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Illustration: Bug-Jargal Chap17-23 - victor hugo

Bug-Jargal Chap17-23


Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2009-01-16

Lu par Christophe
Livre audio de 31min
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Feuilleton audio (58 Chapitres)

Chapitres 17,18,19,20,21,22 et 23
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XVII

Le jour commençait à poindre. J'étais sur la place d'armes, réveillant les miliciens couchés sur leurs manteaux, pêle- mêle avec les dragons jaunes et rouges, les fuyards de la plaine, les bestiaux bêlant et mugissant, et les bagages de tout genre apportés dans la ville par les planteurs des environs.

Je commençais à retrouver ma petite troupe dans ce désordre, quand je vis un dragon jaune, couvert de sueur et de poussière, accourir vers moi à toute bride. J'allais à sa rencontre, et, au peu de paroles entrecoupées qui lui échappèrent, j'appris avec consternation que mes craintes s'étaient réalisées ; que la révolte avait gagné les plaines de l'Acul, et que les noirs assiégeaient le fort Galifet, où s'étaient enfermés les milices et les colons. Il faut vous dire que ce fort Galifet était fort peu de chose ; on appelait fort à Saint-Domingue tout ouvrage en terre.

Il n'y avait donc pas un moment à perdre. Je fis prendre des chevaux à ceux de mes soldats pour qui je pus en trouver ; et, guidé par le dragon, j'arrivai sur les domaines de mon oncle vers dix heures du matin.

Je donnai à peine un regard à ces immenses plantations qui n'étaient plus qu'une mer de flammes, bondissant sur la plaine avec de grosses vagues de fumée, à travers lesquelles le vent emportait de temps en temps, comme des étincelles, de grands troncs d'arbres hérissés de feux. Un pétillement effrayant, mêlé de craquements et de murmures, semblait répondre aux hurlements lointains des noirs, que nous entendions déjà sans les voir encore. Moi, je n'avais qu'une pensée, et l'évanouissement de tant de richesses qui m'étaient réservées ne pouvait m'en distraire, c'était le salut de Marie. Marie sauvée, que m'importait le reste ! Je la savais renfermée dans le fort, et je ne demandais à Dieu que d'arriver à temps. Cette espérance seule me soutenait dans mes angoisses et me donnait un courage et des forces de lion.

Enfin un tournant de la route nous laissa voir le fort Galifet. Le drapeau tricolore flottait encore sur la plate-forme, et un feu bien nourri couronnait le contour de ses murs. Je poussai un cri de joie. - Au galop, piquez des deux ! lâchez les brides ! criai-je à mes camarades. Et, redoublant de vitesse, nous nous dirigeâmes vers le fort, au bas duquel on apercevait la maison de mon oncle, portes et fenêtres brisées, mais debout encore, et rouge des reflets de l'embrasement, qui ne l'avait pas atteinte, parce que le vent soufflait de la mer et qu'elle est isolée des plantations.

Une multitude de nègres, embusqués dans cette maison, se montraient à la fois à toutes les croisées et jusque sur le toit ; et les torches, les piques, les haches, brillaient au milieu de coups de fusil qu'ils ne cessaient de tirer contre le fort, tandis qu'une autre foule de leurs camarades montait, tombait, et remontait sans cesse autour des murs assiégés qu'ils avaient chargés d'échelles. Ce flot de noirs, toujours repoussé et toujours renaissant sur ces murailles grises, ressemblait de loin à un essaim de fourmis essayant de gravir l'écaille d'une grande tortue, et dont le lent animal se débarrassait par une secousse d'intervalle en intervalle.

Nous touchions enfin aux premières circonvallations du fort. Les regards fixés sur le drapeau qui le dominait, j'encourageai mes soldats au nom de leurs familles renfermées comme la mienne dans ces murs que nous allions secourir. Une acclamation générale me répondit, et, formant mon petit escadron en colonne, je me préparai à donner le signal de charger le troupeau assiégeant.

En ce moment un grand cri s'éleva de l'enceinte du fort, un tourbillon de fumée enveloppa l'édifice tout entier, roula quelque temps ses plis autour des murs, d'où s'échappait une rumeur pareille au bruit d'une fournaise, et, en s'éclaircissant, nous laissa voir le fort Galifet surmonté d'un drapeau rouge. - Tout était fini !

