general data protection regulation Ce site Web utilise des cookies
Pour assurer une meilleure expérience à ses utilisateurs, réaliser des statistiques de visites, offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux, proposer des publicités ciblées.


Version pour personnes mal-voyantes ou non-voyantes
application sur Googleplay
Menu
Vous pouvez nous soutenir là : 👉 https://fr.tipeee.com/audiocite - Merci ❤❤❤

Illustration: L'Homme qui voulut être roi - rudyard kipling

L'Homme qui voulut être roi

(Version Intégrale)

Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2010-10-02

Lu par Eric
Livre audio de 1h45min
Fichier mp3 de 89,3 Mo

5601 - Téléchargements - Dernier décompte le 28.03.24



Télécharger
(clic droit "enregistrer sous")
Lien Torrent
Peer to peer
Signaler
une erreur
Commentaires
 





L’HOMME QUI VOULUT ÊTRE ROI

Le commencement de tout, ce fut dans le train sur la route d’Ajmir à Mhow. Un déficit budgétaire, survenu à cette époque, nécessitait le voyage non pas en secondes, qui ne coûte que la moitié du prix des premières, mais en classe intermédiaire, ce qui est absolument odieux. Il n’y a pas de banquettes rembourrées en classe intermédiaire, et le public y est soit intermédiaire, c’est-à-dire Eurasien, soit indigène, ce qui finit par incommoder au bout d’un long trajet, soit de l’espèce vagabond, gens d’esprit quoique ivrognes. Les intermédiaires ne patronnent pas les buffets de chemin de fer. Ils portent leurs vivres dans des paquets ou des pots, achètent des sucreries au marchand de bonbons indigène et boivent l’eau le long des routes. C’est pourquoi, en été, on les extrait parfois défunts de leurs compartiments et qu’en toutes saisons on leur témoigne, à juste titre, un minimum de considération.
Mon compartiment, à moi, resta vide par hasard jusqu’à la gare de Nasirabad où un monsieur de considérable prestance et en bras de chemise y pénétra, et, selon la coutume des intermédiaires, se mit incontinent à l’aise. C’étajt un errant et un vagabond, comme moi-mêrne ; doué, par surplus, d’un goût cultivé pour le whiskey. Il racontait des choses vues ou accomplies en tels coins perdus de l’empire où il avait pénétré, des épisodes de vie risquée pour la subsistance de quelques jours. « Si l’Inde ne comptait que des gens comme vous et moi, qui ne savent pas plus que les corbeaux où ils prendront leur ration du lendemain, ce n’est pas soixante-dix millions de revenu que produirait le pays, mais sept cents millions », disait-il, et, à regarder sa bouche et ses mâchoires, je me sentais enclin à partager son avis. Nous parlâmes politique, — cette politique des gueux et de leur république qui voit l’envers des choses, le côté dont on n’a point poli les lattes ni le plâtras, et nous causâmes organisation postale, parce que mon ami voulait envoyer une dépêche de la prochaine station à Ajmir, où bifurque sur Mhow la ligne de Bombay, quand on vient de l’Est. Mon ami n’avait pas d’argent, sinon huit annas qu’il réservait pour son diner, et je n’avais, moi, pas d’argent du tout, en raison de l’accroc budgétaire mentionné plus haut. De plus, je m’enfonçais dans des solitudes, lesquelles, bien que je dusse y reprendre contact avec le Trésor, manquaient de bureau télégraphique. Je me trouvais en conséquence parfaitement incapable de lui venir en aide.

— On pourrait bousculer un chef de gare et lui faire expédier une dépêche à l’œil, dit mon ami, mais il s’ensuivrait des enquêtes sur vous et moi, et je suis vraiment trop occupé ces jours-ci. Vous disiez que vous reveniez par la même ligne prochainement ?

— Dans dix jours, répondis-je.

— Vous ne pourriez pas réduire à huit ? dit-il. Mon affaire est plutôt pressée.

— Je puis envoyer votre télégramme dans dix jours au plus tard, si cela peut vous rendre service, dis-je.

— Réflexions faites, j ‘aurais peur de manquer mon homme maintenant, si j’envoyais une dépêche. Voilà ce que c’est : il quitte Delhi le 23 pour Bombay. Cela veut dire qu’il passera à Ajmir dans la nuit du même jour.

— Mais je serai au fond du désert, expliquai-je.

— Parfaitement, dit-il. Vous changez à Marwar pour entrer dans le tetritoire de Jodhpore, c’est nécessaire, et lui passera à Marwar, avec la malle de Bombay, de bonne heure dans la matinée du 24. Pouvez-vous vous trouver à ce moment à la gare de Marwar ? Cela ne vous dérangera guère, je sais qu’il n’y a pas grand’-chose à faire dans ces États de l’Inde centrale — même en se faisant passer pour correspondant du Backwoodsman.

— Vous y êtes allé de ce truc-là ? demandai-je.

— Des masses de fois, mais on se fait pincer par les résidents et ramener à la frontière avant d’avoir eu le temps d’amorcer. Mais pour l’ami dont je vous parle, il faut absolument que je lui fasse connaître de vive voix ce que je suis devenu ou bien il ne saura pas où aller. Ça serait plus que gentil à vous, si vous pouviez quitter l’Inde centrale à temps pour l’attraper à Marwar et lui dire : « Il est allé Sud pour la semaine. » Il saura ce que ça signifie. C’est un fort bonhomme avec une barbe rouge, et distingué, je vous prie de croire. Vous le trouverez dormant comme un monsieur, tous ses bagages autour de lui, en secondes. Mais n’ayez pas peur. Baissez la glace et dites : « Il est allé Sud pour la semaine. » Il se grouillera. Cela ne raccourcit que de deux jours votre séjour Ià-bas. Je vous le demande comme à un étranger sur la route de l’Ouest, dit-il avec emphase.

— Et vous, d’où venez-vous ? dis-je.

— De l’Est, dit-il, et j’espère que vous lui ferez la commission sans faute, pour l’amour de ma mère comme de la votre.

L’Anglais ne s’émeut guère en général d’entendre invoquer la mémoire de sa mère, mais, pour certaines raisons qui apparaîtront dans la suite, je crus devoir m’engager.

— Il s’agit de choses sérieuses, dit-il, et c’est pour cela que je vous demande de le faire — et je sais maintenant que je peux y compter. Un compartiment de secondes en gare de Marwar, et un homme roux endormi sur la banquette. Vous vous rappellerez bien. Je descends à la prochaine station et il faut que je reste là jusqu’à ce qu’il vienne ou m’envoie ce qu’il faut.

— Je ferai la commission, si je le joins, dis-je, et, pour l’amour de votre mère comme de la mienne, je vous donnerai un petit conseil. N’essayez pas de faire les États de l’Inde centrale en ce moment-ci, à titre de correspondant du Backwoodsman. Il y en a un vrai qui se balade par là et cela pourrait mal tourner.

— Merci, dit-il avec simplicité, et quand le pourceau s’en va-t-il ? Je ne peux pas mourir de faim parce que cela lui plaît de me gâter mon travail. Je comptais empaumer le rajah de Degumber, à propos de la veuve de son père, et lui donner le trac.

— Qu’est-ce qu’il a donc fait à la veuve de son père ?

— Bourrée de poivre rouge, pendue à une poutre par un pied et fouettée à mort à coups de babouche. J’ai découvert le pot aux roses moi-même et je suis le seul qui oserait passer les frontières de Degumber pour aller faire le prix de ma discrétion. Ils essayeront de m’empoisonner, comme à Chortumna, quand j’allai butiner par l’a. Mais vous ferez ma commission à l’homme de la gare de Marwar ?

Il descendit en route à une petite station et je me mis à réfléchir.

J’avais ouï parler plus d’une fois de ces hommes qui, assumant le personnage de correspondants de journaux, saignent les petits États indigènes en les menaçant de scandale, mais je n’avais rencontré aucun membre de leur caste auparavant. Ils mènent une dure vie et meurent généralement de mort très subite. Les États indigènes professent une salutaire horreur pour les journaux anglais, toujours susceptibles de mettre en lumière leurs méthodes originales de gouvernement, et font de leur mieux pour gorger le journaliste de champagne ou lui tourner la tête à renfort de landaus à quatre chevaux. Ils ne comprennent pas que personne ne se soucie pas plus que d’une guigne de l’administration intérieure d’un État indigène, tant que l’oppression et la criminalité s’y maintiennent dans des bornes raisonnables et tant que le chef n’y reste pas sous l’influence de l’opium, de l’eau-de-vie ou de la maladie d’un bout de l’année à l’autre. Les États indigènes furent créés par la Providence, afin de pourvoir le monde de décors pittoresques, de tigres et de descriptions. Ce sont de sombres coins de la terre, pleins d’inimaginables cruautés, qui touchent d’un côté au chemin de fer et au télégraphe et, de l’autre, aux jours d’Haroun-al-Raschid. En débarquant du train, je m’acquittai de mes affaires avec divers potentats, et passai, en huit jours, par les phases de vie les plus variées. Tantôt en frac, j’allais de pair et compagnon avec princes et Résidents, buvant dans le cristal et servi dans l’argenterie. Tantôt, vautré sur le sol nu, trop heureux de dévorer la première nourriture venue, un Chapatti1 me servant d’assiette, je buvais l’eau des ruisseaux et partageais la couverture de mon domestique. Tout cela rentrait dans la besogne du jour.

Puis je mis le cap sur le Grand Désert Indien à la date convenue, comme je l’avais promis, et le train de nuit me déposa à la gare de Marwar, d’où un drôle de petit va-comme-je-te-pousse de chemin de fer, à personnel indigène, bifurque sur Jodhpore. Le train postal entre Deihi et Bombay fait une courte halte à Marwar. Il arriva comme j’entrais dans la gare et j’eus à peine le temps de courir au quai et de scruter les voitures. Il n’y en avait qu’une de secondes dans le train. Je baissai la glace et découvris une barbe d’un rouge flamboyant à demi cachée par une couverture de voyage. C’était mon homme. Il dormait à poings fermés et je l’ébranlai légèrement d’un petit coup dans les côtes. Il s’éveilla en grognant et je vis sa figure à la clarté des lampes. C’était une large figure, à peau qui luisait.

— Encore les billets ? dit-il.

— Non. Je suis chargé de vous dire qu’il est allé Sud pour la semaine. Il est allé Sud pour la semaine.

Le train partait. L’homme roux se frotta les yeux et répéta :

— Il est allé Sud pour la semaine ? Ça ressemble bien à son impudence. A-t-il dit que je vous donnerais quelque chose ? Parce que je n’en ferai rien.

— Il n’a rien dit, répondis-je en sautant du marchepied.

Les fanaux rouges s’enfonçaient dans la nuit. Il faisait un froid horrible, car le vent soufflait de la région des sables. Je grimpai dans mon propre train — pas en intermédiaire cette fois — et m’endormis.

Si l’homme barbu m’avait donné une roupie, je l’aurais gardée en souvenir d’une affaire assez curieuse. Mais la conscience du devoir accompli fut ma seule récompense.

Plus tard je réfléchis que deux compères de l’espèce de mes amis ne feraient rien de bon à jouer les faux journalistes, et pourraient s’attirer des difficultés sérieuses au cas où ils voudraient appâter un de ces petits pièges à rats d’États indigènes de l’Inde centrale ou du Rajpoutana. Je pris en conséquence la peine de donner leur signalement. aussi minutieux que le permettaient mes souvenirs, aux gens qui eussent pu avoir intérêt à les déporter, et je réussis, comme je l’appris plus tard, à les empêcher de franchir les frontières du Degumber.

Puis je redevins personne respectable et réintégrai mon bureau où ne se produisaient ni rois ni incidents, sauf la composition quotidienne d’un journal.

