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Illustration: La Guerre des boutons-L2 Chap1-2 - Louis Pergaud

La Guerre des boutons-L2 Chap1-2


Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2009-05-29

Lu par Christophe
Livre audio de 34min
Fichier Mp3 de 31,5 Mo

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Feuilleton audio - Livre 2 - Chapitres 1 et 2 (26 Chapitres)
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Photo: abac077 - Certains droits réservés (licence Creative Commons)
Musique: Mystery March


La Guerre des boutons

Louis Pergaud


Le trésor de guerre

L'argent est le nerf de la guerre.

BISMARCK.

Les camarades, le lendemain, en se rendant à l'école, apprirent lambeau par lambeau l'histoire du père Zéphirin. Le village, tout entier en rumeur, commentait joyeusement les diverses phases de cette bachique équipée : seul le héros principal, ronflant d'un sommeil d'ivrogne, ignorait encore les dégâts commis dans son ménage et les coups de mine dont sa conduite de la veille avait sapé sa réputation.

Dans la cour de l'école, le groupe des grands, Lebrac au centre, se tordait de rire, chacun racontant très haut, pour que le maître entendît, tout ce qu'il savait des histoires scabreuses qui couraient les rues, et tous insistaient avec force sur les détails salaces et verts : la marmite et le lit. Ceux qui ne disaient rien riaient de toutes leurs dents et leurs yeux orgueilleux luisaient d'un feu vainqueur, car ils songeaient qu'ils avaient tous plus ou moins coopéré à ces équitables et dignes représailles.

Ah ! il pouvait gueuler maintenant, Zéphirin ! Quel respect voulez-vous qu'on porte à un type qui se saoule « si tellement » qu'on le ramasse plein comme une vache dans les fosses à purin de la commune et perd la tramontane à un tel point qu'il en vient à considérer son lit comme une pissotière et à prendre sa marmite pour un pot de chambre.

Seulement, en sourdine, les plus grands, les guerriers importants, sollicitaient des explications et réclamaient des détails. Bientôt tous connurent la part que chacun des huit avait eue dans l'œuvre de vengeance.

Ils surent ainsi que le coup des arrosoirs et celui des allumettes étaient de Camus, Tintin guettant l'arrivée et le signal de Gambette, et que les grosses opérations étaient les fruits de l'imagination de Lebrac.

Le vieux s'apercevrait encore plus tard que le vin restant dans sa bouteille avait un goût de pétrole ; il se demanderait quel cochon de chat avait mis le nez dans son bol de cancoillotte48 et pourquoi ce reste de fricot d'oignons était si salé…

Oui, et ce n'était pas tout. Qu'il recommençât seulement pour voir, à em… nuyer Lebrac et sa troupe ! et on lui réserverait quéque chose de mieux encore et de plus soigné. Le chef ruminait, en effet, de lui boucher sa cheminée avec de la marne, de lui démonter sa charrette et d'en faire disparaître les roues, de venir lui « râper la tuile »49 tous les soirs pendant huit jours, sans compter le pillage des fruits de son verger et la mise à sac de son potager.

– Ce soir, conclut-il, on sera tranquille. Il n'osera pas sortir. D'abord il est tout « beugné » d'avoir piqué des têtes dans les rigoles et puis il a assez de travail chez lui. Quand on a de la besogne chez soi, on ne fourre pas le nez dans celle des autres !

– Est-ce qu'on va se remettre encore à poil ? questionna Boulot.

– Mais, puisque nous ne seront pas embêtés, fit Lebrac, bien sûr !

– C'est que, hasardèrent plusieurs voix mon vieux, tu sais, il ne faisait guère chaud hier au soir, on en était tout « rengremesillé » avant la charge.

– J'avais la peau comme une poule déplumée, moi, déclara Tintin, et le zizi qui fondait « si tellement » que y en avait pus.

– Et puis les Velrans ne veulent pas venir ce soir. Hier, ils ont trop eu le trac. Ils ne savaient pas ce qui leur arrivait dessus. Ils ont cru qu'on tombait de la lune.

– C'était pas ce qui manquait, les lunes, remarqua La Crique.

– Sûrement que ce soir ils vont muser à ce qu'ils pourraient bien trouver et on en serait pour se moisir là-bas, sur place !

