Les trois larrons
Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2018-02-20
Lu par Sabine
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Musique : Adragante_-_passagé_du_vent2012. https://www.jamendo.com/community/classical/tracks
Les Trois Larrons
Traduction par Louis Tarsot .
Fabliaux et Contes du Moyen Âge
Les trois Larrons
Seigneurs barons, mon fabliau ne vous offrira pas les prouesses brillantes d’un chevalier. Il ne contient que les subtilités de trois filous des environs de Laon, dont les talents associés mirent longtemps à contribution laïques et moines.
Deux d’entre eux étaient frères et se nommaient Haimet et Barat. Leur père, qui avait fait le même métier qu’eux, venait de finir par être pendu, sort communément destiné à cette sorte de talents. Le troisième s’appelait Travers. Au reste, ils ne tuaient jamais : ils se contentaient seulement de filouter, et leur adresse en ce genre tenait presque du prodige.
Un jour qu’ils se promenaient tous trois dans la forêt de Laon et que la conversation était tombée sur leurs prouesses, Haimet, l’aîné des deux frères, aperçut au haut d’un chêne fort élevé un nid de pie et il vit la mère y entrer. « Frère, dit-il à Barat, si quelqu’un te proposait d’aller enlever les œufs sous cette pie sans la faire envoler, que lui répondrais-tu ? — Je lui répondrais, repartit le cadet, qu’il demande une chose qui n’est pas faisable. — Eh bien ! sache, mon ami, que quand on ne se sent pas en état de l’exécuter, on n’est en filouterie qu’un butor ! Regarde-moi. » Aussitôt mon homme grimpe à l’arbre. Arrivé au nid, il l’ouvre doucement par-dessous, reçoit les œufs à mesure qu’ils coulent par l’ouverture, et les rapporte en faisant remarquer qu’il n’y en a pas un seul de cassé. « Ma foi, il faut l’avouer, tu es un fripon incomparable, s’écrie Barat ; et si tu pouvais maintenant aller remettre les œufs sous la mère comme tu les en as tirés, tu pourrais te dire notre maître à tous. »
Haimet accepte le défi et il remonte. Mais c’était là un piège que lui tendait son frère. Dès que celui-ci l’aperçoit à une certaine hauteur, il dit à Travers : " Tu viens de voir ce que sait faire Haimet, je veux maintenant te montrer un tour de ma façon." À l’instant, il monte à l’arbre après son aîné, il le suit de branche en branche ; et tandis que l’autre, les yeux fixés sur le nid, tout entier à son projet et attentif au moindre mouvement de l’oiseau pour ne pas l’effaroucher, semblait un serpent qui rampe et qui glisse, l’adroit coquin lui détache sa ceinture, et revient, portant en main ce gage de son triomphe. Haimet cependant avait remis les œufs, et il s’attendait au tribut d’éloges que méritait un pareil succès. « Bon, tu nous trompes, lui dit en plaisantant Barat, je gage que tu les as cachés dans ta ceinture. » L’aîné regarde, il voit que sa ceinture lui manque et il devine sans peine que c’est la un tour de son frère. « Excellent voleur, dit-il, que celui qui en vole un autre. »
Pour Travers, il admirait également les deux héros, et il ne savait auquel des deux donner la palme. Mais aussi tant d’adresse l’humilia. Piqué de ne point se sentir, pour le moment, en état de jouter avec eux, il leur dit : « Mes amis, vous en savez trop pour moi. Vous échapperiez vingt fois de suite que je serais toujours pris. Je vois que je suis trop gauche pour faire quelque chose dans votre métier ; adieu, j’y renonce et je vais reprendre le mien. J’ai de bons bras, je travaillerai, je vivrai avec ma femme et j’espère, moyennant l’aide de Dieu, pouvoir me tirer de peine. » Il retourna en effet dans son village comme il l’avait annoncé. Sa femme l’aimait ; il devint homme de bien, et il travailla si heureusement qu’au bout de quelques mois il eut le moyen d’acheter un cochon. L’animal fut engraissé chez lui. Noël venu, il le fit tuer ; et l’ayant a l’ordinaire suspendu par les pieds centre la muraille, il partit pour aller aux champs ; mais c’eût été bien mieux fait à lui de le vendre. Il se serait épargné par là de grandes inquiétudes, comme je vais vous le raconter.