Un bureau de journal semble avoir le privilège d’attirer une inconcevable variété de personnes, au plus grand préjudice de la discipline. Des dames missionnaires arrivent et somment le directeur d’abandonner sur l’heure toutes ses obligations, afin de décrire une distribution de prix d’école chrétienne dans l’arrière-faubourg d’un village d’ailleurs parfaitement inaccessible ; des colonels, négligés sur le tableau d’avancement, s’installent et ébauchent les grandes lignes d’une série de dix, douze ou vingt-quatre articles de tête, à propos de l’ancienneté et du choix ; des missionnaires exigent de savoir pourquoi ils n’auraient pas le droit de changer pour une fois la nature de leurs plaintes et d’agonir un collègue spécialement placé sous le patronage directorial ; des troupes de comédiens à la côte envahissent les bureaux à l’effet d’expliquer qu’ils ne peuvent pas payer leur publicité, mais qu’à leur retour de Taïti ou de Nouvelle-Zélande ils s’en acquitteront avec usure ; des inventeurs de moteurs à pankahs patentés, de vis d’attelage pour wagons, de sabres ou d’arbres de couche incassables, font visite, des certificats plein les poches, et désireux de se voir fixer quelques heures d’entretien ; des compagnies pour la vente du thé entrent, s’assoient et élaborent leurs prospectus avec les plumes du bureau ; des secrétaires de comités dansants objurguent avec éclat le rédacteur mondain afin d’obtenir un plus ample compte rendu des gloires de leur dernier bal ; des dames inconnues font irruption dans un frou-frou de jupes et disent « Il me faut un cent de cartes de visite tout de suite, s’il vous plaît, » ce qui rentre manifestement dans les attributions d’un directeur ; et le moindre, le plus dissolu des ruffians qui jamais ait vagabondé le long de la grand’-route se fait un devoir de venir demander une place de correcteur d’épreuves. Et tout le temps le timbre du téléphone tinte frénétiquement, on tue des rois sur le continent, des empires se disent : « Vous en êtes un autre, » et mossieu Gladstone appelle le feu du ciel sur les colonies britanniques, tandis que les petits typos noirs geignent « kaa pi-chay-ha-yeh » (on demande de la copie), comme des abeilles lasses, et qu’aux trois quarts le journal est encore aussi blanc que l’écu de Modred.

Mais cela, c’est le moment amusant de l’année. Il y a six autres mois où personne ne vient jamais, où le thermomètre, pouce par pouce, grimpe en haut de l’échelle, où l’ombre maintenue dans le bureau permet à peine de lire, où les presses brûlent au toucher, et où personne n’écrit guère que des comptes rendus de fêtes dans les stations de montagne ou des notices nécrologiques. C’est alors que le téléphone se transforme en terreur tintinnabulante, toujours prêt à vous annoncer des morts subites d’hommes ou de femmes que vous connaissiez intimement. Le prickly heat2 vous recouvre comme d’un vêtement, et l’on s’assied pour écrire : « On annonce un léger accroissement dans la mortalité du district de Khuda Janta Khan. L’épidémie, de nature purement sporadique, grâce aux efforts énergiques des autorités locales, est maintenant à peu près vaincue. C’est cependant avec un profond regret que nous enregistrons la mort, etc., etc. »

Puis l’épidémie éclate pour de bon, et moins on enregistre ou moins on rédige à ce sujet, mieux vaut pour le repos des abonnés. Mais Empires et Rois continuent à se divertir avec autant d’égoïsme que devant, le chef typographe trouve qu’un journal quotidien ne devrait point en vérité paraître plus d’une fois toutes les vingt-quatre heures, et les gens des stations d’été interrompent leurs plaisirs pour dire : « Mon Dieu, qu’est-ce qui empêche ce journal d’être brillant ? Il se passe bien assez de choses par ici. »

Voilà le côté sombre de la situation, et, comme on dit aux annonces : s Il faut en goûter pour en juger.

Ce fut en cette saison — pire que jamais cette année-là — que le journal inaugura le système d’imprimer le dernier tirage de la semaine dans la nuit du samedi, c’est-à-dire le dimanche matin comme les journaux de Londres. Précieux avantage qui permettait, une fois la copie sous presse, au rédacteur éreinté de commencer dans la fraîcheur du matin un somme avant que la chaleur le réveillât. L’aube fait baisser le thermomètre de 54° à 42° — et l’on n’imagine pas comme il fait froid à 42° à l’ombre quand on n’a jamais prié pour cette température-là.

Un samedi soir, il me revint l’aimable obligation d’achever le journal tout seul. Un roi, un courtisan, une courtisane ou une communauté allaient mourir, ou obtenir une nouvelle constitution, ou faire quelque chose d’important pour l’autre côté du monde, et le journal devait attendre l’imprimatur jusqu’à la dernière minute possible, afin d’attraper le télégramme. C’était une nuit d’encre, étouffante, une vraie nuit de juin, et le loo, le vent torride qui souffle de l’ouest, bramait dans l’amadou des branches en faisant semblant d’avoir une pluie sur les talons. Par intervalles, une goutte d’eau presque bouillante tachait la poussière avec un flop de grenouille aplatie ; mais, dans sa lassitude, notre univers savait bien que ce n’était que feinte. Il faisait une idée moins chaud dans l’atelier que dans le bureau, de sorte que je m’assis là parmi le cliquetis des machines, les huées des oiseaux de nuit aux fenêtres, les typos, à demi nus, qui épongeaient la sueur de leurs fronts et demandaient à boire. La chose qui nous faisait veiller, quelle qu’elle pût être, refusait d’arriver, quoique le loo fût tombé, le dernier caractère en place, et que toute la terre ronde demeurât en suspens dans la chaleur suffocante, un doigt sur les lèvres, attendant l’événement. Je m’assoupis, tout en me demandant si l’invention du télégraphe constituait en somme un bien et si ce moribond ou ce peuple en révolte avait conscience du dérangement produit par son retard. Sauf la chaleur et la préoccupation, nulle raison particulière d’énervement, et pourtant, comme les aiguilles de la pendule rampaient jusqu’à trois heures et que les machines essayaient deux ou trois tours de volant avant le mot prononcé qui les lâcherait dans leur carrière, j’aurais pu crier tout haut de fatigue.

Soudain, le grondement et la crécelle des machines déchirèrent le silence en minuscules lambeaux. Je me levais pour sortir quand deux hommes vêtus de blanc s’arrêtèrent devant moi. Le premier dit « C’est lui ! » Le second dit « Ma foi, oui ! » Et ils rirent tous deux à couvrir le bruit des presses et en s’épongeant le front.

— Nous avons vu une lumière de l’autre côté de la route, car nous dormions dans le fossé là-bas, pour avoir frais, et j’ai dit à mon copain que voilà : « Allons parler à celui qui nous a fait mettre hors de l’Etat de Degumber, » dit le plus petit des deux.

C’était l’homme que j’avais rencontré dans le train de Mhow, et son camarade, l’homme à poil roux de la gare de Marwar. Il n’y avait pas à se tromper aux sourcils de l’un ni à la barbe de l’autre.

Je n’étais pas content, car j’avais plus envie de dormir que de me chamailler avec des vagabonds.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demandai-je.

— Causer une demi-heure, au frais et à l’aise, dans le bureau, dit l’homme à barbe rouge. Nous ne refuserions pas à boire — le contrat n’a pas force encore, Peachey, ce n’est pas la peine de faire une tête — mais ce qu’il nous faut pour de bon c’est des conseils. Nous n’avons pas besoin d’argent. C’est comme une faveur que nous demandons, rapport au sale tour que vous nous avez joué à propos du Degumber.

Je montrai le chemin qui passait de l’imprimerie au bureau suffocant, où des cartes pendaient aux murs. L’homme roux se frotta les mains.

— Il y a du bon, dit-il. Nous avons frappé à la bonne porte. Maintenant, Monsieur, permettez-moi de vous présenter le frère? Peachey Carnehan, ça, c’est lui, et le frère? Daniel Dravot, ça, c’est moi ; quant à nos professions, moins nous en parlerons mieux ça vaudra ; nous avons fait tous les métiers dans notre temps. Soldats, marins, typos, photographes, correcteurs d’épreuves, prêcheurs en plein vent et correspondants du Backwoodsman les fois où le journal en avait besoin. Carnehan est à jeun, moi aussi. Regardez-nous bien d’abord pour être sûr. Ça vous évitera de me couper. Nous allons prendre chacun un cigare et vous tiendrez l’allumette.

Je tentai l’épreuve. Les deux hommes n’avaient pas bu et je leur fis servir deux pegs3 tiédissants.

— À la bonne heure, dit Carnehan, l’homme aux sourcils, en séchant sa moustache. Laisse-moi parler maintenant, Dan. Nous avons fait à peu près toute l’Inde, le plus souvent à pied. Nous avons été ajusteurs de chaudières, conducteurs de locomotives, petits entrepreneurs et le reste, et maintenant nous avons décidé que l’Inde n’est pas assez grande pour les gens de notre acabit.

Ils étaient certainement trop grands pour le bureau. La barbe de Dravot semblait emplir la moitié de la pièce, et les épaules de Carnehan l’autre moitié, assis qu’ils se tenaient tous deux sur la grande table. Carnehan continua :

— Le pays ne donne pas la moitié de ce qu’il devrait parce que le gouvernement ne veut pas qu’on y touche. Ils passent tout leur sacré temps à gouverner et on ne peut pas soulever une bêche, faire sauter un éclat de pierre ou forer pour de l’huile sans que le gouvernement crie « À bas les pattes et laissez-nous gouverner. » C’est pourquoi, tel quel, nous allons le laisser en paix et partir pour quelque autre pays où l’on puisse jouer des coudes et faire son chemin. Nous ne sommes pas de petits hommes et nous n’avons peur de rien, que de la boisson, et nous avons signé un contrat sur ce point. Donc, nous nous en allons être rois.

— Rois de plein droit, murmura Dravot.

— Oui, c’est entendu, dis-je. Vous avez traîné vos guêtres au soleil, la nuit est plutôt chaude, et vous feriez peut-être mieux d’aller dormir sur votre idée. Venez demain.

— Ni coup de soleil, ni verre de trop, dit Dravot. Voilà un an que nous dormons sur notre idée ; nous avons besoin de voir des livres et des atlas, et nous avons conclu qu’il n’y a plus qu’un pays au monde où deux hommes à poigne puissent faire leur petit Sarawak4. Cela s’appelle le Kafiristan. À mon idée c’est dans le coin de l’Afghanistan, en haut et à droite, à moins de trois cents milles de Peshawer. Ils ont trente-deux idoles, les païens de là-bas, nous ferons trente-trois. C’est un pays montagneux et les femmes, de ces côtés, sont très belles.

— Mais ça, c’est défendu dans le contrat, dit Carnehan. Ni femmes, ni boisson, Daniel.

— C’est tout ce que nous savons, excepté que personne n’y est allé et qu’on s’y bat. Or, partout où l’on se bat, un homme qui sait dresser des hommes peut toujours être roi. Nous irons dans ce pays, et, au premier roi que nous trouverons, nous dirons : « Voulez-vous battre vos ennemis ? » et nous lui montrerons à instruire des recrues, car c’est ce que nous savons faire le mieux. Puis nous renverserons ce roi, nous saisirons le royaume et nous fonderons une dynastie.

— Vous vous ferez tailler en pièces à cinquante milles passé la frontière, dis-je. Il vous faut traverser l’Afghanistan pour arriver dans ce pays-là. Ce n’est qu’un fouillis de montagnes, de pics et de glaciers que jamais Anglais n’a franchis. Les habitants sont de parfaites brutes, et, en admettant que vous arriviez à eux, il n’y aurait rien à faire.

— J’aime mieux ça, dit Carnehan. Si vous nous trouviez encore plus fous, ça nous ferait encore plus de plaisir. Nous sommes venus à vous pour nous renseigner sur ce pays, pour lire des livres qui en parlent et consulter vos cartes. Nous avons envie de nous faire traiter de fous et de voir vos livres.

Il se tourna vers la bibliothèque.

— Parlez-vous sérieusement, pour de bon ? dis-je.

