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Illustration: Le Devisement du monde-Livre1 - Marco Polo

Le Devisement du monde-Livre1

(Version Intégrale)

Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2009-05-13

Lu par Christian Martin
Livre audio de 2h21min
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I : Comment Nicolas et Marco Polo s'en allèrent en Orient

L'an de Jésus-Christ 1235, sous l'empire du prince Baudoin, empereur de Constantinople[1], deux gentilshommes de la très illustre famille des Pauls, à Venise, s'embarquèrent sur un vaisseau chargé de plusieurs sortes de marchandises pour le compte des Vénitiens ; et ayant traversé la mer Méditerranée et le détroit du Bosphore par un vent favorable et le secours de Dieu, ils arrivèrent à Constantinople. Il s'y reposèrent quelques jours ; après quoi ils continuèrent leur chemin par le Pont-Euxin, et arrivèrent au port d'une ville d'Arménie, appelée Soldadie[2] ; là ils mirent en état les bijoux précieux qu'ils avaient, et allèrent à la cour d'un certain grand roi des Tartares appelé Barka ; ils lui présentèrent ce qu'ils avaient de meilleur. Ce prince ne méprisa point leurs présents, mais au contraire les reçut de fort bonne grâce et leur en fit d'autres beaucoup plus considérables que ceux qu'il avait reçus. Ils demeurèrent pendant un an à la cour de ce roi, et ensuite ils se disposèrent à retourner à Venise. Pendant ce temps-là il s'éleva un grand différend entre le roi Barka et un certain autre roi tartare nommé Allau, en sorte qu'ils en vinrent aux mains ; la fortune favorisa Allau, et l'armée de Barka fut défaite. Dans ce tumulte nos deux Vénitiens furent fort embarrassés, ne sachant quel parti prendre ni par quel chemin ils pourraient s'en retourner en sûreté dans leur pays ; ils prirent enfin la résolution de se sauver par plusieurs détours du royaume de Barka ; ils arrivèrent d'abord à une certaine ville nommée Guthacam[3], et un peu au delà ils traversèrent le grand fleuve ; après quoi ils entrèrent dans un grand désert, où ils ne trouvèrent ni hommes ni villages, et arrivèrent enfin à Bochara[4], ville considérable de Perse. Le roi Barach faisait sa résidence en cette ville ; ils y demeurèrent trois ans.

II : Comment ils allèrent à la cour du grand roi des Tartares

En ce temps-là un certain grand seigneur qui était envoyé de la part d'Allau vers le plus grand roi des Tartares, arriva à Bochara pour y passer la nuit ; et trouvant là nos deux Vénitiens qui savaient déjà parler le tartare, il en eut une extrême joie, et songea comment il pourrait engager ces Occidentaux, nés entre les Latins, à venir avec lui, sachant bien qu'il ferait un fort grand plaisir à l'empereur des Tartares. C'est pourquoi il leur fit de grands honneurs et de riches présents, surtout lorsqu'il eut reconnu dans leurs manières et dans leur conversation qu'ils en étaient dignes. Nos Vénitiens, d'un autre côté, faisant réflexion qu'il leur était impossible, sans un grand danger, de retourner en leur pays, résolurent d'aller avec l'ambassadeur trouver l'empereur des Tartares, menant encore avec eux quelques autres chrétiens qu'ils avaient amenés de Venise. Ils quittèrent donc Bochara ; et, après une marche de plusieurs mois, ils arrivèrent à la cour de Koubilaï[1], le plus grand roi des Tartares, autrement dit le Grand Khan, qui signifie roi des rois[2]. Or la raison pourquoi ils furent si longtemps en chemin, c'est que marchant dans des pays très froids qui sont vers le septentrion, les inondations et les neiges avaint tellement rompu les chemins que, le plus souvent, ils étaient obligés de s'arrêter.

III : Avec quelle bonté ils furent reçus du Grand Khan

Ayant donc été conduits devant le Grand Khan, ils en furent reçus avec beaucoup de bonté ; il les interrogea sur plusieurs choses, principalement des pays occidentaux, de l'empereur romain et des autres rois et princes, et de quelle manière ils se comportaient dans leur gouvernement, tant politique que militaire ; par quel moyen ils entretenaient entre eux la paix, la justice et la bonne intelligence. Il s'informa aussi des mœurs et de la manière de vivre des Latins ; mais surtout il voulut savoir ce qu'était la religion chrétienne, et ce qu'était le pape, qui en est le chef. A quoi nos Vénitiens ayant répondu le mieux qu'il leur fut possible, l'empereur en fut si content qu'il les écoutait volontiers et qu'il les faisait souvent venir à sa cour.

IV : Ils sont envoyés au pontife de Rome par le Grand Khan

Un jour le Grand Khan, ayant pris conseil des premiers de son royaume, pria nos Vénitiens d'aller de sa part vers le pape, et leur donna pour adjoint un de ses barons, nommé Gogaca, homme de mérite et des premiers de sa cour. Leur commission portait de prier le saint-père de lui envoyer une centaine d'hommes sages et bien instruits dans la religion chrétienne pour faire connaître à ses docteurs que la religion chrétienne est la meilleure de toutes les religions et la seule qui conduise au salut ; et que les dieux des Tartares ne sont autre chose que des démons, qui en ont imposé aux peuples orientaux, pour s'en faire adorer. Car comme cet empereur avait appris plusieurs choses de la foi chrétienne et qu'il savait bien avec quel entêtement ses docteurs tâchaient de défendre leur religion, il était comme en suspens, ne sachant de quel côté il devait reposer son salut, ni quel était le bon chemin. Nos Vénitiens, après avoir reçu avec respect les ordres de l'empereur, lui promirent de s'acquitter fidèlement de leur commission et de présenter ses lettres au pontife romain. L'empereur leur fit donner, suivant la coutume de l'empire, une petite table d'or, sur laquelle étaient gravées les armes royales, pour leur servir, et à toute leur suite, de passeport et de sauf-conduit dans tous les pays de sa domination, et à la vue de laquelle tous les gouverneurs devaient les défrayer et les faire escorter dans les lieux dangereux ; en un mot, leur fournir aux dépens de l'empereur tout ce dont ils auraient besoin pendant leur voyage. L'empereur les pria aussi de lui apporter un peu d'huile de la lampe qui brûlait devant le sépulcre du Seigneur à Jérusalem, ne doutant point que cela ne lui fût fort avantageux, si Jésus-Christ était le Sauveur du monde. Nos gens prirent congé de l'empereur et se mirent en chemin ; mais à peine avaient-ils faits vingt milles à cheval, que Gogacal, leur adjoint, tomba grièvement malade. Sur quoi ayant délibéré, ils résolurent de le laisser là et de continuer leur chemin, pendant lequel ils furent partout bien reçus, en vertu du sceau de l'empereur. Ils furent néanmoins obligés de mettre pied à terre en plusieurs endroits, à cause des inondations ; en sorte qu'ils restèrent plus de trois ans avant de pouvoir arriver au port d'une ville des Arméniens appelée Layas[1] ; de Layas ils se rendirent à Acre[2], l'an de Notre-Seigneur 1269, au mois d'Avril.

V : Ils attendent l'élection d'un nouveau pontife

Étant arrivés à la ville d'Acre, ils apprirent que 1e pape Clément IV était mort[1] depuis peu et qu'on n'en avait pas encore élu un autre en sa place, ce dont ils furent fort affligés. Il y avait à Acre un légat du saint-siège nommé Théobaldo, comte de Plaisance, à qui ils dirent qu'ils étaient envoyés du Grand Khan et lui exposèrent le sujet de leur commission ; le légat était d'avis qu'ils attendissent l'élection de l'autre. Ils allèrent donc à Venise et demeurèrent avec leurs parents et amis pour attendre que le nouveau pontife fût élu. Nicolas Polo trouva sa femme décédée ; mais il trouva en bonne santé son fils Marco, qui était alors âgé de quinze ans, et qui est l'auteur de ce livre. Cependant l'élection du nouveau pontife traîna pendant trois ans.

VI : Ils retournent vers le roi des Tartares

Deux ans après qu'ils furent de retour dans leur patrie, les deux frères, craignant que l'empereur des Tartares ne s'inquiétât d'un si long délai, s'en furent à Acre trouver le légat, menant avec eux Marco Polo, dans le dessein qu'il les accompagnât dans un si long voyage. Le légat leur donna des lettres pour l'empereur des Tartares, dans lesquelles la foi catholique était clairement expliquée ; après quoi nos voyageurs se disposèrent à retourner en Orient ; mais ils n'étaient que fort peu éloignés d'Acre quand le légat reçut des lettres des cardinaux, par lesquelles on lui apprenait qu'il avait été élevé au souverain pontificat[1]. Sur quoi il fit courir après nos Vénitiens et les avertit de différer leur voyage, leur donnant d'autres lettres pour l'empereur des Tartares, et pour compagnie deux frères prêcheurs d'une probité et d'une capacité reconnues, qui se trouvèrent pour lors à Acre : l'un s'appelait Nicolas et l'autre Guillaume de Tripoli. Ils partirent donc tous ensemble et arrivèrent à un port de mer d'Arménie. Et parce qu'en ce temps-là le sultan de Babylone[2] avait fait une rude invasion en Arménie, nos deux frères commencèrent à appréhender. Pour éviter les dangers des chemins et les sinistres aventures des guerres, ils se réfugièrent chez le maître d'un temple en Arménie ; car ils avaient déjà plus d'une fois couru risque de leur vie. Cependant ils s'exposèrent à toutes sortes de périls et de travaux et arrivèrent avec bien de la peine à une ville de la dépendance de l'empereur des Tartares, nommée Cleminfu[3]. Car leur voyage, s'étant fait en hiver, avait été très fâcheux, étant souvent arrêtés par les neiges et les inondations. Le roi Koubilaï, ayant appris leur retour, quoiqu'ils fussent encore bien loin, envoya plus de quarante mille de ses gens au-devant d'eux, pour avoir soin de leur faire fournir toutes les choses dont ils pouvaient avoir besoin.