XVIII

Je ne vous dirai pas ce qui se passa en moi à cet horrible spectacle. Le fort pris, ses défenseurs égorgés, vingt familles massacrées, tout ce désastre général, je l'avouerai à ma honte, ne m'occupa pas un instant. Marie perdue pour moi ! perdue pour moi peu d'heures après celle qui me l'avait donnée pour jamais ! perdue pour moi par ma faute, puisque, si je ne l'avais pas quittée la nuit précédente pour courir au Cap sur l'ordre de mon oncle, j'aurais pu du moins la défendre ou mourir près d'elle et avec elle, ce qui n'eût, en quelque sorte, pas été la perdre ! Ces pensées de désolation égarèrent ma douleur jusqu'à la folie. Mon désespoir était du remords.

Cependant mes compagnons, exaspérés, avaient crié : vengeance ! nous nous étions précipités le sabre aux dents, les pistolets aux deux poings, au milieu des insurgés vainqueurs. Quoique bien supérieurs en nombre, les noirs fuyaient à notre approche, mais nous les voyions distinctement à droite et à gauche, devant et derrière nous, massacrant les blancs et se hâtant d'incendier le fort.

Notre fureur s'accroissait de leur lâcheté.

A une poterne du fort, Thadée, couvert de blessures, se présenta devant moi.

- Mon capitaine, me dit-il, votre Pierrot est un sorcier, un obi, comme disent ces damnés nègres, ou au moins un diable. Nous tenions bon ; vous arriviez, et tout était sauvé, quand il a pénétré dans le fort, je ne sais par où, et voyez ! - Quant à monsieur votre oncle, à sa famille, à madame...

- Marie ! interrompis- je, où est Marie ?

En ce moment un grand noir sortit de derrière une palissade enflammée, emportant une jeune femme qui criait et se débattait dans ses bras. La jeune femme était Marie ; le noir était Pierrot.

- Perfide ! lui criai- je.

Je dirigeai un pistolet vers lui ; un des esclaves révoltés se jeta au-devant de la balle, et tomba mort. Pierrot se retourna, et parut m'adresser quelques paroles ; puis il s'enfonça avec sa proie au milieu des touffes de cannes embrasées. Un instant après, un chien énorme passa à sa suite, tenant dans sa gueule un berceau, dans lequel était le dernier enfant de mon oncle. Je reconnus aussi le chien ; c'était Rask. Transporté de rage, je déchargeai sur lui mon second pistolet ; mais je le manquai.

Je me mis à courir comme un insensé sur sa trace ; mais ma double course nocturne, tant d'heures passées sans prendre de repos et de nourriture, mes craintes pour Marie, le passage subit du comble du bonheur au dernier terme du malheur, toutes ces violentes émotions de l'âme m'avaient épuisé plus encore que les fatigues du corps. Après quelques pas je chancelai ; un nuage se répandit sur mes yeux, et je tombai évanoui.

XIX

Quand je me réveillai, j'étais dans la maison dévastée de mon oncle et dans les bras de Thadée. Cet excellent Thadée fixait sur moi des yeux pleins d'anxiété.

- Victoire ! cria-t-il dès qu'il sentit mon pouls se ranimer sous sa main, victoire ! les nègres sont en déroute, et le capitaine est ressuscité !

J'interrompis son cri de joie par mon éternelle question :

- Où est Marie ?

Je n'avais point encore rallié mes idées ; il ne me restait que le sentiment et non le souvenir de mon malheur. Thadée baissa la tête. Alors toute ma mémoire me revint ; je me retraçai mon horrible nuit de noces, et le grand nègre emportant Marie dans ses bras à travers les flammes s'offrit à moi comme une infernale vision. L'affreuse lumière qui venait d'éclater dans la colonie, et de montrer à tous les blancs des ennemis dans leurs esclaves, me fit voir dans ce Pierrot, si bon, si généreux, si dévoué, qui me devait trois fois la vie, un ingrat, un monstre, un rival ! L'enlèvement de ma femme, la nuit même de notre union, me prouvait ce que j'avais d'abord soupçonné, et je reconnus enfin clairement que le chanteur du pavillon n'était autre que l'exécrable ravisseur de Marie. Pour si peu d'heures, que de changements ! Thadée me dit qu'il avait vainement poursuivi Pierrot et son chien ; que les nègres s'étaient retirés, quoique leur nombre eût pu facilement écraser ma faible troupe, et que l'incendie des propriétés de ma famille continuait sans qu'il fût possible de l'arrêter. Je lui demandai si l'on savait ce qu'était devenu mon oncle, dans la chambre duquel on m'avait apporté. Il me prit la main en silence, et, me conduisant vers l'alcôve, il en tira les rideaux.