Les deux frères qui ne l’avaient point vu depuis le jour de leur séparation, vinrent dans ce moment lui faire visite. La femme était seule occupée à filer. Elle répondit que son mari venait de sortir et qu’il ne devait rentrer que le soir. Mais vous pensez bien qu’avec des yeux exercés à examiner tout, le cochon ne put guère leur échapper « Oh ! oh ! se dirent-ils en sortant, ce coquin veut se régaler et il ne nous a pas invités ! Eh bien ! Il faut lui enlever son cochon et le manger sans lui. » La-dessus les fripons arrangèrent leur complot, et en attendant que la nuit vint leur permettre de l’exécuter, ils allèrent se cacher dans le voisinage derrière une haie.
Le soir, quand Travers rentra, sa femme lui parla de la visite qu’elle avait reçue. « J’ai eu si peur de me trouver seule avec eux, dit-elle, ils avaient si mauvaise mine, que je n’ai osé leur demander ni leur nom ni pourquoi ils venaient. Mais leurs yeux ont fureté partout, et je ne crois pas qu’il y ait ici un clou qui leur ait échappé. — Ah ! ce sont mes deux drôles, s’écria douloureusement Travers, mon cochon est perdu ; c’est une affaire faite, et je voudrais à présent pour bien des choses l’avoir vendu. Il y a encore un moyen, dit la femme : ôtons-le de sa place et cachons-le quelque part pour la nuit. Demain, quand il fera jour, nous verrons quel parti prendre. » Travers suivit le conseil de sa femme. Il décrocha le cochon, et alla le mettre par terre à l’autre bout de la chambre, sous la huche qui servait à pétrir leur pain : après quoi il se coucha, mais non sans inquiétudes.
La nuit venue, les deux frères arrivent pour accomplir leur projet et tandis que l’aîné fait le guet, Barat commence à percer le mur à l’endroit où il avait vu le cochon suspendu. Mais bientôt il s’aperçoit qu’il n’y a plus que la corde. « L’oiseau est déniché, dit-il, nous venons trop tard. » Travers, que la crainte d’être volé tenait en alarme et empêchait de dormir, croyant entendre quelque bruit, réveilla sa femme et courut a la huche tâter si son cochon y était encore. Il l’y trouva, mais comme il craignait aussi pour sa grange et son écurie, il voulut aller partout faire sa ronde, et sortit armé d’une hache. Barat qui l’entendit sortir profita de ce moment pour crocheter la porte ; et s’approchant du lit en contrefaisant la voix de Travers : « Marie, dit-il, le cochon n’est plus à la muraille, qu’en as-tu fait ? — Tu ne te souviens donc pas que nous l’avons mis sous la huche ! répondit la femme. Est-ce que la peur te trouble la cervelle ? Non pas, reprit l’autre, mais je l’avais oublié. Reste là, je vais le ranger. » En disant cela, il va charger le cochon sur ses épaules et l’emporte.
Après avoir fait sa ronde et bien visité ses portes, Travers rentra. « Il faut avouer, dit la femme, que j’ai la un mari qui a une pauvre tête ; il oublie depuis tantôt ce qu’il a fait de son cochon. » À ces mots Travers fait un cri. « Je l’avais annoncé qu’on me le volerait, dit-il ; adieu, le voilà parti, je ne le verrai plus. » Cependant, comme les voleurs ne pouvaient pas être encore bien loin, il espéra pouvoir les rattraper et courut après eux.