VII : Comment les Vénitiens sont reçus par l'empereur des Tartares

Ayant donc été introduits à la cour, ils se prosternèrent la face contre terre devant le roi, suivant la coutume du pays, duquel ils furent reçus avec beaucoup de bonté. Il les fit lever et leur commanda de lui raconter le succès de leur voyage et de leur commission auprès du souverain pontife ; ils lui rendirent compte de toutes choses avec ordre, et lui présentèrent les lettres qu'ils avaient. Le roi fut extrêmement réjoui et loua fort leur exactitude. Ils lui présentèrent aussi de l'huile de la lampe du saint-sépulcre, qu'il fit serrer dans un lieu honorable. Et ayant appris que Marco était le fils de Nicolas, il lui fit un fort bon accueil ; et il traita si bien les trois Vénitiens, à savoir le père, le fils et l'oncle, que tous les courtisans en étaient jaloux, quoiqu'ils leur portassent beaucoup d'honneur.

VIII : Comment Marco Polo se rendit agréable au Grand Khan

Marco se fit bientôt aux manières de la cour de l'empereur des Tartares. Et ayant appris les quatre différentes langues de cette nation, en sorte qu'il pouvait non seulement les lire, mais aussi les écrire, il se fit aimer de tous, mais particulièrement de l'empereur, lequel, afin de faire éclater sa prudence, le chargea d'une affaire dans un pays éloigné et où il ne pouvait pas se rendre en moins de six mois. Il s'en acquitta avec beaucoup de sagesse et s'acquit tout à fait les louanges et les bonnes grâces du prince. Et sachant que l'empereur était curieux des nouveautés, il eut soin de s'informer, dans tous les pays par où il passa, des mœurs et des coutumes des hommes, des différentes espèces et de la nature des animaux, dont il faisait après cela le rapport à l'empereur, et par où il se concilia si bien son amitié que, quoiqu'il n'eût que dix-sept ans, le roi s'en servait dans les plus grandes affaires du royaume, l'envoyant dans les différentes parties de son vaste empire. Après qu'il avait expédié les affaires de sa commission, il employait le reste du temps à observer les propriétés des pays ; il remarquait la situation des provinces et des villes, ce qui se trouvait d'extraordinaire ou qui était arrivé dans les différents lieux par où il passait, et il mettait tout par écrit. Et c'est de cette manière qu'il a procuré à nos Occidentaux la connaissance de ce qui fera la matière du second livre.

IX : Après plusieurs années passées à la cour du Grand Khan, ils obtiennent de retourner à Venise

Après que nos Vénitiens eurent demeuré pendant quelque temps à la cour du Grand Khan, poussés du désir de revoir leur patrie, ils demandent permission au roi de s'en retourner. Ce qu'ils eurent beaucoup de peine à obtenir, parce qu'il les voyait avec plaisir. Il arriva dans ce temps-là que le roi des Indes, nommé Argon, envoya trois hommes considérables à la cour du grand Koubilaï, qui s'appelaient Culataï, Ribusca et Coila, pour lui demander une fille de sa race en mariage, sa femme, nommée Balgana, étant morte depuis peu, laquelle, en mourant, avait mis dans son testament et prié instamment son mari de ne se jamais remarier qu'avec quelque fille de sa famille. De sorte que le roi Koubilaï leur accorda ce qu'ils demandaient, et choisit pour femme au roi Argon une fille de sa race nommée Gogatim, âgée de dix-sept ans, qu'il leur confia pour la lui mener. Ces envoyés devant partir pour conduire cette nouvelle reine, et connaissant l'ardent désir que les Vénitiens avaient de retourner en leur pays, prièrent le roi Kubilaï que, pour faire honneur au roi Argon, il leur permit de partir avec eux et d'accompagner la reine aux Indes, d'où ils pourraient continuer leur voyage en leur pays. L'empereur, pressé de leur sollicitation et de la demande des Vénitiens, leurs accorda, quoique à regret, ce qu'ils demandaient.

X : Leur retour à Venise

Ils quittèrent donc la cour de Koubilaï et s'embarquèrent sur une flotte de quatorze navires chargés de munitions ; chaque navire avait quatre mâts et quatre voiles. Ils reçurent, en s'embarquant, deux tables d'or, ornées des armes du roi, qu'ils devaient montrer à tous les commandants des provinces de son empire, en vertu desquelles on devait leur fournir les provisions et autres choses nécessaires pour leur voyage. Le roi leur donna pour adjoints des ambassadeurs tant pour le souverain pontife que pour quelques autres princes chrétiens. Et après trois mois de navigation ils arrivèrent à une certaine île nommée Jana, et de là, traversant la mer Indienne, après beaucoup de temps ils arrivèrent au palais du roi Argon. Ils lui présentèrent la fille qu'il devait prendre pour femme, mais il la fit épouser à son fils. Des six cents hommes que le roi avait envoyés pour amener la nouvelle reine, plusieurs moururent en chemin et furent regrettés. Or nos Vénitiens et les ambassadeurs qui les accompagnaient partirent de là, après avoir obtenu du vice-roi, nommé Acata, qui gouvernait le royaume pendant la minorité, deux autres tables d'or, suivant la coutume du pays, pour leur servir de sauf-conduit par tout le royaume. Ils sortirent de cette manière sains et saufs et avec beaucoup d'honneur de ce pays-là ; et, après un long voyage et beaucoup de peines, ils arrivèrent, avec le secours de Dieu, à Constantinople et de là ils se rendirent à Venise, en bonne santé, comblés d'honneurs et de richesses, l'an de Notre-Seigneur 1295, remerciant Dieu de les avoir conduits, à travers tant de dangers, dans leur chère patrie. Il a fallu marquer ces choses dès le commencement, afin que l'on sût de quelle manière et à quelle occasion Marco Polo, auteur de cette relation, a pu être informé de tout ce qu'il rapporte et de toutes choses qui vont être décrites dans les chapitres suivants.

XI : De l'Arménie Mineure

Après avoir fait mention de nos voyages en général, il faut maintenant venir au particulier et faire la description de chaque pays que nous n'avons touché qu'en passant. L'Arménie Mineure donc, qui est la première où nous avons entré, est gouvernée avec beaucoup de justice et d'économie ; le royaume a plusieurs villes, bourgs et villages ; la terre y est fertile, et il n'y manque rien de ce qui est nécessaire à la vie ; la chasse y est abondante en bêtes et en oiseaux ; l'air y est pur et subtil. Les habitants étaient autrefois bons guerriers ; mais à présent ils sont ensevelis dans la mollesse et ne s'adonnent plus qu'à l'ivrognerie et au luxe. Il y a en ce royaume une ville maritime, nommée Layas, dont le port est très bon ; et il y abonde beaucoup de marchands de toutes sortes de pays, et même de Venise et de Gênes ; c'est, pour ainsi dire, le magasin de diverses marchandises précieuses et de toutes les richesses de l'Orient, particulièrement des parfums de toutes les sortes. Cette ville est comme la porte des pays orientaux.


XII : De la province de Turquie

La Turquie est une province de peuples ramassés : car elle est composée de Turcs, de Grecs et d'Arméniens. Les Turchiens ont une langue particulière, ils font profession de la loi détestable de Mahomet ; ils sont ignorants, rustiques, vivant la plupart à la campagne, tantôt sur les montagnes et tantôt dans les vallées, là où ils trouvent des pâturages : car leurs grandes richesses consistent en troupeaux de juments ; ils ont aussi des mulets qui sont fort estimés. Les Grecs et les Arméniens qui habitent parmi eux ont aussi des villes et des villages, et travaillent à la soie. Entre plusieurs villes qu'ils possèdent, les plus considérables sont Sovas, Cæsarea et Sébaste, où le bienheureux Basile a souffert le martyre pour la foi de Jésus-Christ. Ces peuples ne reconnaissent qu'un seul seigneur de tous les rois des Tartares.

XIII : De l'Arménie Majeure

L'Arménie Majeure est la plus grande de toutes les provinces qui payent tribut aux Tartares ; elle est pleine de villes et de villages. La ville capitale s'appelle Arzinga ; on y fait d'excellent « buchiramus »[1]. Il y a aussi plusieurs fontaines, dont les eaux sont salutaires pour les bains et la guérison de diverses sortes de maladies. Les plus considérables villes après la capitale sont Erzeroum et Darzirim. Plusieurs Tartares se retirent en été sur leur territoire pour jouir de la fraîcheur et de l'utilité des pâturages, et ne se retirent qu'en hiver, à cause des grandes neiges et des inondations. C'est sur les montagnes de cette province[2] que s'arrêta l'arche de Noé après le déluge. Elle a à l'orient la province des Géorgiens. Du côté du septentrion on trouve une grande source dont il sort une liqueur semblable à l'huile ; elle ne vaut rien à manger, mais elle est bonne à brûler et à tout autre usage ; ce qui fait que les nations voisines en viennent faire leur provision, jusqu'à en charger beaucoup de vaisseaux, sans que la source, qui coule continuellement, en paraisse diminuée en aucune manière[3].

XIV : De la province de Géorgie

La province de Géorgie paye tribut au roi des Tartares et le reconnaît pour son souverain. Les Géorgiens sont de beaux hommes, bons guerriers et fort adroits à tirer de l'arc ; ils sont chrétiens selon les rites des Grecs ; ils portent les cheveux courts comme les clercs d'Occident. Cette province est de difficile accès, principalement du côté de l'orient, car le chemin est très étroit et bordé d'un côté par la mer, et de l'autre par des montagnes. Il faut passer par ce chemin-là, qui est long de quatre lieues, avant que d'entrer dans le pays, ce qui fait qu'on en peut empêcher l'entrée à une grande armée, avec peu de monde. Les habitants ont plusieurs villes et châteaux ; leur principale richesse est en soie, dont ils font de riches étoffes. Quelques-uns s'appliquent aux ouvrages mécaniques, d'autres aux marchandises. La terre est assez fertile. Ils racontent une chose admirable de leur terre : ils disent qu'il y a un grand lac, formé par la chute des eaux des montagnes, qu'ils appellent communément mer de Chelucelam[1]. Ce lac a environ six cent milles ; toute l'année il ne donne de poisson que le carême jusqu'au samedi saint ; ce lac est éloigné de toutes autres eaux de douze milles.

