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Illustration: Bug-Jargal Chap35-39 - victor hugo

Bug-Jargal Chap35-39


Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2009-03-04

Lu par Christophe
Livre audio de 34min
Fichier Mp3 de 31,1 Mo

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Feuilleton audio (58 Chapitres)

Chapitres 35,36,37,38 et 39
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XXXV

Cette scène, dans laquelle je m'attendais à jouer bientôt mon rôle, m'avait glacé d'horreur. Le vengeur de l'humanité avait contemplé la lutte de ses deux victimes d'un oeil impassible. Quand ce fut terminé, il se tourna vers ses pages épouvantés.

- Apportez-moi d'autre tabac, dit-il ; et il se remit à le mâcher paisiblement.

L'obi et Rigaud étaient immobiles, et les nègres paraissaient eux-mêmes effrayés de l'horrible spectacle que leur chef venait de leur donner.

Il restait cependant encore un blanc à poignarder, c'était moi ; mon tour était venu. Je jetai un regard sur cet assassin, qui allait être mon bourreau. Il me fit pitié. Ses lèvres étaient violettes, ses dents claquaient, un mouvement convulsif dont tremblaient tous ses membres le faisait chanceler, sa main revenait sans cesse, et comme machinalement, sur son front pour en essuyer les taches de sang, et il regardait d'un air insensé le cadavre fumant étendu à ses pieds. Ses yeux hagards ne se détachaient pas de sa victime.

J'attendais le moment où il achèverait sa tâche par ma mort. J'étais dans une position singulière avec cet homme ; il avait déjà failli me tuer pour prouver qu'il était blanc ; il allait maintenant m'assassiner pour démontrer qu'il était mulâtre.

- Allons, lui dit Biassou, c'est bien. Je suis content de toi, l'ami ! Il jeta un coup d'oeil sur moi, et ajouta : - Je te fais grâce de l'autre. Va-t'en. Nous te déclarons bon frère, et nous te nommons bourreau de notre armée.

A ces paroles du chef, un nègre sortit des rangs, s'inclina trois fois devant Biassou, et s'écria en son jargon, que je traduirai en français pour vous en faciliter l'intelligence :

- Et moi, général ?

- Eh bien, toi ! que veux-tu dire ? demanda Biassou.

- Est-ce que vous ne ferez rien pour moi, mon général ? dit le nègre. Voilà que vous donnez de l'avancement à ce chien de blanc, qui assassine pour se faire reconnaître des nôtres. Est-ce que vous ne m'en donnerez pas aussi à moi qui suis un bon noir ?

Cette requête inattendue parut embarrasser Biassou ; il se pencha vers Rigaud, et le chef du rassemblement des Cayes lui dit en français :

- On ne peut le satisfaire, tâchez d'éluder sa demande.

- Te donner de l'avancement ? dit alors Biassou au bon noir ; je ne demande pas mieux, Quel grade désires-tu ?

- Je voudrais être official [ Officier.].

- Officier ! reprit le généralissime, eh bien ! quels sont tes titres pour obtenir l'épaulette ?

- C'est moi, répondit le noir avec emphase, qui ai mis le feu à l'habitation Lagoscette, dès les premiers jours d'août. C'est moi qui ai massacré M. Clément, le planteur, et porté la tête de son raffineur au bout d'une pique. J'ai égorgé dix femmes blanches et sept petits enfants ; l'un d'entre eux a même servi d'enseigne aux braves noirs de Boukmann. Plus tard, j'ai brûlé quatre familles de colons dans une chambre du fort Galifet, que j'avais fermée à double tour avant de l'incendier. Mon père a été roué au Cap, mon frère a été pendu au Rocrou, et j'ai failli moi-même être fusillé. J'ai brûlé trois plantations de café, six plantations d'indigo, deux cents carreaux de cannes à sucre ; j'ai tué mon maître M. Noë et sa mère...

- Epargne-nous tes états de service, dit Rigaud, dont la feinte mansuétude cachait une cruauté réelle, mais qui était féroce avec décence, et ne pouvait souffrir le cynisme du brigandage.

