La Cour de Louis quatorze
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Publication : 2012-09-03
Lu par Alain Bernard
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Image: http://www9.georgetown.edu/faculty/spielmag/docs/legrandsiecle/lgs3.htm Musique : Tomaso Albinoni Allegro ma non tropo
Imbert de Saint-Amand
La Cour de Louis XIV
- Collection Romans / Nouvelles -
Imbert de Saint-Amand
La Cour de Louis XIV
INTRODUCTION
«Vous voulez du roman, dit un jour M. Guizot ; que ne vous adressez-vous
à l'histoire ?» Le grand écrivain avait raison. Le roman historique est
maintenant démodé. On se lasse de voir défigurer les personnages célèbres,
et l'on partage l'avis de Boileau :
Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.
Y a-t-il, en effet, des inventions plus saisissantes que la réalité ? Un
romancier, si ingénieux qu'il soit, trouvera-t-il des combinaisons plus
variées et des scènes plus émouvantes que les drames de l'histoire ?
L'esprit le plus fécond imaginerait-il, par exemple, des types aussi curieux
que ceux des femmes de la cour de Louis XIV et de Louis XV ? Sans
doute leur histoire est connue. Je n'ai pas la prétention de recommencer la
biographie de la reine Marie-Thérèse, de Mme de Montespan, de la mère
du Régent, de la duchesse de Bourgogne, de la duchesse de Berry, des
soeurs de Nesle, de Mme de Pompadour, de Mme du Barry, de Marie
Leczinska, de Marie-Antoinette, de Madame Élisabeth, de la princesse de
Lamballe. Mais je voudrais, sans décrire l'ensemble de leur carrière, tenter
de tracer l'esquisse des héroïnes qui peuvent être appelées : les femmes de
Versailles.
Pour ce travail de reconstruction, ce ne sont pas les matériaux qui
manquent, ils sont plutôt trop abondants. Ce ne sont pas seulement les
anciens mémoires, ceux de Dangeau, de Saint-Simon, de la princesse
Palatine, de Mme de Caylus pour le règne de Louis XIV ; du duc de
Luynes, de Maurepas, de Villars, du marquis d'Argenson, du président
Hénault, de l'avocat Barbier, de l'avocat Marais, de Duclos, de Mme du
Hausset pour le règne de Louis XV ; du baron de Bezenval, de Mme
Campan, de Weber, du comte de Ségur, de la baronne d'Oberkirch pour le
règne de Louis XVI, qui nous serviront de guide.
Ce sont encore les Histoires de Voltaire, de Henri Martin, de Michelet, de
M. Jobez ; les patientes investigations de la science moderne, les travaux
des Sainte-Beuve, des Noailles, des Lavallée, des Walckenaër, des Feuillet
de Conches, des Le Roi, des Soulié, des Rousset, des Pierre Clément, des
d'Arneth, des Goncourt, des Lescure, de la comtesse d'Armaillé, de MM.
Boutaric, Honoré Bonhomme, Campardon, de Barthélemy et de tant
d'autres historiens et critiques distingués.
Assurément, il y a nombre de personnes qui connaissent à fond l'inventaire
de tous ces trésors. A de tels érudits je n'ai la pensée de rien apprendre, et
je ne suis, je le sais, que l'obscur disciple de tels maîtres. Mais peut-être les
gens du monde ne me blâmeront-ils pas d'avoir étudié, pour eux, tant
d'ouvrages ; peut-être des jeunes filles qui ont achevé leurs études
classiques me sauront-elles gré de résumer à leur intention des lectures
qu'elles ne feraient pas. Mon but serait de vulgariser l'histoire en respectant
scrupuleusement la vérité, même lorsque je ne la dirai pas tout entière ; de
repeupler les salles désertes, de résumer brièvement les leçons de morale,
de psychologie, de religion, qui sortent du plus grandiose des palais.
Puissent les femmes de Versailles être pour moi autant d'Arianes dans ce
merveilleux labyrinthe !
Ce qui facilite la résurrection des femmes de la cour de Louis XIV et de
Louis XV, c'est la conservation du palais où se passa leur existence.
Une ville a rarement présenté un spectacle aussi frappant que celui
qu'offrait Versailles en 1871, pendant la lutte de l'armée contre la
Commune. Entre le grand siècle et notre époque, entre la majesté de
l'ancienne France et les déchirements de la France nouvelle, entre les
horreurs lugubres dont Paris était le théâtre et les radieux souvenirs de la
ville du Roi-Soleil, le contraste était aussi douloureux que saisissant. Ces
avenues où l'on se montrait le chef du gouvernement et le glorieux vaincu
de Reichshoffen ; cette place d'armes encombrée de canons ; ces drapeaux
rouges, tristes trophées de la guerre civile, qui étaient portés à l'Assemblée,
à la fois comme un signe de deuil et de victoire ; ce magnifique palais, d'où
semblait sortir une voix suppliante qui adjurait nos soldats de sauver un si
bel héritage de splendeurs historiques et de grandeurs nationales, tout cela
remplissait l'âme d'une émotion profonde.
A l'heure d'angoisses où l'on se demandait avec une inquiétude, hélas ! trop
justifiée, ce qu'allaient devenir les otages, où l'on savait que Paris était la
proie des flammes, où l'on se disait que peut-être, de la Babylone moderne,
de la capitale du monde, il ne resterait plus qu'un monceau de cendres, le
Panthéon de toutes nos gloires semblait nous adresser des reproches et
faire naître dans nos coeurs des remords. La France de Charlemagne et de
saint Louis, de Louis XIV et de Napoléon, protestait contre cette France
odieuse que les hommes de la Commune avaient la prétention de faire
naître sur les débris de notre honneur. On se croyait le jouet d'un mauvais
rêve. Il y avait quelque chose d'insolite, de bizarre dans le bruit d'armes qui
troublait les abords de ce château, calme et majestueuse nécropole de la
monarchie absolue.
Même dans ces jours cruels dont le souvenir ne s'effacera jamais de ma
mémoire, l'ombre de Louis XIV m'apparaissait sans cesse. J'eus alors le
désir de revoir ses appartements. Ils étaient occupés en partie par le
personnel du ministère de la Justice et par les commissions de
l'Assemblée ; mais on avait respecté la chambre du Grand Roi, et aucun
fonctionnaire n'aurait osé transformer en bureau le sanctuaire de la royauté.
Dans notre siècle de démagogie, je ne contemplais pas sans respect cette
chambre où le souverain par excellence mourut en roi et en chrétien. Que
de réflexions me fit faire l'incomparable galerie des Glaces ! A quelques
jours de distance, elle avait été une salle de triomphe, une ambulance et un
dortoir. C'est là que notre vainqueur, entouré de tous les princes allemands,
avait proclamé le nouvel empire germanique. C'est là que les blessés
prussiens de Buzenval avaient été portés. C'est là que les députés de
l'Assemblée avaient couché quelques jours en arrivant à Versailles.
Tristes vicissitudes du sort ! Cette galerie étincelante, cet asile des
splendeurs monarchiques, ce lieu d'apothéose, où le pinceau de Lebrun a
ranimé les pompes du paganisme et la mythologie ; cet Olympe moderne,
où l'imagination évoque tant de brillants fantômes, où l'aristocratie
française ressuscite avec son élégance et sa fierté, son luxe et son courage ;
cette galerie de fêtes, qu'ont traversée tant de grands hommes, tant de
beautés célèbres, hélas ! dans quelles circonstances douloureuses m'était-il
donné de la revoir ! De l'une des fenêtres, je regardais ce paysage
grandiose où Louis XIV n'apercevait rien qui ne fût lui-même, car le jardin
créé par lui était tout l'horizon.
Mes yeux se fixaient sur cette nature vaincue, sur ces eaux amenées à force
d'art qui ne jaillissent qu'en dessin régulier, sur cette architecture végétale
qui prolonge et complète l'architecture de pierre et de marbre, sur ces
arbustes qui croissent avec docilité sous la règle et l'équerre. Je comparais
l'harmonieuse régularité du parc à l'art incohérent des époques
révolutionnaires, et au moment où l'astre que Louis XIV avait pris pour
devise se couchait à l'horizon, comme le symbole de la royauté évanouie,
je me disais :
«Ce soleil, il reparaîtra demain aussi radieux, aussi superbe. O France, en
sera-t-il de même de ta gloire ?»