XV : Du royaume de Mosul

Le royaume de Mosul est à l'orient ; il touche en partie à l'Arménie Majeure. Les Arabes l'habitent, qui sont mahométans ; il y a aussi beaucoup de chrétiens, divisés en nestoriens et jacobins[1], qui ont un grand patriarche qu'ils appellent ''catholique'' et qui fait des archevêques, des abbés et tous autres prélats, qu'il envoie par tout le pays d'Orient, comme fait le pape de Rome pour les pays latins. On fait là de précieuses étoffes d'or et de soie. Au reste il y a dans les montagnes de ce royaume certains hommes, appelés Cardis (les Curdes), dont les uns sont nestoriens, les autres jacobins, et d'autres mahométans, qui sont de grands voleurs.

XVI : De la ville de Baldachi

Il y a dans ces quartiers-là une ville considérable, nommée Baldachi (Bagdad), où fait sa résidence le grand prélat des Saracéniens (Sarrasins), qu'ils appellent caliphe. On ne trouve point de plus belles villes que celle-là dans toute cette région. On y fait de fort belles étoffes de soie et d'or, de différente manière. L'an 1250, Houlagou, grand roi des Tartares, assiégea cette ville et la pressa si vivement qu'il la prit. Il y avait alors plus de cent mille hommes de guerre dans la place ; mais Houlagou était bien plus fort qu'eux. Au reste le caliphe, qui était seigneur de la ville, avait une tour remplie d'or et d'argent, de pierres précieuses et d'autres choses de prix ; mais au lieu de se servir de ses trésors et d'en faire part à ses soldats, son avarice lui fit tout perdre avec la ville. Car le roi Houlagou, ayant pris la ville, fit mettre ce caliphe dans la tour où il gardait son trésor, avec ordre de ne lui donner ni à boire ni à manger, et lui disant : « Si tu n'avais pas gardé ce trésor avec tant d'avarice, tu aurais pu te conserver toi et ta ville ; jouis-en donc présentement tout à ton aise ; bois-en, manges-en, si tu peux, puisque c'est ce que tu as le plus aimé. » C'est ainsi que ce misérable mourut de faim sur son trésor. Il passe par cette ville une grande rivière (le Tigre), qui va se décharger dans la mer des Indes, de l'embouchure de laquelle cette ville est éloignée de dix-huit milles, en sorte que l'on y apporte aisément toutes sortes de marchandises des Indes, et en abondance.

XVII : De la ville de Taurisium

Il y a aussi en Arménie la célèbre ville de Taurisium (Tauris), fort renommée par toutes sortes de marchandises, entre autres de belles perles, des étoffes d'or et de soie et d'autres choses précieuses. Et parce que la ville est dans une situation avantageuse, il y vient des marchands de toutes les parties du monde, à savoir des Indes, de Baldach, de Mosul et de Cremesor. Il en vient aussi des pays occidentaux, parce qu'il y a beaucoup à gagner et que les marchands s'y enrichissent. Les habitants sont mahométans, quoiqu'il y en ait aussi de jacobins et de nestoriens. Il y a autour de cette ville de très beaux jardins et fort agréables, qui rapportent d'excellents fruits, et en abondance.

XVIII : De quelle manière une certaine montagne fut transportée hors de sa place

Il y a une montagne en ce pays-là, non loin de Taurisium, qui fut transportée hors de sa place par la puissance de Dieu à l'occasion que je vais dire[1]. Un jour les Saracéniens, voulant mépriser l'Évangile de Jésus-Christ et tourner sa doctrine en ridicule : « Vous savez, disaient-ils, qu'il est dit dans l'Évangile : Si vous aviez de la foi grande comme un grain de moutarde, vous diriez à cette montagne : transporte-toi là, et cela arriverait, et il n'y aurait rien d'impossible pour vous. À présent donc, si vous avez une vraie foi, transportez cette montagne hors de sa place. » Et comme les chrétiens étaient sous leur puissance, ils se trouvaient dans la nécessité ou de transporter la montagne ou d'embrasser la loi de Mahomet ; ou, s'ils ne voulaient faire ni l'un ni l'autre, ils étaient en danger de mort. Alors un fidèle serviteur de Jésus-Christ, exhortant ses camarades à avoir confiance en Dieu, et après avoir fait son oraison avec ferveur, commanda à la montagne de se transporter ailleurs. Ce qui arriva, au grand étonnement de ces infidèles, qui, à la vue d'un si grand miracle, se convertirent, et plusieurs Saracéniens embrassèrent la foi de Jésus-Christ.

XIX : Du pays des Perses

La Perse est une province très grande et très étendue ; elle a été autrefois fort célèbre et fort renommée ; mais à présent que les Tartares l'ont en leur disposition, elle a beaucoup perdu de son lustre[1]. Elle est cependant considérable entre les provinces voisines, car elle contient huit royaumes. Il y a en ce pays-là de beaux et grands chevaux, qui se vendent quelquefois jusqu'à deux cents livres tournois la pièce. Les marchands les amènent aux villes de Chisi et de Curmosa (Kormus), qui sont sur le bord de la mer, d'où ils les transportent aux Indes. Il y a aussi de très beaux ânes, qui se vendent jusqu'à trente marcs d'argent ; mais les hommes de ce pays sont très méchants ; ils sont querelleurs, voleurs, homicides, et professent la religion de Mahomet. Les marchands sont par-ci par-là tués par ces voleurs, s'ils ne voyagent par bandes. Dans les villes il y a cependant de très bons artisans et qui excellent dans les ouvrages de soie et d'or et de plumes. Le pays est abondant en gruau, blé, orge, millet et en toutes sortes de grains. Ils ont aussi des fruits et du vin.

XX : De la ville de Jasdi

Jasdi[1] est une grande ville, dans le même pays, dans laquelle on fait beaucoup de marchandises. Il s'y trouve aussi des artisans subtils qui travaillent en soie. Les habitants sont aussi mahométans. Par delà Jasdi, l'espace de sept milles, on ne trouve aucune habitation jusqu'à la ville de Kerman. Ce sont des lieux champêtres et broussailleux, fort propres à la chasse. On y trouve de grands ânes sauvages en abondance.

XXI : De la ville de Kerman

Kerman est une ville très renommée, où se trouvent beaucoup de ces pierres précieuses qu'on appelle vulgairement « turchici » ou turquoises. De même sont ici des mines d'acier et d'andaine (antimoine). Pareillement, on y a des faucons excellents, le vol desquels est très vite, et qui néanmoins sont plus petits que les étrangers. Kerman a des artisans de plusieurs ordres, qui fabriquent quantité de brides, éperons, selles, épées, arcs, carquois, et d'autres instruments, selon la coutume de ce pays-là. Les femmes sont occupées de la broderie, et font des coutes (couvertures) et des chevets très curieux. De Kerman on s'en va par une grande plaine, et quand on a voyagé sept jours, on parvient à une descente, qui se parachève dans l'espace de deux jours, et cela tellement que le pied du passant penche toujours en bas. Dans cette plaine se trouvent force perdrix, comme aussi des châteaux et des villes ; dans la descente penchante sont beaucoup d'arbres fruitiers ; mais nulle demeure ou habitation, sinon celles des bergers. Il fait dans ce pays si froid en hiver que l'on n'y peut demeurer.

XXII : De la ville de Camandu et du pays de Reobarle

On vient après cela à une grande plaine, où il y a une ville appelée Camandu[1]. Elle était grande autrefois, mais les Tartares l'ont ruinée. Le pays en a gardé le nom ; on y trouve des dattes en abondance, des pistaches, des pommes de paradis (bananes), et plusieurs autres différents fruits qui ne croissent point chez nous. Il y a en ce pays-là de certains oiseaux nommés fincolines (francolins), dont le plumage est mêlé de blanc et de noir, qui ont les pieds et le bec rouges. Il y a aussi de fort grands bœufs, qui sont blancs pour la plupart, ayant les cornes courtes et non aiguës, et une bosse sur le dos[2], comme les chameaux, ce qui les rend si forts qu'on les accoutume aisément à porter de lourds fardeaux ; et quand on les charge, ils se mettent aussi à genoux, comme les chameaux ; après quoi ils se relèvent, étant dressés de bonne heure à ce manège. Les moutons de ce pays-là sont aussi grands que des ânes, ayant des queues si longues et si grosses qu'il y en a qui pèsent jusqu'à trente livres[3]. Ils sont beaux et gras et de fort bon goût. Il y a aussi dans cette plaine plusieurs villes et villages, mais dont les murailles ne sont que de boue, mal construites, quoique assez fortes. Car il règne en ce pays-là de certains voleurs, qu'ils appellent Caraons, et qui ont un roi. Ces voleurs usent, dans leur brigandage, de certains enchantements. Quand ils vont faire leurs courses, ils font par leur art diabolique que le jour s'obscurcit pendant ce temps-là, en sorte que l'on ne peut pas les apercevoir ni parconséquent se précautionner, et ils peuvent faire durer cette obscurité six ou sept jours, pendant lequel temps ils battent la campagne, au nombre quelquefois de dix mille hommes. Ils campent comme les gens de guerre, et lorsqu'ils sont dispersés, voici comment ils font : ils prennent tout ce qu'ils rencontrent, bêtes et gens ; ils vendent les jeunes hommes et tuent les vieux. Moi Marco, qui écris ces choses, je suis une fois tombé à leur rencontre ; heureusement que je n'étais pas loin d'un château appelé Canosalim, où je n'eus que le temps de me sauver ; cependant plusieurs de ma suite tombèrent dans ce piège diabolique, et furent partie vendus et partie tués.