— Un peu, dit Dravot, avec onction. Nous voulons votre plus grande carte, mème s’il y a un blanc à la place du Kafiristan, et tous les livres que vous pouvez avoir. On sait lire, quoiqu’on n’ait pas reçu beaucoup d’éducation.

Je dépliai la grande carte de l’Inde à l’échelle de trente-deux milles au pouce, deux cartes de frontières plus petites, descendis péniblement le tome INF–KAN de l’Encyclopædia Britannica, et mes hommes se mirent à les consulter.

— Attention, dit Dravot, un doigt sur la carte. Jusqu’à Jagdallak, Peachey et moi nous connaissons la route. Nous sommes allés là avec l’armée de Roberts. À Jagdallak il faudra prendre à droite à travers le territoire de Laghmann. Puis nous entrons dans les montagnes. Quatorze mille, quinze mille pieds, il fera frais là-haut. Mais ça ne paraît pas très loin sur la carte.

Je lui passai les Sources de l’Oxus, par Wood. Carnehan était plongé dans l’Encyclopædia.

— Ils sont un tas, dit Dravot d’un air méditatif, et ça ne nous avancera guère de savoir les noms de leurs tribus. Plus il y aura de tribus et plus de batailles, tant mieux pour nous. De Jagdallak à Ashang. H’mm !

— Mais tous les renseignements sur la région sont aussi superficiels et aussi vagues que possible, protestai-je. Voici la collection de United Services Institute. Lisez ce que dit Bellew.

— Zut pour Bellew ! dit Carnehan. Dan, c’est un sacré tas de païens, mais ce livre-ci dit qu’ils sont apparentés à nous autres Anglais.

Je continuai à fumer, tandis que les deux hommes s’ensevelissaient dans Raverty, Wood, les cartes et l’Encyclopædia.

— Ce n’est pas la peine de nous attendre, dit Dravot poliment.

— Il est quatre heures à peu près, maintenant. Nous partirons avant six heures si vous voulez dormir et nous ne volerons pas de papiers. Ne veillez pas sur nous. Nous sommes deux toqués pas dangereux, et si vous passez par le Serai demain soir, nous vous dirons adieu.

— Certainement vous êtes fous tous les deux, répondis-je. On vous fera rebrousser à la frontière ou on vous coupera le cou à l’instant où vous mettrez le pied en Afghanistan. Avez-vous besoin d’argent ou d’une recommandation pour les provinces du Sud ? Je peux vous mettre à même de trouver de l’ouvrage la semaine prochaine.

— La semaine prochaine nous travaillerons nous-mêmes et d’attaque, merci bien, dit Dravot. Ce n’est pas si facile d’être roi que ça en a l’air. Quand nous aurons notre royaume et que tout fonctionnera, nous vous le ferons dire et vous viendrez nous aider à le gouverner.

— C’est-il deux toqués qui feraient un contrat comme ceci, dit Carnehan avec une nuance de discret orgueil, en me montrant une demi-feuiile de papier à lettre graisseux, où on lisait ce qui suit. J’en pris copie sur-le-champ, à titre de curiosité :

Le présent contrat ayant force entre toi et moi, prenant à témoin le nom de Dieu. Amen, etc., etc.
——(Un). Que moi et toi déciderons cette affaire ensemble, à savoir d’être rois de Kafiristan.
——(Deux). Que toi et moi ne devrons point, pendant que nous déciderons cette affaire, regarder aucune boisson, ni aucune femme noire, blanche ou brune, de manière à ne pas nous embrouiller à cause de l’une ou de l’autre ni que mal s’ensuive.
—— (Trois). Que nous devrons nous conduire avec prudence et dignité, et que si l’un se trouve dans l’embarras l’autre reste avec lui.
——Signé par toi et moi ce jour.
———————————————Peachey Taliaferro Carnehan,
——————————————————————Daniel Dravot,
————————————Gentlemen tous deux sans profession.

Il n’y avait pas nécessité pour le dernier article, dit Carnehan, en rougissant avec modestie ; mais ça vous a l’œil plus correct. Vous savez ce que c’est que des loupeurs — c’est ce que nous sommes encore, Dan, avant d’être sortis de l’Inde — eh bien ! croyez-vous que nous aurions signé un contrat comme cela si nous n’avions pas pris la chose au sérieux ? Nous nous sommes privés des deux choses qui valent la peine de vivre.

— Vous aurez vite fait votre deuil de vivre si vous persistez à tenter cette aventure idiote. Ne mettez pas ie feu au bureau, dis-je, et partez avant neuf heures.

Je les quittai, toujours absorbés dans la lecture des cartes et qui prenaient des notes au dos du « Contrat. »

— Manquez pas de venir au Serai demain, firent-ils, comme je partais.

Le Serai de Kumharsen est le grand égout humain, à quatre murs en carré, où viennent prendre ou laisser leurs charges les files de chameaux et de chevaux qui arrivent du Nord. On y trouve toutes les nationalités de l’Asie centrale et la plupart des gens de l’Inde propre. Balkh et Bokhara rencontrent là Bengale et Bombay, et tâchent réciproquement de s’y tirer les canines. On peut y acheter des poneys, des turquoises, des chats persans, des moutons à queue charnue ou du musc, dans ce Serai de Kumharsen ; on y attrape même plus d’une chose bizarre gratis. Dans l’après-midi, je descendis de ce côté afin de constater si mes amis tiendraient parole ou si je les trouverais vautrés et ivres-morts.

Un mullah vêtu de bouts de rubans et de loques s’avança vers moi d’un pas délibéré. Il agitait gravement un moulinet d’enfant en papier. Son serviteur, derrière lui, pliait sous le poids d’une botte remplie de jouets de terre. L’un et l’autre s’occupaient de charger deux chameaux, et les hôtes du Serai les regardaient faire en se tordant de rire.

— Le mullah est fou, me dit un marchand de chevaux. Il va à Kahoul vendre des jouets à l’Amir. Il se fera élever aux honneurs ou couper la tête. Il est arrivé ici ce matin et, depuis lors, n’a pas cessé d’agir comme un fou.

— Les simples sont sous la protection de Dieu, bégaya en mauvais hindi un Uzbeg aux joues plates. Ils prédisent les choses de l’avenir.

— Il aurait bien dû me prédire que ma kafila se ferait hacher par les Shinwaris, presque à l’ombre de la Passe, grogna un homme de Eusufzai, agent d’une maison de commerce du Rajpoutana, dont les marchandises étaient tombées, par grande félonie, entre les mains d’autres voleurs, à courte distance de la frontière, et que ses infortunes rendaient le plastron du bazar. Ohé, mullah, d’où viens-tu et où vas-tu maintenant ?

— De Roum5 suis-je venu, cria le mullah en agitant son moulin en papier, de Roum, poussé par le souffle de cent mille diables, depuis l’autre côté de la mer ! Oh ! voleurs, brigands, menteurs, la bénédiction de Pir Khan sur les porcs, les chiens et les parjures. Qui veut emmener le Protégé de Dieu vers le Nord afin de vendre à l’Amir des charmes qui ne vieillissent point ? Leurs chameaux ne souffriront pas, leurs fils ne tomberont pas malades, leurs femmes demeureront fidèles pendant leur absence à ceux qui me donneront place dans leur kafila. Qui m’aidera à chausser le roi des Roos6 d’une pantoufle d’or à talon d’argent ? La protection de Pir Khan repose sur ses labeurs !

Il rejeta en arrière les pans de son caban et pirouetta parmi les rangs de chevaux entravés.

— Il part une kafila de Peshawer pour Kaboul dans vingt jours, Huzrut, dit le marchand de Eusufzai. Mes chameaux l’accompagnent. Viens donc avec nous et nous porte bonheur.

— Je partirai tout de suite, cria le mullah, je partirai sur mes chameaux ailés, et serai à Peshawer en un jour ! Ho ! Hazar Mir Khan, hurla-t-il à son domestique, fais sortir les chameaux, mais que je monte sur le mien d’abord.

Il sauta sur le dos de la bête agenouillée et s’écria en se tournant vers moi :

— Viens aussi, Sahib, suis-nous un peu sur la route, et je te donnerai un charme — une amulette, qui te fera roi de Kafiristan.

À ce moment la lumière se fit dans mon esprit. Je suivis les deux chameaux à la sortie du Serai jusqu’à la grand’route où le mullah fit halte.

— Qu’en pensez-vous ? dit-il en anglais. Carnehan ne sait pas leur patois, c’est pourquoi j’en ai fait mon domestique. C’est un domestique à la hauteur. Je n’ai pas battu le pays pendant quatorze ans pour rien. C’était bien fait, hein, ce bout de causette tout à l’heure ? Nous nous collerons à une kafila, entre Peshawer et Jagdallak, et de là nous verrons à échanger nos chameaux pour des bourricots et à faire notre brèche en Kafiristan. Des petits moulins pour l’Amir… Ah ! vingt dieux ! Passez votre main sous les sacs et dites-moi ce que vous sentez.

Je tâtai la crosse d’un Martini, d’un autre, puis d’un autre encore.

— Il y en a vingt, dit Dravot avec placidité. Vingt et des munitions en conséquence sous les petits moulins et les poupées en terre.

— Le ciel vous aide, si on vous découvre avec ces joujoux-là ! dis-je. Un Martini, chez les Pathans, cela vaut son pesant d’argent.

— Quinze cents roupies de capital — tout ce qu’on a pu mendier, taper ou voler placées là sur ces deux chameaux, dit Dravot. Nous ne nous ferons pas pincer. Nous passons le Khyber avec une vraie kafila. Qui toucherait un pauvre fou de mullah ?

— Avez-vous tout ce qu’il vous faut ? demandai-je, vaincu par la surprise.

— Pas encore, mais ça viendra bientôt. Donnez-nous un souvenir de votre obligeance, frère. vous m’avez rendu service hier et l’autre fois aussi à Marwar. La moitié de mon royaume sera pour vous, comme dit la chanson.

Je détachai une petite boussole-fétiche de ma chaîne de montre et la tendis au mullah. Adieu, dit Dravot en me tendant la main avec circonspection. Cest notre dernière poignée de main à un Anglais pour bien des jours. Serre-lui la main, Carnehan ! cria-t-il, comme le second chameau me dépassait.

Carnehan se pencha et me serra la main. Puis les chameaux s’effacèrent dans la poussière de la route, et je restai tout seul, à m’émerveiller. Mon œil n’aurait pu discerner le moindre accroc dans les déguisements. La scène du Serai attestait leur perfection pour le jugement indigène. Une chance donc se présentait pour Carnehan et Dravot de cheminer à travers l’Afghanistan sans se trahir. Mais au delà ils trouveraient la mort, une mort affreuse et sûre.

Dix jours plus tard, un indigène de mes amis, qui me mandait les nouvelles les plus récentes de Peshawer, terminait sa lettre en ces termes : « On a beaucoup ri par ici à cause d’un certain mullah qui est fou et s’en va, assure-t-il, vendre des colifichets et des babioles, quil appelle des charmes puissants, à S. M. l’amir de Bokhara. Il a traversé Peshawer et s’est joint à la seconde kafila d’été qui va à Kaboul. Les marchands sont contents, ils s’imaginent, par superstition, que des fous de la sorte portent bonne chance. »

Les deux avaient donc passé la frontière. J’aurais prié pour eux, mais, cette nuit-là, un vrai roi mourut en Europe, qui réclama un article nécrologique.

La roue du temps ramène toujours à nouveau les mêmes phases. L’été passa, l’hiver après lui, pour revenir et repasser encore. Le journal quotidien continuait, moi de même, et, dans le courant du troisième été, advinrent une nuit chaude, une édition tardive et une attente énervée à propos de quelque chose qu’on devait télégraphier de l’autre côté du monde, le tout exactement comme il était arrivé auparavant. Quelques grands hommes étaient morts au cours des deux années qui venaient de s’écouler, les écrous des machines jouaient avec plus de bruit, et quelques arbres, dans le jardin, avaient deux pieds de plus. C’était toute la différence.