Je me préoccupais alors de celui que Pellisson appelait le miracle visible,
du potentat en l'honneur duquel tout était à bout de marbre, de bronze et
d'encens, et qui, pour nous servir d'une expression de Bossuet, «n'a pas
même joui de son sépulcre.» Dieu, me disais-je, lui a-t-il pardonné cet
orgueil asiatique, qui en a fait une sorte de Balthazar et de
Nabuchodonosor chrétien ? Ce souverain qui chantait avec des larmes
d'attendrissement les hymnes composés à sa louange par Quinault, quelle
idée se fait-il aujourd'hui des grandeurs de la terre ? Son âme s'émeut-elle
encore de nos intérêts et de nos passions, ou bien le monde, grain de sable,
atome dans l'univers immense, est-il trop misérable pour appeler l'attention
de ceux qui ont sondé les mystères de l'éternité ? Que pense-t-il, ce grand
roi, de son Versailles, temple de la royauté absolue qui devait, avant que le
temps eût noirci ses lambris dorés, en être le tombeau ? Quelle opinion
a-t-il de nos discordes, de nos misères, de nos humiliations ? Lui, qui avait
conservé un souvenir si amer des troubles de la Fronde, comment juge-t-il
les excès de la démagogie actuelle ?
Son âme de roi et de Français a-t-elle tressailli quand, dans cette salle
décorée de peintures triomphales, le nouveau maître de Strasbourg et de
Metz a restauré cet empire d'Allemagne que la France avait mis des siècles
à détruire ? Quel contraste entre nos revers et les fresques superbes qui
ornent le plafond ! La Victoire étend ses ailes rapides, la Renommée
embouche sa trompette. Porté sur un nuage et suivi de la Terreur, Louis
XIV tient en main la foudre. Le Rhin, qui se reposait sur son urne, se
relève épouvanté de la vitesse avec laquelle il voit le monarque traversant
les eaux, et d'effroi il laisse tomber son gouvernail. Les villes prises sont
représentées sous les traits de ces captives en pleurs. L'Espagne, c'est le
lion blessé ; l'Allemagne, c'est cet aigle précipité dans la poussière.
Tout en regardant avec mélancolie ces éblouissantes et fastueuses
peintures, je me rappelais ces paroles de Massillon : «Que nous reste-t-il
de ces grands noms qui ont autrefois joué un rôle si brillant dans l'univers ?
On sait ce qu'ils ont été pendant ce petit intervalle qu'a duré leur éclat ;
mais qui sait ce qu'ils sont dans la région éternelle des morts ?»
L'esprit plein de ces pensées, je descendais l'escalier de marbre, cet escalier
au haut duquel Louis XIV attendait le grand Condé, qui, affaibli par l'âge
et les blessures, ne montait que lentement :
«Mon cousin, lui dit le monarque, ne vous pressez pas. On ne peut pas
monter très vite quand on est chargé, comme vous, de tant de lauriers.»
Le soir, je voulais encore revoir la statue du Grand Roi, dont le souvenir
m'avait si vivement impressionné pendant toute la durée du jour. La nuit
était sereine. Sa beauté douce et recueillie contrastait doublement avec les
fureurs et les agitations des hommes.
Son silence était interrompu par le bruit de l'artillerie fratricide, qui tonnait
dans le lointain. C'est en l'honneur de Louis XIV que les sentinelles
semblaient monter la garde sur cette place, où il avait si souvent passé la
revue de ses troupes. A la lueur des étoiles, je contemplais la statue
majestueuse de celui qui fut plus qu'un roi. Sur son cheval colossal, il
m'apparaissait comme la personnification glorieuse du droit qu'on a
qualifié de divin.
Républicaine ou monarchique, la France ne doit rien renier d'un tel passé.
L'histoire d'un pareil souverain ne saurait que lui inspirer des idées hautes,
des sentiments dignes d'elle et de lui. Il lutta jusqu'au bout contre les
puissances coalisées, et quand on prononçait en Europe ce mot unique : le
roi, chacun savait de quel monarque il s'agissait. Ah ! cette statue est bien
l'image de l'homme habitué à vaincre, à dominer et à régner, du potentat
qui triomphait de la rébellion avec un regard mieux que Richelieu avec la
hache.
Laissons les coryphées de l'école révolutionnaire chercher en vain à
dégrader ce bronze impérissable. La boue qu'ils voudraient jeter au
monument n'atteindra pas même le piédestal. Dans cette nuit où les canons
de la Commune répondaient à ceux du Mont-Valérien, la statue me
semblait plus imposante que jamais. On eût dit qu'elle s'animait, comme
celle du Commandeur. Le geste avait quelque chose de plus fier et de plus
impérieux que dans les époques moins troublées. Son bâton de
commandement à la main, le Grand Roi, dont le regard est tourné du côté
de Paris, semblait dire à la ville insurgée, comme le convive de marbre à
don Juan : «Repens-toi.»
La profonde impression que Versailles m'avait produite pendant les jours
de la Commune est loin de s'être affaiblie depuis ce moment. Des
circonstances bien imprévues ont fait occuper les appartements de la reine
par la direction politique du ministère des Affaires étrangères. Ma modeste
table de travail a été, une année, placée au bout de la salle du
Grand-Couvert, en face du tableau qui représente le doge Imperiali
s'humiliant devant Louis XIV, et j'ai eu le temps de réfléchir sur les
péripéties étranges, sur les caprices du sort, par suite desquels les employés
du ministère dont je fais partie étaient, pour ainsi dire, campés au milieu de
ces salles légendaires.
Les cinq pièces qui composent l'appartement de la reine ont toutes une
importance historique. A chacune se rattachent les plus curieux souvenirs.
Vous montez l'escalier de marbre. A droite est la salle des gardes de la
reine. C'est là que, le 6 octobre 1789, à 6 heures du matin, les gardes du
corps, victimes de la fureur populaire, défendirent avec tant de courage,
contre une bande d'assassins, l'entrée de l'appartement de
Marie-Antoinette. La salle suivante est celle du Grand-Couvert. C'est là
que les reines dînaient solennellement, en compagnie des rois ; ces festins
d'apparat avaient lieu plusieurs fois par semaine, et le peuple était admis à
les contempler. Non seulement comme reine, mais déjà comme dauphine,
Marie-Antoinette se soumit à cette bizarre coutume. «Le dauphin dînait
avec elle, nous dit Mme Campan dans ses Mémoires, et chaque ménage de
la famille royale avait tous les jours son dîner public. Les huissiers
laissaient entrer tous les gens proprement mis.
Ce spectacle faisait le bonheur des provinciaux. A l'heure des dîners, on ne
rencontrait dans les escaliers que de braves gens qui, après avoir vu la
dauphine manger sa soupe, allaient voir les princes manger leur bouilli et
qui couraient ensuite, à perte d'haleine, pour aller voir Mesdames manger
leur dessert.»
Après la salle du Grand-Couvert est le salon de la Reine. Le cercle de la
souveraine se tenait dans cette pièce, où l'on faisait les présentations. Son
siège était placé au fond de la salle, sur une estrade couverte d'un dais dont
on voit encore les pitons d'attache dans la corniche en face des fenêtres.
C'est là que brillèrent les beautés célèbres de la cour de Louis XIV, avant
que le roi allât s'emprisonner dans les appartements de Mme de Maintenon.
C'est là que le président Hénault et le duc de Luynes venaient sans cesse
causer avec cette aimable et bonne Marie Leczinska, en qui chacun se
plaisait à reconnaître les vertus d'une bourgeoise, les manières d'une
grande dame, la dignité d'une reine. C'est là que Marie-Antoinette, la
souveraine à la taille de nymphe, à la marche de déesse, à l'aspect doux et
fier digne de la fille des Césars, recevait, avec cet air royal de protection et
de bienveillance, avec ce prestige enchanteur dont les étrangers
emportaient le souvenir à travers l'Europe comme un éblouissement.