– Si Bédouin ne vient pas ce soir, il peut venir quelqu'un d'autre (il a dû blaguer chez Fricot) et on risque bien plus encore de se faire piger ; tout le monde n'est pas aussi décati que le garde !

– Et puis, nom de Dieu ! non ! je ne me bats plus à poil, articula Guerreuillas, levant carrément l'étendard de la révolte ou tout au moins de la protestation irréductible.

Chose grave ! Il fut appuyé par de très nombreux camarades qui s'en étaient toujours remis docilement aux décisions de Lebrac. La raison de ce désaccord, c'est que la veille, au cours de la charge, en plus du froid ressenti, ils s'étaient en outre qui planté une épine dans le pied, qui écorché les orteils sur des chardons ou blessé les talons en marchant sur des cailloux.

Bientôt toute l'armée bancalerait ! Ce serait du propre ! Non vraiment, ça n'était pas un métier !

Lebrac, seul, ou presque, de son opinion, dut convenir que le moyen qu'il avait préconisé offrait en effet de notoires inconvénients et qu'il serait bon d'en trouver un autre.

– Mais lequel ? Trouvez-en puisque vous êtes si malins ! reprit-il, vexé au fond du peu de succès en durée qu'avait eu son entreprise.

On chercha.

– On pourrait peut-être se battre en manches de chemises, proposa La Crique ; les blouses au moins n'auraient pas de mal et, avec des ficelles pour les souliers et des épingles pour le pantalon, on pourrait rentrer.

– Pour te faire punir le lendemain par le père Simon qui te dira que tu as une tenue débraillée et qui en préviendra tes vieux ! hein ! Qui c'est qui te remettra des boutons à ta chemise et à ton tricot ? Et tes bretelles ?

– Non, c'est pas un moyen ça ! Tout ou rien ! trancha Lebrac. Vous ne voulez pas de rien, il faut tout garder.

– Ah ! fit La Crique, si on avait quelqu'un pour nous recoudre des boutons et refaire les boutonnières !

– Et aussi pour te racheter des cordons, et des jarretières, et des bretelles, hein ? Pourquoi pas pour te faire pisser pendant que tu y es et puis torcher le « jacquot » à « mocieu » quand il a fini de se vider le boyau gras, hein !

– Ce qu'il faut, je vous le dis encore, moi, na ! « pisse que » vous ne trouvez rien, reprit Lebrac, ce qu'il nous faut, c'est des sous !

– Des sous ?

– Oui, bien sûr ! parfaitement ! des sous ! Avec des sous on peut acheter des boutons de toutes sortes, du fil, des aiguilles, des agrafes, des bretelles, des cordons de souliers, du « lastique », tout, que je vous dis, tout !

– C'est bien vrai ça, tout de même ; mais pour acheter ce fourbi que tu dis, il faudrait qu'on nous en donne beaucoup de sous, p't'être bien cent sous !

– Merde ! une roue de brouette ! jamais on n'aura ça.

– Pour qu'on nous les donne d'un seul coup, sûrement non ; il n'y a pas à y compter, mais écoutez-moi bien, insista Lebrac, il y aurait un moyen tout de même d'avoir presque tout ce qu'il nous faut.

– Un moyen que tu…

– Écoute donc ! C'est pas tous les jours qu'on est fait prisonnier, et puis nous en rechiperons des p'tits Migue la Lune et alors…

– Alors ?

– Alors nous les garderons, leurs boutons, leurs agrafes, leurs bretelles, aux peigne-culs de Velrans ; au lieu de couper les cordons, on les mettra de côté pour avoir une petite réserve.

– Il ne faut pas vendre la peau de l'ours avant de l'avoir pris, interrompit La Crique, qui, bien que jeune, avait déjà des lettres. Si nous voulons être sûrs d'avoir des boutons, et nous pouvons en avoir besoin d'un jour à l'autre, le meilleur est d'en acheter.

– T'as des ronds ? ironisa Boulot.

– J'en ai sept dans une tirelire en forme de « guernouille », mais il n'y a pas à compter dessus, la guernouille les dégobillera pas de sitôt ; ma mère sait « combien qu'il y en a », elle garde le fourbi dans le buffet. Elle dit qu'elle veut m'acheter un chapeau à Pâques… ou à la Trinité, et si j'en faisais couler un je recevrais une belle dinguée.