Je passai dans l’atelier ; la même scène se reproduisit que j’ai déjà décrite. La tension nerveuse se faisait sentir plus intense que deux ans auparavant, et la chaleur me pesait davantage. À trois heures, je commandai : « Imprimez ! » et je m’en allais, quand se traîna vers ma chaise ce qu’il restait d’un homme. Il était courbé en cercle, la tête sombrée dans les épaules, et il passait ses pieds l’un par-dessus l’autre, comme un ours. Je distinguais à peine s’il marchait ou s’il rampait — ce stropiat loqueteux et geignant qui m’appelait par mon nom, en pleurant qu’il était de retour.

— Pouvez-vous me donner à boire ? pleurnichait-il. Pour l’amour de Dieu, donnez-moi à boire !

Je retournai au bureau, précédant l’homme et ses gémissements de douleur. Je levai la lampe.

— Vous ne me reconnaissez pas ? souffla-t-il en se laissant tomber sur une chaise, et il tourna son visage ravagé surmonté d’une toison grise vers la lumière.

Je le fixai avec persistance. Une fois auparavant j’avais vu ces sourcils qui se joignaient à la racine du nez en bande noire d’un pouce de largeur, mais du diable si j’aurais pu dire où.

— Je ne vous connais pas, dis-je en lui passant le whiskey. Que puis-je faire pour vous ?

Il avala une gorgée d’alcool pur et frissonna malgré rétouffante chaleur.

— Je suis revenu, répétait-il, et j’ai été roi de Kafiristan, moi et Dravot, rois couronnés tous deux ! C’est dans ce bureau que nous avions tout décidé. Vous étiez assis là, vous nous avez donné des livres. Je suis Peachey — Peachey Taliaferro Carnehan, et vous êtes resté ici tout le temps depuis… Bon Dieu !

J’étais plus que médiocrement surpris, et m’exprmai en conséquence.

— C’est vrai, dit Carnehan avec un ricanement sec, tout en berçant ses pieds empaquetés de chiffons. Vrai comme l’Evangile. Nous étions rois — avec des couronnes sur la tête — moi et Dravot, pauvre Dan ! Oh ! pauvre Dan qui ne voulait jamais écouter, même les prières !

— Prenez du whiskey, dis-je, et prenez votre temps. Dites-moi tout ce que vous pouvez vous rappeler depuis le commencement jusqu’à la fin. Vous avez passé la frontière sur vos chameaux, Dravot habillé en mullah fou et vous comme son domestique. Vous rappelez-vous cela ?

— Je ne suis pas fou pas encore, mais ça m’arrivera bientôt. Bien sûr que je me souviens. Continuez à me regarder, sans quoi j’ai peur que mes mots s’en aillent par morceaux, continuez à me regarder dans les yeux et ne dites pas un mot.

Je me penchai en avant et le fixai en plein visage aussi ferme que je pus. Il laissa tomber sa main sur la table et je la saisis par le poignet. Elle était tordue comme une serre d’oiseau, et, sur le dos, on voyait une cicatrice aux contours déchiquetés, toute rouge et en forme d’as de carreau.

— Non, ne regardez pas là. Regardez-moi, dit Carnehan. Ça, c’est après, mais pour l’amour de Dieu ne me troublez pas. Nous sommes partis avec cette caravane, moi et Dravot, faisant toutes sortes de farces pour amuser les gens que nous accompagnions. Dravot nous faisait rire, les soirs, à l’heure où tout le monde cuisait son dîner — cuisait son dîner, et… qu’est-ce qu’ils faisaient donc après ? Ils allumaient des petits feux, et les étincelles volaient dans la barbe de Dravot, et on riait tous, à se faire mourir. Des petits charbons rouges, ça faisait, qui volaient dans la grosse barbe rouge de Dravot — si drôles !

Ses yeux quittèrent les miens. Il souriait d’un air simple.

— Vous êtes allés jusqu’à Jagdallak avec cette caravane, dis-je à tout hasard, après avoir allumé ces feux. À Jagdallak vous a-t-on détournés de pénétrer en Kafiristan ?

— Non, ni l’un ni l’autre. Qu’est-ce que vous racontez ? Nous avons bifurqué avant Jagdallak, en entendant dire que les routes étaient bonnes. Pas assez bonnes pour nos deux chameaux — le mien et celui de Dravot. En quittant la caravane, Dravot ôta tous ses habits et les miens aussi, et dit qu’il fallait faire les païens parce que les Kafirs ne permettent pas aux mahométans de leur adresser la parole. Alors on se déguisa, moitié l’un, moitié l’autre, et une tête comme celle de Daniel Dravot, jamais je n’en ai vu de pareille ni n’en reverrai jamais. Il brûla sa barbe à moitié, se pendit une peau de mouton sur l’épaule et se rasa la tête en petits dessins. Il me rasa la mienne aussi et me fit mettre des frusques de chienlit pour me donner l’air d’un païen. Tout ça se passait dans un pays excessivement montagneux, et nos chameaux ne pouvaient plus avancer à cause des montagnes. C’est des montagnes très hautes et toutes noires, et, au retour, je les voyais se battre, comme des chèvres sauvages — il y a des tas de chèvres en Kafiristan. Et ces montagnes, elles ne se tiennent jamais tranquilles, tout comme des chèvres. Toujours à se battre et à vous empêcher de dormir la nuit…

— Prenez d’autre whiskey, dis-je très lentement. Qu’avez-vous fait, Daniel Dravot et vous, lorsque les chameaux ne purent plus avancer à cause des mauvaises routes qui menaient en Kafiristan ?

— Ce que nous avons fait ? Qui ça ? Il y avait un individu nommé Peachey Taliaferro Carnehan, avec Dravot. Faut-il vous parler de lui ? Il est mort là-bas, dans la neige. Vlan ! du haut du pont tomba ce vieux Peachey, et il tournait et se tortillait en l’air comme un moulin à un penny pour vendre à l’amir. Non, ça coûtait un penny et demi les trois, ces moulins, ou je me trompe et j’ai bien du chagrin. Et alors les chameaux plus bons à rien, et Peachey dit à Dravot : « Pour l’amour de Dieu, tirons-nous d’ici avant qu’on nous coupe la tète ! » Et là-dessus ils tuèrent les chameaux dans la montagne, car ils n’avaient rien que je sache à manger, mais d’abord ils enlevèrent les caisses de fusils et de cartouches. Puis voilà deux hommes qui s’amènent, conduisant quatre mules. Dravot saute debout et se met à danser devant eux en chantant « Vends-moi tes quatre mules. » Le premier homme dit : « Si tu es assez riche pour payer, tu es assez riche pour voler ! » mais, avant qu’il porte seulement la main à son couteau, Dravot lui casse le cou en travers de son genou, et l’autre se sauve. De sorte que Carnehan charge les mules avec les fusils qu’on avait descendus des chameaux, et tous deux nous piquons de l’avant dans ces pays du froid de chien, où il n’y a jamais de route plus large que le dos de la main.

Il s’arrêta un moment, tandis que je lui demandais s’il se rappelait la nature du pays par lequel il avait cheminé.

— Je vous dis tout, aussi droit que je peux, mais la tête n’est pas aussi bonne que tout ça. Ils ont enfoncé des clous dedans pour que j’entende mieux comment Dravot mourut. Le pays était montagneux, les mules rétives et les habitants dispersés et solitaires. On allait montant, descendant, et l’autre individu, Carnehan, suppliait Dravot de ne pas chanter ni siffler si fort, crainte de détacher les terribles avalanches. Mais Dravot disait que si un roi ne pouvait pas chanter, ça ne valait pas la peine d’être roi, et ne fit attention à rien pendant dix jours de glace. Nous arrivâmes à une grande vallée unie, au milieu des montagnes, et les mules étaient à moitié mortes et on les tua, n’ayant rien que je sache à leur donner, ni à manger nous-mêmes. Puis nous nous assîmes sur les caisses et nous jouions à pair et impair avec les cartouches qui avaient roulé à terre.

Tout à coup, dix hommes, avec des arcs et des flèches, descendent la vallée en courant et en faisant la chasse à vingt hommes, armés de même, et le potin était énorme. Ils étaient blonds, plus blonds que vous et moi — les cheveux jaunes, et très bien bâtis. Dravot dit en déballant les fusils : « Voilà le commencement de la besogne. Nous prenons parti pour les dix. » Là-dessus il tire deux coups sur les vingt hommes et en dégringole un à deux cents mètres du haut du rocher où il se tenait. Les autres commencèrent à détaler, mais Carnehan et Dravot s’assoient sur les caisses et se mettent à les poivrer, à toutes distances, du haut en bas de la vallée. Après, nous nous dirigeons vers les dix hommes qui avaient traversé aussi la neige en courant et ils nous décochent une coquine de petite flèche. Dravot tire en l’air et ils tombent tous à plat ventre. Alors il marche dessus en leur donnant du talon de botte, et, après, les relève et distribue des poignées de main à la ronde pour s’en faire des amis. Il les appelle et leur donne les caisses à porter avec de grands gestes, tout comme s’il était roi déjà. Ils le mènent avec ses caisses de l’autre côté de la vallée, en haut d’une colline avec un bois de pins au sommet, où il y avait une demi-douzaine de grandes idoles de pierre. Dravot marche à la plus grande — un gars qu’ils appellent Imbra — pose un fusil et une cartouche à ses pieds, lui frotte le nez respectueusement contre le sien, lui passe la main sur la tête et lui fait des salamalecs. Il se retourne vers les hommes, secoue la tête et dit « Ça va bien. J’en suis aussi, et tous ces vieux casse-noisettes sont mes copains. » Alors il ouvre la bouche en montrant son gosier du doigt, et quand le premier homme lui apporte à manger, il dit « Non, » et quand le deuxième homme lui apporte à manger, il dit : « Non ; » mais quand un des vieux prêtres et le chef du village lui apportent à manger, il dit : « Oui, » très fier, et mange sans se presser. Voilà comme nous sommes arrivés à notre premier village, sans difficultés, tout comme si nous tombions du ciel. Oui, mais nous sommes tombés d’un de ces damnés ponts de cordes et on ne peut pas s’attendre à voir un homme vivre beaucoup après ça.

— Prenez d’autre whiskey et continuez, dis-je. Ça, c’était votre premier village. Comment êtes-vous devenu roi ?

— Moi ? Je n’ai pas été roi. Cest Dravot qui était roi, et ça faisait un beau gars, couronne d’or en tête et le reste. Lui et l’autre individu demeurèrent dans ce village, et, tous les matins, Dravot s’asseyait à côté du vieil Imbra, tandis que les gens venaient lui faire poojah7. C’était l’ordre de Dravot. Puis une troupe d’hommes entrent dans la vallée, et Carnehan avec Dravot les descendent à coups de fusil avant qu’ils sachent où ils en sont, montent sur l’autre versant et trouvent un autre village, pareil au premier, où tout le monde se jette à plat ventre, et Dravot dit : « Voyons, qu’est-ce qui ne va pas entre nos deux villages ? » Les gens alors lui montrent une femme, une femme blanche, comme vous et moi, qu’on avait enlevée, et Dravot la ramène au premier village et compte les morts — huit qu’il en avait. Pour chaque mort, Dravot verse un peu de lait par terre, remue le bras comme un moulinet et : « C’est très bien ! » qu’iI dit. Ensuite, lui et Carnehan prennent le grand chef de chaque village, chacun sous le bras, descendent avec dans la vallée et leur montrent à tirer une ligne avec un fer de lance tout le long de la vallée, en leur donnant à chacun une motte d’herbe prise des deux côtés de la ligne. Alors tous les gens descendent, gueulant comme le diable et son train, et Dravot dit : « Allez bêcher la terre, croître et multiplier, ce qu’ils firent, quoiqu’ils ne comprenaient pas. Alors nous demandons les noms des choses dans leur baragouin : l’eau, le pain, le feu, les idoles et le reste, et Dravot amène le prêtre de chaque village devant l’idole et lui dit de rester là pour juger les gens, et que si ça ne marchait pas on lui ficherait un coup de fusil.