Mon malheureux oncle était là, gisant sur son lit ensanglanté, un poignard profondément enfoncé dans le coeur. Au calme de sa figure, on voyait qu'il avait été frappé dans le sommeil. La couche du nain Habibrah, qui dormait habituellement à ses pieds, était aussi tachée de sang, et les mêmes souillures se faisaient remarquer sur la veste chamarrée du pauvre fou, jetée à terre à quelques pas du lit.

Je ne doutai pas que le bouffon ne fût mort victime de son attachement connu pour mon oncle, et n'eût été massacré par ses camarades, peut-être en défendant son maître. Je me reprochai amèrement ces préventions qui m'avaient fait porter de si faux jugements sur Habibrah et sur Pierrot ; je mêlai aux larmes que m'arracha la fin prématurée de mon oncle quelques regrets pour son fou. D'après mes ordres, on rechercha son corps, mais en vain. Je supposai que les nègres avaient emporté et jeté le nain dans les flammes ; et j'ordonnai que, dans le service funèbre de mon beau-père, des prières fussent dites pour le repos de l'âme du fidèle Habibrah.

XX

Le fort Galifet était détruit, nos habitations avaient disparu ; un plus long séjour sur ces ruines était inutile et impossible. Dès le soir même, nous retournâmes au Cap.

Là, une fièvre ardente me saisit. L'effort que j'avais fait sur moi-même pour dompter mon désespoir était trop violent. Le ressort, trop tendu, se brisa. Je tombai dans le délire. Toutes mes espérances trompées, mon amour profané, mon amitié trahie, mon avenir perdu, et par-dessus tout l'implacable jalousie, égarèrent ma raison. Il me semblait que des flammes ruisselaient dans mes veines ; ma tête se rompait ; j'avais des furies dans le coeur. Je me représentais Marie au pouvoir d'un autre amant, au pouvoir d'un maître, d'un esclave, de Pierrot ! On m'a dit qu'alors je m'élançais de mon lit, et qu'il fallait six hommes pour m'empêcher de me fracasser le crâne sur l'angle des murs.

Que ne suis-je mort alors ! Cette crise passa. Les médecins, les soins de Thadée, et je ne sais quelle force de la vie dans la jeunesse, vainquirent le mal, ce mal qui aurait pu être un si grand bien. Je guéris au bout de dix jours, et je ne m'en affligeai pas. Je fus content de pouvoir vivre encore quelque temps, pour la vengeance.

A peine convalescent, j'allai chez M. de Blanchelande demander du service. Il voulait me donner un poste à défendre ; je le conjurai de m'incorporer comme volontaire dans l'une des colonnes mobiles que l'on envoyait de temps en temps contre les noirs pour balayer le pays. On avait fortifié le Cap à la hâte. L'insurrection faisait des progrès effrayants. Les nègres de Port-au-Prince commençaient à s'agiter ; Biassou commandait ceux du Limbé, du Dondon et de l'Acul ; Jean-François s'était fait proclamer généralissime des révoltés de la plaine de Maribarou ; Boukmann, célèbre depuis par sa fin tragique, parcourait avec ses brigands les bords de la Limonade ; et enfin les bandes du Morne-Rouge avaient reconnu pour chef un nègre nommé Bug-Jargal.

Le caractère de ce dernier, si l'on en croyait les relations, contrastait d'une manière singulière avec la férocité des autres. Tandis que Boukmann et Biassou inventaient mille genres de mort pour les prisonniers qui tombaient entre leurs mains, Bug-Jargal s'empressait de leur fournir les moyens de quitter l'île. Les premiers contractaient des marchés avec les lanches espagnoles qui croisaient autour des côtes, et leur vendaient d'avance les dépouilles des malheureux qu'ils forçaient à fuir ; Bug-Jargal coula à fond plusieurs de ces corsaires. M. Colas de Maigné et huit autres colons distingués furent détachés par ses ordres de la roue où Boukmann les avait fait lier. On citait de lui mille autres traits de générosité qu'il serait trop long de vous rapporter.