XXIII : De la ville de Cormos

Cette plaine dont nous venons de parler s'étend au midi d'environ cinq milles ; il y a au bout un chemin par où l'on est obligé d'aller toujours en descendant. Ce chemin est très méchant et rempli de voleurs et de dangers. Enfin l'on arrive dans de belles campagnes, qui s'étendent de la longueur de deux milles. Ce terroir abonde en ruisseaux et en palmiers. Il y a aussi quantité de toutes sortes d'oiseaux, mais surtout de perroquets, que l'on ne voit pas le long de la mer. De là on vient à la mer Océane, sur le bord de laquelle il y a une ville nommée Cormos[1], ayant un bon port, où abordent beaucoup de marchands, qui apportent des Indes toutes sortes de marchandises, comme des parfums, des perles, des pierres précieuses, des étoffes de soie et d'or et des dents d'éléphant. C'est une ville royale ayant sous sa dépendance d'autres villes et plusieurs châteaux. Le pays est chaud et malsain. Quand quelque étranger marchand ou autre meurt dans le pays, tous ses biens sont confisqués au profit du roi. Ils font du vin de dattes ou d'autres espèces de fruits, qui est fort bon ; cependant, quand on n'y est pas accoutumé, il donne le flux de ventre ; mais au contraire, quand on y est fait, il engraisse extraordinairement. Les habitants du pays ne se nourrissent point de pain ni de viande, mais de dattes, de poisson salé et d'oignon. Ils ont des vaisseaux, mais qui ne sont pas trop sûrs, n'étant joints qu'avec des chevilles de bois et de cordes faites d'écorces de certains bois des Indes. Ces écorces sont préparées à peu près comme le chanvre. On en fait des filasses, et de cette filasse des cordes très fortes, et qui peuvent résister à l'impétuosité des eaux et de la tempête ; elles ont cela de propre qu'elles ne pourrissent et ne se gâtent pas dans l'eau[2]. Ces vaisseaux n'ont qu'un mât, une voile, un timon, et ne se couvrent que d'une couverture. Ils ne sont point enduits de poix, mais de la laitance des poissons. Et lorsqu'ils font le voyage des Indes, menant des chevaux et plusieurs autres charges, ils prennent plusieurs vaisseaux. Car la mer est orageuse, et les vaisseaux ne sont point garnis de fer. Les habitants de ce pays-là sont noirs et mahométans ; en été, lorsque les chaleurs sont insupportables, ils ne demeurent point dans les villes, mais ils ont hors des murs des lieux de verdure entourée d'eau, où ils se retirent à la fraîcheur, contre les ardeurs du soleil. Il arrive aussi assez souvent qu'il règne un vent fort et brûlant, qui vient d'un certain désert sablonneux[3] ; alors, s'ils ne se sauvaient d'un autre côté, ils en seraient suffoqués, mais d'abord qu'ils commencent à en sentir les approches, ils se sauvent où il y a des eaux et se baignent dedans ; et de cette manière ils évitent les ardeurs funestes de ce vent. Il arrive aussi dans ce pays-là qu'ils ne sèment les terres qu'au mois de novembre, et ne recueillent qu'au commencement de mars, qui est le temps aussi où les fruits sont en état d'être serrés. Car dès que le mois de mars est passé, les feuilles des arbres et les herbes sont desséchées par la trop grande ardeur du soleil, en sorte que durant l'été l'on ne trouve pas un brin de verdure, si ce n'est le long des eaux. C'est la coutume du pays, quand quelque chef de la famille est mort, que la veuve le pleure pendant quatre ans, tous les jours une fois. Les pères et les voisins viennent aussi à la maison, jetant de grands cris, pour marquer la douleur qu'ils ont de sa mort.

XXIV : Du pays qui est entre les villes de Cormos et de Kerman

Pour parler aussi des autres pays, il faut laisser les Indes et retourner à Kerman, pour parler ensuite avec ordre des terres que j'ai vues et parcourues. En allant donc au nord de la ville de Cormos, vers Kerman, on trouve une belle et grande plaine, qui produit de tout ce qui est nécessaire à la vie ; il y a surtout du blé en abondance. Les habitants ont aussi des dattes et d'excellents fruits en quantité ; ils ont aussi des bains fort salutaires pour la guérison de plusieurs sortes de maladies.

XXV : Du pays qui est entre Kerman et la ville de Cobinam

En allant ensuite de Kerman à Cobinam (Kabis ?) on trouve un chemin fort ennuyant. Car outre qu'il est long de sept journées, on n'y trouve point d'eau ou fort peu. Encore sont-elles fort salées et amères, étant de couleur verte comme si c'était du jus d'herbes ; et si l'on en boit, on a le flux de ventre. La même chose arrive quand on use du sel fait de cette eau. Il est donc à propos que les voyageurs portent d'autre eau avec eux, s'ils ne veulent pas s'exposer à mourir de soif. Les bêtes même ont horreur de cette eau, lorsqu'elles sont obligées d'en boire ; et quand elles en ont bu, elles ont aussitôt le même mal que les hommes. Il n'y a dans ces déserts aucune habitation d'hommes ni de bêtes, excepté les onagres ou ânes sauvages, le pays ne produisant ni de quoi manger ni de quoi boire.

XXVI : De la ville de Cobinam

Cobinam est une grande ville, qui est riche en fer et en acier, et en audanic (antimoine). On y fait aussi de très grands et de très beaux miroirs d'acier. On y fait encore un onguent propre au mal des yeux, qui est comme une espèce d'éponge, et se fait en cette manière : ils ont en ce pays-là des mines dont ils tirent la terre et la cuisent dans des fourneaux ; la vapeur qui monte va dans ce récipient de fer et devient matière, étant coagulée ; la matière la plus grossière de cette terre, et qui reste dans le feu, est appelée éponge[1]. Les habitants de ce canton-là sont mahométans.

XXVII : Du royaume de Trimochaim et de l'arbre du soleil, appelé par les Latins « l'arbre sec »

Ayant laissé derrière soi la ville de Cobinam, on rencontre un autre désert très aride et qui, à huit journées de longueur, n'a ni arbres ni fruits ; le peu d'eau qu'il y a est très amère, en sorte que les juments même n'en peuvent pas boire. Il faut que les voyageurs en portent d'autre avec eux, s'ils ne veulent pas périr de soif. Après avoir passé ce désert on entre dans le royaume de Timochaim, où il y a beaucoup de villes et de châteaux. Ce royaume est borné au septentrion par la Perse. Il croît dans la plaine de ce royaume un grand arbre appelé l'arbre du soleil, et par les Latins l'arbre sec[1]. Il est fort gros, ses feuilles sont blanches d'un côté et vertes de l'autre ; il porte des fruits faits en manière de châtaigne, mais vides et de couleur de buis. Cette campagne s'étend plusieurs milles sans que l'on y trouve un seul arbre. Les gens du pays disent qu'Alexandre le Grand combattit Darius en cette plaine. Toute la terre habitée du royaume de Timochaim est fertile et abondante en plusieurs choses, le climat en est bon l'air y est tempéré, les hommes y sont beaux, et les femmes encore plus belles ; mais ils sont tous mahométans.

XXVIII : D'un certain fameux tyran et de ses affaires

Il y a par là un certain canton nommé Mulète[1], où commande un très méchant prince, appelé le Vieux des Montagnards, ou Vieux de la Montagne, dont j'appris beaucoup de choses, que je vais rapporter, comme les tenant des habitants du lieu. Voici ce qu'ils me racontèrent : Ce prince et tous ses sujets étaient mahométans ; il s'avisa d'une étrange malice. Car il assembla certains bandits appelés communément meurtriers, et par ces misérables enragés il faisait tuer tous ceux qu'il voulait, en sorte qu'il jeta bientôt la terreur dans tout le voisinage. De quoi il acheva de venir à bout par une autre imposture. Il y avait en ces quartiers-là une vallée très agréable, entourée de très hautes montagnes ; il fit faire un plantage dans ce lieu agréable, où les fleurs et les fruits de toutes sortes n'étaient pas épargnés ; il y fit aussi bâtir de superbes palais, qu'il orna des plus beaux meubles et des plus rares peintures. Il n'est pas besoin que je dise qu'il n'oublia rien de tout ce qui peut contribuer aux plaisirs de la vie. Il y avait plusieurs ruisseaux d'eau vive, en sorte que l'eau, le miel, le vin et le lait y coulaient de tous côtés ; les instruments de musique, les concerts, les danses, les exercices, les habits somptueux, en un mot tout ce qu'il y a au monde de plus délicieux. Dans ce lieu enchanté il y avait des jeunes gens qui ne sortaient point et qui s'adonnaient sans souci à tous les plaisirs des sens ; il y avait à l'entrée de ce palais un fort château bien gardé et par où il fallait absolument passer pour y entrer. Ce vieillard, qui se nommait Alaodin, entretenait hors de ce lieu certains jeunes hommes courageux jusqu'à la témérité, et qui étaient les exécuteurs de ses détestables résolutions. Il les faisait élever dans la loi meurtrière de Mahomet, laquelle promet à ses sectateurs des voluptés sensuelles après la mort. Et afin de les rendre plus attachés et plus propres à affronter la mort, il faisait donner à quelques-uns un certain breuvage, qui les rendait comme enragés et les assoupissait[2]. Pendant leur assoupissement, on les portait dans le jardin enchanté, en sorte que lorsqu'ils venaient de se réveiller de leur assoupissement ; se trouvant dans un si bel endroit, ils s'imaginaient déjà être dans le paradis de Mahomet, et se réjouissaient d'être délivrés des misères de ce monde et de jouir d'une vie si heureuse. Mais quand ils avaient goûté pendant quelques jours de tous ces plaisirs, le vieux renard leur faisait donner une nouvelle dose du susdit breuvage, et les faisait sortir hors du paradis pendant son opération. Lorsqu'ils revenaient à eux et qu'ils faisaient réflexion combien peu de temps ils avaient joui de leur félicité, ils étaient inconsolables et au désespoir de s'en voir privés, eux qui croyaient que cela devait durer éternellement. C'est pourquoi ils étaient si dégoûtés de la vie qu'ils cherchaient tous les moyens d'en sortir. Alors le tyran, qui leur faisait croire qu'il était prophète de Dieu, les voyant en l'état qu'il souhaitait, leur disait : « Écoutez-moi, ne vous affligez point ; si vous êtes prêts à vous exposer à la mort, au courage, dans toutes les occasions que je vous ordonnerai, je vous promets que vous jouirez des plaisirs dont vous avez goûté. » En sorte que ces misérables, envisageant la mort comme un bien, étaient prêts à tout entreprendre, dans l'espérance de jouir de cette vie bienheureuse. C'est de ces gens-là que le tyran se servait pour exécuter ses assassinats et ses homicides sans nombre. Car, méprisant la vie, ils méprisaient aussi la mort ; en sorte qu'au moindre signe du tyran ils ravageaient tout dans le pays, et personne n'osait résister à leur fureur. D'où il arriva que plusieurs pays et plusieurs puissants seigneurs se rendirent tributaires du tyran pour éviter la rage de ces forcenés[3].