La semaine après, ils étaient tous à retourner la terre dans la vallée, tranquilles comme des abeilles et plus jolis à voir ; les prêtres écoutaient les réclamations et rapportaient à Dravot, par gestes, de quoi il s’agissait. « Voilà que ça commence, dit Dravot, ils nous prennent pour des dieux ! » Lui et Carnehan choisissent vingt gaillards solides et leur apprennent à charger un fusil, à doubler par le flanc, à marcher alignés. Ça leur faisait plaisir et ils en voyaient vite la farce. Puis il prend sa pipe et sa blague, laisse un homme dans un village, un homme dans l’autre, et nous partons, histoire de voir ce qu’il y avait à faire dans la prochaine vallée. C’était tout rocher par là, avec un petit village. Carnehan dit « Envoyons-les planter dans l’autre vallée ! » Il les y emmène comme il dit et leur donne de la terre qui n’appartenait à personne avant. Ils n’étaient pas riches et on leur fit cadeau d’un chevreau avant de les faire entrer dans le nouveau royaume. C’était pour frapper les autres. Ils s’installèrent tout tranquillement, et Carnehan retourna trouver Dravot qui avait poussé dans une autre vallée : rien que de la neige, de la glace et des montagnes énormes. Il n’y avait personne par là et l’armée se prend de peur, de sorte que Dravot en tue un et continue de l’avant jusqu’à ce qu’il trouve quelques habitants dans un village, auxquels l’armée fit comprendre que, s’ils ne veulent pas être massacrés, ils feront mieux de ne pas tirer leurs petits fusils à pierre, car ils avaient des fusils à pierre. On se met bien avec le prêtre, et je reste là tout seul, avec deux de l’armée, à apprendre l’exercice aux hommes ; et alors arrive un grand chef du tonnerre de Dieu, à travers la neige, avec des tambours et des cornes qui faisaient du train, rapport qu’il avait entendu parler d’un nouveau dieu qui se baladait par là. Carnehan vise dans le tas à un demi-mille à travers la neige et en dégringole un. Alors il envoie dire au chef que, s’il ne veut pas se faire tuer, il faut qu’il vienne me donner une poignée de main et laisse les armes derrière. Le chef arrive le premier, tout seul. Carnehan lui serre la main et fait le moulinet avec ses bras, comme Dravot, et le chef n’était pas à moitié étonné et me tâtait les sourcils. Puis Carnehan marche tout seul au chef et lui demande par signes sil a un ennemi qu’il haït. « J’en ai un, » dit le chef. En entendant ça, Carnehan lui rafle le dessus du panier de ses hommes et leur fait montrer la manœuvre par les deux de l’armée, et, au bout de deux semaines, les hommes se débrouillent à peu près comme des volunteers. Alors il marche avec le chef vers un grand coquin de plateau sur le haut d’une montagne, et les hommes du chef donnent l’assaut à un village, et le prennent avec l’aide de nos trois martinis qui tapaient dans le tas. Ça fait que nous prîmes ce village-là aussi, et je donne au chef un morceau de drap de ma veste en disant : « Occupe jusqu’à mon retour ! » à la mode biblique. Histoire de l’y faire penser, lorsque l’armée et moi nous étions éloignés de mille huit cents mètres, je plante une balle dans la neige à deux pas de lui et tous les gens tombent à plat ventre. Puis j’envoyai une lettre à Dravot. Du diable si je savais où le prendre, sur terre ou sur mer…

Au risque de rompre le fil des idées de la loque humaine que j’avais devant moi, j’interrogeai :

— Comment pouvait-on écrire une lettre là-haut, si loin ?

— La lettre ?… Oh ! la lettre ! Continuez à me regarder entre les yeux, s’il vous plaît. C’était une lettre en nœuds de ficelle. Un mendiant aveugle nous avait montré le truc autrefois en Pendjab. Je me souvins qu’une fois était venu au bureau un aveugle porteur d’une baguette noueuse et d’une ficelle qu’il enroulait à la baguette selon quelque chiffre de son invention. Après un laps de plusieurs heures ou de plusieurs journées, il pouvait répéter la phrase ainsi entortillée. Il avait réduit l’alphabet à onze sons élémentaires, et il essaya de m’enseigner sa méthode, mais sans succès.

— J’envoyai la lettre à Dravot, dit Carnehan, pour lui dire de revenir, parce que ce royaume devenait trop grand pour que je le manie tout seul ; puis je m’en allai du côté de la première vallée, afin de voir comment les prêtres s’en tiraient. On appelait le village que nous venions de prendre, d’accord avec le chef, Bashkai, et le premier que nous avions pris, Er Heb. Les prêtres d’Er Heb se débrouillaient bien, mais ils avaient un tas de disputes à propos de terres à me soumettre, et des hommes d’un autre village avaient tiré des flèches sur le leur, la nuit. Je sortis à la recherche de ce village et lui envoyai cinq balles à mille mètres. Ça faisait le compte de cartouches que je me souciais de brûler ; ensuite je me mis à attendre Dravot, absent depuis deux ou trois mois, et je fis tenir mon peuple tranquille.

Un matin, j’entends un raffut de tambours et de cornes, à croire que c’était le diable en personne, et Daniel Dravot descend la colline avec son armée, des centaines d’hommes qui marchaient derrière, et, ce qu’il y avait de plus épatant, une grande couronne d’or sur la tête.

— Vingt dieux ! Carnehan, dit Daniel, ça devient une affaire énorme, voilà que nous tenons tout le pays à présent, au moins tout ce qui en vaut la peine. Je suis le fils d’Alexandre et de la reine Sémiramis ; toi, tu es mon frère cadet et dieu par-dessus le marché ! C’est la plus grosse ouvrage qu’on ait jamais faite. Il y a six semaines qu’on marche et qu’on en découd, l’armée et moi, et le moindre petit village, à cinquante lieues à la ronde, s’est rendu avec des réjouissances. Le mieux, c’est que j’ai la clef de toute la comédie, comme tu vas voir, et une couroune pour toi. J’en ai fait faire deux dans un endroit appelé Shu, où ou trouve l’or dans le roc comme le suif dans la viande. L’or, je l‘ai vu ; on fait aussi sauter des turquoises du bout du pied dans la roche ; il y a des grenats plein le lit de la rivière, et voilà un bloc d’ambre qu’un homme m’a apporté. Appelle tous les prêtres et, tiens, prends ta couronne.

Un des hommes ouvre un sac de crin noir et je me mets la couronne sur la tête. Elle était petite et trop lourde, mais je la portai pour l’honneur. En or martelé qu’elle était et elle pesait cinq livres — un vrai cerceau de baril.

— Peachey, dit Dravot, nous en avons assez de nous battre. C’est la Maçonnerie, le truc qui m’a si bien aidé — et il fait avancer le même chef que j’avais laissé à Bashkai — Billy Fish, comme nous l’avons nommé plus tard, parce qu’il ressemblait tant à Billy Fish qui conduisait la grande locomotive-réservoir à Mach, sur la Bolan, dans les temps.

— Donne-lui une poignée de main, dit Dravot.

Je lui tends la main et pense tomber de surprise quand Billy Fish me donne l’attouchement maçonnique. Je ne dis rien, mais j’essaye l’attouchement des compagnons. Il répond bien et j’essaye l’attouchement des maîtres, mais, là, plus personne.

— C’est un compagnon, dis-je à Dan. Sait-il le mot ?

— Il le sait, dit Dan, et tous les prêtres de même. C’est un miracle ! Les chefs et les prêtres savent manigancer une loge à peu près à notre manière, et ils ont gravé les insignes sur le roc, mais ils ne connaissent pas le troisième degré et ils viennent apprendre. C’est vrai, comme il y a un Dieu ! Il y a beau temps que je savais que les Afghans connaissaient l’initiation des compagnons, mais ceci est un miracle. Me voici Dieu et grand-maître de l’Ordre et je vais ouvrir une loge du tiers degré. Nous initierons les grands-prêtres et les chefs des villages.

C’est contre toutes les lois de l’Ordre, que je dis, d’ouvrir une loge sans brevet de personne, et nous n’avons jamais tenu de grades dans une loge auparavant.

— C’est un maître coup de politique, au contraire, dit Dravot. Cela revient à mener le pays aussi facilement qu’un cabriolet à quatre roues à la descente d’une côte. Du reste, il n’y a pas de temps à perdre en discussions, ou ils se mettront contre nous. J’ai quarante chefs sur mes talons ; initiés ils seront et promus de même d’après leurs mérites. Cantonne ces hommes dans Les villages et occupe-toi d’organiser une loge tant bien que mal. Le temple d’Imbra fera l’affaire comme salle. Il faut que les femmes fabriquent des tabliers, montre-leur. Je tiens ma levée de chefs ce soir, et la loge demain.

Je n’en revenais pas, mais je n’étais pas si bête que de ne pas voir quel coup d’épaule cette aventure de Maçonnerie nous donnait. Je montrai aux familles des prêtres à confectionner des tabliers d’après les grades, mais, pour le tablier de Dravot, la bordure bleue et les insignes furent brodés en turquoises sur cuir blanc au lieu de drap. Nous plaçâmes une grosse pierre dans le temple pour servir de siège au Maître, et des pierres pLus petites pour les officiers, je fis peindre le pavé noir de carrés blancs et me donnai du mal pour que tout fût correct au possible.

Pendant la levée que nous tînmes, ce soir-là, sur le flanc de la colline, parmi de grands feux, Dravot déclara que lui et moi étions dieux, filss d’Alexandre, passés grands-maîtres de l’Ordre et venus faire du Kafiristan un pays où chacun devait manger en paix, boire en repos et surtout nous obéir. Alors les chefs avancent pour nous serrer la main, et, à les voir si barbus, si blancs et si blonds, c’était à croire qu’on la serrait à de vieux copains. Nous les appelions d’après leurs ressemblances à des hommes qu’on avait connus dans l’Inde : Billy Fish, Holly Dilworth, Pikky Kergan — il était Commissaire du Bazar du temps où j’habitais Mhow — et ainsi de suite.

Le plus épatant de tout, ce fut à la loge, la nuit suivante. Un des vieux prêtres ne nous quittait pas de l’œil et je ne me sentais pas à l’aise, sachant qu’il nous faudrait nous tirer des cérémonies à la blague et ne sachant pas ce que les autres en pouvaient savoir. Le vieux prêtre était un étranger venu d’au delà du village de Bashkai. Au moment où Dravot mit le tablier de Maître que les filles lui avaient brodé, le prêtre se mit à brailler et à hurler en essayant de retourner la pierre où Dravot était assis. « C’est tout fichu à présent, que je dis. Voilà ce que c’est de se mêler de Franc-Maçonnerie sans brevet. » Dravot ne sourcilla pas, même quand les dix prêtres empoignent et renversent le siège du Grand-Maître ; c’était, comme qui dirait, la pierre d’Imbra. Le prêtre se met à en frotter la base pour détacher la terre noire, et le voilà qui montre aux autres prêtres la marque du Maître, la même que sur le tablier de Dravot, gravée sur la pierre. Les prêtres du temple d’Imbra ne savaient même pas qu’elle était là. Le vieux tombe à plat aux pieds de Dravot et les baise.

— Veine, encore ! me crie Dravot d’un bout à l’autre de la loge, ils disent que c’est la marque perdue, dont personne ne savait le pourquoi. Nous sommes plus que saufs maintenant. Alors, il laisse tomber la crosse de son fusil en guise de hallebarde et dit :

— En vertu de l’autorité à moi conférée par ma droite que voici et le secours de Peachey, je me déclare Grand-Maître de toute la Franc-Maçonnerie du Kafiristan en cette Loge-Mère de la contrée, et, de pair avec Peachey, roi du Kafiristan !

Là-dessus, il met sa couronne, je mets la mienne — je faisais fonction de vénérable et nous ouvrons la loge en due forme.