Ils avaient pris, à travers champs, un petit sentier détourné qui conduisait au bois où ils espéraient cacher leur proie plus sûrement. Haimet allait en avant pour assurer la marche et son frère, dont le fardeau ralentissait le pas, suivait à quelque distance. Travers eut bientôt atteint celui-ci. Il le reconnut, et prenant le ton de voix de l’aîné : « Tu dois être las, lui dit-il, donne que je le porte à mon tour. » Barat, qui croit entendre son frère, livre à Travers le cochon, et prend les devants. Mais il n’a pas fait cent pas qu’à son grand étonnement il rencontre Haimet. « Morbleu, dit-il, j’ai été attrapé. Ce coquin de Travers m’a joué un tour ; mais laisse faire, tu vas voir si je sais réparer ma sottise."
En disant cela, il se dépouille, met sa chemise par-dessus ses habits, se fait une espèce de coiffe de femme, et dans cet accoutrement court à toutes jambes par un autre chemin à la maison de Travers, qu’il attend auprès de la porte. Quand il le voit arriver, il s’avance au-devant de lui comme si c’eût été sa femme, et lui demande, en contrefaisant sa voix, s’il a rattrapé le cochon. « Oui, je le tiens, répond le mari. Eh bien ! donne-le-moi, je vais le rentrer, et cours vite à l’étable, car j’y ai entendu du bruit et j’ai peur qu’ils ne l’aient forcée. » Travers lui charge l’animal sur ses épaules, et va faire une nouvelle ronde ; mais quand il rentre, il est fort étonné de trouver au lit sa femme qui pleurait et se mourait de peur. Il s’aperçoit alors qu’on l’a trompé de nouveau. Cependant il ne veut point en avoir le démenti ; et, comme si son honneur eût été intéressé à cette aventure, il jure de n’en sortir, d’une manière on de l’autre, que victorieux.
Il se douta bien que les voleurs, ce voyage-ci, ne prendraient plus le même chemin, mais il soupçonna avec raison que la forêt étant pour eux le lieu le plus sur et le plus proche, ils s’y rendraient comme la première fois. En effet, ils y étaient déjà, et dans la joie et l’empressement qu’ils avaient de goûter le fruit de leur vol, ils venaient d’allumer du feu au pied d’un chêne pour faire quelques grillades. Le bois était vert et brûlait mal, de sorte qu’afin de le faire aller, il leur fallait ramasser de côté et d’autre des branches mortes et des feuilles sèches.
Travers qui, à la lueur du feu, n’avait pas eu de peine à trouver ses larrons, profite de leur éloignement. Il se déshabille tout nu, monte sur le chêne, se suspend d’une main dans l’attitude d’un pendu, puis quand il voit les voleurs revenus et occupés à souffler leur feu, d’une voix de tonnerre il s’écrie : « Malheureux ! vous finirez comme moi. »
Ceux-ci troublés croient voir et entendre leur père : ils ne songent qu’à se sauver. L’autre reprend à la hâte ses habits et son cochon, et revient triomphant conter à sa femme sa nouvelle victoire. Elle le félicite, en l’embrassant, sur un coup si hardi et si adroit. « Ne nous flattons pas trop encore, répondit-il. Les drôles ne sont pas loin, et tant que le cochon subsistera, j’aurai toujours peur. Mais fais chauffer de l’eau, nous le ferons cuire. S’ils reviennent, nous verrons alors comment ils s’y prendront. »
L’un alluma donc le feu, l’autre dépeça l’animal qu’il mit par morceaux dans le chaudron, et, chacun d’eux, pour y veiller, s’assit à un coin de la cheminée.
Mais Travers, que l’inquiétude et le travail de la nuit avaient beaucoup fatigué, ne tarda guère à s’assoupir. « Couche-toi, lui dit sa femme, j’aurai soin de la marmite : tout est bien fermé, il n’y a rien à craindre, et en tout cas, si j’entends du bruit, je t’appellerai. » D’après cette assurance, il se jeta tout habillé sur son lit, où il s’endormit aussitôt. La femme continua pendant quelque temps de veiller au chaudron, mais enfin le sommeil la gagna aussi et elle finit par s’endormir sur sa chaise.