La pièce suivante est, de toutes, celle qui évoque le plus de souvenirs. C'est
la chambre à coucher de la reine, la chambre où sont mortes deux
souveraines : Marie-Thérèse et Marie Leczinska ; deux dauphines : la
dauphine de Bavière et la duchesse de Bourgogne ;-la chambre où sont nés
dix-neuf princes et princesses du sang, et parmi eux deux rois, Philippe V,
roi d'Espagne, et Louis XV, roi de France ;-la chambre qui, pendant plus
d'un siècle, a vu les grandes joies et les suprêmes douleurs de l'ancienne
monarchie.
Cette chambre a été occupée par six femmes : d'abord par la vertueuse
Marie-Thérèse, qui s'y installa le 6 mai 1682, et y rendit le dernier soupir,
le 30 juillet de l'année suivante ;-ensuite par la femme du Grand Dauphin,
la dauphine de Bavière, qui y mourut le 20 avril 1690, à l'âge de vingt-neuf
ans ; puis par la charmante duchesse de Bourgogne, qui s'y établit dès son
arrivée à Versailles, le 8 novembre 1696, y mit au monde trois princes,
dont le dernier seul vécut et régna sous le nom de Louis XV, et y mourut le
12 février 1712, à l'âge de vingt-six ans ;-puis par cette infante d'Espagne,
Marie-Anne-Victoire, qui était fiancée avec le jeune roi de France, et qui
demeura là, depuis le mois de juin 1722 jusqu'au mois d'avril 1725, époque
où le mariage projeté fut rompu ;-ensuite par la pieuse Marie Leczincka,
qui s'installa dans cette chambre le 1er décembre 1725, y donna naissance
à ses dix enfants, y habita pendant un règne de quarante-trois ans, y mourut
le 24 juin 1768, entourée de la vénération universelle ;-enfin par la plus
poétique des femmes, par celle qui résume en elle les triomphes et les
humiliations, les joies et les douleurs, par celle dont le nom seul inspire
l'attendrissement et le respect, par Marie-Antoinette. C'est là que vinrent au
monde ses quatre enfants et qu'elle faillit mourir à la naissance de sa
première fille, la future duchesse d'Angoulême. Une antique et bizarre
étiquette autorisait le peuple à s'introduire, en pareil cas, dans le palais des
rois. La galerie des Glaces, les salons, l'oeil-de-Boeuf, la chambre de la
reine, étaient envahis par la foule. Marie-Antoinette, manquant d'air
respirable, perdit connaissance pendant trois quarts d'heure.
Quand elle revint à elle, Louis XVI lui présenta la princesse qui venait de
naître :
«Pauvre petite, dit-elle, vous n'étiez pas désirée, mais vous n'en serez pas
moins chère. Un fils eût plus particulièrement appartenu à l'État ; vous
serez à moi, vous aurez tous mes soins, vous partagerez mon bonheur et
vous adoucirez mes peines.»
Ce fut là aussi que virent le jour les deux fils du roi et de la reine martyrs :
l'un, né le 22 octobre 1781, mort le 4 juin 1789 ; l'autre, né le 27 mars
1785, connu sous le nom de duc de Normandie, et qui devait plus tard
s'appeler Louis XVII.
Dans cette chambre mémorable à tant de titres, commença l'agonie de la
royauté française. Marie-Antoinette y dormait le matin du 6 octobre 1789,
quand elle fut réveillée par l'insurrection. Au fond de la chambre, dans le
panneau où est actuellement le portrait de la reine par Mme Lebrun, une
petite porte conduisait aux appartements du roi. C'est par là que la
malheureuse souveraine s'échappa pour aller chercher un refuge auprès de
Louis XVI, pendant que les émeutiers assassinaient les gardes du corps.
Quelques instants après elle quittait Versailles, qu'elle ne devait jamais
revoir. Depuis lors, aucune femme n'occupa les appartements de la reine.
Le théâtre subsiste, les décors sont à peine modifiés ; mais il faut faire
sortir de la poussière du temps les acteurs, les actrices surtout.
L'année que j'ai passée dans ces salles encore si pleines de leur souvenir
m'a donné la première idée du travail que je publie aujourd'hui. Que de fois
j'ai cru apercevoir, comme autant de gracieux fantômes, les femmes
illustres qui ont aimé, qui ont souffert, qui ont pleuré dans ce séjour !
Je voudrais me rendre un compte minutieux du rôle qu'elles y ont joué,
mentionner avec précision les appartements qu'elles ont habités, montrer
en détail l'existence qu'elles menaient, indiquer, pour nous servir d'une
expression de Saint-Simon, ce qu'on pourrait appeler la mécanique de la
vie de la cour.
Je veux essayer l'histoire du château de Versailles lui-même par les
femmes qui l'ont habité depuis 1682, époque où Louis XIV y fixa sa
résidence, jusqu'au 6 octobre 1789, jour fatal où Louis XVI et
Marie-Antoinette le quittèrent sans retour. Le sanctuaire de la monarchie
absolue devait être également son tombeau.
Ni les nièces de Mazarin, ni la Grande Mademoiselle, ni les duchesses de
La Vallière et de Fontanges, ne doivent être considérées comme des
femmes de Versailles. A l'époque où ces héroïnes brillèrent de tout leur
éclat, Versailles n'était pas encore la résidence officielle de la cour et le
siège du gouvernement.
Nous ne commencerons donc cette étude qu'en 1682, année où Louis XIV,
quittant Saint-Germain, son séjour habituel, s'établit définitivement dans sa
résidence de prédilection.
Pendant plus d'un siècle,-de 1682 à 1789,-combien de curieuses figures
apparaîtront sur cette scène radieuse ! Que de vicissitudes dans leurs
destinées ! que de singularités et de contrastes dans leurs caractères ! C'est
la bonne reine Marie-Thérèse, douce, vertueuse, résignée, se faisant aimer
et respecter de tous les honnêtes gens. C'est l'orgueilleuse sultane, la
femme à l'esprit étincelant, moqueur, acéré, l'altière, l'omnipotente
marquise de Montespan.
C'est la femme dont le caractère est une énigme et la vie un roman, qui a
connu tour à tour toutes les extrémités de la mauvaise et de la bonne
fortune, et qui, avec plus de rectitude que d'effusion, avec plus de justesse
que de grandeur, a eu du moins le mérite de réformer la vie d'un homme
dont les passions avaient été divinisées : Mme de Maintenon. C'est la
princesse Palatine, la femme de Monsieur, frère du roi, la mère du futur
Régent, Allemande enragée, invectivant sa nouvelle patrie, représentant, à
côté de l'apothéose, la satire, exhalant dans ses lettres les colères d'un
Alceste en jupon, rustique, mais spirituelle, plus impitoyable, plus
caustique, plus passionnée que Saint-Simon lui-même ; femme étrange, au
style brusque, impétueux, au style qui, comme le dit Sainte-Beuve, a de la
barbe au menton, et de qui l'on ne sait trop, quand on le traduit de
l'allemand en français, s'il tient de Rabelais ou de Luther.
C'est la duchesse de Bourgogne, la sylphide, la sirène, l'enchanteresse du
vieux roi ; la duchesse de Bourgogne, dont la mort précoce fut le signal de
l'agonie d'une cour naguère si éblouissante.
Sous Louis XV, c'est la vertueuse, la sympathique Marie Leczinska, le
modèle du devoir, qui joue auprès de Louis XV le même rôle respecté,
mais effacé que Marie-Thérèse auprès de Louis XIV. C'est l'intrigante, la
femme-ministre, la marquise de Pompadour, vraie magicienne, habituée à
tous les enchantements, à toutes les féeries du luxe et de l'élégance, mais
qui restera toujours une parvenue faite pour l'Opéra plutôt que pour la
cour.
Ce sont les six filles de Louis XV, types de piété filiale et de vertu
chrétienne : Madame Infante, si tendre pour son père ; Madame Henriette,
sa soeur jumelle, morte de chagrin à vingt-quatre ans pour ne s'être pas
mariée suivant son coeur ; Madame Adélaïde et Madame Victoire,
inséparables dans l'adversité comme dans les beaux jours ; Madame
Sophie, douce et timide ; Madame Louise, successivement amazone et
carmélite, qui, dans le délire de l'agonie, s'écriait : «Au paradis, vite, vite !
au paradis, au grand galop !»
