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Illustration: L'île mystérieuse-Chap1-3 - Jules Verne

L'île mystérieuse-Chap1-3


Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2009-03-24

Lu par Jean-François Ricou - (Email: jean-francois.ricou@wanadoo.fr)
Livre audio de 1h02min
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Feuilleton audio (62 Chapitres)
Chapitre 1-2-3
+++ Chapitres Suivants
L'Île mystérieuse est un roman de Jules Verne paru en 1874. Il constitue une suite de Vingt mille lieues sous les mers, avec notamment la réapparition du capitaine Nemo, ainsi que des Enfants du capitaine Grant, avec celle d'Ayrton ou Ben Joyce.


Jules Verne
L'Île mystérieuse
Première partie : Les naufragés de l'air - Chapitre 1



L'ouragan de 1865. — Cris dans les airs. — Un ballon emporté dans une trombe. — L'enveloppe déchirée. — Rien que la mer en vue. — Cinq passagers. — Ce qui se passe dans la nacelle. — Une côte à l'horizon. — Le dénouement du drame.




« Remontons-nous ?

— Non ! Au contraire ! Nous descendons !

— Pis que cela, monsieur Cyrus ! Nous tombons !

— Pour Dieu ! Jetez du lest !

— Voilà le dernier sac vidé !

— Le ballon se relève-t-il ?

— Non !

— J'entends comme un clapotement de vagues !

— La mer est sous la nacelle !

— Elle ne doit pas être à cinq cents pieds de nous ! »

Alors une voix puissante déchira l'air, et ces mots retentirent :

« Dehors tout ce qui pèse !… tout ! et à la grâce de Dieu ! »

Telles sont les paroles qui éclataient en l'air, au-dessus de ce vaste désert d'eau du Pacifique, vers quatre heures du soir, dans la journée du 23 mars 1865.

Personne n'a sans doute oublié le terrible coup de vent de nord-est qui se déchaîna au milieu de l'équinoxe de cette année, et pendant lequel le baromètre tomba à sept cent dix millimètres. Ce fut un ouragan, sans intermittence, qui dura du 18 au 26 mars. Les ravages qu'il produisit furent immenses en Amérique, en Europe, en Asie, sur une zone large de dix-huit cents milles, qui se dessinait obliquement à l'équateur, depuis le trente-cinquième parallèle nord jusqu'au quarantième parallèle sud ! Villes renversées, forêts déracinées, rivages dévastés par des montagnes d'eau qui se précipitaient comme des mascarets, navires jetés à la côte, que les relevés du Bureau-Veritas chiffrèrent par centaines, territoires entiers nivelés par des trombes qui broyaient tout sur leur passage, plusieurs milliers de personnes écrasées sur terre ou englouties en mer : tels furent les témoignages de sa fureur, qui furent laissés après lui par ce formidable ouragan. Il dépassait en désastres ceux qui ravagèrent si épouvantablement la Havane et la Guadeloupe, l'un le 25 octobre 1810, l'autre le 26 juillet 1825.

Or, au moment même où tant de catastrophes s'accomplissaient sur terre et sur mer, un drame, non moins saisissant, se jouait dans les airs bouleversés.

En effet, un ballon, porté comme une boule au sommet d'une trombe, et pris dans le mouvement giratoire de la colonne d'air, parcourait l'espace avec une vitesse de quatre-vingt-dix milles à l'heure, en tournant sur lui-même, comme s'il eût été saisi par quelque maelström aérien.

Au-dessous de l'appendice inférieur de ce ballon oscillait une nacelle, qui contenait cinq passagers, à peine visibles au milieu de ces épaisses vapeurs, mêlées d'eau pulvérisée, qui traînaient jusqu'à la surface de l'Océan.

D'où venait cet aérostat, véritable jouet de l'effroyable tempête ? De quel point du monde s'était-il élancé ? Il n'avait évidemment pas pu partir pendant l'ouragan. Or, l'ouragan durait depuis cinq jours déjà, et ses premiers symptômes s'étaient manifestés le 18. On eût donc été fondé à croire que ce ballon venait de très-loin, car il n'avait pas dû franchir moins de deux mille milles par vingt-quatre heures ?

En tout cas, les passagers n'avaient pu avoir à leur disposition aucun moyen d'estimer la route parcourue depuis leur départ, car tout point de repère leur manquait. Il devait même se produire ce fait curieux, qu'emportés au milieu des violences de la tempête, ils ne les subissaient pas. Ils se déplaçaient, ils tournaient sur eux-mêmes sans rien ressentir de cette rotation, ni de leur déplacement dans le sens horizontal. Leurs yeux ne pouvaient percer l'épais brouillard qui s'amoncelait sous la nacelle. Autour d'eux, tout était brume. Telle était même l'opacité des nuages, qu'ils n'auraient pu dire s'il faisait jour ou nuit. Aucun reflet de lumière, aucun bruit des terres habitées, aucun mugissement de l'Océan n'avaient dû parvenir jusqu'à eux dans cette immensité obscure, tant qu'ils s'étaient tenus dans les hautes zones. Leur rapide descente avait seule pu leur donner connaissance des dangers qu'ils couraient au-dessus des flots.

Cependant, le ballon, délesté de lourds objets, tels que munitions, armes, provisions, s'était relevé dans les couches supérieures de l'atmosphère, à une hauteur de quatre mille cinq cents pieds. Les passagers, après avoir reconnu que la mer était sous la nacelle, trouvant les dangers moins redoutables en haut qu'en bas, n'avaient pas hésité à jeter par-dessus le bord les objets même les plus utiles, et ils cherchaient à ne plus rien perdre de ce fluide, de cette âme de leur appareil, qui les soutenait au-dessus de l'abîme.

La nuit se passa au milieu d'inquiétudes qui auraient été mortelles pour des âmes moins énergiques. Puis le jour reparut, et, avec le jour, l'ouragan marqua une tendance à se modérer. Dès le début de cette journée du 24 mars, il y eut quelques symptômes d'apaisement. À l'aube, les nuages, plus vésiculaires, étaient remontés dans les hauteurs du ciel. En quelques heures, la trombe s'évasa et se rompit. Le vent, de l'état d'ouragan, passa au « grand frais », c'est-à-dire que la vitesse de translation des couches atmosphériques diminua de moitié. C'était encore ce que les marins appellent « une brise à trois ris », mais l'amélioration dans le trouble des éléments n'en fut pas moins considérable.

Vers onze heures, la partie inférieure de l'air s'était sensiblement nettoyée. L'atmosphère dégageait cette limpidité humide qui se voit, qui se sent même, après le passage des grands météores. Il ne semblait pas que l'ouragan fût allé plus loin dans l'ouest. Il paraissait s'être tué lui-même. Peut-être s'était-il écoulé en nappes électriques, après la rupture de la trombe, ainsi qu'il arrive quelquefois aux typhons de l'océan Indien.