XXIX : Comment le susdit tyran fut tué

L'an 1262, Allau[1], roi des Tartares, assiégea le château du tyran, dans le désir de chasser un si méchant et si dangereux voisin de ses États, et il le prit avec tous ses assassins au bout de trois ans, les vivres leur manquant ; et après les avoir fait tous tuer, il fit détruire le château de fond en comble.

XXX : De la ville de Chebourkan

En sortant dudit lieu, l'on vient dans un beau pays, orné de collines et de plaines, de fort bons pâturages et d'excellents fruits. La terre en est très fertile, et il n'y manque rien excepté l'eau, car il faut faire quelquefois cinquante et soixante milles pour en trouver, ce qui fait que les voyageurs sont obligés d'en porter avec eux, aussi bien que pour les bêtes. Il faut donc traverser ce pays-là le plus vite que l'on peut, parce qu'il est trop aride. Excepté cela, il y a beaucoup de villages : les habitants reconnaissent Mahomet. Après cela on vient à une ville nommée Chebourkan, où l'on trouve de tout en abondance, principalement des melons et citrouilles, qu'ils coupent par tranches et qu'ils vont vendre quand ils sont secs aux lieux voisins, où ils sont fort recherchés, parce qu'ils sont doux comme le miel. Il y a aussi dans ce pays-là beaucoup de gibier et de venaison.

XXXI : De la ville de Balac

En partant de là nous vînmes à une certaine ville nommée Balac (Balk), qui fut autrefois grande, célèbre et ornée de plusieurs édifices de marbre ; mais à présent c'est peu de chose, ayant été détruite par les Tartares. Les habitants du lieu disent qu'Alexandre le Grand y épousa une des filles de Darius ; elle est bornée au septentrion par la province de Perse ; en sortant et en marchant entre le midi et le septentrion, on ne trouve, pendant deux journées, aucune habitation, parce que les habitants, pour se mettre à couvert des insultes des voleurs et des brigands, dont ils étaient continuellement obsédés, ont été forcés de se retirer dans les montagnes. On trouve là des eaux en abondance et force gibier ; il y a aussi des lions. Les voyageurs doivent porter des vivres avec eux, pour deux jours, leur étant impossible de trouver aucun aliment sur cette route.

XXXII : Du royaume de Taican

Après avoir fait les deux journées dont nous avons fait mention, on rencontre un château nommé Taican, dont le terrain est abondant en froment et la campagne fort belle. Il y a aussi au midi de ce château des montagnes de sel si grandes, qu'elles pourraient fournir du sel à tout le monde entier. Le sel en est si dur qu'on ne peut le rompre et le tirer qu'avec des marteaux de fer. Passé ces montagnes, et allant entre l'orient et le septentrion, après avoir fait trois journées, vous arrivez à une ville nommée Kechem. Tous les habitants de ce pays sont mahométans ; ils boivent cependant du vin[1], car le terroir en fournit en abondance aussi bien que du froment et toutes sortes de fruits. Leur principale occupation est de vider les pots et les verres tout le jour ; leur vin est bien cuit et excellent ; mais les gens sont très méchants et bons chasseurs, car le pays est abondant en bêtes sauvages. Les hommes et les femmes vont la tête nue, excepté que les hommes se ceignent le front d'une espèce de bandelette, longue de dix paumes ; ils se font des habits des peaux des bêtes qu'ils prennent, de même que des souliers et des chausses, n'ayant point d'autres vêtements.

XXXIII : De la ville de Cassem

La ville de Cassem est située dans une plaine ; il y a beaucoup de châteaux dans les montagnes qui lui sont voisines ; une grande rivière passe au milieu. Il y a en cette contrée beaucoup de porcs-épics, qui, quand on approche pour les prendre, blessent souvent de leurs épines les hommes et les chiens : car les chiens étant lancés par les chasseurs sur ces porcs, étant ainsi provoqués, ils irritent et courroucent tellement ces bêtes féroces, qu'en courant ils s'élancent en arrière sur les hommes et sur les chiens avec tant de violence qu'ils les blessent souvent de leurs épines. Cette nation a une langue particulière. Les pasteurs demeurent dans les montagnes, n'ayant point d'autres habitations que les cavernes. On va de là, en trois journées, à la province de Balascia (Badakchan), il n'y a point d'habitations sur cette route.

XXXIV : De la province de Balascia

Balascia (Badakchan) est une grande province qui a sa langue particulière, et dont le culte est mahométan. Ses rois se disent descendants d'Alexandre le Grand. Cette province produit des pierres de grand prix, qui tiennent leur nom de la province même[1]. Il est défendu, sous peine de la vie, de fouir la terre pour chercher de ces pierres, et les transporter dans d'autres pays, sans la permission du roi. Car toutes ces pierres lui appartiennent ; il en envoie à qui il veut, soit en présent, soit en payement de tribut ; et quelquefois il en troque contre de l'or et de l'argent. Ce terrain produit une si grande quantité de ces pierres, que le revenu du roi n'en serait pas si considérable s'il était permis à un chacun de les chercher ; et par là aussi, en devenant trop commune, elle perdrait beaucoup de son prix. Il y a une autre province qui produit la pierre appelée « lazulum[2] », de laquelle se fait le meilleur azur qui se trouve dans le monde ; elle se tire des mines à peu près comme le fer ; il y a aussi des mines d'argent. C'est un pays très froid. Il y a beaucoup de beaux et de bons chevaux, qui sont grands et rapides à la course ; ils ont la corne du pied si dure qu'ils n'ont pas besoin d'être ferrés, quoiqu'ils courent par les cailloux et les rochers. Ce pays abonde encore en venaison et en gibier ; il y a aussi des hérodiens et de très bons faucons. Ses campagnes produisent d'excellents blés, froment et millet ; il y a des olives en quantité, mais ils font l'huile de sésame et de noix. Les habitants ne craignent point les invasions de leurs voisins, parce que les entrées de la province sont fort étroites et de difficile accès. Leurs villes et leurs forts sont fortifiés par art et par nature. Ils ont parmi eux de bons tireurs d'arc et d'excellents chasseurs. Ils sont vêtus la plupart de crin, parce que les étoffes de lin et de laine y sont fort chères ; les dames de qualité portent cependant du linge et des robes de soie.

XXXV : De la province de Bascia

La province de Bascia est éloignée de Balascia de dix journées. C'est un pays fort chaud, ce qui fait que les hommes y sont noirs, mais rusés et malins ; ils portent des pendants d'oreilles d'or et d'argent, et aussi de perles ; ils vivent de riz et de viande, ils sont idolâtres, s'étudiant aux enchantements et invoquant les démons.

XXXVI : De la province de Chesimur

La province de Chesimur (Cachemir) est éloignée de Bascia de sept journées. Les habitants ont une langue particulière et sont idolâtres, s'adressant aux idoles et recevant les oracles des démons. Ils font, par leurs sortilèges et leurs invocations, condenser l'air et former des tempêtes. Ils sont basanés, car le climat est tempéré. Ils vivent de riz et de chair, et cependant ils sont très maigres. Il y a beaucoup de villes et de villages ; leur roi ne paye tribut à personne, parce que son pays est entouré de déserts de tout côté, ce qui fait qu'il n'appréhende rien[1]. Il y a dans cette province de certains ermites qui servent les idoles dans des monastères et des cellules. Ils adorent leurs dieux par de grandes abstinences, ce qui fait qu'on les honore beaucoup et qu'on a grand'peur de les offenser en transgressant leurs cruels commandements ; d'où vient que ces ermites sont en grand honneur parmi le vulgaire.

XXXVII : De la province Vocam et de ses hautes montagnes

Nous nous trouverions encore ici près des Indes, si je suivais ma première route ; mais parce que j'en dois faire la description dans le troisième livre, j'ai résolu de prendre un autre chemin et de revenir à Balascia, prenant ma route entre le septentrion et le midi. On vient donc en deux jours à un certain fleuve (l'Oxus), le long duquel on rencontre beaucoup de châteaux et de maisons de campagne. Les habitants de ces cantons sont de bonnes gens, bons guerriers, mais mahométans. À deux journées de chemin de cet endroit, on entre dans la province de Vocam (Wakkan), qui est sujette du roi de Balascia, ayant trois journées de chemin de long et de large. Les habitants ont une langue particulière et font profession de la loi de Mahomet. Ils sont vaillants guerriers et bons chasseurs, car ce pays-là est rempli de bêtes sauvages. Si de là vous allez du côté de l'orient, il vous faudra monter pendant trois jours jusqu'à ce que vous soyez parvenu sur une montagne, la plus haute qui soit dans le monde[1]. On trouve là aussi une agréable plaine entre deux montagnes, où il y a une grande rivière, le long de laquelle il y a de gras pâturages où les chevaux et les bœufs, pour maigres qu'ils soient, s'engraissent en dix jours ; il y a aussi grande quantité de bêtes sauvages ; surtout on y trouve des béliers sauvages d'une grandeur extraordinaire, ayant de longues cornes dont on fait diverses sortes de vases[2]. Cette plaine contient douze journées de chemin : elle s'appelle Pamer ; mais si vous avancez plus avant, vous trouvez un désert inhabité ; c'est pourquoi les voyageurs sont obligés de porter des provisions. On ne voit point d'oiseau en ce désert, à cause de la rigueur du froid, et que le terrain est trop élevé, et qu'il ne peut donner aucune pâture aux animaux. Si on allume du feu dans ce désert, il n'est ni si vif ni si efficace[3] que dans les lieux plus bas, à cause de l'extrême froidure de l'air. De là le chemin conduit entre l'orient et le septentrion, par des montagnes, des collines et des vallées, dans lesquelles on trouve plusieurs rivières, mais point d'habitation ni de verdure. Ce pays s'appelle Belor, où il règne en tout temps un hiver continuel ; et cela dure pendant quarante journées, ce qui fait qu'on est obligé de se fournir de provisions pour tout ce temps-là. On voit cependant sur ces hautes montagnes, par-ci par-là, quelques habitations ; mais les hommes en sont très cruels et très méchants, adonnés à l'idolâtrie, et ils vivent de chasse et se vêtissent de peaux.