C'est Mme Dubarry, déguisée en comtesse et destinée par l'ironie du sort à
ébranler les bases du trône de saint Louis, de Henri IV, de Louis XIV. Puis
après le scandale, sous le règne qui est l'heure de l'expiation, c'est Madame
Élisabeth, nature angélique et essentiellement française, montrant, au
milieu des plus horribles catastrophes, non seulement du courage, mais de
la gaieté ; c'est la princesse de Lamballe, gracieuse et touchante héroïne de
l'amitié ; c'est Marie-Antoinette, dont le nom seul est plus pathétique que
tous les commentaires.
Dans la carrière de ces femmes, que d'enseignements historiques, et aussi
que de leçons de psychologie et de morale ! Qui ferait mieux connaître la
cour, «ce pays où les joies sont visibles mais fausses, et les chagrins cachés
mais réels ;» la cour, «qui ne rend pas content et qui empêche qu'on ne le
soit ailleurs [La Bruyère, De la Cour.] !»
Les femmes de Versailles ne nous disent-elles pas toutes : «La condition la
plus heureuse en apparence a ses amertumes secrètes qui en corrompent
toute la félicité.
Le trône est le siège des chagrins, comme la dernière place ; les palais
superbes cachent des soucis cruels, comme le toit du pauvre et du
laboureur, et, de peur que notre exil ne nous devienne trop aimable, nous y
sentons toujours par mille endroits qu'il manque quelque chose à notre
bonheur [Massillon, Sermon sur les afflictions.].»
Un portrait de Mignard représente la duchesse de La Vallière avec ses
enfants : Mlle de Blois et le comte de Vermandois. Elle est pensive et tient
à la main un chalumeau, à l'extrémité duquel flotte une bulle de savon avec
ces mots : Sic transit gloria mundi, «Ainsi passe la gloire du monde.» Ne
pourrait-ce pas être la devise de toutes les héroïnes de Versailles ?
Combien auraient pu dire comme Mme de Sévigné, riche aussi, honorée,
adulée, heureuse en apparence : «Je trouve la mort si terrible, que je hais
plus la vie parce qu'elle m'y mène que par les épines dont elle est semée.
Vous me direz que je veux donc vivre éternellement ? Point du tout ; mais
si on m'avait demandé mon avis, j'aurais bien mieux aimé mourir entre les
bras de ma nourrice ; cela m'aurait ôté bien des ennuis, et m'aurait donné le
ciel bien sûrement et bien aisément [Mme de Sévigné, lettre du 16 mars
1672.].»
La princesse Palatine, Madame, femme du frère de Louis XIV, écrivait à
propos de la mort de la reine d'Espagne : «J'entends et je vois tous les jours
tant de vilaines choses, que tout cela me dégoûte de la vie. Vous aviez bien
raison de dire que la bonne reine est maintenant plus heureuse que nous, et
si quelqu'un voulait me rendre, comme à elle et à sa mère, le service de
m'envoyer en vingt-quatre heures de ce monde dans l'autre, je ne lui en
saurais certes pas mauvais gré. [Lettres de la princesse Palatine, 20 mars
1689.]»
Mème avant l'heure des grandes humiliations où il faudra descendre
l'escalier de marbre de Versailles pour ne plus le remonter, Mme de
Montespan cachait dans «son triomphe extérieur un fond de tristesse»
[Mme de Sévigné, lettre du 31 juillet 1675.].
La rivale qui, contre toute attente, devait la supplanter, Mme de
Maintenon, écrivait à Mme de La Maisonfort : «Que ne puis-je vous
donner mon expérience ! que ne puis-je vous faire voir l'ennui qui dévore
les grands et la peine qu'ils ont à remplir leurs journées ! Ne voyez-vous
pas que je meurs de tristesse dans une fortune qu'on aurait eu peine à
imaginer ? J'ai été jeune et jolie ; j'ai goûté les plaisirs ; j'ai passé des
années dans le commerce de l'esprit ; je suis venue à la faveur, et je vous
proteste, ma chère fille, que tous les états laissent un vide affreux.»
C'est encore Mme de Maintenon qui disait à son frère, le comte
d'Aubigné :
«Je n'y puis plus tenir, je voudrais être morte.»
C'est elle qui, résumant les phases de sa carrière si surprenante, écrivait à
Mme de Caylus, deux ans avant de mourir : «On rachète bien les plaisirs et
l'enivrement de la jeunesse. Je trouve, en repassant ma vie, que, depuis
l'âge de trente-deux ans, qui fut le commencement de ma fortune, je n'ai
pas été un moment sans peine, et qu'elles ont toujours augmenté [Lettres de
Mme de Maintenon à Mme de Caylus, 19 avril 1717.].»
Les femmes du règne de Louis XV ne fournissent pas moins de sujets aux
réflexions philosophiques. Pendant que leur char de triomphe s'avance au
milieu d'une foule de flatteurs, leur conscience leur souffle à l'oreille de
cruelles paroles.
Semblables à des actrices qui ont devant elles un public fantasque et
versatile, elles craignent toujours que les applaudissements ne se changent
en huées, et c'est avec un fond de terreur que, malgré leur aplomb apparent,
elles continuent à jouer leur triste rôle.
Les favorites des rois ne semblent-elles pas se réunir toutes pour s'écrier
avec saint Augustin : «O mon Dieu ! vous l'avez ordonné, et la chose ne
manque jamais d'arriver, que toute âme qui est dans le désordre soit à
elle-même son supplice. Si l'on y goûte certains moments de félicité, c'est
une ivresse qui ne dure pas. Le ver de la conscience n'est pas mort ; il n'est
qu'assoupi. La raison aliénée revient bientôt, et avec elle reviennent les
troubles amers, les pensées noires et les cruelles inquiétudes [Massillon,
Panégyrique de sainte Madeleine.].»
La jeune duchesse de Châteauroux, qui passe du matin au soir «comme
l'herbe des champs», résume dans sa courte carrière toutes les misères et
toutes 1es déceptions de la vanité. A l'apogée de sa faveur, Mme de
Pompadour est plongée dans la mélancolie. Sa femme de chambre, Mme
du Hausset, confidente de ses perpétuels soucis, lui dit avec une
commisération sincère :
«Je vous plains, madame, tandis que tout le monde vous envie.»
Et la marquise, blasée de faux plaisirs, tourmentée par de vraies
souffrances, prononce cette parole si amère :
«La sorcière a dit que j'aurais le temps de me reconnaître avant de mourir.
Je le crois, car je ne périrai que de chagrin.»
A peine descendue dans la tombe, la pauvre morte est oubliée de tous. La
reine elle-même en fait la remarque, lorsqu'elle écrit au président Hénault :
«Il n'est non plus question ici de ce qui n'est plus, que si elle n'eût jamais
existé. Voilà le monde ; c'est bien la peine de l'aimer.»
Les destinées des héroïnes de Versailles ne sont pas seulement
intéressantes au point de vue moral ; elles ont, sous le rapport de l'histoire,
une importance, pour ainsi dire, symbolique. Certaines de ces femmes
résument, en effet, toute une société, personnifient toute une époque. Mme
de Montespan, la beauté superbe, la grande dame fière de sa naissance, de
son esprit, de ses richesses, de sa magnificence, la femme qui, par ses
terribles railleries, se fait craindre autant qu'admirer, à ce point que les
courtisans disent ne pas oser passer sous ses fenêtres, parce que c'est passer
par les armes ; la fastueuse Mme de Montespan, que les anciens auraient
représentée en Cybèle portant Versailles sur son front, n'est-elle pas
comme une incarnation de cette France altière et triomphante de l'apogée
du règne de Louis XIV, de cette France qui ressuscite les pompes du
paganisme et enveloppe dans des nuages d'encens le souverain radieux
dont elle est idolâtre ? Mais l'orgueil de la favorite sera châtié, et, pour elle
de même que pour le roi, les humiliations succéderont aux triomphes.