Mais, vers cette heure-là aussi, on eût pu constater, de nouveau, que le ballon s'abaissait lentement, par un mouvement continu, dans les couches inférieures de l'air. Il semblait même qu'il se dégonflait peu à peu, et que son enveloppe s'allongeait en se distendant, passant de la forme sphérique à la forme ovoïde.

Vers midi, l'aérostat ne planait plus qu'à une hauteur de deux mille pieds au-dessus de la mer. Il jaugeait cinquante mille pieds cubes, et, grâce à sa capacité, il avait évidemment pu se maintenir longtemps dans l'air, soit qu'il eût atteint de grandes altitudes, soit qu'il se fût déplacé suivant une direction horizontale.

En ce moment, les passagers jetèrent les derniers objets qui alourdissaient encore, la nacelle, les quelques vivres qu'ils avaient conservés, tout, jusqu'aux menus ustensiles qui garnissaient leurs poches, et l'un d'eux, s'étant hissé sur le cercle auquel se réunissaient les cordes du filet, chercha à lier solidement l'appendice inférieur de l'aérostat.

Il était évident que les passagers ne pouvaient plus maintenir le ballon dans les zones élevées, et que le gaz leur manquait !

Ils étaient donc perdus !

En effet, ce n'était ni un continent, ni même une île, qui s'étendait au-dessous d'eux. L'espace n'offrait pas un seul point d'atterrissement, pas une surface solide sur laquelle leur ancre pût mordre.

C'était l'immense mer, dont les flots se heurtaient encore avec une incomparable violence ! C'était l'Océan sans limites visibles, même pour eux, qui le dominaient de haut et dont les regards s'étendaient alors sur un rayon de quarante milles ! C'était cette plaine liquide, battue sans merci, fouettée par l'ouragan, qui devait leur apparaître comme une chevauchée de lames échevelées, sur lesquelles eût été jeté un vaste réseau de crêtes blanches ! Pas une terre en vue, pas un navire !

Il fallait donc, à tout prix, arrêter le mouvement descensionnel, pour empêcher que l'aérostat ne vînt s'engloutir au milieu des flots. Et c'était évidemment à cette urgente opération que s'employaient les passagers de la nacelle. Mais, malgré leurs efforts, le ballon s'abaissait toujours, en même temps qu'il se [?5?]déplaçait avec une extrême vitesse, suivant la direction du vent, c'est-à-dire du nord-est au sud-ouest.

Situation terrible, que celle de ces infortunés ! Ils n'étaient évidemment plus maîtres de l'aérostat. Leurs tentatives ne pouvaient aboutir. L'enveloppe du ballon se dégonflait de plus en plus. Le fluide s'échappait sans qu'il fût aucunement possible de le retenir. La descente s'accélérait visiblement, et, à une heure après midi, la nacelle n'était pas suspendue à plus de six cents pieds au-dessus de l'Océan.

C'est que, en effet, il était impossible d'empêcher la fuite du gaz, qui s'échappait librement par une déchirure de l'appareil.

En allégeant la nacelle de tous les objets qu'elle contenait, les passagers avaient pu prolonger, pendant quelques heures, leur suspension dans l'air. Mais l'inévitable catastrophe ne pouvait qu'être retardée, et, si quelque terre ne se montrait pas avant la nuit, passagers, nacelle et ballon auraient définitivement disparu dans les flots.

La seule manœuvre qu'il y eût à faire encore fut faite à ce moment. Les passagers de l'aérostat étaient évidemment des gens énergiques, et qui savaient regarder la mort en face. On n'eût pas entendu un seul murmure s'échapper de leurs lèvres. Ils étaient décidés à lutter jusqu'à la dernière seconde, à tout faire pour retarder leur chute. La nacelle n'était qu'une sorte de caisse d'osier, impropre à flotter, et il n'y avait aucune possibilité de la maintenir à la surface de la mer, si elle y tombait.

A deux heures, l'aérostat était à peine à quatre cents pieds au-dessus des flots.

En ce moment, une voix mâle — la voix d'un homme dont le cœur était inaccessible à la crainte — se fit entendre. À cette voix répondirent des voix non moins énergiques.

« Tout est-il jeté ?

— Non ! Il y a encore dix mille francs d'or ! »

Un sac pesant tomba aussitôt à la mer.

« Le ballon se relève-t-il ?

— Un peu, mais il ne tardera pas à retomber !

— Que reste-t-il à jeter au dehors ?

— Rien !

— Si !… La nacelle !

— Accrochons-nous au filet ! et à la mer la nacelle ! »

C'était, en effet, le seul et dernier moyen d'alléger l'aérostat. Les cordes qui rattachaient la nacelle au cercle furent coupées, et l'aérostat, après sa chute, remonta de deux mille pieds.

Les cinq passagers s'étaient hissés dans le filet, au-dessus du cercle, et se tenaient dans le réseau des mailles, regardant l'abîme.

On sait de quelle sensibilité statique sont doués les aérostats. Il suffit de jeter l'objet le plus léger pour provoquer un déplacement dans le sens vertical. L'appareil, flottant dans l'air, se comporte comme une balance d'une justesse mathématique. On comprend donc que, lorsqu'il est délesté d'un poids relativement considérable, son déplacement soit important et brusque. C'est ce qui arriva dans cette occasion.

Mais, après s'être un instant équilibré dans les zones supérieures, l'aérostat commença à redescendre. Le gaz fuyait par la déchirure, qu'il était impossible de réparer.

Les passagers avaient fait tout ce qu'ils pouvaient faire. Aucun moyen humain ne pouvait les sauver désormais. Ils n'avaient plus à compter que sur l'aide de Dieu.

A quatre heures, le ballon n'était plus qu'à cinq cents pieds de la surface des eaux.

Un aboiement sonore se fit entendre. Un chien accompagnait les passagers et se tenait accroché près de son maître dans les mailles du filet.

« Top a vu quelque chose ! » s'écria l'un des passagers.

Puis, aussitôt, une voix forte se fit entendre :

« Terre ! terre ! »

Le ballon, que le vent ne cessait d'entraîner vers le sud-ouest, avait, depuis l'aube, franchi une distance considérable, qui se chiffrait par centaines de milles, et une terre assez élevée venait, en effet, d'apparaître dans cette direction.

Mais cette terre se trouvait encore à trente milles sous le vent. Il ne fallait pas moins d'une grande heure pour l'atteindre, et encore à la condition de ne pas dériver. Une heure ! Le ballon ne se serait-il pas auparavant vidé de tout ce qu'il avait gardé de son fluide ?