- Je pourrais en citer encore bien d'autres, repartit le nègre avec orgueil ; mais vous trouvez sans doute que cela suffit pour mériter le grade d'official, et pour porter une épaulette d'or sur ma veste, comme nos camarades que voilà.

Il montrait les aides de camp et l'état-major de Biassou. Le généralissime parut réfléchir un moment, puis il adressa gravement ces paroles au nègre :

- Je serais charmé de t'accorder un grade ; je suis satisfait de tes services ; mais il faut encore autre chose. - Sais-tu le latin ?

Le brigand ébahi ouvrit de grands yeux, et dit :

- Plaît-il, mon général ?

- Eh bien oui, reprit vivement Biassou, sais-tu le latin ?

- Le... latin ?..., répéta le noir stupéfait.

- Oui, oui, oui, le latin ! sais-tu le latin ? poursuivit le rusé chef. Et, déployant un étendard sur lequel était écrit le verset du psaume : In exitu Israël de Aegypto, il ajouta : - Explique-nous ce que veulent dire ces mots.

Le noir, au comble de la surprise, restait immobile et muet, et froissait machinalement le pagne de son caleçon, tandis que ses yeux effarés allaient du général au drapeau, et du drapeau au général.

- Allons, répondras-tu ? dit Biassou avec impatience.

Le noir, après s'être gratté la tête, ouvrit et ferma plusieurs fois la bouche, et laissa enfin tomber ces mots embarrassés :

- Je ne sais pas ce que veut dire le général.

Le visage de Biassou prit une subite expression de tolère et d'indignation.

- Comment ! misérable drôle ! s'écria-t-il, comment ! tu veux être officier et tu ne sais pas le latin !

- Mais, notre général..., balbutia le nègre, confus et tremblant.

- Tais-toi ! reprit Biassou, dont l'emportement semblait croître. Je ne sais à quoi tient que je ne te fasse fusiller sur l'heure pour ta présomption.

Comprenez-vous, Rigaud, ce plaisant officier qui ne sait seulement pas le latin ? Eh bien, drôle, puisque tu ne comprends point ce qui est écrit sur te drapeau, je vais te l'expliquer. In exitu, tout soldat, Israël, qui ne sait pas le latin, de Aegypto, ne peut être nommé officier. - N'est-ce point cela, monsieur le chapelain ?

Le petit obi fit un signe affirmatif. Biassou continua :

- Ce frère, que je viens de nommer bourreau de l'armée, et dont tu es jaloux, sait le latin.

Il se tourna vers le nouveau bourreau.

- N'est-il pas vrai, l'ami ? Prouvez à te butor que vous en savez plus que lui. Que signifie Dominus vobiscum ?

Le malheureux colon sang-mêlé, arraché de sa sombre rêverie par cette voix redoutable, leva la tête, et quoique ses esprits fussent encore tout égarés par le lâche assassinat qu'il venait de commettre, la terreur le décida à l'obéissance. Il y avait quelque chose d'étrange dans l'air dont cet homme cherchait à retrouver un souvenir de collège parmi ses pensées d'épouvante et de remords, et dans la manière lugubre dont il prononça l'explication enfantine.

- Dominus vobiscum... cela veut dire : Que le Seigneur soit avec vous !

- Et cum spiritu tuo ! ajouta solennellement le mystérieux obi.

- Amen, dit Biassou. Puis, reprenant son accent irrité, et mêlant à son courroux simulé quelques phrases de mauvais latin à la façon de Sganarelle, pour convaincre les noirs de la science de leur chef : - Rentre le dernier dans ton rang ! cria-t-il au nègre ambitieux. Sursum corda ! Ne t'avise plus à l'avenir de prétendre monter au rang de tes chefs qui savent le latin, orate fratres, ou je te fais pendre ! Bonus, bona, bonum !

Le nègre, émerveillé et terrifié tout ensemble, retourna à son rang en baissant honteusement la tête au milieu des huées générales de tous ses camarades, qui s'indignaient de ses prétentions si mal fondées, et fixaient des yeux d'admiration sur leur docte généralissime.