Les rayons du soleil n'ont plus la même splendeur, l'astre-roi qui décline a
perdu l'ardeur de ses feux : Mme de Maintenon apparaît. Avec sa nature et
son style tempérés, son respect pour les convenances et pour la règle, sa
piété mêlée d'un peu d'ostentation, elle est le symbole vivant de la nouvelle
cour.
Après Louis XIV, la Régence ; avec la Régence, le scandale. La duchesse
de Berry [Marie-Louise-Élisabeth d'Orléans, fille du Régent, épousa en
1710 le duc de Berry, petit-fils de Louis XIV, et devint veuve dès 1714 ;
elle mourut en 1719, à l'âge de vingt-quatre ans.], si fantasque, si
capricieuse, si passionnée, n'est-elle pas l'image de cette époque ?
Avec Louis XV, il y a comme une diminution graduelle de prestige et de
dignité, dont la duchesse de Châteauroux, la marquise de Pompadour,
Mme Dubarry, sont en quelque sorte les symboles vivants. Et cependant,
même alors, il y a encore çà et là des moeurs patriarcales, des sentiments
vraiment chrétiens, des caractères qui honorent la nature humaine. La reine
Marie Leczinska en est la personnification ; elle et ses filles conservent à la
cour les dernières traditions des convenances. Enfin vient
Marie-Antoinette, la femme qui représente, dans la plus saisissante et la
plus tragique de toutes les destinées, non seulement la majesté et les
douleurs de la monarchie, mais toutes les grâces et toutes les angoisses,
toutes les joies et toutes les souffrances de son sexe.
Trop souvent, en étudiant l'histoire, on y rencontre le scandale ; mais on y
trouve aussi un enseignement. Ce ne sont pas surtout les femmes
vertueuses qui s'écrient : «Vanité, tout est vanité.» Ce sont les coupables
qui sortent de leurs tombes et, se frappant la poitrine, font amende
honorable devant la postérité.
Ces beautés, qui jettent un éclat passager sur la scène du monde,
s'évanouissent comme des ombres ; semblables à l'herbe des champs, elles
passent du matin au soir, et l'histoire, instruite par leur exemple, devient
une sorte de morale en action.
Le présent volume est consacré aux femmes de la cour de Louis XIV. Si la
jeunesse, à laquelle nous dédions cette édition spéciale, y trouve quelque
intérêt, il sera suivi de plusieurs autres.
LA COUR DE LOUIS XIVI - LE CHÂTEAU DE VERSAILLES
Avant de rappeler le rôle que les femmes de Versailles ont joué, il faut dire
quelques mots du théâtre sur lequel leurs destinées se sont accomplies et
montrer par quelle transformation miraculeuse un endroit triste et sombre,
plein de sables mouvants et de marécages, sans vue, sans eau, sans forêt,
fut façonné, pour ainsi dire, à l'image du Grand Roi, et devint une
merveille, objet de l'admiration du monde entier. Comme ces grands
fleuves qui, à leur source, sont à peine un petit ruisseau, l'existence du
palais destiné à tant de splendeur commença dans les proportions les plus
modestes.
C'est en 1624 que Louis XIII fit bâtir à Versailles un rendez-vous de
chasse sur une éminence où il y avait auparavant un moulin à vent. En
1627, dans une assemblée de notables tenue aux Tuileries, Bassompierre
reprochait au roi de ne pas achever les bâtiments de la couronne, et il disait
à ce propos :
«L'inclination de Sa Majesté n'est point portée à bâtir ; les finances de la
chambre ne seront point épuisées par ses somptueux édifices, si ce n'est
qu'on veuille lui reprocher le chétif château de Versailles, de la
construction duquel un simple gentilhomme ne voudrait pas prendre vanité
[Voir, sur les origines du palais, le curieux et savant ouvrage publié par M.
Le Roi sous ce titre : Louis XIII et Versailles.].»
En 1651, huit ans après la mort de son père, Louis XIV, alors dans sa
treizième année, vint pour la première fois à Versailles. Il s'attacha dès lors
à ce séjour, et quelques années plus tard il le choisit pour y donner des
fêtes magnifiques. Au mois de mai 1664, il y fit célébrer les Plaisirs de l'île
enchantée, divertissements empruntés au poème de l'Arioste, à l'exécution
desquels concoururent Benserade et le président de Périgny pour les récits
en vers, Molière et sa troupe pour la comédie, Lulli pour la musique et les
ballets, le machiniste italien Vigarani pour les décors, les illuminations et
les feux d'artifice.
Le 7 mai, première journée des fêtes, il y eut une course de bagues en
présence des deux reines [Anne d'Autriche et Marie-Thérèse.], dans un
cirque de verdure élevé à l'entrée de ce qu'on nomme aujourd'hui le tapis
vert.
Le jeune Louis XIV, vêtu d'un costume où tous les diamants de la
couronne resplendissaient, représentait le paladin Roger dans l'île d'Alcine.
Après le tournoi, dont il fut le vainqueur, Flore et Apollon arrivèrent, pour
le féliciter, sur des chars que traînaient les nymphes, les satyres, les
dryades. Au banquet, le Temps, les Heures, les Saisons, servirent les
convives, abrités, sous des bosquets de lilas, de muguets et de roses. Le
lendemain, 8 mai, on représenta, sur un théâtre élevé au milieu de la même
allée, la Princesse d'Élide, pièce dans laquelle Molière jouait les rôles de
Lyciscas et de Moron. Le 9, ballet dans le palais d'Alcide, avec feu
d'artifice qui en simulait l'embrasement ; le 10, course de têtes dans les
fossés du château ; le 11, représentation des Fâcheux, de Molière ; le 12,
loterie où se trouvaient des ameublements, des pièces d'argenterie, des
pierres précieuses, et, le soir, le Tartuffe ; le 13, le Mariage forcé ; le 14,
départ du roi et de la cour pour Fontainebleau.
Versailles n'était pas encore la résidence royale ; mais Louis XIV venait de
temps en temps y passer quelques jours, parfois quelques semaines, surtout
quand il voulait éblouir les yeux et fasciner les imaginations par l'éclat de
ces fêtes pompeuses qui ressemblaient à des apothéoses.
Le 14 septembre 1665, il y eut à Versailles une grande chasse, où la reine,
Madame Henriette d'Angleterre, Mlle de Montpensier, Mlle d'Alençon,
chassèrent en costume d'amazones ; et, au mois de février 1667, un
carrousel qui recula les bornes de la magnificence.
La Gazette a soin de nous décrire le cortège des dames de la cour, «toutes
admirablement équipées et sur des chevaux choisis, conduites par
Madame, avec une veste des plus superbes, et sur un cheval blanc houssé
de brocart, semé de perles et de pierreries.» Après l'escadron féminin
apparaissait le Roi-Soleil, «ne se faisant pas moins connaître à cette haute
mine qui lui est particulière qu'à son riche vêtement à la hongroise, couvert
d'or et de pierres précieuses, avec un casque ondoyé de plumes, et à la
fierté de son cheval, qui semblait plus superbe de porter un si grand
monarque que de la magnificence de son caparaçon et de sa housse
pareillement couverte de pierreries [ Gazette de 1667.].» Venaient ensuite :
Monsieur, frère du roi, en costume de Turc, puis le duc d'Engien, habillé
en Indien, puis les autres seigneurs, qui formaient dix quadrilles.
Le 10 juillet 1668, nouvelles réjouissances : dans la journée, représentation
des Fêtes de l'Amour et de Bacchus, paroles de Quinault, musique de Lulli,
et de Georges Dandin, joué par Molière et par sa troupe ; le soir, festin et
bal ; à 2 heures du matin, illuminations.
Le pourtour du parterre de Latone, la grande allée, la terrasse et la façade
du palais étaient décorés de statues, de vases, de candélabres éclairés d'une
manière ingénieuse, qui les faisait paraître comme enflammés à l'intérieur.
Les fusées des feux d'artifice se croisaient au-dessus du château, et, lorsque
toutes ces lumières s'éteignaient, dit Félibien en terminant le récit de la
fête, on s'aperçut que le jour, «jaloux des avantages d'une belle nuit,»
commençait à poindre.