C’était un miracle épatant. Les prètres passent les deux premiers degrés presque sans rien dire, comme si la mémoire leur revenait. Après ça, Peachey et Dravot élevèrent d’un rang les plus dignes — grands-prêtres ou chefs de villages éloignés. Billy Fish fut le premier, et je vous prie de croire qu’il en tremblait de peur. Ça ne se passait pas du tout dans les formes ordinaires, mais cela servait notre idée. Nous n’en avons pas promu plus de dix parmi les gros bonnets, ce jour-là, parce que nous ne voulions pas rendre le degré commun. Et c’est à qui crierait pour se faire initier.

— Dans six mois, dit Dravot, nous tiendrons une autre assemblée, et nous verrons comment vous travaillez.

Puis il les interroge sur leurs villages et apprend qu’ils passaient leur vie à se battre les uns avec les autres, et qu’ils en avaient plein le dos à la fin. Autrement, c’était avec les musulmans qu’ils se battaient.

— Ceux-là, vous pourrez vous battre avec, s’ils entrent dans notre pays, dit Dravot. Désignez un homme sur dix par tribu comme garde de frontière et envoyez-en deux cents à la fois dans cette vallée pour se faire dresser. On ne fusillera ni ne saignera plus personne désormais, si vous vous comportez bien, et je sais que vous ne me tricherez pas, parce que vous êtes des blancs — des fils d’Alexandre — non pas de vils musulmans à peau noire. Vous êtes mon peuple à moi, dit-il, et il finit en anglais : — Dieu me damne si je ne fais pas une chouette nation de vous, ou que je claque à la tâche.

Je ne peux pas vous dire tout ce que nous avons fait les six mois qui suivirent, parce que Dravot boutiquait un tas de choses dont je ne voyais pas la raison, et il apprit leur jargon comme jamais je ne pus l’apprendre. Ma besogne consistait à veiller aux labours, à visiter de temps en temps les autres villages avec l’armée pour voir ce qu’ils faisaient, et à leur montrer à jeter des ponts de cordes sur les sacrés ravins qui hachent le pays. Dravot était très gentil pour moi, mais quand il marchait de long en large dans le bois de pins, tirant à deux poings cette barbe rouge sang qu’il avait, je savais bien qu’il pensait à des projets où je ne pouvais pas lui donner d’avis, et je me contentais d’attendre les ordres.

Mais Dravot ne me manquait jamais de respect devant le peuple. Ils avaient peur de moi et de l’armée, mais ils aimaient Dan. Il était lié d’amitié avec les prêtres et les chefs ; mais que le premier venu arrivât de l’autre côté de la montagne avec une réclamation à porter, Dravot l’écoutait jusqu’au bout, réunissait quatre prêtres et disait ce qu’il fallait faire. Il envoyait chercher Billy Fish à Bashkai, Pikky Kergan à Shu, et un vieux chef que nous appelions Kafuzelum — ça ressemblait assez à son vrai nom, — puis tenait conseil avec eux, en cas de batailles entre petits villages. C’était son conseil de guerre, et les quatre prêtres de Bashkai, Shu, Khawak et Madora formaient son conseil privé. À eux tous ils m’envoyèrent avec quarante hommes et vingt fusils, plus soixante porteurs de turquoises, dans le pays de Ghorband, pour acheter des fusils Martini, fabriqués à la main, et qui sortent des arsenaux de l’amir à Kahoul, à un des régiments hératis de l’amir, des gens qui auraient vendu les dents de leurs mâchoires pour des turquoises.

Je restai un mois à Ghorhand. Je laissai au gouverneur le dessus de mes paniers pour qu’il se taise, et graissai la patte au colonel du régiment. En fin de compte nous emportâmes plus de cent martinis faits à la main, cent bons jezails8 de Kohat qui portent à six cents mètres, et quarante charges de mauvaises munitions pour les fusils. Je rentrai avec tout, et en fis la distribution parmi les hommes que les chefs m’envoyaient à dresser. Dravot était trop affairé pour s’occuper de ces choses, mais l’ancienne armée que nous avions formée m’aida et je mis sur pied cinq cents hommes, bons manœuvriers, et deux cents capables de porter à peu près les armes. Jusqu’à ces pétoires fabriquées à la main et au tire-bouchon, qui leur semblaient des miracles ! Dravot parlait beaucoup de poudreries et d’arsenaux, tout en marchant de long en large dans le bois de pins., aux approches de l’hiver.

— Ce n’est pas une nation que je veux faire, disait-il, c’est un empire. Ces hommes-là ne sont pas des noirs, mais des Anglais ! Regarde leurs yeux, leurs bouches. Vois la manière dont ils se tiennent debout. Ils se servent de chaises dans leurs maisons. Ce sont les Tribus Perdues9 ou quelque chose de la sorte, et ils sont devenus Anglais. Je ferai un recensement au printemps, si les prêtres ne prennent pas peur. Il doit y avoir deux bons millions d’habitants dans ces montagnes. Les villages sont pleins de petits enfants. Deux millions — deux cent cinquante mille combattants — et tous Anglais ! Ils n’ont besoin que de fusils et d’un peu d’exercice. Deux cent cinquante mille hommes, tout prêts à entamer les Russes de flanc le jour où ils s’en prendront à l’Inde ! Peachey, mon vieux, disait-il, mâchant sa barbe à gros morceaux, nous serons empereurs — empereurs de la terre. Le rajah Brooke ne sera qu’un gosse à côté de nous. Je traiterai de pair avec le vice-roi. Je lui demanderai de m’envoyer douze Anglais de choix — douze que je connais pour nous aider à gouverner un brin. Il y a Mackray, le sergent retraité à Segowli, — je lui dois plus d’un bon diner et une paire de culottes à sa femme. II y a Donkin, le geôlier de la prison à Tounghoo, des centaines d’autres sur qui je mettrais la main tout de suite si j’étais dans l’Inde. Le vice-roi fera ça pour moi. J’enverrai quelqu’un au printemps chercher ces hommes, et je demanderai par écrit ma dispense à la grande Loge pour ce que j’ai fait comme Grand-Maître. Il me faut cela — cela et les Sniders qu’on réformera quand on donnera le Martini aux troupes noires des Indes. Ils seront usés, mais ils feront l’affaire pour la guerre par ici. Douze Anglais, cent mille sniders passés à travers le pays de l’amir en petits convois — vingt mille par an ça me suffirait — et nous serions un empire ! Une fois tout dégrossi, je remettrai ma couronne — celle-là même que je porte aujourd’hui — je la remettrai, un genou en terre, à la reine Victoria, et elle dirait « Levez-vous, sir Daniel Dravot. » Oh c’est énorme, je te dis. Mais il y a tout à faire partout — à Bashkai, Khawak, Shu et ailleurs…

— Quoi donc, répondis-je ? Il ne viendra plus d’hommes se faire instruire cet automne. Regarde ces gros nuages noirs. Ils amènent la neige.

— Ce n’est pas ça, dit Daniel, en posant sa main très fort sur mon épaule, je ne voudrais pas dire un mot contre toi, car aucun homme en vie ne m’aurait suivi ni fait ce que je suis, aussi bien que toi. Tu es un général en chef de premier ordre, le peuple le sait, mais… c’est un grand pays, et, en définitive, tu ne peux pas m’aider, Peachey, de la manière qu’il faudrait.

— Va demander à tes sacrés prêtres, alors ! dis-je, et je regrettai tout de suite d’avoir dit cela, mais ça me blessait au vif d’entendre Daniel le prendre de si haut avec moi qui avais instruit tous les hommes et fait tout ce qu’il m’avait clit.

— Ne nous disputons pas, Peachey, dit Daniel sans jurer. Tu es roi aussi, la moitié de ce royaume est à toi ; mais ne vois-tu pas, Peachey, qu’il y faut à présent des gens plus forts que nous — trois ou quatre qu’on pourrait placer par-ci par-là dans le pays, en qualité de représentants ? C’est un diable de grand État, je ne sais pas toujours ce qu’il est à propos de faire, je n’ai pas le temps pour tout ce que je voudrais, voilà l’hiver qui s’amène et le reste…

II se fourra dans la bouche la moitié de sa barbe, et elle paraissait aussi rouge que l’or de sa couronne. Je dis :

— Je suis fâché, Daniel. J’ai fait ce que j’ai pu. J’ai instruit les hommes et montré aux gens à mettre en meules leur avoine ; j’ai aussi apporté ces camelotes de fusils du Ghorband, mais je vois où tu veux en venir. Les rois sont toujours embêtés par des idées comme ça.

— Il y a encore autre chose, dit Dravot en marchant de long en large. L’hiver arrive, le peuple ne nous donnera guère de mal à présent, et même en ce cas nous ne pourrions pas bouger. II me faut une femme.

— Pour l’amour de Dieu, laisse les femmes tranquilles ! que je dis. Nous avons tous les deux les mains combles de besogne, quoique pour ma part je ne sois qu’un imbécile. Rappelle-toi le contrat et ne t’empêtre pas de jupons.

— Le contrat n’avait force que jusqu’au moment où nous serions rois ; et, rois, nous avons régné voilà plusieurs mois passés, dit Dravot en soupesant sa couronne. Va-t’en chercher femme, toi aussi, Peachey, une jolie ifile, découplée, bien en chair, qui te tienne chaud l’hiver. Elles sont plus jolies que les filles d’Angleterre, et nous pouvons choisir.

— Ne me tente pas, je lui dis. Je ne veux pas avoir affaire à une femme avant que nous soyons un sacré brin plus d’aplomb que pour le moment. J’ai travaillé comme deux et toi comme quatre… Reposons-nous un peu, tâchons de nous faire fournir de meilleur tabac en pays afghan et d’introduire quelque chose à boire ; mais pas de femmes.

— Qui parle de femmes ? dit Dravot. Il ne m’en faut qu’une — une reine qui engendre au roi un fils de roi. Une reine issue de la tribu la plus forte et qui en fasse tes frères de sang, qui dorme à ton flanc et te répète tout ce que le peuple pense autant de toi que de ses propres affaires. Voilà ce qu’il me faut.

— Te rappelles-tu cette Bengali que j’entretenais à Mogul-Serai quand j’étais ouvrier poseur ? Elle m’a rendu service, pour sûr. Elle m’a appris la langue et une ou deux autres choses ; mais qu’est-ce qui est arrivé ? Elle a fichu le camp avec le khidmatgar10 du chef de gare et un demi-mois de ma paye. Puis, un beau jour, la voilà qui s’amène, en pleine station de Dadur, à la traîne derrière un métis, et l’impudence de m’appeler son mari devant tous les mécaniciens, dans Ie hangar aux machines !

Fini, tout ça, dit Dravot. Ces femmes d’ici sont plus blanches que toi et moi, et j’aurai une reine pour les mois d’hiver.

Je te le demande pour la dernière fois, Dan, ne fais pas ça. Il n’en viendra que du mal. La Bible défend aux rois de perdre leur force avec les femmes, surtout quand ils ont à se tirer d’affaire avec un royaume tout neuf.

— Pour la dernière fois, je réponds : Ce sera comme je veux, dit Dravot. Et il avait l’air d’un grand diable rouge, comme il s’en allait à travers les pins. Le soleil bas tapait de côté sur la couronne et la barbe, et toutes deux flamboyaient comme des braises.

Ça n’était pas si facile de prendre femme que Dan le croyait. — Il exposa la chose au conseil, et personne ne répondit jusqu’au moment où Billy Fish dit qu’il ferait bien de demander aux filles. Dravot se mit à sacrer à la ronde.

— Qu’y a-t-il contre moi ? qu’il cria, debout près de l’idole Imbra. Suis-je un chien ou pas assez un homme pour vos donzelles ? N’ai-je point étendu l’ombre de ma main sur cette terre ? Qui a repoussé le dernier raid afghan ?

C’était moi, à la vérité, mais Daniel était trop en colère pour s’en souvenir.

— Qui a acheté vos fusils ? Réparé les ponts ? Qui est le grand maitre du signe gravé sur la pierre ?