Il y avait un côté burlesque dans cette scène, qui acheva cependant de m'inspirer une haute idée de l'habileté de Biassou. Le moyen ridicule qu'il venait d'employer avec tant de succès [ Toussaint Louverture s'est servi plus tard du même expédient avec le même avantage. ] pour déconcerter les ambitions toujours si exigeantes dans une bande de rebelles me donnait à la fois la mesure de la stupidité des nègres et de l'adresse de leur chef.

XXXVI

Cependant l'heure de l'almuerzo [ Déjeuner. ] de Biassou était venue. On apporta devant le mariscal de campo de sû magestad catolica une grande écaille de tortue dans laquelle fumait une espèce d'olla podrida, abondamment assaisonnée de tranches de lard, où la chair de tortue remplaçait le carnera [ L'agneau. ], et la patate les garganzas [ Les pois chiches. ]. Un énorme chou caraïbe flottait à la surface de ce puchero. Des deux côtés de l'écaille, qui servait à la fois de marmite et de soupière, étaient deux coupes d'écorce de coco pleines de raisins secs, de sandias [ Melons d'eau. ], d'ignames et de figues ; c'était le postre [ Dessert. ]. Un pain de maïs et une outre de vin goudronné complétaient l'appareil du festin. Biassou tira de sa poche quelques gousses d'ail et en frotta lui-même le pain ; puis, sans même faire enlever le cadavre palpitant couché devant ses yeux, il se mit à manger, et invita Rigaud à en faire autant. L'appétit de Biassou avait quelque chose d'effrayant.

L'obi ne partagea point leur repas. Je compris que, comme tous ses pareils, il ne mangeait jamais en public, afin de faire croire aux nègres qu'il était d'une essence surnaturelle, et qu'il vivait sans nourriture.

Tout en déjeunant, Biassou ordonna à un aide de camp de faire commencer la revue, et les bandes se mirent à défiler en bon ordre devant la grotte. Les noirs du Morne-Rouge passèrent les premiers ; ils étaient environ quatre mille divisés en petits pelotons serrés que conduisaient des chefs ornés, comme je l'ai déjà dit, de caleçons ou de ceintures écarlates. Ces noirs, presque tous grands et forts, portaient des fusils, des haches et des sabres ; un grand nombre d'entre eux avaient des arcs, des flèches et des zagaies, qu'ils s'étaient forgés à défaut d'autres armes. Ils n'avaient point de drapeau, et marchaient en silence d'un air consterné.

Eu voyant défiler cette horde, Biassou se pencha à l'oreille de Rigaud, et lui dit en français :

- Quand donc la mitraille de Blanchelande et de Rouvray me débarrassera-t-elle de ces bandits du Morne-Rouge ? Je les hais ; ce sont presque tous des congos ! Et puis ils ne savent tuer que dans le combat ; ils suivaient l'exemple de leur chef imbécile, de leur idole Bug-Jargal, jeune fou qui voulait faire le généreux et le magnanime. Vous ne le connaissez pas, Rigaud ? Vous ne le connaîtrez jamais, je l'espère. Les blancs l'ont fait prisonnier, et ils me délivreront de lui comme ils m'ont délivré de Boukmann.

- A propos de Boukmann, répondit Rigaud, voici les noirs marrons de Macaya qui passent, et je vois dans leurs rangs le nègre que Jean-François vous a envoyé pour vous annoncer la mort de Boukmann. Savez-vous bien que cet homme pourrait détruire tout l'effet des prophéties de l'obi sur la fin de ce chef, s'il disait qu'on l'a arrêté pendant une demi-heure aux avant-postes, et qu'il m'avait confié sa nouvelle avant l'instant où vous l'avez fait appeler ?

- Diabolo ! dit Biassou. vous avez raison, mon cher ; il faut fermer la bouche à cet homme-là. Attendez !

Alors, élevant la voix :

- Macaya ! cria-t-il.