Le 17 septembre 1672, la troupe du roi représentait les Femmes savantes
de Molière, qui furent, dit la Gazette, «admirées d'un chacun.» Du 8 février
au 19 avril 1674, Bourdalouc prêchait le carême à Versailles ; le 11 juillet,
on y jouait le Malade imaginaire de Molière, mort l'année précédente ; au
mois d'août, il y avait une série de grandes fêtes. Félibien fait une
description saisissante de la nuit du 31 août 1674, où l'on vit tout à coup,
sous un ciel sans étoiles et du noir le plus sombre, un ruissellement inouï
de lumières. Tous les parterres étincelaient. La grande terrasse qui est
devant le château était bordée d'un double rang de feux espacés à deux
pieds l'un de l'autre. Les rampes et les degrés du fer à cheval, tous les
massifs, toutes les fontaines, tous les bassins resplendissaient de mille
flammes. De l'Italie était venu cet art pyrotechnique, ce mélange de feux,
de fleurs et d'eau, qui faisait ressembler le parc au jardin d'Armide. Les
rives du grand canal étaient ornées de statues et de décorations
d'architecture, derrière lesquelles on avait disposé un nombre infini de
lumières qui les faisaient paraître transparentes. Le roi, la reine et toute la
cour étaient sur des gondoles richement ornées.
Des bateaux remplis de musiciens les suivaient, et l'écho répétait les sons
d'une harmonie magique.
A partir de l'année suivante, de grands travaux, commencés par Levau et
Dorbay, continués par Jules Hardouin Mansart, furent entrepris à
Versailles, où Louis XIV voulait fixer sa résidence définitive. Quels motifs
le déterminaient à renoncer à ce château de Saint-Germain où il était né, à
ce château si admirablement situé, d'où l'on découvre un si beau fleuve, un
si vaste et si magnifique horizon ? Rien ne manque à Saint-Germain, ni les
arbres, ni l'eau, ni la vue. L'air y est vif et salubre, et, du haut de la terrasse
adossée à la forêt, on contemple un des panoramas les plus variés et les
plus majestueux du globe.
Si Louis XIV avait dépensé pour embellir et agrandir le vieux
château,-celui qui existe encore,-et le château neuf,-celui qui était situé en
face de la Seine et qui fut détruit sous Louis XVI,-la moitié des sommes
dépensées pour Versailles, quel incomparable palais, quelles merveilles
aurait-on admirés ! Que n'aurait-on pas pu faire du château neuf de
Saint-Germain,-il n'en reste aujourd'hui que le pavillon Henri IV,-de ce
château si élégant, dont les escaliers paraissaient de loin comme des
arabesques en relief incrustées sur le flanc de la colline, et dont les cinq
terrasses successives, ornées de bosquets, de bassins, de parterres de fleurs,
descendaient jusqu'à la Seine ? Comment préférer à une telle résidence, à
un tel paysage, un manoir obscur sans perspective, entouré d'étangs
fangeux, sur un terrain où, au lieu d'être favorisé par la nature, il fallait la
tyranniser, la dompter à force d'art et d'argent ?
Était-ce, comme on l'a dit, la vue lointaine du clocher de Saint-Denis,
dernier terme de la grandeur royale, qui rendait Saint-Germain
antipathique à Louis XIV ? Ce clocher, qui semblait lui dire à l'horizon :
Memento homo quia pulvis es et in pulverem reverteris, contrariait-il
l'ivresse de vie et de toute-puissance qui débordait en lui ?
Cette pensée pusillanime nous semble indigne du Grand Roi. Nous
inclinons plutôt à croire que ce qui éloignait Louis XIV de Saint-Germain,
c'était le souvenir du temps où, chassé de Paris par les troubles de la
Fronde, il fut transporté nuitamment dans le vieux château. Sans doute il
n'aimait pas voir, de sa fenêtre, cette capitale qui avait insulté son enfance.
S'arracher à un souvenir importun, effacer complètement, même dans la
pensée, les derniers vestiges des actes de rébellion contre l'autorité royale,
choisir une résidence qui n'était rien pour en faire le plus radieux des
palais, se complaire dans cette transformation comme dans le triomphe de
la puissance, de l'orgueil, de la force de volonté, tout créer soi-même :
architecture, jardins, fontaines, horizon, contraindre la nature à plier sous
le joug et à s'avouer vaincue, comme la révolution : tel fut le rêve de Louis
XIV, et ce rêve il le réalisa.
De 1675 à 1682, les travaux de Versailles se poursuivirent avec une
étonnante activité. On acheva les grands appartements du roi et l'escalier
dit des Ambassadeurs. On construisit la galerie des Glaces, à l'endroit où
une terrasse occupait le milieu de la façade, du côté des jardins. On ajouta
au château l'aile du midi, dite aile des Princes. On termina, à droite et à
gauche, les bâtiments qui bordent la première cour avant le château, et
qu'on désigne sous le nom d'ailes des Ministres.
On éleva la grande et la petite écurie.
Enfin, en 1681, on transporta la chapelle sur l'emplacement actuel du salon
d'Hercule et du vestibule qui se trouve au-dessous. Le 30 avril 1682,
l'archevêque de Paris, François de Harlay, bénit la nouvelle chapelle, et, le
6 mai suivant, Louis XIV s'installa définitivement à Versailles [Si l'on veut
se rendre compte des agrandissements de Versailles, on n'a qu'à regarder le
tableau de Van der Meulen, qui est dans l'antichambre du roi (salle N° 121
de la Notice du Musée, par M. Soulié). Ce tableau, qui porte le N° 2145,
représente Versailles tel qu'il était avant les travaux ordonnés par Louis
XIV.].
Le roi s'établit au centre même du palais. Le salon dit oeil-de-Boeuf [Salle
N° 123 de la Notice du Musée.] était alors divisé en deux pièces : la
chambre des Bassans, ainsi nommée parce qu'elle contenait plusieurs
tableaux de ce maître,-c'est là qu'attendaient les princes et seigneurs admis
au lever du souverain,-et l'ancienne chambre de Louis XIII, où Louis XIV
coucha de 1682 à 1701. A côté de cette chambre était le grand cabinet, où
se faisaient les cérémonies du lever et du coucher, où le roi donnait
audience au nonce et aux ambassadeurs, où il recevait le serment des
grands officiers de sa maison [Salle N° 124 de la Notice. Cette pièce devint
la chambre à coucher de Louis XIV, et c'est là qu'il mourut.]. La salle
suivante [Salle du Conseil (N° 125 de la Notice).] était alors séparée en
deux. La partie la plus rapprochée de la chambre du roi se nommait le
cabinet du Conseil,-c'est là que Louis XIV prit avec ses ministres les plus
grandes décisions de son règne ;-l'autre se nommait le cabinet des Termes
ou des Perruques.
La reine et le dauphin eurent leur logement, l'une au premier étage, l'autre
au rez-de-chaussée, dans la portion méridionale de l'ancien château de
Louis XIII, celle qui domine l'orangerie et la pièce d'eau des Suisses. Les
appartements de la reine aboutissaient, par le salon de la Paix, à la galerie
des Glaces, le chef-d'oeuvre du nouveau Versailles. A l'autre extrémité de
la galerie commençaient, avec le salon de la Guerre, les salles désignées
sous le nom de grands appartements du roi, pièces d'apparat et de
réception, portant des noms mythologiques : salle d'Apollon, de Mercure,
de Mars, de Diane, de Vénus.
Le gouverneur du palais et le confesseur du roi logèrent dans l'aile du nord,
celle qu'a depuis reconstruite l'architecte Gabriel. Au-delà de
l'emplacement où est la chapelle actuelle, on plaça les princes de Condé et
de Conti, le gouverneur des enfants de France et un bon nombre de grands
officiers et de chapelains. Dans la grande salle du midi, les enfants de
France et la famille d'Orléans habitèrent en face des jardins. Enfin, les
secrétaires d'État, ministres de la maison du roi, des affaires étrangères, de
la guerre, de la marine, s'installèrent dans les deux corps de bâtiment
devant lesquels s'élèvent aujourd'hui les statues d'hommes célèbres.