– C'est toujours comme ça, bon Dieu ! ragea Tintin. Quand on nous donne des sous, c'est jamais pour nous ! Faut absolument que les vieux posent le grappin dessus. Ils disent qu'ils font de grands sacrifices pour nous élever, qu'ils en ont bien besoin pour nous acheter des chemises, des habits, des sabots, j'sais ti quoi ! moi ; mais je m'en fous de leurs nippes, je voudrais qu'on me les donne, mes ronds, pour que je puisse acheter quelque chose d'utile, ce que je voudrais : du chocolat, des billes, du lastique pour une fronde, voilà ! mais il n'y a vraiment que ceux qu'on accroche par-ci par-là qui sont bien à nous et encore faut pas qu'ils traînent longtemps dans nos poches !

Un coup de sifflet interrompit la discussion, et les écoliers se mirent en rang pour entrer en classe.

– Tu sais, confia Grangibus à Lebrac, moi, j'ai deux ronds qui sont à moi et que personne ne sait. C'est Théodule d'Ouvans qui est venu au moulin et qui me les a donnés passe que j'ai tenu son cheval. C'est un chic type, Théodule, il donne toujours quéque chose… tu sais bien, Théodule, le républicain, celui qui pleure quand il est saoul !

– Taisez-vous, Adonis ! – Grangibus était prénommé Adonis – fit le père Simon, ou je vous punis !

– Merde ! fit Grangibus entre ses dents.

– Qu'est-ce que vous marmottez ? reprit l'autre qui avait surpris le tremblement des lèvres ; on verra comme vous bavarderez tout à l'heure quand je vous interrogerai sur vos devoirs envers l'État !

– Dis rien, souffla Lebrac, j'ai une idée.

Et l'on entra. Dès que Lebrac fut installé à sa place, ses cahiers et ses livres devant lui, il commença par arracher proprement une feuille double du milieu de son cahier de brouillons. Il la partagea ensuite, par pliages successifs, en trente-deux morceaux égaux sur lesquels il traça, il condensa cette capitale interrogation :

Hattu unçou ? (traduire : as-tu un sou ?)

Puis il mit sur chacun desdits morceaux, dûment pliés, les noms de trente-deux de ses camarades et poussant d'un seul coup de coude brusque Tintin, il lui glissa, subrepticement et l'une après l'autre, les trente-deux missives en les accompagnant de la phrase sacramentelle : « Passe ça à ton voisin ! »

Ensuite, sur une grande feuille, il réinscrivit ses trente-deux noms et pendant que le maître interrogeait, lui aussi, du regard, demandait successivement à chacun de ses correspondants la réponse à sa question, pointant au fur et à mesure, d'une croix (+) ceux qui disaient oui, d'un trait horizontal (-) ceux qui disaient non. Puis il compta ses croix : il y en avait vingt-sept.

– Y a du bon ! pensa-t-il.

Et il se plongea dans de profondes réflexions et de longs calculs pour établir un plan dont son cerveau depuis quelques heures ébauchait les grandes lignes.

À la récréation, il n'eut point besoin de convoquer ses guerriers. Tous vinrent d'eux-mêmes immédiatement se placer en cercle autour de lui, dans leur coin, derrière les cabinets, tandis que les tout-petits, déjà complices, mais qui n'avaient pas voix délibérative, formaient en jouant un rempart protecteur devant eux.

– Voilà, exposa le chef. Il y en a déjà vingt-sept qui peuvent payer et j'ai pas pu envoyer de lettre à tous. Nous sommes quarante-cinq. Quels sont ceux à qui je n'ai pas écrit et qui ont aussi un sou à eux ? Levez la main !

Huit mains sur treize se dressèrent.

– Ça fait vingt-sept et huit. Voyons, vingt-sept et huit… vingt-huit, vingt-neuf, trente… fit-il en comptant sur ses doigts.

– Trente-cinq, va ! coupa La Crique.

– Trente-cinq ! t'es bien sûr ? ça fait donc trente-cinq sous. Trente-cinq sous, c'est pas cent sous, en effet, mais c'est quéque chose. Eh bien ! voici ce que je propose :

» On est en république, on est tous égaux, tous camarades, tous frères : Liberté, Égalité, Fraternité ! on doit tous s'aider, hein, et faire en sorte que ça marche bien. Alors on va voter comme qui dirait l'impôt, oui, un impôt pour faire une bourse, une caisse, une cagnotte avec quoi on achètera notre trésor de guerre. Comme on est tous égaux, chacun paiera une cotisation égale et tous auront droit, en cas de malheur, à être recousus et « rarrangés » pour ne pas être « zonzenés » en rentrant chez eux.