Le chef des nègres marrons s'approcha, et présenta son tromblon au col évasé en signe de respect.

- Faites sortir de vos rangs, reprit Biassou, ce noir que j'y vois là-bas, et qui ne doit pas en faire partie.

C'était le messager de Jean-François. Macaya l'amena au généralissime, dont le visage prit subitement cette expression de colère qu'il savait si bien simuler.

- Qui es-tu ? demanda-t-il au nègre interdit.

- Notre général, je suis un noir.

- Caramba ! je le vois bien ! Mais comment t'appelles-tu ?

- Mon nom de guerre est Vavelan ; mon patron chez les bienheureux est saint Sabas, diacre et martyr, dont la fête viendra le vingtième jour avant la nativité de Notre-Seigneur.

Biassou l'interrompit :

- De quel front oses-tu te présenter à la parade, au milieu des espingoles luisantes et des baudriers blancs, avec ton sabre sans fourreau, ton caleçon déchiré, tes pieds couverts de boue ?

- Notre général, répondit le noir, ce n'est pas ma faute. J'ai été chargé par le grand-amiral Jean-François de vous porter la nouvelle de la mort du chef des marrons anglais, Boukmann ; et si mes vêtements sont déchirés, si mes pieds sont sales, c'est que j'ai couru à perdre haleine pour vous l'apporter plus tôt ; mais on m'a retenu au camp, et... Biassou fronça le sourcil.

- Il ne s'agit point de cela, gavacho ! mais de ton audace d'assister à la revue dans ce désordre. Recommande ton âme à saint Sabas, diacre et martyr, ton patron. Va te faire fusiller !

Ici j'eus encore une nouvelle preuve du pouvoir moral de Biassou sur les rebelles. L'infortuné, chargé d'aller lui-même se faire exécuter, ne se permit pas un murmure ; il baissa la tête, croisa les bras sur sa poitrine, salua trois fois son juge impitoyable, et, après s'être agenouillé devant l'obi, qui lui donna gravement une absolution sommaire, il sortit de la grotte. Quelques minutes après, une détonation de mousqueterie annonça à Biassou que le nègre avait obéi et vécu.

Le chef, débarrassé de toute inquiétude, se tourna alors vers Rigaud, l'oeil étincelant de plaisir, et avec un ricanement de triomphe qui semblait dire : - Admirez ! [ Toussaint Louverture, qui s'était formé à l'école de Biassou, et qui, s'il ne lui était pas supérieur en habileté, était du moins fort loin de l'égaler en perfidie et en cruauté. Toussaint Louverture a donné plus tard le spectacle du même pouvoir sur les nègres fanatisés. Ce chef, issu, dit-on, d'une race royale africaine, avait reçu, comme Biassou, quelque instruction grossière, à laquelle il ajoutait du génie. Il s'était dressé une façon de trône républicain à Saint-Domingue dans le même temps où Bonaparte se fondait en France une monarchie sur la victoire. Toussaint admirait naïvement le premier consul ; mais le premier consul, ne voyant dans Toussaint qu'un parodiste gênant de sa fortune, repoussa toujours dédaigneusement toute correspondance avec l'esclave affranchi qui osait lui écrire : Au premier des blancs le premier des noirs. ]