Telle était la terrible question ! Les passagers voyaient distinctement ce point solide, qu'il fallait atteindre à tout prix. Ils ignoraient ce qu'il était, île ou continent, car c'est à peine s'ils savaient vers quelle partie du monde l'ouragan les avait entraînés ! Mais cette terre, qu'elle fût habitée ou qu'elle ne le fût pas, qu'elle dût être hospitalière ou non, il fallait y arriver !

Or, à quatre heures, il était visible que le ballon ne pouvait plus se soutenir.Il rasait la surface de la mer. Déjà la crête des énormes lames avait plusieurs fois léché le bas du filet, l'alourdissant encore, et l'aérostat ne se soulevait plus qu'à demi, comme un oiseau qui a du plomb dans l'aile.

Une demi-heure plus tard, la terre n'était plus qu'à un mille, mais le ballon, épuisé, flasque, distendu, chiffonné en gros plis, ne conservait plus de gaz que dans sa partie supérieure. Les passagers, accrochés au filet, pesaient encore trop pour lui, et bientôt, à demi plongés dans la mer, ils furent battus par les lames furieuses. L'enveloppe de l'aérostat fit poche alors, et le vent s'y engouffrant, le poussa comme un navire vent arrière. Peut-être accosterait-il ainsi la côte !

Or, il n'en était qu'à deux encablures, quand des cris terribles, sortis de quatre poitrines à la fois, retentirent. Le ballon, qui semblait ne plus devoir se relever, venait de refaire encore un bond inattendu, après avoir été frappé d'un formidable coup de mer. Comme s'il eût été délesté subitement d'une nouvelle partie de son poids, il remonta à une hauteur de quinze cents pieds, et là il rencontra une sorte de remous du vent, qui, au lieu de le porter directement à la côte, lui fit suivre une direction presque parallèle. Enfin, deux minutes plus tard, il s'en rapprochait obliquement, et il retombait définitivement sur le sable du rivage, hors de la portée des lames.

Les passagers, s'aidant les uns les autres, parvinrent à se dégager des mailles du filet. Le ballon, délesté de leur poids, fut repris par le vent, et comme un oiseau blessé qui retrouve un instant de vie, il disparut dans l'espace.

La nacelle avait contenu cinq passagers, plus un chien, et le ballon n'en jetait que quatre sur le rivage.

Le passager manquant avait évidemment été enlevé par le coup de mer qui venait de frapper le filet, et c'est ce qui avait permis à l'aérostat allégé, de remonter une dernière fois, puis, quelques instants après, d'atteindre la terre.

À peine les quatre naufragés — on peut leur donner ce nom — avaient-ils pris pied sur le sol, que tous, songeant à l'absent, s'écriaient :

« Il essaye peut-être d'aborder à la nage ! Sauvons-le ! sauvons-le ! »


Jules Verne
L'Île mystérieuse
Première partie : Les naufragés de l'air - Chapitre 2





Un épisode de la guerre de Sécession. — L'ingénieur Cyrus Smith. — Gédéon Spilett. — Le nègre Nab. — Le marin Pencroff. — Le jeune Harbert. — Une proposition inattendue. — Rendez-vous à dix heures du soir. — Départ dans la tempête.




Ce n'étaient ni des aéronautes de profession, ni des amateurs d'expéditions aériennes, que l'ouragan venait de jeter sur cette côte. C'étaient des prisonniers de guerre, que leur audace avait poussés à s'enfuir dans des circonstances extraordinaires. Cent fois, ils auraient dû périr ! Cent fois, leur ballon déchiré aurait dû les précipiter dans l'abîme ! Mais le ciel les réservait à une étrange destinée, et le 24 mars, après avoir fui Richmond, assiégée par les troupes du général Ulysse Grant, ils se trouvaient à sept mille milles de cette capitale de la Virginie, la principale place forte des séparatistes, pendant la terrible guerre de Sécession. Leur navigation aérienne avait duré cinq jours.

Voici, d'ailleurs, dans quelles circonstances curieuses s'était produite l'évasion des prisonniers, — évasion qui devait aboutir à la catastrophe que l'on connaît.

Cette année même, au mois de février 1865, dans un de ces coups de main que tenta, mais inutilement, le général Grant pour s'emparer de Richmond, plusieurs de ses officiers tombèrent au pouvoir de l'ennemi et furent internés dans la ville. L'un des plus distingués de ceux qui furent pris appartenait à l'état-major fédéral, et se nommait Cyrus Smith.

Cyrus Smith, originaire du Massachussets, était un ingénieur, un savant de premier ordre, auquel le gouvernement de l'Union avait confié, pendant la guerre, la direction des chemins de fer, dont le rôle stratégique fut si considérable. Véritable Américain du nord, maigre, osseux, efflanqué, âgé de quarante-cinq ans environ, il grisonnait déjà par ses cheveux ras et par sa barbe, dont il ne conservait qu'une épaisse moustache. Il avait une de ces belles têtes « numismatiques », qui semblent faites pour être frappées en médailles, les yeux ardents, la bouche sérieuse, la physionomie d'un savant de l'école militante. C'était un de ces ingénieurs qui ont voulu commencer par manier le marteau et le pic, comme ces généraux qui ont voulu débuter simples soldats. Aussi, en même temps que l'ingéniosité de l'esprit, possédait-il la suprême habileté de main. Ses muscles présentaient de remarquables symptômes de tonicité. Véritablement homme d'action en même temps qu'homme de pensée, il agissait sans effort, sous l'influence d'une large expansion vitale, ayant cette persistance vivace qui défie toute mauvaise chance. Très-instruit, très-pratique, « très-débrouillard », pour employer un mot de la langue militaire française, c'était un tempérament superbe, car, tout en restant maître de lui, quelles que fussent les circonstances, il remplissait au plus haut degré ces trois conditions dont l'ensemble détermine l'énergie humaine : activité d'esprit et de corps, impétuosité des désirs, puissance de la volonté. Et sa devise aurait pu être celle de Guillaume d'Orange au XVIIe siècle : « Je n'ai pas besoin d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. »

En même temps, Cyrus Smith était le courage personnifié. Il avait été de toutes les batailles pendant cette guerre de Sécession. Après avoir commencé sous Ulysse Grant dans les volontaires de l'Illinois, il s'était battu à Paducah, à Belmont, à Pittsburg-Landing, au siège de Corinth, à Port-Gibson, à la Rivière-Noire, à Chattanoga, à Wilderness, sur le Potomak, partout et vaillamment, en soldat digne du général qui répondait : « Je ne compte jamais mes morts ! » Et, cent fois, Cyrus Smith aurait dû être au nombre de ceux-là que ne comptait pas le terrible Grant, mais dans ces combats, où il ne s'épargnait guère, la chance le favorisa toujours, jusqu'au moment où il fut blessé et pris sur le champ de bataille de Richmond.