L'ensemble de ces immenses constructions, subdivisées à l'infini dans
l'intérieur, servait d'habitation à plusieurs milliers d'individus.
Versailles était achevé. A part très peu de modifications, il offrait l'aspect
qu'il présente aujourd'hui. Du côté de la ville, le monument, quoique
grandiose, est disparate.
Son architecture composite, le contraste qui se fait remarquer entre la
brique et la pierre, entre le château primitif et ses immenses
accroissements, a quelque chose qui étonne. De l'autre côté, celui du parc,
tout, au contraire, est majestueux, régulier, empreint d'une harmonie
parfaite. Cette façade ou, pour mieux dire, ces trois façades, ayant
ensemble trois cent soixante-quinze ouvertures sur le jardin ; ce corps de
bâtiment où habite le maître, et qui fait saillie au milieu d'une longue ligne
droite ; ces ailes qui semblent se reculer, comme pour garder une
respectueuse distance ; ces bosquets façonnés en murailles de verdure, ces
bassins encadrés dans des marbres précieux, dépendant du palais, dont ils
sont le complément, tout cela frappe l'esprit et les yeux d'un véritable
saisissement.
Jamais peut-être la splendeur d'un palais ne s'est mieux identifiée avec la
grandeur d'un homme.
L'idole est digne du temple, le temple digne de l'idole. Il y a toujours dans
les monuments quelque chose d'immatériel, de moral, pour ainsi dire, et ils
empruntent leur poésie à la pensée qui s'y rattache. C'est, pour une
cathédrale, l'idée de Dieu. C'est, pour Versailles, l'idée du Roi. La
mythologie, comme on en a fait la juste remarque, n'est plus qu'une
allégorie magnifique dont Louis XIV est la réalité. C'est lui partout, lui
toujours. Les héros, les divinités de la fable, ne font que lui prêter leurs
attributs ou se mêler à ses courtisans.
En son honneur, Neptune fait jaillir de toutes parts les eaux qui se croisent
dans les airs en voûtes étincelantes. Apollon, son symbole favori, préside à
ce monde enchanté, comme le dieu de la lumière, l'inspirateur des Muses ;
le soleil du dieu paraît s'humilier devant celui du roi : Nec pluribus impar.
La nature et l'art s'unissent pour célébrer par un hosanna perpétuel la gloire
du souverain.
II - LOUIS XIV ET SA COUR EN 1682
Lorsque Louis XIV établit définitivement sa résidence à Versailles, en
1682, les principales femmes de la cour qui s'y installèrent avec lui
étaient : la reine, âgée comme lui de quarante-quatre ans, née en 1638,
mariée en 1660 ;-la dauphine, princesse bavaroise, née en 1660, mariée en
1680, ayant une mauvaise santé, un caractère doux et mélancolique ;-la
duchesse d'Orléans, désignée tantôt sous le nom de Madame, tantôt sous
celui de princesse Palatine, née en 1652, mariée en 1671 à Monsieur, frère
du roi, Allemande ne pouvant s'habituer à sa nouvelle patrie ;-la princesse
de Conti, née en 1666, mariée en 1681 au prince Armand de Conti, neveu
du grand Condé, jeune femme d'une grâce et d'une beauté
exceptionnelles ;-Mlle de Nantes, née en 1673 ; Mlle de Blois, née en
1677, qui devaient épouser quelques années plus tard, l'une le duc de
Bourbon, l'autre le duc de Chartres (le futur Régent) ;-Mme de Montespan,
leur mère, alors âgée de quarante et un ans, arrivée au terme de sa
puissance, mais demeurant encore à la cour, en sa qualité de dame du
palais de la reine ;-enfin Mme de Maintenon, déjà très influente sous des
dehors modestes, belle encore malgré ses quarante-sept ans, en aussi bons
termes avec la reine qu'avec le roi, et récompensée, depuis 1680, des soins
qu'elle avait donnés, comme gouvernante, aux enfants de Mme de
Montespan, par une place, créée pour elle, qui ne l'astreignait à aucun
service assujettissant et la fixait à la cour dans une position honorable :
La place de seconde dame d'atours de la dauphine.
On ne peut comprendre le rôle des femmes de Versailles qu'en étudiant
d'abord le souverain qui fut l'âme de ce palais, et qui marqua de sa forte
empreinte, non seulement son royaume, mais encore l'Europe tout entière.
Jamais monarque n'exerça un pareil prestige personnel, et tout ce qui
brillait autour de lui n'était qu'un pâle reflet de cette éblouissante lumière.
La vie de Louis XIV gagne, quoi qu'on en dise, à être examinée de près.
Défauts et qualités, tout fut grand dans ce type accompli de la monarchie
absolue, de la royauté de droit divin. Louis XIV n'était pas seulement
majestueux, il était aussi agréable. Les membres de sa famille, ses
ministres, les personnes de son entourage, ses domestiques, l'aimaient.
Ce souverain, intimidant à ce point qu'il fallait, au dire de Saint-Simon,
commencer par s'accoutumer à le voir, si, en lui parlant, on ne voulait
s'exposer à demeurer court, était pourtant plein de bienveillance et
d'affabilité. «Jamais homme si naturellement poli, ni d'une politesse si fort
mesurée, ni qui distinguât mieux l'âge, le mérite, le rang... Jamais il ne lui
échappa de dire rien de désobligeant à personne [Saint-Simon,
Mémoires.].»
La princesse Palatine, ordinairement si sévère, si caustique, rendait
hommage à ses qualités d'homme privé autant qu'à ses qualités de
souverain. «Quand le roi voulait, dit-elle dans sa correspondance, il était
l'homme le plus agréable et le plus aimable du monde. Il plaisantait d'une
manière comique et avec agrément... Quoiqu'il aimât la flatterie, il s'en
moquait souvent lui-même...
Il s'entendait parfaitement à contenter les gens, même en leur refusant leurs
demandes ; il avait les manières les plus affables, et parlait avec tant de
politesse, qu'il leur touchait le coeur... Quand il s'agissait de son propre
mouvement, il était toujours bon et généreux.»
Ce souverain, qui a donné des marques d'un égoïsme cruel, avait cependant
parfois d'exquises délicatesses de coeur. Mme de La Fayette, bon juge en
matière de sentiment, le constate aussi dans ses Mémoires : «Le roi, qui a
l'âme bonne, a une tendresse extraordinaire, surtout pour les femmes.»
Avec son incontestable beauté de taille et de visage, sa douceur
majestueuse, le son de sa voix pénétrante ; avec cette courtoisie
chevaleresque, cette politesse exquise envers les femmes de tout rang, cette
suprême élégance de manières et de langage, il aurait eu même, comme
simple particulier, le don de se faire distinguer entre tous, «comme le roi
des abeilles [Saint-Simon, Mémoires.].»
C'était un suprême artiste, qui jouait avec aisance et conviction son rôle de
roi ; c'était aussi un poète, qui aurait dit volontiers avec Alfred de Musset :
Être admiré n'est rien, l'affaire est d'être aimé.
Poète en action, dont l'existence, faite pour frapper l'imagination de ses
sujets, se déroulait comme une série non interrompue d'actes grandioses et
merveilleux ; souverain épris de gloire et d'idéal, «qui se complaisait dans
l'admiration des grandes batailles, des actes d'héroïsme et de courage, dans
les appareils guerriers, dans les opérations du siège savamment combinées,
dans les terribles mêlées de la guerre et au milieu des forêts, dans le
bruyant tumulte des grandes chasses [Walckenaër, Mémoires sur Mme de
Sévigné, t.V.].»