Pendant ce temps, les larrons, remis de leur première frayeur, étaient revenus au chêne. N’y trouvant plus ni le pendu ni le cochon, il ne leur avait pas été difficile de deviner le vrai de l’aventure. Ils se crurent déshonorés si Travers, dans ce conflit de stratagèmes, l’emportait sur eux, et ils revinrent chez lui, fortement déterminés à déployer pour la dernière fois tout ce dont ils étaient capables en fait de ruses.
Avant de rien entreprendre, Barat, pour savoir si l’ennemi était sur ses gardes, regarda par le trou qu’il avait fait à la muraille. Il vit d’un coté, Travers, étendu sur son lit et de l’autre la femme, dont la tête vacillait à droite et à gauche, dormant près du feu, une écumoire à la main, tandis que le cochon cuisait dans la marmite. « Ils ont voulu nous éviter la peine de le faire cuire, dit Barat à son frère ; et après tout, nous avons eu assez de mal pour qu’ils nous l’apprêtent. Sois tranquille, je te promets de t’en faire manger. » Il va couper aussitôt une longue gaule qu’il aiguise par un bout. Il monte sur le toit, et, descendant la gaule par la cheminée, il la pique dans un morceau qu’il enlève.
Le hasard fit que dans ce moment Travers s’éveilla, il vit la manœuvre et comprit qu’avec des ennemis si habiles, la paix pour lui était préférable à la guerre. « Amis, leur cria-t-il, vous avez tort de venir dégrader mon toit ; j’ai eu tort de ne pas vous inviter à goûter du cochon. Ne disputons plus de subtilité, ce serait à ne jamais finir : descendez et venez vous régaler avec nous. »
Il alla ouvrir la porte. On se mit à table, et l’on s’y réconcilia de la meilleure foi du monde.
Source: http://www.bmlisieux.com/litterature/erckmann/bourgmes.htm
Traduction par Louis Tarsot .
Fabliaux et Contes du Moyen Âge
Les trois Larrons
Seigneurs barons, mon fabliau ne vous offrira pas les prouesses brillantes d’un chevalier. Il ne contient que les subtilités de trois filous des environs de Laon, dont les talents associés mirent longtemps à contribution laïques et moines.
Deux d’entre eux étaient frères et se nommaient Haimet et Barat. Leur père, qui avait fait le même métier qu’eux, venait de finir par être pendu, sort communément destiné à cette sorte de talents. Le troisième s’appelait Travers. Au reste, ils ne tuaient jamais : ils se contentaient seulement de filouter, et leur adresse en ce genre tenait presque du prodige.