XXXVII

Cependant la revue continuait. Cette armée, dont le désordre m'avait offert un tableau si extraordinaire quelques heures auparavant, n'était pas moins bizarre sous les armes. C'étaient tantôt des troupes de nègres absolument nus, munis de massues, de tomahawks, de casse-têtes, marchant au son de la corne à bouquin, comme les sauvages ; tantôt des bataillons de mulâtres, équipés à l'espagnole ou à l'anglaise, bien armés et bien disciplinés, réglant leurs pas sur le roulement d'un tambour ; puis des cohues de négresses, de négrillons, chargés de fourches et de broches ; des fatras courbés sous de vieux fusils sans chien et sans canon ; des griotes avec leurs parures bariolées ; des griots, effroyables de grimaces et de contorsions, chantant des airs incohérents sur la guitare, le tam-tam et le balafo. Cette étrange procession était de temps à autre coupée par des détachements hétérogènes de griffes, de marabouts, de sacatras, de mamelucos, de quarterons, de sang-mêlés libres, ou par des hordes nomades de noirs marrons à l'attitude fière, aux carabines brillantes, traînant dans leurs rangs leurs cabrouets tout chargés, ou quelque canon pris aux blancs, qui leur servait moins d'arme que de trophée, et hurlant à pleine voix les hymnes du camp du Grand-Pré et d'Oua-Nassé. Au-dessus de toutes ces têtes flottaient des drapeaux de toutes couleurs, de toutes devises, blancs, rouges, tricolores, fleurdelysés, surmontés du bonnet de liberté, portant pour inscriptions : - Mort aux prêtres et aux aristocrates !

- Vive la religion ! - Liberté ! Égalité ! - Vive le roi ! - A bas la métropole ! - Viva España ! - Plus de tyrans ! etc. Confusion frappante qui indiquait que toutes les forces des rebelles n'étaient qu'un amas de moyens sans but, et qu'en cette armée il n'y avait pas moins de désordre dans les idées que dans les hommes.

En passant tour à tour devant la grotte, les bandes inclinaient leur bannière, et Biassou rendait le salut. Il adressait à chaque troupe quelque réprimande ou quelque éloge ; et chaque parole de sa bouche, sévère ou flatteuse, était recueillie par les siens avec un respect fanatique et une sorte de crainte superstitieuse.

Ce flot de barbares et de sauvages passa enfin. J'avoue que la vue de tant de brigands, qui m'avait distrait d'abord, finissait par me peser. Cependant le jour tombait, et, au moment où les derniers rangs défilèrent, le soleil ne jetait plus qu'une teinte de cuivre rouge sur le front granitique des montagnes de l'orient.

XXXVIII

Biassou paraissait rêveur. Quand la revue fut terminée, qu'il eut donné ses derniers ordres. et que tous les rebelles furent rentrés sous leurs ajoupas, il m'adressa la parole.

- Jeune homme, me dit-il, tu as pu juger à ton aise de mon génie et de ma puissance. Voici que l'heure est venue pour toi d'en aller rendre compte à Léogri.

- Il n'a pas tenu à moi qu'elle ne vint plus tôt, lui répondis-je froidement.

- Tu as raison, répliqua Biassou. Il s'arrêta un moment comme pour épier l'effet que produirait sur moi ce qu'il allait me dire, et il ajouta : - Mais il ne tient qu'à toi qu'elle ne vienne pas.

- Comment ! m'écriai-je étonné ; que veux-tu dire ?

- Oui, continua Biassou, ta vie dépend de toi ; tu peux la sauver, si tu le veux.

Cet accès de clémence, le premier et le dernier sans doute que Biassou ait jamais eu, me parut un prodige. L'obi, surpris comme moi, s'était élancé du siège où il avait conservé si longtemps la même attitude extatique, à la mode des fakirs hindous. Il se plaça en face du généralissime, et éleva la voix avec colère :

- Que dice el exelentisimo señor mariscal de campo ? [ Que dit le très excellent seigneur maréchal de camp ? ] Se souvient-il de ce qu'il m'a promis ? Il ne peut, ni lui ni le bon Giu, disposer maintenant de cette vie : elle m'appartient. En ce moment encore, à cet accent irrité, je crus me ressouvenir de ce maudit petit homme ; mais ce moment fut insaisissable, et aucune lumière n'en jaillit pour moi.

Biassou se leva sans s'émouvoir, parla bas un instant avec l'obi, lui montra le drapeau noir que j'avais remarqué, et, après quelques mots échangés, le sorcier remua la tête de haut en bas et la releva de bas en haut, en signe d'adhésion. Tous deux reprirent leurs places et leurs attitudes.