En même temps que Cyrus Smith, et le même jour, un autre personnage important tombait au pouvoir des sudistes. Ce n'était rien moins que l'honorable Gédéon Spilett, « reporter » du New York Herald, qui avait été chargé de suivre les péripéties de la guerre au milieu des armées du Nord.

Gédéon Spilett était de la race de ces étonnants chroniqueurs anglais ou américains, des Stanley et autres, qui ne reculent devant rien pour obtenir une information exacte et pour la transmettre à leur journal dans les plus brefs délais. Les journaux de l'Union, tels que le New York Herald, forment de véritables puissances, et leurs délégués sont des représentants avec lesquels on compte. Gédéon Spilett marquait au premier rang de ces délégués.

Homme de grand mérite, énergique, prompt et prêt à tout, plein d'idées, ayant couru le monde entier, soldat et artiste, bouillant dans le conseil, résolu dans l'action, ne comptant ni peines, ni fatigues, ni dangers, quand il s'agissait de tout savoir, pour lui d'abord, et pour son journal ensuite, véritable héros de la curiosité, de l'information, de l'inédit, de l'inconnu, de l'impossible, c'était un de ces intrépides observateurs qui écrivent sous les balles, « chroniquent » sous les boulets, et pour lesquels tous les périls sont des bonnes fortunes.

Lui aussi avait été de toutes les batailles, au premier rang, revolver d'une main, carnet de l'autre, et la mitraille ne faisait pas trembler son crayon. Il ne fatiguait pas les fils de télégrammes incessants, comme ceux qui parlent alors qu'ils n'ont rien à dire, mais chacune de ses notes, courtes, nettes, claires, portait la lumière sur un point important. D'ailleurs, « l'humour » ne lui manquait pas. Ce fut lui qui, après l'affaire de la Rivière-Noire, voulant à tout prix conserver sa place au guichet du bureau télégraphique, afin d'annoncer à son journal le résultat de la bataille, télégraphia pendant deux heures les premiers chapitres de la Bible. Il en coûta deux mille dollars au New York Herald, mais le New York Herald fut le premier informé.

Gédéon Spilett était de haute taille. Il avait quarante ans au plus. Des favoris blonds tirant sur le rouge encadraient sa figure. Son œil était calme, vif, rapide dans ses déplacements. C'était l'œil d'un homme qui a l'habitude de percevoir vite tous les détails d'un horizon. Solidement bâti, il s'était trempé dans tous les climats comme une barre d'acier dans l'eau froide.

Depuis dix ans, Gédéon Spilett était le reporter attitré du New York Herald, qu'il enrichissait de ses chroniques et de ses dessins, car il maniait aussi bien le crayon que la plume. Lorsqu'il fut pris, il était en train de faire la description et le croquis de la bataille. Les derniers mots relevés sur son carnet furent ceux-ci : « Un sudiste me couche en joue et… » Et Gédéon Spilett fut manqué, car, suivant son invariable habitude, il se tira de cette affaire sans une égratignure.

Cyrus Smith et Gédéon Spilett, qui ne se connaissaient pas, si ce n'est de réputation, avaient été tous les deux transportés à Richmond. L'ingénieur guérit rapidement de sa blessure, et ce fut pendant sa convalescence qu'il fit connaissance du reporter. Ces deux hommes se plurent et apprirent à s'apprécier. Bientôt, leur vie commune n'eut plus qu'un but, s'enfuir, rejoindre l'armée de Grant et combattre encore dans ses rangs pour l'unité fédérale.
Les deux Américains étaient donc décidés à profiter de toute occasion ; mais bien qu'ils eussent été laissés libres dans la ville, Richmond était si sévèrement gardée, qu'une évasion devait être regardée comme impossible.

Sur ces entrefaits, Cyrus Smith fut rejoint par un serviteur, qui lui était dévoué à la vie, à la mort. Cet intrépide était un nègre, né sur le domaine de l'ingénieur, d'un père et d'une mère esclaves, mais que, depuis longtemps, Cyrus Smith, abolitioniste de raison et de cœur, avait affranchi. L'esclave, devenu libre, n'avait pas voulu quitter son maître. Il l'aimait à mourir pour lui. C'était un garçon de trente ans, vigoureux, agile, adroit, intelligent, doux et calme, parfois naïf, toujours souriant, serviable et bon. Il se nommait Nabuchodonosor, mais il ne répondait qu'à l'appellation abréviative et familière de Nab.

Quand Nab apprit que son maître avait été fait prisonnier, il quitta le Massachussets sans hésiter, arriva devant Richmond, et, à force de ruse et d'adresse, après avoir risqué vingt fois sa vie, il parvint à pénétrer dans la ville assiégée. Ce que furent le plaisir de Cyrus Smith, en revoyant son serviteur, et la joie de Nab à retrouver son maître, cela ne peut s'exprimer.

Mais si Nab avait pu pénétrer dans Richmond, il était bien autrement difficile d'en sortir, car on surveillait de très-près les prisonniers fédéraux. Il fallait une occasion extraordinaire pour pouvoir tenter une évasion avec quelques chances de succès, et cette occasion non-seulement ne se présentait pas, mais il était malaisé de la faire naître.

Cependant, Grant continuait ses énergiques opérations. La victoire de Petersburg lui avait été très-chèrement disputée. Ses forces, réunies à celles de Butler, n'obtenaient encore aucun résultat devant Richmond, et rien ne faisait présager que la délivrance des prisonniers dût être prochaine. Le reporter, auquel sa captivité fastidieuse ne fournissait plus un détail intéressant à noter, ne pouvait plus y tenir. Il n'avait qu'une idée : sortir de Richmond et à tout prix. Plusieurs fois, même, il tenta l'aventure et fut arrêté par des obstacles infranchissables.

Cependant, le siège continuait, et si les prisonniers avaient hâte de s'échapper pour rejoindre l'armée de Grant, certains assiégés avaient non moins hâte de s'enfuir, afin de rejoindre l'armée séparatiste, et, parmi eux, un certain Jonathan Forster, sudiste enragé. C'est qu'en effet, si les prisonniers fédéraux ne pouvaient quitter la ville, les fédérés ne le pouvaient pas non plus, car l'armée du Nord les investissait. Le gouverneur de Richmond, depuis longtemps déjà, ne pouvait plus communiquer avec le général Lee, et il était du plus haut intérêt de faire connaître la situation de la ville, afin de hâter la marche de l'armée de secours. Ce Jonathan Forster eut alors l'idée de s'enlever en ballon, afin de traverser les lignes assiégeantes et d'arriver ainsi au camp des séparatistes.