XXXVIII : De la province de Cassar

En sortant de là on vient à la province de Cassar (Kachghar), laquelle est tributaire du Grand Khan. Il y a dans cette province des vignes, des vergers, des arbres fruitiers, de la soie et toutes sortes de légumes. Les habitants ont leur langue particulière, sont bons négociants et bons artisans, et ils vont de provinces en provinces pour s'enrichir, étant si fort avides de biens et si avares qu'ils n'oseraient toucher à ce qu'ils ont une fois amassé. Ils sont aussi mahométans, quoiqu'il y ait entre eux quelques chrétiens nestoriens, qui ont leurs églises particulières. Le pays peut avoir cinq journées de long.

XXXIX : De la ville de Samarcham

Samarcham est une grande ville et considérable dans le pays ; elle est tributaire du neveu du Grand Khan. Les habitants sont partie chrétiens et partie saracéniens, savoir mahométans. Il arriva en ce temps-là un miracle par la puissance divine en cette ville : le frère du Grand Khan, nommé Cigatai, qui commandait dans le pays., se fit baptiser, à la persuasion des chrétiens ; ceux-ci, ravis de joie et honorés de sa protection, firent bâtir dans cette ville une grande église qu'ils dédièrent à Dieu sous le titre de Saint Jean-Baptiste ; or les architectes qui bâtirent cette église le firent avec tant d'adresse, que tout le bâtiment reposait sur une colonne de marbre qui était au milieu de l'église ; or les mahométans avaient une pierre qui convenait tout à fait à servir de base à cette colonne ; les chrétiens la prirent et la firent servir à leur dessein ; de quoi les mahométans furent fâchés, n'osant néanmoins se plaindre, parce que le prince y avait donné les mains. Or il arriva que le prince, quelque temps après, vint à mourir, et comme son fils lui succéda bien au royaume, mais non pas dans la foi, les mahométans, prenant l'occasion aux cheveux, obtinrent de lui que les chrétiens seraient obligés de leur rendre la pierre fondamentale de ladite colonne. Les chrétiens leur offrirent une somme raisonnable pour le prix de leur pierre, mais ils ne consentirent point, voulant absolument leur pierre. Ce qu'ils faisaient par malice et parce qu'ils s'attendaient qu'en l'ôtant de sa place, l'église serait entièrement renversée. Les chrétiens, voyant bien qu'il n'y avait pas à regimber contre l'éperon et qu'ils n'étaient pas les plus forts, eurent recours au Dieu tout-puissant et à son saint Jean-Baptiste, les priant avec larmes de les secourir dans un si grand embarras. Le jour étant venu où l'on devait tirer la pierre de dessous la colonne, le bon Dieu permit qu'il en arrivât tout autrement que ce à quoi les mahométans s'attendaient ; car la colonne se trouvant suspendue de sa base de la hauteur de trois paumes, ne laissa pas de rester en état par la vertu toute-puissante de Dieu ; lequel miracle continue encore à présent.

XL : De la province de Yarchan

Étant partis de cette ville, nous entrâmes dans la province de Yarchan (Yarckand), faisant environ cinq jours de chemin. Cette province est abondante en tout ce qui est nécessaire à la vie ; elle est sujette du neveu du Grand Khan. Les habitants révèrent Mahomet ; il y a cependant parmi eux quelques chrétiens nestoriens.

XLI : De la province de Cotam

La province de Cotam suit la province de Yarchan ; elle est située entre l'orient et le septentrion ; elle obéit au neveu du Grand Khan ; elle a plusieurs villes et villages, dont la capitale est appelée Cotam. Cette province peut avoir huit journées de long, il n'y manque rien de ce qui est nécessaire à la vie ; elle a beaucoup de soie et de très bonnes vignes en quantité. Les hommes n'y sont pas aguerris, mais fort adonnés au trafic et aux arts ; ils sont mahométans.

XLII : De la province de Peim

En allant par la même plage, on trouve la province de Peim (Paï ou Baï), qui a environ cinq journées d'étendue. Elle est sujette du Grand Khan et renferme plusieurs villes et villages. La capitale s'appelle Peim, qui est arrosée par une rivière, où l'on trouve des pierres précieuses, à savoir du jaspe et des chalcédoines. Les habitants de ce pays-là révèrent Mahomet, et sont fort adonnés aux arts et au trafic ; ils ont de la soie en abondance, de même que toutes les choses nécessaires à la vie. C'est une coutume dans cette province que quand un homme marié est obligé pour quelque affaire d'aller en voyage et qu'il demeure vingt jours dehors, il est permis à la femme de prendre un autre mari, et le mari peut à son retour épouser une autre femme, sans que cela fasse aucune difficulté.

XLIII : De la province de Ciartiam

Après cela on vient à la province de Ciartiam (Kharachar), qui est sujette du Grand Khan, et qui renferme beaucoup de villes et de châteaux ; la ville capitale est appelée du nom de la province. On y trouve dans plusieurs rivières beaucoup de pierres précieuses, surtout des jaspes et des chalcédoines, que les marchands portent à la province de Cathay (Chine orientale). La province de Ciartiam est fort sablonneuse, ayant plusieurs eaux amères, ce qui rend la terre stérile. Quand quelque armée étrangère passe par ce pays-là, tous les habitants s'enfuient dans le pays voisin avec leurs femmes, leurs enfants, leurs bêtes et leurs meubles, où ils trouvent de bonne eau et des pâturages, et ils y demeurent jusqu'à ce que l'armée soit passée ; quand ils s'enfuient ainsi, le vent efface tellement leurs vestiges sur le sable, que les ennemis ne peuvent y rien connaître ; mais si c'est l'armée des Tartares, auxquels ils sont sujets, ils ne s'enfuient pas : ils transportent seulement leur bétail dans un autre lieu, de peur que les Tartares ne s'en saisissent. En sortant de cette province il faut passer pendant cinq jours au travers des sables, où l'on ne trouve presque point d'eau, si ce n'est amère, jusqu'à ce que l'on arrive à une ville nommée Lop, et remarquez que toutes les provinces dont nous avons parlé jusqu'ici, à savoir Cassar, Yarcham, Cotam, Peim et Ciartiam, jusqu'à ladite ville de Lop, sont mises entre les limites de la Turchie[1].

XLIV : De la ville de Lop et d'un fort grand désert

Lop est une grande ville à l'entrée d'un grand désert[1], située entre l'orient et le septentrion ; les habitants sont mahométans ; les marchands qui veulent traverser le grand désert doivent s'y pourvoir de vivres. Ils s'y reposent pour cet effet pendant quelque temps pour acheter des mulets ou de forts ânes, pour porter leurs provisions, et à mesure que les provisions diminuent, ils tuent les ânes ou les laissent en chemin, faute de pouvoir les nourrir dans ce désert ; ils conservent plus aisément les chameaux, parce que, outre qu'ils mangent fort peu, ils portent de grosses charges. Les voyageurs rencontrent quelquefois dans ce désert des eaux amères, mais plus souvent de douces, en sorte qu'ils en ont tous les jours de nouvelles pendant les trente jours qu'il faut au moins employer pour le passer ; mais c'est quelquefois en si petite quantité qu'à peine y en a-t-il suffisamment pour une bande raisonnable de voyageurs. Ce désert est fort montagneux, et dans la plaine il est fort sablonneux ; il est en général stérile et sauvage, ce qui fait qu'on n'y voit aucune habitation. On y entend quelquefois, et même assez souvent pendant la nuit, diverses voix étranges. Les voyageurs alors doivent bien se donner de garde de se séparer les uns des autres ou de rester derrière ; autrement ils pourraient aisément s'égarer et perdre les autres de vue, à cause des montagnes et des collines, car on entend là des voix de démons qui appellent dans ces solitudes les personnes par leurs propres noms, contre faisant la voix de ceux qu'ils savent être de la troupe, pour détourner du droit chemin et conduire les gens dans le précipice. On entend aussi quelquefois en l'air des concerts d'instruments de musique, mais plus ordinairement le son des tambourins. Le passage de ce désert est fort dangereux[2].