» Il y a la Marie de chez Tintin qui a dit qu'elle viendrait recoudre le fourbi de ceux qui seraient pris ; comme ça, vous voyez, on pourra y aller carrément. Si on est chauffé, tant pis ; on se laisse faire sans rien dire et au bout d'une demi-heure on rentre propre, reboutonné, retapé, requinqué, et qui c'est qu'est les cons ? C'est les Velrans !

– Ça, c'est chouette ! Mais des sous, on n'en a guère, tu sais, Lebrac ?

– Ah ! mais, sacré nom de Dieu ! est-ce que vous ne pouvez pas faire un petit sacrifice à la Patrie ! Seriez-vous des traîtres par hasard ? Je propose, moi, pour commencer et avoir tout de suite quelque chose, qu'on donne dès demain un sou par mois. Plus tard, si on est plus riches et si on fait des prisonniers, on ne mettra plus qu'un sou tous les deux mois.

– Mince, mon vieux, comme tu y vas ! T'es donc « méllionnaire », toi ? Un sou par mois ! c'est des sommes ça ! Jamais je pourrai trouver un sou à donner tous les mois.

– Si chacun ne peut pas se dévouer un tout petit peu, c'est pas la peine de faire la guerre ; vaut mieux avouer qu'on a de la purée de pommes de terre dans les veines et pas du sang rouge, du sang français, nom de Dieu ! Êtes-vous des Alboches ? oui ou merde ? Je comprends pas qu'on hésite à donner ce qu'on a pour assurer la victoire ; moi je donnerai même deux ronds… quand j'en aurai. Alors c'est entendu, on va voter.

Par trente-cinq voix contre dix, la proposition de Lebrac fut adoptée. Votèrent contre, naturellement, les dix qui n'avaient pas en leur possession le sou exigible.

– Pour ce qui est de vot'affaire, trancha Lebrac, j'y ai pensé aussi, on réglera ça à quatre heures à la carrière à Pepiot, à moins qu'on aille à celle ousqu'on était hier pour se déshabiller. Oui, on y sera mieux et plus tranquilles. On mettra des sentinelles pour ne pas être surpris au cas où, par hasard, les Velrans viendraient quand même, mais je ne crois pas. Allez, ça va bien ! ce soir tout sera réglé !

Faulte d'argent, c'est doleur non pareille

Toustefois, il avoit soixante et trois manières d'en trouver toujours à son besoing, dont la plus honorable et la plus commune estoit par façon de larrecin furtivement faict.

RABELAIS (livre II, chap. XVI).

Cela pinçait sec, ce soir-là. Il faisait un temps clair de nouvelle lune. La fine corne d'argent pâle, translucide encore aux derniers rayons du soleil, prédisait une de ces nuits brutales et franches qui vous rasent les feuilles, les dernières feuilles, claquant sur leurs branches désolées comme les grelots fêlés des cavales du vent.

Boulot, frileux, avait rabattu sur ses oreilles son béret bleu ; Tintin avait baissé les oreillères de sa casquette ; les autres aussi s'ingéniaient à lutter contre les épines de la bise ; seul, Lebrac, nu-tête, tanné encore du soleil d'été, la blouse ouverte, faisait fi de ces froidures de rien du tout, comme il disait.

Les premiers arrivés à la Carrière attendirent les retardataires et le chef chargea Tétas, Tigibus et Guignard d'aller un moment surveiller la lisière ennemie.

Il conféra à Tétas les pouvoirs de chef et lui dit : « Dedans » un quart d'heure, quand on sifflera, si t'as rien vu, tu monteras sur le chêne à Camus et si tu ne vois rien encore, c'est qu'ils ne viendront sûrement pas ; alors vous reviendrez nous rejoindre au camp.

Les autres, dociles, acquiescèrent, et, pendant qu'ils allaient prendre leur quart de garde, le reste de la colonne monta au repaire de Camus, où l'on s'était déshabillé la veille.