Le gouverneur autorisa la tentative. Un aérostat fut fabriqué et mis à la disposition de Jonathan Forster, que cinq de ses compagnons devaient suivre dans les airs. Ils étaient munis d'armes, pour le cas où ils auraient à se défendre en atterrissant, et de vivres, pour le cas où leur voyage aérien se prolongerait.

Le départ du ballon avait été fixé au 18 mars. Il devait s'effectuer pendant la nuit, et, avec un vent de nord-ouest de moyenne force, les aéronautes comptaient en quelques heures arriver au quartier général de Lee. Mais ce vent du nord-ouest ne fut point une simple brise. Dès le 18, on put voir qu'il tournait à l'ouragan. Bientôt, la tempête devint telle, que le départ de Forster dut être différé, car il était impossible de risquer l'aérostat et ceux qu'il emporterait au milieu des éléments déchaînés.

Le ballon, gonflé sur la grande place de Richmond, était donc là, prêt à partir à la première accalmie du vent, et, dans la ville, l'impatience était grande à voir que l'état de l'atmosphère ne se modifiait pas.

Le 18, le 19 mars se passèrent sans qu'aucun changement se produisît dans la tourmente. On éprouvait même de grandes difficultés pour préserver le ballon, attaché au sol, que les rafales couchaient jusqu'à terre.

La nuit du 19 au 20 s'écoula, mais, au matin, l'ouragan se développait encore avec plus d'impétuosité. Le départ était impossible.


Ce jour-là, l'ingénieur Cyrus Smith fut accosté dans une des rues de Richmond par un homme qu'il ne connaissait point. C'était un marin nommé Pencroff, âgé de trente-cinq à quarante ans, vigoureusement bâti, très-hâlé, les yeux vifs et clignotants, mais avec une bonne figure. Ce Pencroff était un Américain du nord, qui avait couru toutes les mers du globe, et auquel, en fait d'aventures, tout ce qui peut survenir d'extraordinaire à un être à deux pieds sans plumes était arrivé. Inutile de dire que c'était une nature entreprenante, prête à tout oser, et qui ne pouvait s'étonner de rien. Pencroff, au commencement de cette année, s'était rendu pour affaires à Richmond avec un jeune garçon de quinze ans, Harbert Brown, du New-Jersey, fils de son capitaine, un orphelin qu'il aimait comme si c'eût été son propre enfant. N'ayant pu quitter la ville avant les premières opérations du siège, il s'y trouva donc bloqué, à son grand déplaisir, et il n'eut plus aussi, lui, qu'une idée : s'enfuir par tous les moyens possibles. Il connaissait de réputation l'ingénieur Cyrus Smith. Il savait avec quelle impatience cet homme déterminé rongeait son frein. Ce jour-là, il n'hésita donc pas à l'aborder en lui disant sans plus de préparation :

« Monsieur Smith, en avez-vous assez de Richmond ? »

L'ingénieur regarda fixement l'homme qui lui parlait ainsi, et qui ajouta à voix basse :

« Monsieur Smith, voulez-vous fuir ?

— Quand cela ?… » répondit vivement l'ingénieur, et on peut affirmer que cette réponse lui échappa, car il n'avait pas encore examiné l'inconnu qui lui adressait la parole.

Mais après avoir, d'un œil pénétrant, observé la loyale figure du marin, il ne put douter qu'il n'eût devant lui un honnête homme.

« Qui êtes-vous ? » demanda-t-il d'une voix brève.

Pencroff se fit connaître.

« Bien, répondit Cyrus Smith. Et par quel moyen me proposez-vous de fuir ?

— Par ce fainéant de ballon qu'on laisse là à rien faire, et qui me fait l'effet de nous attendre tout exprès !… »

Le marin n'avait pas eu besoin d'achever sa phrase. L'ingénieur avait compris d'un mot. Il saisit Pencroff par le bras et l'entraîna chez lui.

Là, le marin développa son projet, très-simple en vérité. On ne risquait que sa vie à l'exécuter. L'ouragan était dans toute sa violence, il est vrai, mais un ingénieur adroit et audacieux, tel que Cyrus Smith, saurait bien conduire un aérostat. S'il eût connu la manœuvre, lui, Pencroff, il n'aurait pas hésité à partir, — avec Harbert, s'entend. Il en avait vu bien d'autres, et n'en était plus à compter avec une tempête !

Cyrus Smith avait écouté le marin sans mot dire, mais son regard brillait. L'occasion était là. Il n'était pas homme à la laisser échapper. Le projet n'était que très-dangereux, donc il était exécutable. La nuit, malgré la surveillance, on pouvait aborder le ballon, se glisser dans la nacelle, puis couper les liens qui le retenaient ! Certes, on risquait d'être tué, mais, par contre, on pouvait réussir, et sans cette tempête… Mais sans cette tempête, le ballon fût déjà parti, et l'occasion, tant cherchée, ne se présenterait pas en ce moment !

« Je ne suis pas seul !… dit en terminant Cyrus Smith.

— Combien de personnes voulez-vous donc emmener ? demanda le marin.
— Deux : mon ami Spilett et mon serviteur Nab.

— Cela fait donc trois, répondit Pencroff, et, avec Harbert et moi, cinq. Or, le ballon devait enlever six…

— Cela suffit. Nous partirons ! » dit Cyrus Smith.

Ce « nous » engageait le reporter, mais le reporter n'était pas homme à reculer, et quand le projet lui fut communiqué, il l'approuva sans réserve. Ce dont il s'étonnait, c'était qu'une idée aussi simple ne lui fût pas déjà venue. Quant à Nab, il suivait son maître partout où son maître voulait aller.

« À ce soir alors, dit Pencroff. Nous flânerons tous les cinq, par là, en curieux !

— À ce soir, dix heures, répondit Cyrus Smith, et fasse le ciel que cette tempête ne s'apaise pas avant notre départ ! »

Pencroff prit congé de l'ingénieur, et retourna à son logis, où était resté jeune Harbert Brown. Ce courageux enfant connaissait le plan du marin, et ce n'était pas sans une certaine anxiété qu'il attendait le résultat de la démarche faite auprès de l'ingénieur. On le voit, c'étaient cinq hommes déterminés qui allaient ainsi se lancer dans la tourmente, en plein ouragan !

Non ! L'ouragan ne se calma pas, et ni Jonathan Forster, ni ses compagnons ne pouvaient songer à l'affronter dans cette frêle nacelle ! La journée fut terrible. L'ingénieur ne craignait qu'une chose : c'était que l'aérostat, retenu au sol et couché sous le vent, ne se déchirât en mille pièces. Pendant plusieurs heures, il rôda sur la place presque déserte, surveillant l'appareil. Pencroff en faisait autant de son côté, les mains dans les poches, et bâillant au besoin, comme un homme qui ne sait à quoi tuer le temps, mais redoutant aussi que le ballon ne vînt à se déchirer ou même à rompre ses liens et à s'enfuir dans les airs.