XLV : De la ville de Sachion et de la coutume qu'on observe de brûler les corps morts

Après avoir traversé le désert on vient à la ville de Sachion[1], qui est à l'entrée de la grande province de Tanguin, dont les habitants sont idolâtres, quoiqu'il s'y trouve quelques chrétiens nestoriens ; ils ont un langage particulier. Les habitants de cette ville ne s'adonnent point au négoce, mais vivent des fruits que la terre produit. Il y a plusieurs temples consacrés aux idoles, où l'on offre des sacrifices aux démons, qui sont fort honorés par le commun peuple. Quand il naît un fils à quelqu'un, aussitôt il le voue à quelque idole et nourrit pendant cette année-là un bélier dans sa maison, lequel il présente avec son fils au bout de l'an à cette idole, ce qui se pratique avec beaucoup de cérémonies et de révérence. Après cela on fait cuire le mouton et on le présente encore à l'idole, et il demeure sur l'autel jusqu'à ce qu'ils aient achevé leurs infâmes prières suivant la coutume ; surtout le père de l'enfant prie l'idole avec beaucoup d'instance de conserver son fils, qu'il lui a dédié. Au reste, voici comme ils en usent à l'égard des morts : les plus proches du mort ont soin de faire brûler les corps, ce qui se fait en cette manière : premièrement ils consultent les astrologues pour savoir quand il faut jeter les corps au feu ; alors ces fourbes s'informent du mois, du jour et de l'heure que le mort est venu au monde, et, ayant regardé sous quelle constellation, ils désignent le jour qu'on doit brûler le corps. Il y en à d'autres qui gardent le mort pendant quelques jours, quelquefois jusqu'à sept jours, et même jusqu'à un mois ; quelques-uns le gardent pendant six mois, lui faisant une demeure dans leur maison, dont ils bouchent toutes les ouvertures si adroitement qu'on ne sent aucune puanteur. Ils embaument le corps avec des parfums et couvrent la niche, qu'ils ont auparavant peinte et enjolivée de quelque étoffe précieuse. Pendant que le cadavre est à la maison, tous les jours à l'heure du dîner on met la table près de la niche, qui est servie de viandes et de vin ; laquelle reste ainsi dressée pendant une heure, parce qu'ils croient que l'âme du mort mange de ce qui a été ainsi servi. Et quand on doit transférer le corps, les astrologues sont de nouveau consultés pour savoir par quelle porte on doit le faire sortir : car si quelque porte du logis se trouvait avoir été bâtie sous quelque influence maligne, ils disent qu'on ne doit pas s'en servir pour faire passer le corps, et ils en indiquent une autre, ou ils en font faire une autre. Or pendant qu'on fait le convoi par la ville, on dresse dans le chemin des échafauds, qui sont couverts d'étoffés d'or et de soie ; et quand le cadavre passe, ils répandent par terre d'excellent vin et des viandes exquises, s'imaginant que le mort s'en réjouit dans l'autre monde. Des concerts de musique et d'instruments précèdent le convoi ; et lorsqu'on est arrivé au lieu où le corps doit être brûlé, ils désignent et peignent sur des feuilles de papier diverses figures d'hommes et de femmes, et même de plusieurs pièces de monnaie ; toutes lesquelles choses sont brûlées avec le corps. Ils prétendent en cela que le mort aura en l'autre monde en réalité tout ce qui était peint sur ces papiers, et qu'il vivra avec cela heureux et honoré éternellement. La plupart des païens observent cette superstition en Orient, lorsqu'ils brûlent les corps de leurs morts.

XLVI : De la province de Camul

Camul (Khamil) est une province renfermée dans la grande province de Tanguth ; elle est sujette du Grand Khan, comprenant plusieurs villes et villages. Camul est voisine de deux déserts, à savoir le grand, dont nous avons parlé ci-dessus, et un autre plus petit. Cette province abonde en tout ce que l'homme peut souhaiter pour la vie. Les habitants ont une langue particulière et semblent n'être nés que pour se donner du bon temps. Ils sont idolâtres et adorent les démons, qui les portent à cela. Quand quelque voyageur s'arrête pour loger dans quelque endroit, le maître de la maison le reçoit avec joie et ordonne à sa femme et toute sa famille d'en avoir bien soin, de lui obéir en tout et de ne le point mettre dehors tant qu'il voudra rester dans sa maison ; pour lui, il va loger ailleurs et ne retourne point chez lui que son hôte ne soit parti. Pendant ce temps la femme obéit à l'hôte comme à son propre époux.

XLVII : De la province de Chinchinthalas

Après la province de Camul on trouve celle de Chinchinthalas[1], qui est bornée au septentrion par un désert, et peut avoir en longueur environ seize journées de chemin ; elle est sujette du Grand Khan ; elle comprend plusieurs villes et beaucoup de châteaux. Le peuple est divisé en trois sectes : il y a peu de chrétiens, qui sont nestoriens ; les autres sont mahométans ou idolâtres. Il y a dans cette province une montagne où l'on trouve des mines d'acier et d'audanic, de même des salamandres[2], dont on fait des étoffes lesquelles étant jetées dans le feu ne sauraient être brûlées. Cette étoffe se fait de terre, de la manière que je vais dire, et que j'ai apprise d'un de mes compagnons, nommé Curficar, de la province de Turchie, homme de beaucoup d'esprit et qui a eu le commandement des mines d'où on les tire en cette province-là. On trouve sur cette montagne certaine mine de terre, qui produit des filets ayant aspect de laine, lesquels étant desséchés au soleil sont pilés dans un mortier de cuivre ; ensuite on les lave, ce qui emporte toute la terre ; enfin ces filets ainsi lavés et purifiés sont filés comme de la laine, et ensuite on en fait des étoffes. Et quand ils veulent blanchir ces étoffes, ils les mettent dans le feu pendant une heure ; après cela elles en sortent blanches comme neige et sans être aucunement endommagées. C'est de cette manière aussi qu'ils ôtent les taches sur ces étoffes, car elles sortent du feu sans aucune souillure. À l'égard du serpent (ou lézard) nommé salamandre, que l'on dit qu'il vit dans le feu, je n'ai pu rien apprendre dans les pays orientaux. On dit qu'il y a à Rome une nappe d'étoffe de salamandre, où le suaire de Notre Seigneur est enveloppé, de laquelle un certain roi des Tartares a fait présent au souverain pontife.

XLVIII : De la province de Suchur

Ayant laissé derrière soi la province de Chinchinthalas, on prend un chemin qui mène à l'orient environ de dix journées de suite, où l'on ne trouve aucune habitation, si ce n'est en peu d'endroits, après quoi l'on entre dans la province de Suchur (Sou-Tchéou), où l'on trouve beaucoup d'habitations et de villages. La capitale s'appelle aussi Suchur. Dans cette province la plus grande partie des habitants est idolâtre, et il y a quelques chrétiens ; ils sont tous sujets du Grand Khan. Ils ne trafiquent point et se contentent de vivre des fruits que la terre produit. On trouve dans les montagnes de cette province de la rhubarbe[1], que l'on transporte par toute la terre.

XLIX : De la ville de Campition

Campition (Kan-Tchéou) est une ville grande et célèbre ; elle commande au pays de Tanguth. Ses habitants sont partie chrétiens, partie mahométans, et partie idolâtres. Ces derniers ont plusieurs monastères où ils adorent leurs idoles, qui sont faites de terre, de bois ou de boue, dorées par-dessus ; il y en a de si grandes qu'elles ont dix pas de long, auprès desquelles il y en a de plus petites, qui sont dans une posture respectueuse. Ces idoles ont leurs sacrificateurs et leurs religieux, qui, en apparence, vivent plus régulièrement que les autres, car plusieurs gardent le célibat et s'attachent à l'observation de la loi de leurs dieux. Ils comptent leur année par lunes, aussi bien que leurs mois et leurs semaines. Dans ces lunes ils s'abstiennent, pendant cinq jours, de tuer ni bête ni oiseau, et de manger aucune viande. Ils vivent aussi pendant ces jours-là plus exactement. Les idolâtres ont en cette ville une coutume, que chacun peut avoir autant de femmes qu'il en peut nourrir ; la première est seulement la plus estimée et passe pour la plus légitime. Le mari ne reçoit point de dot de sa femme ; mais il lui en assigne une en bestiaux, en argent, en serviteurs, suivant ses moyens. Si un homme se dégoûte de sa femme, il lui est permis de la répudier. Enfin cette nation regarde comme permises bien des choses que nous regardons comme de grands péchés. Ils vivent en beaucoup de choses comme les bêtes ; car j'ai eu le temps de connaître leurs mœurs, ayant demeuré dans cette ville avec mon père et mon oncle pendant un an, pour quelques affaires.

L : De la ville d'Ézina et d'un autre grand désert

De la ville de Campition jusqu'à Ézina[1] il y a douze journées. Cette dernière est bornée au septentrion par un désert sablonneux ; il y a beaucoup de chameaux et plusieurs autres animaux et des oiseaux de divers genres. Les habitants sont idolâtres, négligeant le négoce et vivant des fruits que la terre produit. Les voyageurs se pourvoient en cette ville de provisions, quand ils veulent traverser ce grand désert dont nous avons parlé ; lequel ne peut se passer en moins de quarante jours. On ne trouve en ce désert aucune sorte d'herbe ni aucune habitation, si ce n'est quelques cabanes dans certaines montagnes et vallées, où quelques hommes se retirent pendant l'été. On trouve aussi en quelques endroits des bêtes sauvages, surtout des ânes, qui y sont en grand nombre. Au reste toutes les susdites provinces dépendent de la grande province de Tanguth.

LI : De la ville de Caracorum et de l'origine de la puissance des Tartares

Après avoir passé le grand désert ci-dessus, on vient à la ville de Caracorum[1] du côté du septentrion, d'où les Tartares ont pris leur origine. Car ils ont premièrement habité dans les campagnes de ce pays-là, n'ayant encore ni villes ni villages, et campant seulement où ils trouvaient des pâturages et de l'eau pour nourrir leur bétail. Ils n'avaient point non plus de prince de leur nation ; mais ils étaient tributaires d'un certain grand roi nommé Uncham, que l'on appelle communément aujourd'hui le grand Prêtre Jean[2] ; mais s'accroissant de jour en jour et devenant plus forts, le roi Uncham commença à appréhender qu'ils ne se révoltassent contre lui. Pour empêcher leur trop grande puissance, il résolut de les séparer et de leur assigner différents pays pour se retirer. Mais les Tartares, ne voulant point se séparer, se retirèrent tous dans un désert du côté du septentrion, occupant un grand pays, dans lequel ils crurent qu'ils seraient en sûreté et ne craindraient plus leur roi, auquel ils refusèrent dès lors de payer tribut.