Un jour qu’ils se promenaient tous trois dans la forêt de Laon et que la conversation était tombée sur leurs prouesses, Haimet, l’aîné des deux frères, aperçut au haut d’un chêne fort élevé un nid de pie et il vit la mère y entrer. « Frère, dit-il à Barat, si quelqu’un te proposait d’aller enlever les œufs sous cette pie sans la faire envoler, que lui répondrais-tu ? — Je lui répondrais, repartit le cadet, qu’il demande une chose qui n’est pas faisable. — Eh bien ! sache, mon ami, que quand on ne se sent pas en état de l’exécuter, on n’est en filouterie qu’un butor ! Regarde-moi. » Aussitôt mon homme grimpe à l’arbre. Arrivé au nid, il l’ouvre doucement par-dessous, reçoit les œufs à mesure qu’ils coulent par l’ouverture, et les rapporte en faisant remarquer qu’il n’y en a pas un seul de cassé. « Ma foi, il faut l’avouer, tu es un fripon incomparable, s’écrie Barat ; et si tu pouvais maintenant aller remettre les œufs sous la mère comme tu les en as tirés, tu pourrais te dire notre maître à tous. »
Haimet accepte le défi et il remonte. Mais c’était là un piège que lui tendait son frère. Dès que celui-ci l’aperçoit à une certaine hauteur, il dit à Travers : " Tu viens de voir ce que sait faire Haimet, je veux maintenant te montrer un tour de ma façon." À l’instant, il monte à l’arbre après son aîné, il le suit de branche en branche ; et tandis que l’autre, les yeux fixés sur le nid, tout entier à son projet et attentif au moindre mouvement de l’oiseau pour ne pas l’effaroucher, semblait un serpent qui rampe et qui glisse, l’adroit coquin lui détache sa ceinture, et revient, portant en main ce gage de son triomphe. Haimet cependant avait remis les œufs, et il s’attendait au tribut d’éloges que méritait un pareil succès. « Bon, tu nous trompes, lui dit en plaisantant Barat, je gage que tu les as cachés dans ta ceinture. » L’aîné regarde, il voit que sa ceinture lui manque et il devine sans peine que c’est la un tour de son frère. « Excellent voleur, dit-il, que celui qui en vole un autre. »
Pour Travers, il admirait également les deux héros, et il ne savait auquel des deux donner la palme. Mais aussi tant d’adresse l’humilia. Piqué de ne point se sentir, pour le moment, en état de jouter avec eux, il leur dit : « Mes amis, vous en savez trop pour moi. Vous échapperiez vingt fois de suite que je serais toujours pris. Je vois que je suis trop gauche pour faire quelque chose dans votre métier ; adieu, j’y renonce et je vais reprendre le mien. J’ai de bons bras, je travaillerai, je vivrai avec ma femme et j’espère, moyennant l’aide de Dieu, pouvoir me tirer de peine. » Il retourna en effet dans son village comme il l’avait annoncé. Sa femme l’aimait ; il devint homme de bien, et il travailla si heureusement qu’au bout de quelques mois il eut le moyen d’acheter un cochon. L’animal fut engraissé chez lui. Noël venu, il le fit tuer ; et l’ayant a l’ordinaire suspendu par les pieds centre la muraille, il partit pour aller aux champs ; mais c’eût été bien mieux fait à lui de le vendre. Il se serait épargné par là de grandes inquiétudes, comme je vais vous le raconter.
Les deux frères qui ne l’avaient point vu depuis le jour de leur séparation, vinrent dans ce moment lui faire visite. La femme était seule occupée à filer. Elle répondit que son mari venait de sortir et qu’il ne devait rentrer que le soir. Mais vous pensez bien qu’avec des yeux exercés à examiner tout, le cochon ne put guère leur échapper « Oh ! oh ! se dirent-ils en sortant, ce coquin veut se régaler et il ne nous a pas invités ! Eh bien ! Il faut lui enlever son cochon et le manger sans lui. » La-dessus les fripons arrangèrent leur complot, et en attendant que la nuit vint leur permettre de l’exécuter, ils allèrent se cacher dans le voisinage derrière une haie.
Le soir, quand Travers rentra, sa femme lui parla de la visite qu’elle avait reçue. « J’ai eu si peur de me trouver seule avec eux, dit-elle, ils avaient si mauvaise mine, que je n’ai osé leur demander ni leur nom ni pourquoi ils venaient. Mais leurs yeux ont fureté partout, et je ne crois pas qu’il y ait ici un clou qui leur ait échappé. — Ah ! ce sont mes deux drôles, s’écria douloureusement Travers, mon cochon est perdu ; c’est une affaire faite, et je voudrais à présent pour bien des choses l’avoir vendu. Il y a encore un moyen, dit la femme : ôtons-le de sa place et cachons-le quelque part pour la nuit. Demain, quand il fera jour, nous verrons quel parti prendre. » Travers suivit le conseil de sa femme. Il décrocha le cochon, et alla le mettre par terre à l’autre bout de la chambre, sous la huche qui servait à pétrir leur pain : après quoi il se coucha, mais non sans inquiétudes.