- Ecoute, me dit alors le généralissime en tirant de la poche de sa veste l'autre dépêche de Jean-François, qu'il y avait déposée ; nos affaires vont mal ; Boukmann vient de périr dans un combat. Les blancs ont exterminé deux mille noirs dans le district du Cul-de-Sac. Les colons continuent de se fortifier et de hérisser la plaine de postes militaires. Nous avons perdu, par notre faute, l'occasion de prendre le Cap ; elle ne se représentera pas de longtemps. Du côté de l'est, la route principale est coupée par une rivière ; les blancs, afin d'en défendre le passage, y ont établi une batterie sur des pontons, et ont formé sur chaque bord deux petits camps. Au sud, il y a une grande route qui traverse ce pays montueux appelé le Haut-du-Cap ; ils l'ont couverte de troupes et d'artillerie. La position est également fortifiée du côté de la terre par une bonne palissade, à laquelle tous les habitants ont travaillé, et l'on y a ajouté des chevaux de frise. Le Cap est donc à l'abri de nos armes. Notre embuscade aux gorges de Dompte-Mulâtre a manqué son effet. A tous nos échecs se joint la fièvre de Siam, qui dépeuple le camp de Jean-François. En conséquence, le grand amiral de France [ Nous avons déjà dit que Jean-François prenait ce titre ] pense, et nous partageons son avis, qu'il conviendrait de traiter avec le gouverneur Blanchelande et l'assemblée coloniale. Voici la lettre que nous adressons à l'assemblée à ce sujet : écoute !

« Messieurs les députés,

« De grands malheurs ont affligé cette riche et importante colonie ; nous y avons été enveloppés, et il ne nous reste plus rien à dire pour notre justification. Un jour vous nous rendrez toute la justice que mérite notre position. Nous devons être compris dans l'amnistie générale que le roi Louis XVI a prononcée pour tous indistinctement.

« Sinon, comme le roi d'Espagne est un bon roi, qui nous traite fort bien, et nous témoigne des récompenses, nous continuerons de le servir avec zèle et dévouement.

« Nous voyons par la loi du 28 septembre 1791 que l'assemblée nationale et le roi vous accordent de prononcer définitivement sur l'état des personnes non libres et l'état politique des hommes de couleur. Nous défendrons les décrets de l'assemblée nationale et les vôtres, revêtus des formalités requises, jusqu'à la dernière goutte de notre sang. Il serait même intéressant que vous déclariez, par un arrêté sanctionné de monsieur le général, que votre intention est de vous occuper du sort des esclaves. Sachant qu'ils sont l'objet de votre sollicitude, par leurs chefs, à qui vous feriez parvenir ce travail, ils seraient satisfaits, et l'équilibre rompu se rétablirait en peu de temps.

« Ne comptez pas cependant, messieurs les représentants, que nous consentions à nous armer pour les volontés des assemblées révolutionnaires. Nous sommes sujets de trois rois, le roi de Congo, maître-né de tous les noirs ; le roi de France, qui représente nos pères ; et le roi d'Espagne, qui représente nos mères. Ces trois rois sont les descendants de ceux qui, conduits par une étoile, ont été adorer l'Homme-Dieu. Si nous servions les assemblées, nous serions peut- être entraînés à faire la guerre contre nos frères, les sujets de ces trois rois, à qui nous avons promis fidélité.

« Et puis, nous ne savons ce qu'on entend par volonté de la nation, vu que depuis que le monde règne nous n'avons exécuté que celle d'un roi. Le prince de France nous aime, celui d'Espagne ne cesse de nous secourir. Nous les aidons, ils nous aident ; c'est la cause de l'humanité. Et d'ailleurs ces majestés viendraient à nous manquer, que nous aurions bien vite trôné un roi.

« Telles sont nos intentions, moyennant quoi nous consentirons à faire la paix.