LII : Les Tartares élisent un roi d'entre eux, lequel fait la guerre au roi Uncham

Quelques années après, les Tartares élurent un roi d'un consentement unanime : c'était un homme sage et prudent nommé Chinchis[1], et lui mirent la couronne sur la tête, l'an de Notre Seigneur 1187. Alors tous ceux de la nation accoururent de toute part, et promirent volontairement de lui rendre obéissance et soumission. Ce roi, qui, comme j'ai dit, était prudent, gouvernait sagement ses sujets, et en peu de temps soumit à son empire huit provinces. Et quand il prenait quelque ville ou quelque château, il défendait de tuer personne, ni de lui ôter son bien, lorsqu'on se soumettait de bon gré à sa domination ; ensuite il s'en servait pour soumettre d'autres villes. Cette humanité le fit aimer extrêmement de tout le monde, de sorte que, voyant sa gloire suffisamment bien établie, il envoya des députés au roi Uncham, auquel il payait autrefois tribut, pour le prier de lui donner sa fille en mariage. Mais Uncham, fort indigné du message, lui fit réponse avec beaucoup d'aigreur qu'il aimerait mieux faire brûler sa fille que de la donner en mariage à un de ses esclaves ; et ayant chassé les députés il leur dit : « Allez, dites à votre maître, puisqu'il est assez insolent pour demander la fille de son maître en mariage, qu'il n'espère pas cela, car je la ferais plutôt mourir que de la lui donner. »

LIII : Le roi Uncham est vaincu par les Tartares

Le roi Chinchis, ayant entendu cette réponse, assembla une grande armée et se disposa à la guerre contre le roi Uncham, dans le dessein de tirer raison de cet affront, et alla se camper dans une plaine nommée Tanduc, et lui envoya déclarer qu'il eût à se défendre. Lequel vint aussitôt à la tête d'une très grande armée, et s'alla camper tout près des Tartares. Alors Chinchis, roi des Tartares, ordonna aux enchanteurs et aux astrologues de lui dire quel événement le combat devait avoir ; alors les astrologues rompant un roseau en deux morceaux les posèrent à terre, donnant le nom d'Uncham à l'un de ces morceaux et à l'autre celui de Chinchis, et puis ils dirent au roi : « Sire, pendant que nous ferons les invocations des dieux, il arrivera par leur puissance que ces deux morceaux de roseaux se choqueront l'un l'autre, et celui qui montera sur l'autre marquera quel roi sera victorieux dans ce combat. » Une grande multitude de monde étant accourue à ce spectacle, les astrologues commencèrent leurs prières et leurs enchantements, et aussitôt les morceaux du roseau commencèrent aussi à se mouvoir et à se combattre l'un contre l'autre, jusqu'à ce que celui qui avait le nom de Chinchis prit le dessus sur celui qui avait été nommé Uncham : ce que les Tartares ayant vu, ils furent par là comme assurés de la victoire. Le combat se donna donc le troisième jour, et après un grand carnage de part et d'autre la victoire demeura à la fin au roi Chinchis, d'où il arriva que les Tartares subjuguèrent le royaume d'Uncham. Chinchis régna encore six ans après la mort d'Uncham, pendant lesquelles il conquit plusieurs provinces ; mais à la fin, en assiégeant un certain château et s'étant approché de trop près, il fut atteint d'une flèche au genou, dont il mourut. Il fut enterré sur une montagne nommée Altaï[1], où tous ceux de sa race et tous ses successeurs ont depuis choisi leur sépulture, et on y transporte leurs corps, quand ils seraient à cent journées de là.

LIV : Suite des rois tartares et de leur sépulture sur la montagne d'Altaï

Le premier roi des Tartares fut appelé Chinchis, le second Gui, le troisième Barchim, le quatrième Allau, le cinquième Mangu[1], le sixième Koubilaï, qui règne présentement, et dont la puissance est plus grande que celle de tous ses prédécesseurs. Car si tous les royaumes des chrétiens et des Turcs étaient joints ensemble, à peine égaleraient-ils l'empire des Tartares, ce que l'on verra plus clairement en son lieu, lorsque je ferai la description de sa puissance et de son domaine. Or quand on transporte le corps du Grand Khan pour l'enterrer sur la montagne d'Altaï, ceux qui accompagnent le convoi tuent tous ceux qu'ils rencontrent sur le chemin, leur disant : « Allez servir notre seigneur et maître en l'autre monde. » Car ils sont tellement possédés du démon qu'ils croient que ces gens ainsi tués vont servir le roi défunt en l'autre vie ; mais leur rage ne s'étend pas seulement sur les hommes, mais aussi sur les chevaux, qu'ils égorgent quand ils se trouvent sur leur passage, croyant qu'ils doivent aussi servir au roi mort. Quand le corps du grand khan Mangu, prédécesseur de celui-ci, fut mené sur la montagne d'Altaï pour y être inhumé, les soldats qui le conduisaient ont rapporté avoir tué de cette manière environ vingt mille hommes.

LV : Des mœurs et coutumes les plus générales des Tartares

C'est une chose permise et honnête parmi eux d'avoir autant de femmes qu'on en peut nourrir et de prendre pour femmes leurs plus proches parentes, excepté les sœurs, jusqu'à la belle-mère, si le père est mort. La première des femmes est la plus honorée. Il est permis d'épouser la veuve de son frère. Les hommes ne reçoivent point de dot de leurs femmes, mais en donnent aux femmes et à leurs mères. Les Tartares ont beaucoup d'enfants à cause de cette pluralité de femmes, et le grand nombre de ces femmes n'est pas à charge au pays, parce qu'elles sont fort laborieuses. Elles sont premièrement fort soigneuses du ménage et de préparer le boire et le manger. Les hommes vont à la chasse et ne s'attachent qu'au dehors et à l'exercice des armes. Les Tartares nourrissent de grands troupeaux de bœufs, de moutons et d'autres bestiaux, et les conduisent dans les lieux où il y a des pâturages ; en été ils vont sur les montagnes, pour y chercher la fraîcheur des bois et des pâturages, et en hiver ils se retirent dans les vallées, où ils trouvent de la nourriture pour leurs bêtes. Ils ont des cabanes faites comme des tentes et couvertes de feutre[1], qu'ils portent partout avec eux, car ils peuvent les plier, les tendre, les dresser et les détendre à leur fantaisie ; ils les dressent de manière que la porte regarde toujours le midi. Ils ont aussi des espèces de chariots couverts de feutre, dans lesquels ils mettent leurs femmes, leurs enfants et tous leurs ustensiles, où ils sont à couvert de la pluie, et qui sont traînés par des chameaux.

LVI : Des armes et des vêtements des Tartares

Les armes dont les Tartares se servent au combat ne sont point de fer, mais faites de cuir fort et dur, tel que le cuir des buffles et des autres animaux qui ont le dos le plus dur. Ils sont fort adroits à tirer de l'arc, y étant exercés dès leur jeunesse. Ils se servent aussi de clous et d'épées, mais cela est rare. Ceux qui sont riches sont habillés de vêtements de soie et d'or, qui ont des doublures de fines peaux de renards ou d'armelines, ou d'autres animaux appelés vulgairement zibelines, qui sont les plus précieuses de toutes.

LVII : Du manger des Tartares

Les Tartares se nourrissent de viandes fort grossières ; leurs mets plus ordinaires sont la viande, le lait et le fromage. Ils aiment fort la venaison des animaux purs ou immondes, car ils mangent la chair des chevaux et de certains reptiles qui sont chez eux en abondance. Ils boivent le lait des cavales, qu'ils préparent de telle manière qu'on le prendrait pour du vin blanc, et qui n'est pas une boisson trop mauvaise ; ils l'appellent chuinis[1].

LVIII : De l'idolâtrie et des erreurs des Tartares

Les Tartares adorent pour Dieu une certaine divinité qu'ils se sont forgée eux-mêmes, qu'ils appellent Natagai. Ils croient qu'il est le Dieu de la terre et qu'il prend soin d'eux, de leurs enfants, de leurs troupeaux et des fruits de la terre. Ils ont ce Dieu en grande vénération, et il n'y en a point qui n'ait dans sa maison son image. Et parce qu'ils croient que Natagai a une femme et des enfants, ils mettent auprès de son image de petites représentations de femmes et d'enfants, à savoir l'image d'une femme à sa gauche, et des images d'enfants devant la face de l'idole. Ils portent beaucoup de respect à ces idoles, surtout avant le dîner et avant le souper, car alors avant de manger ils oignent la bouche de leurs images de la graisse des viandes qui sont sur la table et en mettent une partie en dehors de la maison à leur honneur, croyant que leurs dieux vont manger leur offrande. Après quoi ils mangent le surplus. Si un Tartare perd un fils qui n'ait jamais été marié et qu'il meure en même temps une fille à un autre, les parents de l'un et de l'autre s'assemblent et font le mariage des deux morts ; après avoir dressé le contrat, ils peignent le garçon et la fille sur un papier, et, après avoir réuni quelque argent et quelques ustensiles et meubles, ils font brûler le tout, croyant fermement que les morts sont mariés ensemble en l'autre monde. Ils font aussi en cette occasion de grands festins, dont ils répandent une partie du manger par terre çà et là, croyant que les mariés y participent et mangent ce qui a été répandu. C'est pourquoi les parents sont aussi persuadés de la réalité de ce mariage que s'il avait été fait pendant la vie de l'un et de l'autre.

LIX : De la valeur et de l'industrie des Tartares

Les Tartares sont belliqueux et courageux dans les armes et infatigables dans le travail. Ils ne sont ni mous ni efféminés, n'étant point accoutumés aux délices ; mais ils sont endurcis à la fatigue et supportent facilement la faim. Il arrive souvent qu'ils seront un mois sans manger autre chose que du lait des juments et la chair des bêtes qu'ils prennent à la chasse. Leurs chevaux mêmes, quand ils vont à la guerre, n'ont point d'autre nourriture que l'herbe des champs, en sorte que cette nation est fort laborieuse et se contente de peu. Lorsqu'ils vont faire quelque expédition dans quelque pays éloigné, ils ne portent point d'autres équipages que leurs armes et de petites tentes pour se mettre à l'abri lorsqu'il pleut. Chacun porte aussi deux petits vases ; dans l'un ils mettent leur lait, l'autre est pour cuire leurs viandes. Mais lorsqu'ils veulent faire une prompte marche, ils prennent leur lait, dont ils font une espèce de pâte, quand il est coagulé, et qui leur sert de boire et de manger[1].


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