Le soir arriva. La nuit se fit très sombre. D'épaisses brumes passaient comme des nuages au ras du sol. Une pluie mêlée de neige tombait. Le temps était froid. Une sorte de brouillard pesait sur Richmond. Il semblait que la violente tempête eût fait comme une trêve entre les assiégeants et les assiégés, et que le canon eût voulu se taire devant les formidables détonations de l'ouragan. Les rues de la ville étaient désertes. Il n'avait pas même paru nécessaire, par cet horrible temps, de garder la place au milieu de laquelle se débattait l'aérostat. Tout favorisait le départ des prisonniers, évidemment ; mais ce voyage, au milieu des rafales déchaînées !…

« Vilaine marée ! se disait Pencroff, en fixant d'un coup de poing son chapeau que le vent disputait à sa tête. Mais bah ! on en viendra à bout tout de même ! »

A neuf heures et demie, Cyrus Smith et ses compagnons se glissaient par divers côtés sur la place, que les lanternes de gaz, éteintes par le vent, laissaient dans une obscurité profonde. On ne voyait même pas l'énorme aérostat, presque entièrement rabattu sur le sol. Indépendamment des sacs de lest qui maintenaient les cordes du filet, la nacelle était retenue par un fort câble passé dans un anneau scellé dans le pavé, et dont le double remontait à bord.

Les cinq prisonniers se rencontrèrent près de la nacelle. Ils n'avaient point été aperçus, et telle était l'obscurité, qu'ils ne pouvaient se voir eux-mêmes.

Sans prononcer une parole, Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Nab et Harbert prirent place dans la nacelle, pendant que Pencroff, sur l'ordre de l'ingénieur, détachait successivement les paquets de lest. Ce fut l'affaire de quelques instants, et le marin rejoignit ses compagnons.

L'aérostat n'était alors retenu que par le double du câble, et Cyrus Smith n'avait plus qu'à donner l'ordre du départ.

En ce moment, un chien escalada d'un bond la nacelle. C'était Top, le chien de l'ingénieur, qui, ayant brisé sa chaîne, avait suivi son maître. Cyrus Smith craignant un excès de poids, voulait renvoyer le pauvre animal.

« Bah ! un de plus ! » dit Pencroff, en délestant la nacelle de deux sacs de sable.

Puis, il largua le double du câble, et le ballon, partant par une direction oblique, disparut, après avoir heurté sa nacelle contre deux cheminées qu'il abattit dans la furie de son départ.

L'ouragan se déchaînait alors avec une épouvantable violence. L'ingénieur, pendant la nuit, ne put songer à descendre, et quand le jour vint, toute vue de la terre lui était interceptée par les brumes. Ce fut cinq jours après seulement, qu'une éclaircie laissa voir l'immense mer au-dessous de cet aérostat, que le vent entraînait avec une vitesse effroyable !

On sait comment, de ces cinq hommes, partis le 20 mars, quatre étaient jetés, le 24 mars, sur une côte déserte, à plus de six mille milles de leur pays !

Et celui qui manquait, celui au secours duquel les quatre survivants du ballon couraient tout d'abord, c'était leur chef naturel, c'était l'ingénieur Cyrus Smith !

Jules Verne
L'Île mystérieuse
Première partie : Les naufragés de l'air - Chapitre 3



Cinq heures du soir. — Celui qui manque. — Le désespoir de Nab. — Recherches au nord. — L'îlot. — Une triste nuit d'angoisses. — Le brouillard du matin. — Nab à la nage. — Vue de la terre. — Passage à gué du canal.



L'ingénieur, à travers les mailles du filet qui avaient cédé, avait été enlevé par un coup de mer. Son chien avait également disparu. Le fidèle animal s'était volontairement précipité au secours de son maître.

« En avant ! » s'écria le reporter.

Et tous quatre, Gédéon Spilett, Harbert, Pencroff et Nab, oubliant épuisement et fatigues, commencèrent leurs recherches.

Le pauvre Nab pleurait de rage et de désespoir à la fois, à la pensée d'avoir perdu tout ce qu'il aimait au monde.

Il ne s'était pas écoulé deux minutes entre le moment où Cyrus Smith avait disparu et l'instant où ses compagnons avaient pris terre. Ceux-ci pouvaient donc espérer d'arriver à temps pour le sauver.

« Cherchons ! cherchons ! cria Nab.

— Oui, Nab, répondit Gédéon Spilett, et nous le retrouverons !

— Vivant ?

— Vivant !
— Sait-il nager ? demanda Pencroff.

— Oui ! répondit Nab ! Et, d'ailleurs, Top est là !... »

Le marin, entendant la mer mugir, secoua la tête !

C'était dans le nord de la côte, et environ à un demi-mille de l'endroit où les naufragés venaient d'atterrir, que l'ingénieur avait disparu. S'il avait pu atteindre le point le plus rapproché du littoral, c'était donc à un demi-mille au plus que devait être situé ce point.

Il était près de six heures alors. La brume venait de se lever et rendait la nuit très-obscure. Les naufragés marchaient en suivant vers le nord la côte est de cette terre sur laquelle le hasard les avait jetés, — terre inconnue, dont ils ne pouvaient même soupçonner la situation géographique. Ils foulaient du pied un sol sablonneux, mêlé de pierres, qui paraissait dépourvu de toute espèce de végétation. Ce sol, fort inégal, très-raboteux, semblait en de certains endroits criblé de petites fondrières, qui rendaient la marche très-pénible. De ces trous s'échappaient à chaque instant de gros oiseaux au vol lourd, fuyant en toutes directions, que l'obscurité empêchait de voir. D'autres, plus agiles, se levaient par bandes et passaient comme des nuées. Le marin croyait reconnaître des goëlands et des mouettes, dont les sifflements aigus luttaient avec les rugissements de la mer.

De temps en temps, les naufragés s'arrêtaient, appelaient à grands cris, et écoutaient si quelque appel ne se ferait pas entendre du côté de l'Océan. Ils devaient penser, en effet, que s'ils eussent été à proximité du lieu où l'ingénieur avait pu atterrir, les aboiements du chien Top, au cas où Cyrus Smith eût été hors d'état de donner signe d'existence, seraient arrivés jusqu'à eux. Mais aucun cri ne se détachait sur le grondement des lames et le cliquetis du ressac. Alors, la petite troupe reprenait sa marche en avant, et fouillait les moindres anfractuosités du littoral.

Après une course de vingt minutes, les quatre naufragés furent subitement arrêtés par une lisière écumante de lames. Le terrain solide manquait. Ils se trouvaient à l'extrémité d'une pointe aiguë, sur laquelle la mer brisait avec fureur.