« Signé JEAN-FRANCOIS, général ; BIASSOU, maréchal de camp ; DESPREZ, MANZEAU, TOUSSAINT, AUBERT, commissaires ad hoc [ Il paraîtrait que cette lettre, ridiculement caractéristique, fut en effet envoyée à l'assemblée. ]. »

- Tu vois, ajouta Biassou après la lecture de cette pièce de diplomatie nègre, dont le souvenir s'est fixé mot pour mot dans ma tête, tu vois que nous sommes pacifiques. Or, voici ce que je veux de toi. Ni Jean-François, ni moi, n'avons été élevés dans les écoles des blancs, où l'on apprend le beau langage. Nous savons nous battre, mais nous ne savons point écrire. Cependant nous ne voulons pas qu'il reste rien dans notre lettre à l'assemblée qui puisse exciter les burlerias orgueilleuses de nos anciens maîtres. Tu parais avoir appris cette science frivole qui nous manque. Corrige les fautes qui pourraient, dans notre dépêche, prêter à rire aux blancs. A ce prix, je t'accorde la vie.

Il y avait dans ce rôle de correcteur des fautes d'orthographe diplomatique de Biassou quelque chose qui répugnait trop à ma fierté pour que je balançasse un moment. Et d'ailleurs, que me faisait la vie ? Je refusai son offre.

Il parut surpris.

- Comment ! s'écria-t-il, tu aimes mieux mourir que de redresser quelques traits de plume sur un morceau de parchemin ?

- Oui, lui répondis-je.

Ma résolution semblait l'embarrasser. Il me dit après un instant de rêverie :

- Ecoute bien, jeune fou, je suis moins obstiné que toi. Je te donne jusqu'à demain soir pour te décider à m'obéir ; demain, au coucher du soleil, tu seras ramené devant moi. Pense alors à me satisfaire. Adieu, la nuit porte conseil. Songes-y bien, chez nous la mort n'est pas seulement la mort.

Le sens de ces dernières paroles, accompagnées d'un rire affreux, n'était pas équivoque ; et les tourments que Biassou avait coutume d'inventer pour ses victimes achevaient de l'expliquer.

- Candi, ramenez le prisonnier, poursuivit Biassou ; confiez-en la garde aux noirs du Morne-Rouge ; je veux qu'il vive encore un tour de soleil, et mes autres soldats n'auraient peut-être pas la patience d'attendre que les vingt-quatre heures fussent écoulées.

Le mulâtre Candi, qui était le chef de sa garde, me fit lier les bras derrière le dos. Un soldat prit l'extrémité de la corde, et nous sortîmes de la grotte.

XXXIX

Quand les événements extraordinaires, les angoisses et les catastrophes viennent fondre tout à coup au milieu d'une vie heureuse et délicieusement uniforme, ces émotions inattendues, ces coups du sort, interrompent brusquement le sommeil de l'âme, qui se reposait dans la monotonie de la prospérité. Cependant le malheur qui arrive de cette manière ne semble pas un réveil, mais seulement un songe. Pour celui qui a toujours été heureux, le désespoir commence par la stupeur. L'adversité imprévue ressemble à la torpille ; elle secoue, mais engourdit ; et l'effrayante lumière qu'elle jette soudainement devant nos yeux n'est point le jour. Les hommes, les choses, les faits, passent alors devant nous avec une physionomie en quelque sorte fantastique ; et se meuvent comme dans un rêve. Tout est changé dans l'horizon de notre vie, atmosphère et perspective ; mais il s'écoule un long temps avant que nos yeux aient perdu cette sorte d'image lumineuse du bonheur passé qui les suit, et, s'interposant sans cesse entre eux et le sombre présent, en change la couleur et donne je ne sais quoi de faux à la réalité. Alors tout ce qui est nous paraît impossible et absurde ; nous croyons à peine à notre propre existence, parce que, ne retrouvant rien autour de nous de ce qui composait notre être, nous ne comprenons pas comment tout cela aurait disparu sans nous entraîner, et pourquoi de notre vie il ne serait reste que nous. Si cette position violente de l'âme se prolonge, elle dérange l'équilibre de la pensée et devient folie, état peut-être heureux, dans lequel la vie n'est plus pour l'infortuné qu'une vision, dont il est lui-même le fantôme.

Source: InLibroVeritas

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