Et il cogna du poing sur le bloc où il siégeait d’ordinaire — en loge comme au conseil — les deux se tenaient de même manière toujours. Billy Fish ne dit rien, les autres non plus.

— Ne t’emballe pas, Dan, que je dis, et demande aux filles. C’est comme cela qu’on fait chez nous, et ces gars-là sont tout à fait anglais.

— Le mariage du roi est affaire d’État, dit Dan.

Dans sa colère blanche il se rendait compte, il faut croire, qu’il allait contre son intérêt mieux entendu. Il sortit à grands pas de la salle du conseil, et les autres restaient immobiles, les yeux fichés à terre.

— Billy Fish, dis-je au chef de Bashkai, quelle difficulté se présente donc ici ? Réponds franchement comme à un franc ami.

— Vous le savez, dit Billy Fish. Que vous apprendrait un homme à vous qui savez tout ? Comment les filles des hommes s’uniraient-elles à des dieux ou à des diables ? Ce n’est pas convenable.

Je me rappelais quelque chose de la sorte dans la Bible ; mais du moment qu’ils nous prenaient encore pour des dieux depuis le temps qu’ils nous connaissaient, ce n’était pas à moi de les détromper.

— Un Dieu peut tout, dis-je. Si le roi aime une femme, il ne permettra point qu’elle meure.

— Il le faudra, dit Billy Fish. Il y a toutes sortes de dieux et de diables dans ces montagnes, et de temps en temps une fille en épouse un et on ne la revoit plus. En outre, vous connaissez tous deux la marque gravée sur la pierre. Les dieux seuls connaissent cela. Nous vous croyions hommes jusqu’à ce que vous ayez montré le signe du maître.

Toute cette nuit-là on entendit souffler dans des cornes et une voix de femme qui pleurait à se faire mourir. Cela venait d’un petit temple noir à mi-chemin de la colline. Un des prêtres nous dit qu’on la préparait à devenir la femme du roi.

— Pas de ces blagues, dit Dan. Je ne veux pas me mêler de vos coutumes, mais c’est moi qui choisirai ma femme.

— Elle a peur un peu, dit le prêtre. Elle croit qu’elle va mourir, et on lui redonne du cœur là-bas dans le temple.

— Donnez-lui du cœur en douceur alors, dit Dravot, ou je vous en donnerai à coups de crosse de façon à vous ôter l’envie qu’on vous en donne jamais plus.

Il se passa la langue sur les lèvres et resta la moitié de la nuit à se promener de haut en bas, en pensant à la femme qu’il aurait au matin. Je ne me sentais guère à l’aise, car je savais que des histoires de femmes en pays étranger, fût-on roi vingt fois, ça ne pouvait qu’être risqué. Je me levai de très bonne heure le lendemain, Dravot dormait encore, et je vis les prêtres qui chuchotaient entre eux, les chefs qui se parlaient bas aussi, et tous m’observaient du coin de l’œil.

— Qu’est-ce qui chauffe, Fish ? dis-je au chef de Bashkai. Il était superbe à voir avec ses habits de fourrures.

— Je ne sais pas au juste, dit-il, mais si vous pouvez amener le roi à renoncer à toute cette histoire de mariage, vous nous rendrez un fier service à lui et à moi comme à vous.

— Ça, je le crois, dis-je. Mais pour sûr, Billy, tu sais aussi bien que moi, toi qui t’es battu contre et pour nous, que le roi et moi ne sommes rien de plus que deux des plus rudes hommes que le Seigneur ait jamais faits. Rien de plus, je t’assure.

— Possible, dit Billy Fish, et pourtant j’en serais fâché. Il laissa tomber sa tête sur son grand manteau fourré pendant une minute, et réfléchit.

— Roi, dit-il, homme, dieu ou diable, compte sur moi dès ce jour. J’ai vingt hommes avec moi qui me suivront. Nous irons à Bashkai jusqu’au grain passé.

Il était tombé un peu de neige cette nuit et tout était blanc, sauf les gros nuages huileux qui se suivaient l’un après l’autre dans le vent du Nord. Dravot parut, couronne en tête, battant des bras et frappant des pieds, l’air plus content qu’un dieu.

— Pour la dernière fois, Dan, lâche ton idée, je lui dis tout bas. Voilà Billy Fish qui dit qu’il y aura du grabuge.

— Parmi mon peuple ? dit Dravot. Je voudrais voir. Peachey, tu es fou de ne pas prendre une femme aussi. Où est-elle ? dit-il d’une voix comme un âne qui brait. Rassemblement pour les chefs et prêtres, et que l’empereur voie si son épouse lui convient.

Il n’y avait besoin de rassembler personne. Ils étaient tous là, appuyés sur leurs fusils et leurs lances, autour de la clairière, au milieu du bois de pins. Une députation de prêtres descendit au petit temple chercher la jeune fille, et les cornes soufflaient à réveiller les morts. Billy Fish, sans en avoir l’air, se rapprocha de Daniel le plus possible, et derrière lui se tenaient ses vingt hommes avec leurs fusils à bassinet. Pas un moins haut que six pieds. J’étais à côté de Dravot avec, derrière moi, vingt hommes de l’armée régulière . Arrive la femme, un beau brin de fille, couverte d’argent et de turquoises, mais pâle comme la mort et qui, à chaque instant, se retournait vers les prêtres.

— Elle fera l’affaire, dit Dan, en la regardant de la tête aux pieds. Qu’y a-t-il donc, fillette, pour avoir peur : Viens m’embrasser.

Il lui passe le bras autour de la taille. Elle ferme les yeux, fait un petit cri, et voilà sa figure qui tombe, de côté, dans la barbe rouge-feu de Dravot.

— La garce m’a mordu qu’il dit en portant la main à son cou, et pour sûr qu’il la retira rouge de sang. Billy Fish et deux de ses fusiliers empoignent Dan par les épaules et le tirent en arrière parmi les hommes de Bashkai, tandis que les prêtres hurlent dans leur baragouin : « Ni Dieu, ni diable — un homme ! » J’étais abasourdi, un prêtre me porta un coin de pointe de face et, en arrière, l’armée se mit à faire feu sur les hommes de Bashkai.

— Bon Dieu de bon Dieu ! dit Dan. Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Rentrons ! Allons-nous-en ! crie Billy Fish. Ruine et révolte, voilà ce que c’est. Gagnons Bashkai, si l’on peut.

J’essayai de donner des ordres à mes hommes — ceux de l’aimée régulière — mais ça ne servait à rien, de sorte que je fis feu dans le tas avec un Martini de manufacture anglaise, et j’en abattis trois gueux d’affilée. La vallée était pleine de créatures qui criaient, hurlaient, et chaque bouche gueulait : « Ni Dieu, ni diable, rien qu’un homme ! » Les troupes de Bashkai tinrent bon pour Billy Fish comme elles purent, mais leurs fusils à bassinet ne valaient pas de beaucoup les autres, de Kaboul, à chargement par la culasse, et quatre hommes tombèrent. Dan beuglait comme un taureau, de rage, et Billy Fish en avait plein les bras à l’empêcher de foncer sur la foule.

— Il n’y a pas moyen de tenir, dit Billy Fish. Sauve qui peut, par la vallée ! Tout le monde est contre nous !

Les hommes courent, et nous descendons la vallée malgré les protestations de Dravot. Il jurait horriblement, criant qu’il était roi. Les prêtres nous firent rouler de grosses pierres dessus, l’armée régulière tirait à force et il n’y eut pas plus de six hommes, sans compter Dan, Billy Fish et moi, qui arrivèrent vivants au bas de la vallée.

Puis on cessa le feu, et les cornes se remirent à sonner dans le temple.

— Venez ! Pour l’amour de Dieu, venez ! dit Billy Fish. Ils enverront des courriers à tous les villages avant même que nous atteignions Bashkai. Je réponds de vous là, mais je ne peux rien faire pour l’instant.

On ne m’ôtera pas de la tête que Dan commença à devenir fou dès ce moment-là. Il regardait en haut, en bas, les yeux écarquillés, comme un cochon empaillé. Puis il voulut retourner afin de tuer les prêtres de ses mains nues — il l’aurait fait.

— Je suis un empereur, disait Daniel, et l’année prochaine je serai chevalier de la reine.

— Très bien, Dan, que je dis, mais viens-t’en pour lors pendant qu’il est temps.

— C’est ta faute, dit-il. Il fallait mieux surveiller ton armée. La révolte y couvait, et tu n’en savais rien — sacré mécanicien, espèce de poseur de plaques, de tapeur de missionnaires de malheur ! Il s’assit sur un rocher et m’appela de tous les vilains noms qui lui passaient par la tête. J’avais le cœur trop gros pour que ça me fasse rien ; pourtant c’était sa folie seule qui avait causé la débâcle.

— Je suis fâché, Dan, que je dis, mais on ne peut pas compter sur des natifs. C’est notre 57 à nous, cette affaire. Bah ! nous nous en tirerons peut-être encore, une fois rendus à Bashkai.

— Allons à Bashkai donc, dit Dan, et par Dieu quand je reviendrai ici, je nettoierai si bien la vallée qu’il n’y restera pas un pou dans un tapis !

Nous marchâmes tout le jour et toute la nuit, Dan trépignant dans la neige, rongeant sa barbe et marmottant tout seul.

— Il n’y a pa chance de s’en tirer, dit Billy Fish. Les prêtres auront envoyé des coureurs dans les villages dire que vous n’étiez que des hommes. Pourquoi n’avez-vous pas continué à faire les dieux jusqu’à ce que tout fût plus d’aplomb ? Je suis un homme mort.

Et il se jette de tout son long sur la neige et se met à prier ses dieux.

Le lendemain matin nous étions dans un sacré mauvais pays, tout en hauts et bas, rien de niveau, et rien à manger non plus. Les six hommes de Bashkai regardaient Billy Fish avec des yeux affamés, mais ils ne dirent pas un mot. À midi, nous arrivons en haut d’une montagne plate toute couverte de neige, et une fois grimpés sur le plateau, qu’est-ce que nous voyons ? Une armée rangée en bataille au beau milieu !

— Les courriers sont allés vite, dit Billy avec un petit rire. On nous attend.

Trois ou quatre des ennemis commencèrent à tirer, et une balle attrapa par hasard Daniel dans le mollet. Ça le remet de sang-froid. En regardant par-dessus la neige vers l’armée, il reconnaît les fusils que nous avions introduits dans le pays.

— Nous sommes foutus, qu’il dit. Ce sont des Anglais, ces gens — et c’est mes sacrées bêtises qui t’ont amené là. Retourne, Billy Fish, et emmène tes hommes. Tu as fait ce que tu as pu, sauve-toi maintenant. Carnehan, qu’il dit, serre-moi la main, et va-t’en avec Billy. Peut-être ils ne te tueront pas. J’irai au-devant d’eux tout seul. C’est moi qui ai tout fait. Moi, le roi.

— Tout seul ! que je dis. Va-t’en au diable, Dan. Nous sommes deux ici. Billy Fish, défile-toi, et nous irons ensemble, nous autres, au-devant de ces gens-là.

— Je suis un chef, dit BiIly Fish, tout tranquille. Je reste avec vous. Mes hommes peuvent partir.

Les gars de Bashkai ne se le firent pas dire deux fois et prirent la course. Dan et moi et Billy Fish nous marchâmes vers l’endroit où les tambours battaient et où cornaient les cornes. Il faisait froid — terriblement froid. J’ai encore ce froid-là dans la nuque à cette heure. II y en a un morceau, toujours, là.

Les coolies du pankah s’étaient endormis. Deux lampes à pétrole flamboyaient dans le bureau, la sueur ruisselait de mon visage et s’écrasait en grosses gouttes sur le buvard comme je me penchais en avant. Carnehan grelottait. J’eus peur que sa raison ne fléchît. Je m’épongeai le front, étreignis de nouveau ses mains pitoyables et mutilées, et dis :

— Qu’arriva-t-il après cela ?

Mes yeux détournés un instant, cela avait suffi pour rompre le courant lucide.