– Tu vois bien, vieux, constata Boulot, qu'on n'aurait pas pu se déshabiller aujourd'hui !

– C'est bon ! dit Lebrac : du moment qu'on a décidé de faire autre chose, il n'y a pas à revenir sur ce qui est passé.

On était vraiment bien dans la cachette à Camus ; du côté de Velrans, au couchant et au midi et du côté du bas, la carrière à ciel ouvert formait un rempart naturel qui mettait à l'abri des vents de pluie et de neige ; des autres côtés, de grands arbres, laissant entre eux et les buissons quelques passages étroits, arrêtaient les vents du nord et d'est pas chauds pour un liard ce soir-là.

– Asseyons-nous, proposa Lebrac.

Chacun choisit son siège. Les grosses pierres plates s'offraient d'elles-mêmes, il n'y avait qu'à prendre. Chacun trouva la sienne et regarda le chef.

– C'est donc entendu, articula ce dernier, rappelant brièvement le vote du matin, qu'on va se cotiser pour avoir un trésor de guerre.

Les dix pannés protestèrent unanimement. Guerreuillas, ainsi nommé parce qu'à côté du sien le regard de Guignard était d'un Adonis et que ses gros yeux ronds lui sortaient effroyablement de la tête, prit la parole au nom des sans-le-sou. C'était le fils de pauvres bougres de paysans qui peinaient du 1er janvier à la Saint-Sylvestre pour nouer les deux bouts et qui, naturellement, n'offraient pas souvent à leur rejeton de l'argent de poche pour ses menus plaisirs.

– Lebrac ! dit-il, c'est pas bien ! tu fais honte aux pauvres ! T'as dit qu'on était tous égaux et tu sais bien que ça n'est pas vrai et que moi, que Zozo, que Bati et les autres, nous ne pourrons jamais avoir un radis. J'sais bien que t'es gentil avec nous, que quand t'achètes des bonbons tu nous en donnes un de temps en temps et que tu nous laisses des fois lécher tes raies de chocolat et tes bouts de réglisse ; mais tu sais bien que si, par malheur, on nous donne un rond, le père ou la mère le prennent aussitôt pour acheter des fourbis dont on ne voit jamais la couleur. On te l'a déjà dit ce matin. Y a pas moyen qu'on paye. Alors on est des galeux ! C'est pas une république, ça, na, et je ne peux pas me soumettre à la décision.

– Nous non plus, firent les neuf autres.

– J'ai dit qu'on arrangerait ça, tonna le général, et on l'arrangera, na ! ou bien je ne suis plus Lebrac, ni chef, ni rien, nom de Dieu !

« Écoutez-moi, tas d'andouilles, puisque vous ne savez pas vous dégrouiller tout seuls.

« Croyez-vous qu'on m'en donne, à moi, des ronds et que le vieux ne me les chipe pas, lui aussi, quand mon parrain ou ma marraine ou n'importe qui vient boire un litre à la maison et me glisse un petit ou un gros sou ? Ah ouiche ! Si j'ai pas le temps de me trotter assez tôt et dire que j'ai acheté des billes ou du chocolat avec le sou qu'on m'a donné, on a bientôt fait de me le raser. Et quand je dis que j'ai acheté des billes, on me les fait montrer, passe que si c'était pas vrai on me le ferait « renaquer » le sou, et quand on les a vues, pan ! une paire de gifles pour m'apprendre à dépenser mal à propos des sous qu'on a tant de maux de gagner ; quand je dis que j'ai acheté des bonbons, j'ai pas besoin de les montrer, on me fout la torgnole avant, en disant que je suis un dépensier, un gourmand, un goulu, un goinfre et je ne sais quoi encore.

« Voilà ! eh ben, il faut savoir se débrouiller dans la vie du monde et j'vas vous dire comment qu'y faut s'y prendre.

« Je parle pas des commissions que tout le monde peut réussir à faire pour la servante du curé ou la femme au père Simon, ils sont si rapiats qu'ils ne se fendent pas souvent ; je parle pas non plus des sous qu'on peut ramasser aux baptêmes et aux mariages, c'est trop rare et il n'y a pas à compter dessus ; mais voici ce que tout le monde peut faire :

« Tous les mois le pattier50 s'amène sur la levée de grange de Fricot et les femmes lui portent leurs vieux chiffons et leurs peaux de lapins ; moi je lui donne des os et de la ferraille, les Gibus aussi, pas vrai, Grangibus ?

