ses provisions de toute la journée, tant sa joie était grande, on se le rappelle, d'avoir troqué sa vache pour un cheval ! À la fin, la fatigue prit tellement le dessus, que, de dix pas en dix pas, il était forcé de s'arrêter ; la meule aussi lui pesait de plus en plus, car elle semblait s'alourdir au fur et à mesure que ses forces diminuaient.  

  Il arriva, en marchant comme une tortue, au bord d'une fontaine où bouillonnait une eau aussi limpide que le ciel qu'elle reflétait ; c'était une source dont on ne voyait pas le fond.  

  – Allons, s'écria Nicolas, il est dit que j'aurai de la chance jusqu'au bout ; au moment où j'allais mourir de soif, voilà une fontaine !  

  Et, posant sa meule au bord de la source, Nicolas se mit à plat ventre, et but à sa soif pendant cinq minutes.  

  Mais, en se relevant, le genou lui glissa ; il voulut se retenir la meule, et, en se retenant, il poussa la pierre, qui tomba à l'eau et disparut dans les profondeurs de la source.  

  – En vérité ! dit Nicolas demeurant un instant à genoux pour prononcer son action de grâce, le bon Dieu est réellement bien bon de m'avoir débarrassé de cette lourde et maussade pierre, sans que j'aie le plus petit reproche à me faire.  

  Et, allégé de tout fardeau, les mains et les poches vides, mais le cœur joyeux, il reprit, tout courant, le chemin de la maison de sa mère.  

  FIN.  
Source: http://www.inlibroveritas

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