« C'est un promontoire, dit le marin. Il faut revenir sur nos pas en tenant notre droite, et nous gagnerons ainsi la franche terre.

— Mais s'il est là ! répondit Nab, en montrant l'Océan, dont les énormes lames blanchissaient dans l'ombre.

— Eh bien, appelons-le ! »

Et tous, unissant leurs voix, lancèrent un appel vigoureux, mais rien ne répondit. Ils attendirent une accalmie. Ils recommencèrent. Rien encore.
Les naufragés revinrent alors, en suivant le revers opposé du promontoire, sur un sol également sablonneux et rocailleux. Toutefois, Pencroff observa que le littoral était plus accore, que le terrain montait, et il supposa qu'il devait rejoindre, par une rampe assez allongée, une haute côte dont le massif se profilait confusément dans l'ombre. Les oiseaux étaient moins nombreux sur cette partie du rivage. La mer aussi s'y montrait moins houleuse, moins bruyante, et il était même remarquable que l'agitation des lames diminuait sensiblement. On entendait à peine le bruit du ressac. Sans doute, ce côté du promontoire formait une anse semi-circulaire, que sa pointe aiguë protégeait contre les ondulations du large.

Mais, à suivre cette direction, on marchait vers le sud, et c'était aller à l'opposé de cette portion de la côte sur laquelle Cyrus Smith avait pu prendre pied. Après un parcours d'un mille et demi, le littoral ne présentait encore aucune courbure qui permît de revenir vers le nord. Il fallait pourtant bien que ce promontoire, dont on avait tourné la pointe, se rattachât à la franche terre. Les naufragés, bien que leurs forces fussent épuisées, marchaient toujours avec courage, espérant trouver à chaque moment quelque angle brusque qui les remît dans la direction première.

Quel fut donc leur désappointement, quand, après avoir parcouru deux milles environ, ils se virent encore une fois arrêtés par la mer sur une pointe assez élevée, faite de roches glissantes.

« Nous sommes sur un îlot ! dit Pencroff, et nous l'avons arpenté d'une extrémité à l'autre ! »

L'observation du marin était juste. Les naufragés avaient été jetés, non sur un continent, pas même sur une île, mais sur un îlot qui ne mesurait pas plus de deux mille en longueur, et dont la largeur était évidemment peu considérable.

Cet îlot aride, semé de pierres, sans végétation, refuge désolé de quelques oiseaux de mer, se rattachait-il à un archipel plus important ? On ne pouvait l'affirmer. Les passagers du ballon, lorsque, de leur nacelle, ils entrevirent la terre à travers les brumes, n'avaient pu suffisamment reconnaître son importance. Cependant, Pencroff, avec ses yeux de marin habitués à percer l'ombre, croyait bien, en ce moment, distinguer dans l'ouest des masses confuses, qui annonçaient une côte élevée.

Mais, alors, on ne pouvait, par cette obscurité, déterminer à quel système, simple ou complexe, appartenait l'îlot. On ne pouvait non plus en sortir, puisque la mer l'entourait. Il fallait donc remettre au lendemain la recherche de l'ingénieur, qui n'avait, hélas ! signalé sa présence par aucun cri.

« Le silence de Cyrus ne prouve rien, dit le reporter. Il peut être évanoui, blessé, hors d'état de répondre momentanément, mais ne désespérons pas. »

Le reporter émit alors l'idée d'allumer sur un point de l'îlot quelque feu qui pourrait servir de signal à l'ingénieur. Mais on chercha vainement du bois ou des broussailles sèches. Sable et pierres, il n'y avait pas autre chose.

On comprend ce que durent être la douleur de Nab et celle de ses compagnons, qui s'étaient vivement attachés à cet intrépide Cyrus Smith. Il était trop évident qu'ils étaient impuissants alors à le secourir. Il fallait attendre le jour. Ou l'ingénieur avait pu se sauver seul, et déjà il avait trouvé refuge sur un point de la côte, ou il était perdu à jamais !

Ce furent de longues et pénibles heures à passer. Le froid était vif. Les naufragés souffrirent cruellement, mais ils s'en apercevaient à peine. Ils ne songèrent même pas à prendre un instant de repos. S'oubliant pour leur chef, espérant, voulant espérer toujours, ils allaient et venaient sur cet îlot aride, retournant incessamment à sa pointe nord, là où ils devaient être plus rapprochés du lieu de la catastrophe. Ils écoutaient, ils criaient, ils cherchaient à surprendre quelque appel suprême, et leurs voix devaient se transmettre au loin, car un certain calme régnait alors dans l'atmosphère, et les bruits de la mer commençaient à tomber avec la houle.

Un des cris de Nab sembla même, à un certain moment, se reproduire en écho. Harbert le fit observer à Pencroff, en ajoutant :

« Cela prouverait qu'il existe dans l'ouest une côte assez rapprochée. »

Le marin fit un signe affirmatif. D'ailleurs ses yeux ne pouvaient le tromper. S'il avait, si peu que ce fût, distingué une terre, c'est qu'une terre était là.

Mais cet écho lointain fut la seule réponse provoquée par les cris de Nab, et l'immensité, sur toute la partie est de l'îlot, demeura silencieuse.

Cependant le ciel se dégageait peu à peu. Vers minuit, quelques étoiles brillèrent, et si l'ingénieur eût été là, près de ses compagnons, il aurait pu remarquer que ces étoiles n'étaient plus celles de l'hémisphère boréal. En effet, la polaire n'apparaissait pas sur ce nouvel horizon, les constellations zénithales n'étaient plus celles qu'il avait l'habitude d'observer dans la partie nord du nouveau continent, et la Croix du Sud resplendissait alors au pôle austral du monde.

La nuit s'écoula. Vers cinq heures du matin, le 25 mars, les hauteurs du ciel se nuancèrent légèrement. L'horizon restait sombre encore, mais, avec les premières lueurs du jour, une opaque brume se leva de la mer, de telle sorte que le rayon visuel ne pouvait s'étendre à plus d'une vingtaine de pas. Le brouillard se déroulait en grosses volutes qui se déplaçaient lourdement.

C'était un contre-temps. Les naufragés ne pouvaient rien distinguer autour d'eux. Tandis que les regards de Nab et du reporter se projetaient sur l'Océan, le marin et Harbert cherchaient la côte dans l'ouest. Mais pas un bout de terre n'était visible.

« N'importe, dit Pencroff, si je ne vois pas la côte, je la sens... elle est là... là... aussi sûr que nous ne sommes plus à Richmond ! »

Mais le brouillard ne devait pas tarder à se lever. Ce n'était qu'une brumaille de beau temps. Un bon soleil en chauffait les couches supérieures, et cette chaleur se tamisait jusqu'à la surface de l'îlot.