– Oui, oui !

– Contre ça il nous donne des images, des plumes dans un petit tonneau, des décalcomanies ou bien un sou ou deux, ça dépend de ce qu'on a ; mais il n'aime pas donner des ronds, c'est un sale grippe-sou qui nous colle toujours des saloperies qui ne décalquent pas, contre de bons gros os de jambons et de la belle ferraille, et puis ses décalcomanies ça ne sert à rien. Il n'y a qu'à lui dire carrément selon ce qu'on porte : Je veux un rond ou deux, même trois, s'il y a beaucoup de fourbi. S'il dit non, on n'a qu'à lui répondre : Mon vieux, t'auras peau de zébi ! et remporter son truc ; il veut bien vous rappeler ce sale juif-là, allez !

« Je sais bien que des os et de la ferraille, il n'y en a pas des tas, mais le meilleur c'est de chiper des pattes51 blanches ; elles valent plus cher que les autres, et lui vendre le prix et au poids.

– C'est pas commode chez nous, objecta Guerreuillas, la mère a un grand sac sur le buffet et elle fourre tout dedans.

– T'as qu'à tomber sur son sac et en faire un petit avec. C'est pas tout. Vous avez des poules, tout le monde a des poules ; eh bien, un jour on chipe un œuf dans le nid, un autre jour un autre, deux jours après un troisième ; on y va le matin avant que les poules aient toutes pondu ; vous cachez bien vos œufs dans un coin de la grange, et quand vous avez votre douzaine ou vot' demi-douzaine, vous prenez bien gentiment un panier et, tout comme si on vous envoyait en commission, vous les portez à la mère Maillot ; elle les paye quelquefois en hiver jusqu'à vingt-quatre sous la douzaine ; avec une demi il y a pour toute une année d'impôt !

– C'est pas possible chez nous, affirma Zozo. Ma vieille est si tellement à cheval sur ses gélines que tous les soirs et tous les matins elle va leur tâter au cul pour sentir si elles ont l'œuf. Elle sait toujours d'avance combien qu'elle en aura le soir. S'il en manquait un, ça ferait un beau rafut dans la cambuse !

– Y a encore un moyen qu'est le meilleur. Je vous le recommande à tertous.

« Voilà, c'est quand le père prend la cuite. J'suis content, moi, quand je vois qu'il graisse ses brodequins pour aller à la foire à Vercel ou à Baume.

« Il dîne bien là-bas avec les “montagnons” ou les “pays bas”, il boit sec, des apéritifs, des petits verres, du vin bouché ; en revenant il s'arrête avec les autres à tous les bouchons et avant de rentrer il prend encore l'absinthe chez Fricot. Ma mère va le chercher, elle est pas contente, elle grogne, ils s'engueulent chaque fois, puis ils rentrent et elle lui demande combien qu'il a dépensé. Lui, il l'envoie promener en disant qu'il est le maître et que ça ne la regarde pas et puis il se couche et fout ses habits sur une chaise. Alors moi, pendant que la mère va fermer les portes et “clairer les bêtes”, je fouille les poches et la bourse.

Il ne sait jamais au juste ce qu'il y a dedans ; alors c'est selon, je prends deux sous, trois sous, quatre sous, une fois même j'ai chipé dix sous, mais c'est trop et j'en reprendrai jamais autant parce que le vieux s'en est aperçu.

– Alors, il t'a foutu la peignée ? émit Tintin.

– Penses-tu, c'est la mère qui a reçu la danse, il a cru que c'était elle qui lui avait refait sa pièce et il lui a passé quéque chose comme engueulade.

– Ça, c'est vraiment un bon truc, convint Boulot, qu'en dis-tu, Bati ?

– Je dis, moi, que ça ne me servira à rien du tout le truc à Lebrac, passe que mon père ne se saoule jamais.

– Jamais ! s'exclama en chœur toute la bande étonnée.

– Jamais ! reprit Bati, d'un air navré.

– Ça, fit Lebrac, c'est un malheur, mon vieux ! oui, un grand malheur ! un vrai malheur ! et on n'y peut rien.

– Alors ?