La nuit venue, les deux frères arrivent pour accomplir leur projet et tandis que l’aîné fait le guet, Barat commence à percer le mur à l’endroit où il avait vu le cochon suspendu. Mais bientôt il s’aperçoit qu’il n’y a plus que la corde. « L’oiseau est déniché, dit-il, nous venons trop tard. » Travers, que la crainte d’être volé tenait en alarme et empêchait de dormir, croyant entendre quelque bruit, réveilla sa femme et courut a la huche tâter si son cochon y était encore. Il l’y trouva, mais comme il craignait aussi pour sa grange et son écurie, il voulut aller partout faire sa ronde, et sortit armé d’une hache. Barat qui l’entendit sortir profita de ce moment pour crocheter la porte ; et s’approchant du lit en contrefaisant la voix de Travers : « Marie, dit-il, le cochon n’est plus à la muraille, qu’en as-tu fait ? — Tu ne te souviens donc pas que nous l’avons mis sous la huche ! répondit la femme. Est-ce que la peur te trouble la cervelle ? Non pas, reprit l’autre, mais je l’avais oublié. Reste là, je vais le ranger. » En disant cela, il va charger le cochon sur ses épaules et l’emporte.
Après avoir fait sa ronde et bien visité ses portes, Travers rentra. « Il faut avouer, dit la femme, que j’ai la un mari qui a une pauvre tête ; il oublie depuis tantôt ce qu’il a fait de son cochon. » À ces mots Travers fait un cri. « Je l’avais annoncé qu’on me le volerait, dit-il ; adieu, le voilà parti, je ne le verrai plus. » Cependant, comme les voleurs ne pouvaient pas être encore bien loin, il espéra pouvoir les rattraper et courut après eux.
Ils avaient pris, à travers champs, un petit sentier détourné qui conduisait au bois où ils espéraient cacher leur proie plus sûrement. Haimet allait en avant pour assurer la marche et son frère, dont le fardeau ralentissait le pas, suivait à quelque distance. Travers eut bientôt atteint celui-ci. Il le reconnut, et prenant le ton de voix de l’aîné : « Tu dois être las, lui dit-il, donne que je le porte à mon tour. » Barat, qui croit entendre son frère, livre à Travers le cochon, et prend les devants. Mais il n’a pas fait cent pas qu’à son grand étonnement il rencontre Haimet. « Morbleu, dit-il, j’ai été attrapé. Ce coquin de Travers m’a joué un tour ; mais laisse faire, tu vas voir si je sais réparer ma sottise."
En disant cela, il se dépouille, met sa chemise par-dessus ses habits, se fait une espèce de coiffe de femme, et dans cet accoutrement court à toutes jambes par un autre chemin à la maison de Travers, qu’il attend auprès de la porte. Quand il le voit arriver, il s’avance au-devant de lui comme si c’eût été sa femme, et lui demande, en contrefaisant sa voix, s’il a rattrapé le cochon. « Oui, je le tiens, répond le mari. Eh bien ! donne-le-moi, je vais le rentrer, et cours vite à l’étable, car j’y ai entendu du bruit et j’ai peur qu’ils ne l’aient forcée. » Travers lui charge l’animal sur ses épaules, et va faire une nouvelle ronde ; mais quand il rentre, il est fort étonné de trouver au lit sa femme qui pleurait et se mourait de peur. Il s’aperçoit alors qu’on l’a trompé de nouveau. Cependant il ne veut point en avoir le démenti ; et, comme si son honneur eût été intéressé à cette aventure, il jure de n’en sortir, d’une manière on de l’autre, que victorieux.