Mon espoir de vengeance ne paraissait pas près de s'accomplir. Je n'entendais plus parler de Pierrot. Les rebelles commandés par Biassou continuaient d'inquiéter le Cap, ils avaient même une fois osé aborder le morne qui domine la ville, et le canon de la citadelle avait eu de la peine à les repousser. Le gouverneur résolut de les refouler dans l'intérieur de l'île. Les milices de l'Acul, du Limbé, d'Ouanaminte et de Maribarou, réunies au régiment du Cap et aux redoutables compagnies jaune et rouge, constituaient notre armée active. Les milices du Dondon et du Quartier- Dauphin, renforcées d'un corps de volontaires, sous les ordres du négociant Poncignon, formaient la garnison de la ville.

Le gouverneur voulut d'abord se délivrer de Bug-Jargal, dont la diversion l'alarmait. Il envoya contre lui les milices d'Ouanaminte et un bataillon du Cap. Ce corps rentra deux jours après complètement battu. Le gouverneur s'obstina à vouloir vaincre Bug-Jargal ; il fit repartir le même corps avec un renfort de cinquante dragons jaunes et de quatre cents miliciens de Maribarou. Cette seconde armée fut encore plus maltraitée que la première.

Thadée, qui était de cette expédition, en conçut un violent dépit, et me jura à son retour qu'il s'en vengerait sur Bug- Jargal.

Une larme roula dans les yeux de d'Auverney ; il croisa les bras sur sa poitrine, et parut quelques minutes plongé dans une rêverie douloureuse ; enfin il reprit.

XXI

- La nouvelle arriva que Bug-Jargal avait quitté le Morne-Rouge, et dirigeait sa troupe par les montagnes pour se joindre à Biassou. Le gouverneur sauta de joie : - Nous les tenons, dit-il en se frottant les mains. Le lendemain l'armée coloniale était à une lieue en avant du Cap, Les insurgés, à notre approche, abandonnèrent précipitamment Port- Margot et le fort Galifet, où ils avaient établi un poste défendu par de grosses pièces d'artillerie de siège, enlevées à des batteries de la côte ; toutes les bandes se replièrent vers les montagnes. Le gouverneur était triomphant. Nous poursuivîmes notre marche. Chacun de nous, en passant dans ces plaines arides et désolées, cherchait à saluer encore d'un triste regard le lieu où étaient ses champs, ses habitations, ses richesses ; souvent il n'en pouvait reconnaître la place.

Quelquefois notre marche était arrêtée par des embrasements qui des champs cultivés s'étaient communiqués aux forêts et aux savanes. Dans ces climats, où la terre est encore vierge, où la végétation est surabondante, l'incendie d'une forêt est accompagné de phénomènes singuliers. On l'entend de loin, souvent même avant de le voir, sourdre et bruire avec le fracas d'une cataracte diluviale. Les troncs d'arbres qui éclatent, les branches qui pétillent, les racines qui craquent dans le sol, les grandes herbes qui frémissent, le bouillonnement des lacs et des marais enfermés dans la forêt, le sifflement de la flamme qui dévore l'air, jettent une rumeur qui tantôt s'apaise, tantôt redouble avec les progrès de l'embrasement. Parfois on voit une verte lisière d'arbres encore intacts entourer longtemps le foyer flamboyant. Tout à coup une langue de feu débouche par l'une des extrémités de cette fraîche ceinture, un serpent de flamme bleuâtre court rapidement le long des tiges, et en un clin d'oeil le front de la forêt disparaît sous un voile d'or mouvant ; tout brûle à la fois. Alors un dais de fumée s'abaisse de temps à autre sous le souffle du vent, et enveloppe les flammes. Il se roule et se déroule, s'élève et s'affaisse, se dissipe et s'épaissit, devient tout à coup noir ; puis une sorte de frange de feu en découpe vivement tous les bords, un grand bruit se fait entendre, la frange s'efface, la fumée remonte, et verse en s'envolant un flot de cendre rouge, qui pleut longtemps sur la terre.

XXII

Le soir du troisième jour, nous entrâmes dans les gorges de la Grande-Rivière. On estimait que les noirs étaient à vingt lieues dans la montagne.

Nous assîmes notre camp sur un mornet qui paraissait leur avoir servi au même usage, à la manière dont il était dépouillé. Cette position n'était pas heureuse ; il est vrai que nous étions tranquilles. Le mornet était dominé de tous côtés par des rochers à pic, couverts d'épaisses forêts. L'aspérité de ces escarpements avait fait donner à ce lieu le nom de Dompte-Mulâtre. La Grande-Rivière coulait derrière le camp ; resserrée entre deux côtes, elle était dans cet endroit étroite et profonde. Ses bords, brusquement inclinés, se hérissaient de touffes de buissons impénétrables à la vue. Souvent même ses eaux étaient cachées par des guirlandes de lianes, qui, s'accrochant aux branches des érables à fleurs rouges semés parmi les buissons, mariaient leurs jets d'une rive à l'autre, et, se croisant de mille manières, formaient sur le fleuve de larges tentes de verdure, l'oeil qui les contemplait du haut des roches voisines croyait voir des prairies humides encore de rosée. Un bruit sourd, ou quelquefois une sarcelle sauvage, perçant tout à coup ce rideau fleuri, décelaient seuls le cours de la rivière.