Louis XIV, sur son lit de mort, s'accusait d'avoir trop aimé la guerre ; il
pouvait encore s'adresser beaucoup d'autres reproches sur sa vie passée,
mais on se tromperait en croyant que le plaisir y avait occupé la première
place. Pendant toute la durée de son règne, il ne cessa jamais de travailler
huit heures par jour. Il avait donc le droit d'écrire, dans les mémoires
destinés à servir d'instruction à son fils, que, «pour un roi, ne pas travailler,
c'est de l'ingratitude et de l'audace à l'égard de Dieu, de l'injustice et de la
tyrannie à l'égard des hommes. Ces conditions, disait-il, qui pourront
quelquefois vous sembler rudes et fâcheuses dans une si haute place, vous
paraîtraient douces et aisées, s'il s'agissait d'y parvenir... Rien ne vous
serait plus laborieux qu'une grande oisiveté, si vous aviez le malheur d'y
tomber. Dégoûté premièrement des affaires, puis des plaisirs, vous seriez
enfin dégoûté de l'oisiveté elle-même.» Le travail était pour le Grand Roi
une source de satisfactions incessantes. «Avoir les yeux ouverts sur toute
la terre, ajoutait-il, apprendre incessamment les nouvelles de toutes les
provinces et de toutes les nations, le secret de toutes les cours, l'humeur et
le faible de tous les princes et de tous les ministres étrangers, être informé
d'un nombre infini de choses qu'on croit que nous ignorons, voir autour de
nous-même ce qu'on nous cache avec le plus grand soin, découvrir les vues
les plus éloignées de nos propres courtisans, je ne sais quel autre plaisir
nous ne quitterions pas pour celui-là, si la seule curiosité nous le donnait.»
Louis XIV essayait ensuite de prémunir le dauphin contre le danger des
favoris et le danger plus grand encore des favorites. Lui-même se faisait
certaines illusions à leur égard et se vantait à tort, dans ce mémoire, de
n'avoir jamais été dominé par aucune d'elles. «Comme le prince devrait
toujours être un parfait modèle de vertu, disait-il enfin, il serait bon qu'il se
garantît des faiblesses communes au reste des hommes, d'autant qu'il est
assuré qu'elles ne sauraient demeurer cachées.»
On sait combien Louis XIV s'était écarté de ces sages et belles maximes ;
mais 1682 est le commencement du repentir, l'année où le roi revient
définitivement à la vertu, où il médite pratiquement sur les avantages de la
règle et du devoir, même au point de vue humain. En outre, les paroles des
grands sermonnaires retentissaient à son oreille plus puissamment que de
coutume, et la voix de sa conscience dominait enfin celle des passions.
Du fond du cloître où elle était enfermée depuis déjà huit ans, la duchesse
de La Vallière, devenue soeur Louise de la Miséricorde, lui inspirait par
l'exemple de sa pénitence de pieuses réflexions et de salutaires résolutions.
Jamais, s'il faut en croire un judicieux critique [Walckenaër, Mémoires sur
Mme de Sévigné, t.V.], elle ne fut plus présente à la pensée du roi ; jamais
elle ne lui apparut sous des traits plus divins que depuis qu'elle avait
abandonné la cour. Il lui accordait avec joie ce qu'elle demandait, non pas
pour elle, mais pour des personnes de sa famille, et il était heureux
d'apprendre que la reine et toute la cour donnaient à la sainte carmélite des
marques d'intérêt et de vénération.
C'est ainsi qu'au pied des autels soeur Louise de la Miséricorde demandait
à Dieu et obtenait la conversion de Louis XIV.
Quand on pense que dès l'âge de quarante-quatre ans, dans la plénitude de
la force morale et physique, à l'apogée de sa gloire, ce monarque
tout-puissant mit fin à tout scandale et mena jusqu'à sa mort une vie privée
irréprochable au milieu de tant de séductions, on ne peut s'empêcher de
rendre hommage à un pareil triomphe de la prière et du sentiment
religieux.
La conscience de la dignité royale, qu'on lui a reprochée comme exagérée,
n'était pas chez lui un orgueil coupable et incompatible avec le respect de
la Divinité. Croyant à l'autel et au trône, il avait foi d'abord en Dieu, puis
en lui-même, oint du Seigneur. Son idéal, c'était le ciel, et, au-dessous du
ciel, la royauté ;-la royauté représentant le droit de la force et la force du
droit, la royauté majestueuse, tutélaire, répandant, comme le soleil, sur les
pauvres et les riches, sur les petits et les grands, la splendeur et les
bienfaits de ses rayons. Louis XIV se mesurait lui-même avec une haute
justice. Autant il se trouvait grand devant les hommes, autant il se trouvait
petit devant Dieu. Mieux qu'aucun autre, il aurait pu s'appliquer ce vers de
Corneille :
Pour être plus qu'un roi, te crois-tu quelque chose ?
Le souverain qui aurait défié tous les monarques réunis s'agenouillait
humblement devant un prêtre obscur. Le digne héritier de Charlemagne
demandait pardon de ses fautes au fils d'un paysan. C'est ce mélange
d'humilité chrétienne et de fierté royale qui donne à la physionomie de
Louis XIV un caractère si imposant.
Les sentiments religieux que sa mère lui avait inculqués dès le berceau lui
revenaient sans cesse à l'esprit, même dans ses plus regrettables écarts.
Quand il était enfant, cette mère passionnée s'agenouillait devant lui, en
s'écriant avec transport : «Je voudrais le respecter autant que je l'aime,»
cette exclamation n'était pas une flatterie banale. C'était, pour ainsi dire, un
acte de foi dans le principe de la royauté.
Les premières impressions de l'enfant ne firent que se fortifier dans
l'homme. Il y eut toujours en lui du souverain et du pontife. Ame de l'État,
source de toute grâce, de toute justice, de toute gloire, il se considérait
comme le lieutenant de Dieu sur la terre, et c'est en cette qualité qu'il avait
pour lui-même une sorte de vénération dans laquelle les grands
prédicateurs eux-mêmes ne faisaient que l'affermir. Les idées
gouvernementales de Bossuet sont le commentaire de cette foi politique,
associée intimement à la foi religieuse dont elle est le corollaire. Pour le
grand évêque comme pour le grand roi, la royauté est un sacerdoce, et un
souverain qui n'aurait pas le sentiment de la dignité monarchique serait
presque aussi blâmable qu'un prêtre qui n'aurait pas le respect du culte dont
il est le ministre. Ce fut à cette théorie, essence même du pouvoir royal,
que Louis XIV dut le prestige d'attitude physique et morale que
Saint-Simon appelle «la dignité constante et la règle continuelle de son
extérieur».
L'ascendant qu'il se croyait non seulement en droit, mais en devoir
d'exercer sur tous ses sujets, quels qu'ils fussent, se faisait particulièrement
sentir sur ceux qui l'approchaient.
Le gouvernement de sa cour, de sa famille, était soumis aux mêmes
doctrines et aux mêmes règles que les affaires d'État. L'autorité paternelle
se combinait en lui avec l'autorité royale. Rien n'échappait à son contrôle.
Ses volontés étaient autant d'arrêts irrévocables, et son fils, le dauphin, se
conduisait à son égard comme le plus soumis et le plus respectueux de tous
les courtisans. Les siècles révolutionnaires peuvent critiquer un tel
système, il n'en est pas moins appréciable. Le principe d'autorité, qui
s'impose à la nature elle-même, comme la règle générale de la création, est
la base de toute société bien organisée.
La gloire de Louis XIV, c'est d'avoir été le représentant convaincu, le
symbole vivant de ce principe ; c'est d'avoir compris que là où il n'y a point
de discipline religieuse il n'y a point de discipline politique, et que là où il
n'y a pas de discipline politique il n'y a pas de discipline militaire. Les
mêmes théories sont applicables aux églises, aux palais et aux camps.
L'autorité indispensable est plus précieuse encore que les libertés
nécessaires, et en fait de gouvernement, comme en fait d'art, pas de beauté
possible sans unité. L'aspiration constante vers l'unité, qui est l'harmonie,
fut tout le programme de Louis XIV. C'est pour cela que Napoléon,
excusant les défauts du souverain dont il était bien fait pour apprécier la
gloire, disait avec admiration :
«Le soleil n'a-t-il pas des taches ? Louis XIV fut un grand roi. C'est lui qui
a élevé la France au premier rang des nations. Depuis Charlemagne, quel
est le roi de France qu'on puisse comparer à Louis XIV sous toutes ses
faces ?»
Source: http://www.inlibroveritas
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