Il se douta bien que les voleurs, ce voyage-ci, ne prendraient plus le même chemin, mais il soupçonna avec raison que la forêt étant pour eux le lieu le plus sur et le plus proche, ils s’y rendraient comme la première fois. En effet, ils y étaient déjà, et dans la joie et l’empressement qu’ils avaient de goûter le fruit de leur vol, ils venaient d’allumer du feu au pied d’un chêne pour faire quelques grillades. Le bois était vert et brûlait mal, de sorte qu’afin de le faire aller, il leur fallait ramasser de côté et d’autre des branches mortes et des feuilles sèches.
Travers qui, à la lueur du feu, n’avait pas eu de peine à trouver ses larrons, profite de leur éloignement. Il se déshabille tout nu, monte sur le chêne, se suspend d’une main dans l’attitude d’un pendu, puis quand il voit les voleurs revenus et occupés à souffler leur feu, d’une voix de tonnerre il s’écrie : « Malheureux ! vous finirez comme moi. »
Ceux-ci troublés croient voir et entendre leur père : ils ne songent qu’à se sauver. L’autre reprend à la hâte ses habits et son cochon, et revient triomphant conter à sa femme sa nouvelle victoire. Elle le félicite, en l’embrassant, sur un coup si hardi et si adroit. « Ne nous flattons pas trop encore, répondit-il. Les drôles ne sont pas loin, et tant que le cochon subsistera, j’aurai toujours peur. Mais fais chauffer de l’eau, nous le ferons cuire. S’ils reviennent, nous verrons alors comment ils s’y prendront. »
L’un alluma donc le feu, l’autre dépeça l’animal qu’il mit par morceaux dans le chaudron, et, chacun d’eux, pour y veiller, s’assit à un coin de la cheminée.
Mais Travers, que l’inquiétude et le travail de la nuit avaient beaucoup fatigué, ne tarda guère à s’assoupir. « Couche-toi, lui dit sa femme, j’aurai soin de la marmite : tout est bien fermé, il n’y a rien à craindre, et en tout cas, si j’entends du bruit, je t’appellerai. » D’après cette assurance, il se jeta tout habillé sur son lit, où il s’endormit aussitôt. La femme continua pendant quelque temps de veiller au chaudron, mais enfin le sommeil la gagna aussi et elle finit par s’endormir sur sa chaise.
Pendant ce temps, les larrons, remis de leur première frayeur, étaient revenus au chêne. N’y trouvant plus ni le pendu ni le cochon, il ne leur avait pas été difficile de deviner le vrai de l’aventure. Ils se crurent déshonorés si Travers, dans ce conflit de stratagèmes, l’emportait sur eux, et ils revinrent chez lui, fortement déterminés à déployer pour la dernière fois tout ce dont ils étaient capables en fait de ruses.
Avant de rien entreprendre, Barat, pour savoir si l’ennemi était sur ses gardes, regarda par le trou qu’il avait fait à la muraille. Il vit d’un coté, Travers, étendu sur son lit et de l’autre la femme, dont la tête vacillait à droite et à gauche, dormant près du feu, une écumoire à la main, tandis que le cochon cuisait dans la marmite. « Ils ont voulu nous éviter la peine de le faire cuire, dit Barat à son frère ; et après tout, nous avons eu assez de mal pour qu’ils nous l’apprêtent. Sois tranquille, je te promets de t’en faire manger. » Il va couper aussitôt une longue gaule qu’il aiguise par un bout. Il monte sur le toit, et, descendant la gaule par la cheminée, il la pique dans un morceau qu’il enlève.
Le hasard fit que dans ce moment Travers s’éveilla, il vit la manœuvre et comprit qu’avec des ennemis si habiles, la paix pour lui était préférable à la guerre. « Amis, leur cria-t-il, vous avez tort de venir dégrader mon toit ; j’ai eu tort de ne pas vous inviter à goûter du cochon. Ne disputons plus de subtilité, ce serait à ne jamais finir : descendez et venez vous régaler avec nous. »
Il alla ouvrir la porte. On se mit à table, et l’on s’y réconcilia de la meilleure foi du monde.
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