Le soleil cessa bientôt de dorer la cime aiguë des monts lointains du Dondon ; peu à peu l'ombre s'étendit sur le camp, et le silence ne fut plus troublé que par les cris de la grue et les pas mesurés des sentinelles. Tout à coup les redoutables chants d'Oua-Nassé et du Camp du Grand Pré se firent entendre sur nos têtes ; les palmiers, les acomas et les cèdres qui couronnaient les rocs s'embrasèrent, et les clartés livides de l'incendie nous montrèrent sur les sommets voisins de nombreuses bandes de nègres et de mulâtres dont le teint cuivré paraissait rouge à la lueur des flammes. C'étaient ceux de Biassou.

Le danger était imminent. Les chefs s'éveillant en sursaut coururent rassembler leurs soldats ; le tambour battit la générale ; la trompette sonna l'alarme ; nos lignes se formèrent en tumulte, et les révoltés, au lieu de profiter du désordre où nous étions, immobiles, nous regardaient en chantant Oua-Nassé.

Un noir gigantesque parut seul sur le plus élevé des pics secondaires qui encaissent la Grande-Rivière ; une plume couleur de feu flottait sur son front ; une hache était dans sa main droite, un drapeau rouge dans sa main gauche ; je reconnus Pierrot ! Si une carabine se fût trouvée à ma portée, la rage m'aurait peut-être fait commettre une lâcheté. Le noir répéta le refrain d'Oua-Nassé, planta son drapeau sur le pic, lança sa hache au milieu de nous, et s'engloutit dans les flots du fleuve. Un regret s'éleva en moi, car je crus qu'il ne mourrait plus de ma main.

Alors les noirs commencèrent à rouler sur nos colonnes d'énormes quartiers de rochers ; une grêle de balles et de flèches tomba sur le mornet. Nos soldats, furieux de ne pouvoir atteindre les assaillants, expiraient en désespérés, écrasés par les rochers, criblés de balles ou percés de flèches. Une horrible confusion régnait dans l'armée. Soudain un bruit affreux parut sortir du milieu de la Grande-Rivière. Une scène extraordinaire s'y passait, les dragons jaunes, extrêmement maltraités par les masses que les rebelles poussaient du haut des montagnes, avaient conçu l'idée de se réfugier, pour y échapper, sous les voûtes flexibles de lianes dont le fleuve était couvert. Thadée avait le premier mis en avant ce moyen, d'ailleurs ingénieux...

Ici le narrateur fut soudainement interrompu.

XXIII

Il y avait plus d'un quart d'heure que le sergent Thadée, le bras droit en écharpe, s'était glissé, sans être vu de personne, dans un coin de la tente, où ses gestes avaient seuls exprimé la part qu'il prenait aux récits de son capitaine, jusqu'à ce moment où, ne croyant pas que le respect lui permit de laisser passer un éloge aussi direct sans en remercier d'Auverney, il se prit à balbutier d'un ton confus :

- Vous êtes bien bon, mon capitaine.

Un éclat de rire général s'éleva. D'Auverney se retourna, et lui cria d'un ton sévère :

- Comment : vous ici, Thadée ! et votre bras ?

A ce langage, si nouveau pour lui, les traits du vieux soldat se rembrunirent ; il chancela et leva la tête en arrière, comme pour arrêter les larmes qui roulaient dans ses yeux.

- Je ne croyais pas, dit-il enfin à voix basse, je n'aurais jamais cru que mon capitaine pût manquer à son vieux sergent jusqu'à lui dire vous.

Le capitaine se leva précipitamment.

- Pardonne, mon vieil ami, pardonne, je ne sais ce que j'ai dit ; tiens, Thad, me pardonnes-tu ?

Les larmes jaillirent des yeux du sergent, malgré lui,

- Voilà la troisième fois, balbutia-t-il ; mais celles-ci sont de joie.

La paix était faite, Un court silence s'ensuivit,

- Mais, dis-moi, Thad, demanda le capitaine doucement, pourquoi as-tu quitté l'ambulance pour venir ici ?