– Alors t'as qu'à rogner quand t'iras en commission. Je « m'esplique » : quand tu as une pièce à changer, tu cales un sou et tu dis que tu l'as perdu. Ça te coûtera une gifle ou deux, mais on n'a rien pour rien en ce bas monde, et puis on gueule avant que les vieux ne tapent, on gueule tant qu'on peut et ils n'osent pas taper si fort ; quand c'est pas une pièce, par exemple quand c'est de la chicorée que tu vas acheter, il y a des paquets à quatre sous et à cinq sous, eh bien si t'as cinq sous tu prends un paquet de quatre sous et tu dis que ça a augmenté ; si on t'envoie acheter pour deux sous de moutarde, tu n'en prends que pour un rond et tu racontes qu'on ne t'a donné que ça. Mon vieux, on ne risque pas grand-chose, la mère dit que l'épicier est un filou et une fripouille et cela passe comme ça.

« Et puis, enfin, à l'impossible personne n'est tenu. Quand vous aurez trouvé des sous, vous payerez ; si vous ne pouvez pas, tant pis, en attendant on s'arrangera autrement.

« Nous avons besoin de sous pour acheter du fourbi ; eh bien ! quand vous trouverez un bouton, une agrafe, un cordon, un lastique, de la ficelle à rafler, foutez-les dedans votre poche et aboulez-les ici pour grossir le trésor de guerre.

« On estimera ce que cela vaut, en tenant compte que c'est du vieux et pas du neuf. Celui qui gardera le trésor tiendra un calepin sur lequel il marquera les recettes et les dépenses, mais ça serait bien mieux si chacun arrivait à donner son sou. Peut-être que, plus tard, on aurait des économies, une petite cagnotte quoi, et qu'on pourrait se payer une petite fête après une victoire.

– Ce serait épatant ça, approuva Tintin. Des pains d'épices, du chocolat…

– Des sardines !

– Trouvez d'abord les ronds, hein ! repartit le général. « Voyons, il faut être bien nouille, après tout ce que je viens de vous dire, pour ne pas arriver à dégoter un radis tous les mois.

– C'est vrai, approuva le chœur des possédants.

Les purotins, enflammés par les révélations de Lebrac, acquiescèrent cette fois à la proposition d'impôt et jurèrent que pour le mois prochain ils remueraient ciel et terre pour payer leur cotisation. Pour le mois courant, ils s'acquitteraient en nature et remettraient tout ce qu'ils pourraient accrocher entre les mains du trésorier.

Mais qui serait trésorier ?

Lebrac et Camus en qualité de chef et de sous-chef ne pouvaient remplir cet emploi ; Gambette, manquant souvent l'école, ne pouvait lui non plus occuper ce poste ; d'ailleurs, ses qualités de lièvre agile le rendaient indispensable comme courrier en cas de malheur. Lebrac proposa à La Crique de se charger de l'affaire : La Crique était bon calculateur, il écrivait vite et bien, il était tout désigné pour cette situation de confiance et ce métier difficile.

– Je ne peux pas, déclina La Crique. Voyons, mettez-vous à ma place. Je suis l'écolier le plus près du bureau du maître ; à tout moment il voit ce que je fais. Quand c'est-il alors que je pourrais tenir mes comptes ? C'est pas possible ! Il faut que le trésorier soit dans les bancs du fond. C'est Tintin qui doit l'être.

– Tintin, fit Lebrac. Oui, après tout, mon vieux, c'est toi qui dois prendre ça, puisque c'est la Marie qui viendra recoudre les boutons de ceux qui auront été faits prisonniers. Oui, il n'y a que toi.

– Oui, mais si je suis pris, moi, par les Velrans, tout le trésor sera foutu.

– Alors, tu ne te battras pas, tu resteras en arrière et tu regarderas ; faut bien savoir des fois faire des sacrifices, ma vieille branche.

– Oui, oui, Tintin trésorier !

Tintin fut élu par acclamations et, comme tout était réglé ou à peu près, on alla voir au Gros Buisson ce que devenaient les trois sentinelles que, dans la chaleur de la discussion, on avait oublié de rappeler. Tétas n'avait rien vu et ils blaguaient en fumant des tiges de clématite ; on leur fit part de la décision prise, ils approuvèrent, et il fut convenu que dès le lendemain tout le monde apporterait à Tintin sa cotisation, en argent ceux qui pourraient, et en nature les autres.

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