— S’il vous plaît ? gémit Carnelian. Ils les prirent sans faire de bruit. Pas un petit murmure sur toute l’étendue de neige, rien, malgré que le roi culbutât le premièr qui lui mit la main dessus, ni quoique le vieux Peachey fit feu de sa dernière cartouche dans le tas. Pas le moindre petit bruit, les cochons ! Ils se refermèrent sur nous, pas plus, mais serrés, et je vous prie de croire que leurs fourrures puaient. Il y avait un homme appelé Billy Fish — bon ami à nous tous et ils l’égorgèrent, Monsieur, devant nous, comme un porc ; et le roi faisait voler du pied la neige rouge en disant : « Nous en avons eu pour notre argent au moins. À qui le tour ? » Mais Peachey, Peachey Taliaferro — je vous le dis, Monsieur, entre nous, comme un ami, en confidence il perdit la tête, Monsieur. Non, il ne perdit ni l’une ni l’autre. C’est le Roi qui perdit la tête, oui, tout le long d’un de ces rusés de ponts de corde. Ayez la bonté de me passer le coupe-papier, Monsieur. Il versa, le pont, comme ça. On les fit marcher un mille sur la neige jusqu’à un pont de corde en travers d’un ravin avec une rivière au fond. Vous en avez vu de pareils. On les piquait par derrière comme des bœufs.

— Damnées brutes, dit le roi, croyez-vous que je ne saurai pas mourir comme un gentleman ?

Il se tourne vers Peachey — Peachey qui pleurait comme un gosse :

— C’est moi qui t’ai conduit là, Peachey, qu’il dit. Arraché à ta bonne vie pour te faire tuer en Kafiristan où tu étais, il n’y a pas longtemps, général en chef des forces de l’empereur. Dis-moi que tu me pardonnes, Peachey ?

— Sûr que je te pardonne, et de tout cœur, Dan.

— Ta main, Peachey dit-il. J’y vais maintenant.

Et le voilà qui s’avance, sans regarder à droite ni à gauche, et une fois arrivé en plein au milieu de ces sales cordes qui dansent de vertige : « Coupez, chiens ! » qu’il crie, et ils coupent, et mon vieux Dan tomba, en tournant sur lui-même, pendant vingt mille lieues, car il mit une demi-heure à tomber avant de toucher l’eau, et je voyais son corps aplati sur une pierre et la couronne d’or à côté.

Mais savez-vous ce qu’ils firent à Peachey entre deux troncs de pins ? Ils le crucifièrent, Monsieur, comme ça se voit en regardant ses mains. Ils lui enfoncèrent des chevilles de bois dans les mains et dans les pieds, et il n’est pas mort. Il resta accroché là, et il hurlait. On le descendit le jour suivant, et tout le monde dit que c’était un miracle qu’il ne fût pas mort. Ils le descendirent — pauvre vieux Peachey qui ne leur avait rien fait — qui ne leur avait…

Il se mit à se balancer en pleurant amèrement et s’essuyant les yeux du revers de ses mains scarifiées. Il gémit comme un enfant pendant quelque dix minutes.

— Ils furent assez cruels pour lui donner à manger dans le temple, parce qu’ils disaient qu’il était plus Dieu que son vieux Daniel qui était homme. Puis ils le jetèrent dehors sur la neige, et lui dirent de retourner dans son pays et Peachey retourna — il mit à peu près une année — en mendiant le long des routes. Il n’avait pas peur parce que Daniel Dravot marchait devant et disait : « Viens, Peachey, c’est de grandes choses que nous faisons. » Les montagnes dansaient la nuit, et elles tâchaient de tomber sur la tête de Peachey ; mais Dan levait la main et Peachey suivait tout le long et courbé en deux. Il ne lâchait jamais la main de Dan et il ne lâcha jamais la tête de Dan. Ils la lui donnèrent dans le temple, pour qu’il se rappelle de ne plus revenir, et quoique la couronne soit en or pur et que Peachey eût faim, jamais Peachey n’aurait voulu la vendre. Vous avez connu Dravot, Monsieur ? Vous avez connu le très vénérable F? Dravot ! Regardez-le maintenant !

Il fouilla dans l’épaisseur des loques qui entouraient sa taille tordue, retira un sac de crin noir brodé de fil d’argent, et en secoua sur la table la tête desséchée et flétrie de Daniel Dravot ! Le soleil matinal, car depuis longtemps les lampes avaient pâli, frappa la barbe rouge, les yeux aveugles dans les orbites creuses, de même que le lourd cercle d’or incrusté de turquoises brutes que Carnehan plaça tendrement sur les tempes blêmies.

— Vous contemplez maintenant l’empereur en son appareil ordinaire, comme il vivait — le roi du Kafiristan avec la couronne en tête. Pauvre vieux Daniel qu fut monarque une fois !

Je frémis, car défigurée par vingt blessures, je reconnaissais malgré tout la tête de l’homme que j’avais vu à la gare de Marwar. Carnehan se leva pour partir. J’essayai de le retenir. Il n’était pas en état d’affronter la température extérieure.

— Laissez-moi emporter le whiskey et donnez-moi un peu d’argent, souffla-t-il. J’ai été roi autrefois. J’irai trouver le deputy-commissioner et demanderai une place à l’asile jusqu’à ce que j’aie retrouvé ma santé. Non, merci, je n’ai pas le temps d’attendre que vous me fassiez chercher un gharri11. J’ai des affaires particulières urgentes, dans le Sud, à Marwar.

Il sortit péniblement du bureau et prit la direction de la maison du deputy-commissioner. Ce jour-là, à midi, ayant occasion de descendre le Mail sous la chaleur aveuglante, j’aperçus un estropié qui se traînait dans la poussière au bord de la route blanche, son chapeau à la main, chevrotant douloureusement à la manière des chanteurs des rues en Europe. Il n’y avait personne en vue, et l’homme était hors de portée d’oreille des maisons les plus proches. Il chantait du nez en tournant la tête de droite et de gauche :

The son of man gœs forth to war,
A golden crown to gain ;
His blood-red banner streams afar —
Who follows in his train12 ?

Je ne voulus pas en entendre plus long. J’embarquai le misérable dans ma voiture et le conduisis au missionnaire le plus proche, à fin de transport éventuel à l’asile. Il répéta l’hymne deux fois pendant le temps qu’il passa avec moi qu’il ne reconnaissait pas le moins du monde, et je le quittai qu’il le chantait encore au missionnaire.

Deux jours après je m’enquis de son état auprès du directeur de l’asile.

— Ou l’a reçu ici atteint d’insolation, dit le directeur. Il est mort hier matin de bonne heure. Est-ce vrai qu’il a passé une demi-heure tête nue au soleil, à midi ?

— Oui, dis-je ; mais savez-vous si par hasard il n’avait rien sur lui quand il est mort ?

— Pas que je sache, dit le directeur. L’affaire en est restée là.


--------------------------------------------------------------------------

1. Sorte de galette indigène qui remplace le pain.

2. Éruption cutanée

accompagnée de démangeaisons et par— ticulière à l’élé tropical.
3. Whisky et Soda.

4. Allusion à l’aventure du voyageur Brooke, éIu monarque absolu de l’État de Sarawak, dans l’île de Bornéo.

5. Constantinople.

6. Les Russes.

7. Hommage.

8. Fusils à pierre.

9. D’Israël.

10. Domestique.

11. Voiture de place.

12. Le fils de l’homme part en guerre,
Il veut une couronne d’or ;
Son drapeau rouge flotte au loin.
Qui le suivra vers son destin ?

Source: Wikisource

Cet enregistrement est mis à disposition sous un contrat Creative Commons BY (attribution) SA (Partage dans les mêmes conditions).
Cet enregistrement est également mis à disposition sous un contrat Art Libre.


Commentaires :


Message de mibrahim2000

mercie boucoup. le lecture est formidable.


Ajouter un commentaire



Tous les commentaires sont bienvenus, bienveillants ou critiques (mais constructifs), sauf ceux qui mettraient en concurrence les donneurs de voix entre eux. Le cas échéant, ceux-là ne seraient pas publiés.

Pseudo :




Disponible sur Google Play

Nouveautés



> Toutes les nouveautés

SOUTENEZ-NOUS


Soutenez nous sur typeee

Les Auteurs les plus lus


Abrantès - Achard - Ackermann - Ahikar- Aicard - Aimard - ALAIN- Alberny - Allais - Amnesty International- Andersen - Anonyme- Apollinaire - Arène - Assollant - Aubry - Audebrand - Audoux - Aulnoy - Austen - Aycard - Balzac - Banville - Barbey d aurevilly - Barbusse - Baudelaire - Bazin - Beauvoir - Beecher stowe - Bégonia ´´lili´´ - Bellême - Beltran - Bergerat - Bernard - Bernède - Bernhardt - Berthoud - Bible- Bizet - Blasco ibanez - Bleue- Boccace- Borie - Bourget - Boussenard - Boutet - Bove - Boylesve - Brada- Braddon - Bringer - Brontë - Bruant - Brussolo - Burney - Cabanès - Cabot - Casanova- Cervantes - Césanne - Cézembre - Chancel - Charasse - Chateaubriand - Chevalier à la Rose- Claretie - Claryssandre- Colet - Comtesse de ségur- Conan Doyle - Coppee - Coppée - Corday - Corneille - Courteline - Darrig - Daudet - Daumal - De nerval - De renneville - De staël - De vesly - Decarreau - Del - Delarue mardrus - Delattre - Delly- Delorme - Demercastel - Desbordes Valmore - Dickens - Diderot - Dionne - Dostoïevski - Dourliac - Du boisgobey - Du gouezou vraz - Dumas - Dumas fils - Duruy - Duvernois - Eberhardt - Esquiros - Essarts - Faguet - Fée - Fénice- Féré - Feuillet - Féval - Feydeau - Filiatreault - Flat - Flaubert- Fontaine - Forbin - Alain-Fournier- France - Frapié - Funck Brentano - G@rp- Gaboriau- Gaboriau - Galopin - Gautier - Géode am- Géod´am- Girardin - Gorki - Gréville - Grimm - Guimet - Gyp- Hardy - Hawthorne - Hoffmann - Homère- Houssaye - Huc - Huchon - Hugo - Irving - Jaloux - James - Janin - Kipling - La Fontaine - Lacroix - Lamartine - Larguier - Lavisse et rambaud- Le Braz - Le Rouge - Leblanc - Leconte de Lisle - Lemaître - Leopardi - Leprince de Beaumont - Lermina - Leroux - Les 1001 nuits- Lesclide - Level - Lichtenberger - London - Lorrain - Loti - Louÿs - Lycaon- Machiavel - Madeleine - Maizeroy - Malcor - Mallarmé - Malot - Mangeot - Margueritte - Marmier - Martin (qc) - Mason - Maturin - Maupassant - Mérimée - Mervez- Meyronein - Michelet - Miguel de Cervantes- Milosz - Mirbeau - Moinaux - Molière- Montesquieu- Mortier - Moselli - Musset - Naïmi - Nerval - Orain - Orczy - Ourgant - Pacherie - Pavie - Pergaud - Perrault - Poe - Ponson du terrail - Pouchkine - Proust - Pucciano - Pujol - Racine - Radcliffe - Ramuz - Reclus - Renard - Richard - Rilke - Rimbaud - Robert - Rochefort - Ronsard - Rosny aîné - Rosny_aîné - Rostand - Rousseau - Sacher masoch - Sade - Saint victor - Sainte beuve - Sand - Sazie - Scholl - Schwab - Schwob - Scott - Shakespeare - Silion - Silvestre - Steel - Stendhal- Stevenson - Sue - Suétone- T. combe- Tchekhov - Theuriet - Thoreau - Tolstoï (L) - Tourgueniev - Trollope - Twain - Valéry - Vallès - Van offel - Vannereux - Verlaine - Verne - Vidocq - Villiers de l´isle adam- Voltaire- Voragine - Weil - Wells - Wharton - Wilde - Wilkie Collins- Zaccone - Zola Zweig -

--- Liste complète