- C'est que, avec votre permission, j'étais venu pour vous demander, mon capitaine, s'il faudrait faire mettre demain la housse galonnée à votre cheval de bataille.

Henri se mit à rire.

- Vous auriez mieux fait, Thadée, de demander au chirurgien-major s'il faudrait mettre demain deux onces de charpie sur votre bras malade.

- Ou de vous informer, reprit Paschal, si vous pourriez boire un peu de vin pour vous rafraîchir ; en attendant, voici de l'eau-de-vie qui ne peut que vous faire du bien ; goûtez-en, mon brave sergent.

Thadée s'avança, fit un salut respectueux, s'excusa de prendre le verre de la main gauche, et le vida à la santé de la compagnie. Il s'anima.

- Vous en étiez, mon capitaine, au moment, au moment où... Eh bien oui, ce fut moi qui proposai d'entrer sous les lianes pour empêcher des chrétiens d'être tués par des pierres. Notre officier, qui, ne sachant pas nager, craignait de se noyer, et cela était bien naturel, s'y opposait de toutes ses forces, jusqu'à ce qu'il vit, avec votre permission, messieurs, un gros caillou, qui manqua de l'écraser, tomber sur la rivière, sans pouvoir s'y enfoncer, à cause des herbes. - Il vaut encore mieux, dit-il alors, mourir comme Pharaon d'Egypte que comme saint Etienne. Nous ne sommes pas des saints, et Pharaon était un militaire comme nous. - Mon officier, un savant comme vous voyez, voulut donc bien se rendre à mon avis, à condition que j'essaierais le premier de l'exécuter. Je vais. Je descends le long du bord, je saute sous le berceau en me tenant aux branches d'en haut, et, dites, mon capitaine, je me sens tirer par la jambe ; je me débats, je crie au secours, je reçois plusieurs coups de sabre ; et voilà tous les dragons, qui étaient des diables, qui se précipitent pêle-mêle sous les lianes (C'étaient les noirs du Morne-Rouge qui s'étaient cachés là sans qu'on s'en doutât, probablement pour nous tomber sur le dos, comme un sac trop chargé, le moment d'après.) - Cela n'aurait pas été un bon moment pour pêcher ! - On se battait, on jurait, on criait. Etant tout nus, ils étaient plus alertes que nous ; mais nos coups portaient mieux que les leurs. Nous nagions d'un bras, et nous battions de l'autre, comme cela se pratique toujours dans ce cas-là. - Ceux qui ne savaient pas nager, dites, mon capitaine, se suspendaient d'une main aux lianes et les noirs les tiraient par les pieds. Au milieu de la bagarre, je vis un grand nègre qui se défendait comme un Belzébuth contre huit ou dix de mes camarades ; je nageai là, et je reconnus Pierrot, autrement dit Bug... Mais cela ne doit se découvrir qu'après, n'est-ce pas, mon capitaine ? Je reconnus Pierrot. Depuis la prise du fort, nous étions brouillés ensemble ; je le saisis à la gorge ; il allait se délivrer de moi d'un coup de poignard, quand il me regarda, et se rendit au lieu de me tuer ; ce qui fut très malheureux, mon capitaine, car s'il ne s'était pas rendu...

- Mais cela se saura plus tard. - Sitôt que les nègres le virent pris, ils sautèrent sur nous pour le délivrer ; si bien que les milices allaient aussi entrer dans l'eau pour nous secourir, quand Pierrot, voyant sans doute que les nègres allaient tous être massacrés, dit quelques mots qui étaient un vrai grimoire, puisque cela les mit tous en fuite. Ils plongèrent, et disparurent en un clin d'oeil. - Cette bataille sous l'eau aurait eu quelque chose d'agréable, et m'aurait bien amusé, si je n'y avais pas perdu un doigt et mouillé dix cartouches, et si... pauvre homme ! mais cela était écrit, mon capitaine.

Et le sergent, après avoir respectueusement appuyé le revers de sa main gauche sur la grenade de son bonnet de police, l'éleva vers le ciel d'un air inspiré.

D'Auverney paraissait violemment agité.

- Oui, dit-il, oui, tu as raison, mon vieux Thadée, cette nuit-là fut une nuit fatale.

Il serait tombé dans une de ces profondes rêveries qui lui étaient habituelles, si l'assemblée ne l'eût vivement pressé de continuer. Il poursuivit.

Source: InLibroVeritas

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