En effet, vers six heures et demie, trois quarts d'heure après le lever du soleil, la brume devenait plus transparente. Elle s'épaississait en haut, mais se dissipait en bas. Bientôt tout l'îlot apparut, comme s'il fût descendu d'un nuage ; puis, la mer se montra suivant un plan circulaire, infinie dans l'est, mais bornée dans l'ouest par une côte élevée et abrupte.

Oui ! la terre était là. Là, le salut, provisoirement assuré, du moins. Entre l'îlot et la côte, séparés par un canal large d'un demi-mille, un courant extrêmement rapide se propageait avec bruit.

Cependant, un des naufragés, ne consultant que son cœur, se précipita aussitôt dans le courant, sans prendre l'avis de ses compagnons, sans même dire un seul mot. C'était Nab. Il avait hâte d'être sur cette côte et de la remonter au nord. Personne n'eût pu le retenir. Pencroff le rappela, mais en vain. Le reporter se disposait à suivre Nab.

Pencroff, allant alors à lui :

« Vous voulez traverser ce canal ? demanda-t-il.

— Oui, répondit Gédéon Spilett.

— Eh bien, attendez, croyez-moi, dit le marin. Nab suffira à porter secours à son maître. Si nous nous engagions dans ce canal, nous risquerions d'être entraînés au large par le courant, qui est d'une violence extrême. Or, si je ne me trompe, c'est un courant de jusant. Voyez, la marée baisse sur le sable. Prenons donc patience, et, à mer basse, il est possible que nous trouvions un passage guéable...

— Vous avez raison, répondit le reporter. Séparons-nous le moins que nous pourrons... »

Pendant ce temps, Nab luttait avec vigueur contre le courant. Il le traversait suivant une direction oblique. On voyait ses noires épaules émerger à chaque coupe. Il dérivait avec une extrême vitesse, mais il gagnait aussi vers la côte. Ce demi-mille qui séparait l'îlot de la terre, il employa plus d'une demi-heure à le franchir, et il n'accosta le rivage qu'à plusieurs milliers de pieds de l'endroit qui faisait face au point d'où il était parti. Nab prit pied au bas d'une haute muraille de granit et se secoua vigoureusement ; puis, tout courant, il disparut bientôt derrière une pointe de roches, qui se projetait en mer, à peu près à la hauteur de l'extrémité septentrionale de l'îlot.
Les compagnons de Nab avaient suivi avec angoisse son audacieuse tentative, et, quand il fut hors de vue, ils reportèrent leurs regards sur cette terre à laquelle ils allaient demander refuge, tout en mangeant quelques coquillages dont le sable était semé. C'était un maigre repas, mais, enfin, c'en était un.

La côte opposée formait une vaste baie, terminée, au sud, par une pointe très-aiguë, dépourvue de toute végétation et d'un aspect très-sauvage. Cette pointe venait se souder au littoral par un dessin assez capricieux et s'arc-boutait à de hautes roches granitiques. Vers le nord, au contraire, la baie, s'évasant, formait une côte plus arrondie, qui courait du sud-ouest au nord-est et finissait par un cap effilé. Entre ces deux points extrêmes, sur lesquels s'appuyait l'arc de la baie, la distance pouvait être de huit milles. à un demi-mille du rivage, l'îlot occupait une étroite bande de mer, et ressemblait à un énorme cétacé, dont il représentait la carcasse très-agrandie. Son extrême largeur ne dépassait pas un quart de mille.

Devant l'îlot, le littoral se composait, en premier plan, d'une grève de sable, semée de roches noirâtres, qui, en ce moment, réapparaissaient peu à peu sous la marée descendante. Au deuxième plan, se détachait une sorte de courtine granitique, taillée à pic, couronnée par une capricieuse arête à une hauteur de trois cents pieds au moins. Elle se profilait ainsi sur une longueur de trois milles, et se terminait brusquement à droite par un pan coupé qu'on eût cru taillé de main d'homme. Sur la gauche, au contraire, au-dessus du promontoire, cette espèce de falaise irrégulière, s'égrenant en éclats prismatiques, et faite de roches agglomérées et d'éboulis, s'abaissait par une rampe allongée qui se confondait peu à peu avec les roches de la pointe méridionale.

Sur le plateau supérieur de la côte, aucun arbre. C'était une table nette, comme celle qui domine Cape-Town, au cap de Bonne-Espérance, mais avec des proportions plus réduites. Du moins, elle apparaissait telle, vue de l'îlot. Toutefois, la verdure ne manquait pas à droite, en arrière du pan coupé. On distinguait facilement la masse confuse de grands arbres, dont l'agglomération se prolongeait au-delà des limites du regard. Cette verdure réjouissait l'œil, vivement attristé par les âpres lignes du parement de granit.

Enfin, tout en arrière-plan et au-dessus du plateau, dans la direction du nord-ouest et à une distance de sept milles au moins, resplendissait un sommet blanc, que frappaient les rayons solaires. C'était un chapeau de neiges, coiffant quelque mont éloigné.

On ne pouvait donc se prononcer sur la question de savoir si cette terre formait une île ou si elle appartenait à un continent. Mais, à la vue de ces roches convulsionnées qui s'entassaient sur la gauche, un géologue n'eût pas hésité à leur donner une origine volcanique, car elles étaient incontestablement le produit d'un travail plutonien.

Gédéon Spilett, Pencroff et Harbert observaient attentivement cette terre, sur laquelle ils allaient peut-être vivre de longues années, sur laquelle ils mourraient même, si elle ne se trouvait pas sur la route des navires !

« Eh bien ! demanda Harbert, que dis-tu, Pencroff ?

— Eh bien, répondit le marin, il y a du bon et du mauvais, comme dans tout. Nous verrons. Mais voici le jusant qui se fait sentir. Dans trois heures, nous tenterons le passage, et, une fois là, on tâchera de se tirer d'affaire et de retrouver M. Smith ! »

Pencroff ne s'était pas trompé dans ses prévisions. Trois heures plus tard, à mer basse, la plus grande partie des sables, formant le lit du canal, avait découvert. Il ne restait entre l'îlot et la côte qu'un chenal étroit qu'il serait aisé sans doute de franchir.
En effet, vers dix heures, Gédéon Spilett et ses deux compagnons se dépouillèrent de leurs vêtements, ils les mirent en paquet sur leur tête, et ils s'aventurèrent dans le chenal, dont la profondeur ne dépassait pas cinq pieds. Harbert, pour qui l'eau eût été trop haute, nageait comme un poisson, et il s'en tira à merveille. Tous trois arrivèrent sans difficulté sur le littoral opposé. Là, le soleil les ayant séchés rapidement, ils remirent leurs habits, qu'ils avaient préservés du contact de l'eau, et ils tinrent conseil.


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