La Littérature et la Gymnastique
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Publication : 2018-07-14
Lu par Stanley
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Émile Zola
Mes haines, causeries littéraires et artistiques
G. Charpentier et E. Fasquelle, éditeurs, 1893 (p. 57-66).
LA LITTÉRATURE ET LA GYMNASTIQUE
Qu'il me soit permis de parler d'un sujet qui intéresse toute notre génération d'esprits affolés et hystériques. Le corps, comme aux meilleurs temps du mysticisme, est singulièrement en déchéance chez nous. Ce n'est plus l'âme qu'on exalte, ce sont les nerfs, la matière cérébrale. La chair est endolorie des secousses profondes et répétées que le cerveau imprime à tout l'organisme. Nous sommes malades, cela est bien certain, malades de progrès. Il y a hypertrophie du cerveau, les nerfs se développent au détriment des muscles, et ces derniers, affaiblis et fiévreux, ne soutiennent plus la machine humaine. L'équilibre est rompu entre la matière et l'esprit.
Il serait bon de songer à ce pauvre corps, s'il en est encore temps. Cette victoire des nerfs sur le sang a décidé de nos moeurs, de notre littérature, de notre époque tout entière. Je ne veux examiner que les résultats littéraires, pour ainsi dire. Il est évident que toute oeuvre étant fille de l'esprit et devant ressembler à son père, l'état de crise ou de santé paisible de l'intelligence fait l'oeuvre calme ou l'oeuvre passionnée. Les périodes classiques se présentent, lorsque sang et nerfs ont une égale puissance et forment ainsi des tempéraments mesurés et pondérés ; lorsque, au contraire, les nerfs ou le sang l'emporte, naissent des oeuvres de belles brutes florissantes ou de fous de génie.
Étudiez notre littérature contemporaine, vous verrez en elle tous les effets de la névrose qui agite notre siècle ; elle est le produit direct de nos inquiétudes, de nos recherches âpres, de nos paniques, de ce malaise général qu'éprouvent nos sociétés aveugles en face d'un avenir inconnu. Nous ne sommes pas, vous le sentez tous, à cet âge solennel où la tragédie déclamait ses vers dans une paix un peu lourde, où la littérature entière marchait royalement, sans une révolte, sans un cri de douleur. Nous en sommes à l'âge des chemins de fer et des comédies haletantes, où le rire n'est souvent qu'une grimace d'angoisse, à l'âge du télégraphe électrique et des oeuvres extrêmes, d'une réalité exacte et triste. L'humanité glisse, prise de vertige, sur la pente raide de la science ; elle a mordu à la pomme, et elle veut tout savoir. Ce qui nous tue, ce qui nous maigrit, c'est que nous devenons savants, c'est que les problèmes sociaux et divins vont recevoir leur solution un de ces jours. Nous allons voir Dieu, nous allons voir la vérité, et vous pensez alors quelle impatience nous tient, quelle hâte fébrile nous mettons à vivre et à mourir. Nous voudrions devancer les temps, nous faisons bon marché de nos sueurs, nous brisons le corps par la tension de l'esprit. Tout notre siècle est là. Au sortir de la paix monarchique et dogmatique, lorsque le monde et l'humanité ont été remis en question, il est arrivé que l'on a repris le problème sur de nouvelles bases, plus justes et plus vraies. L'équation posée et quelques inconnues ayant été trouvées, il y a eu ivresse, joie folle. On a compris qu'on était sans doute sur le chemin de la vérité, et on s'est précipité en masse, démolissant, poussant et criant, faisant de nouvelles découvertes à chaque pas, de plus en plus fouetté par le désir d'aller en avant, d'aller à l'infini et à l'absolu. Sij'osais hasarder une comparaison, je dirais que nos sociétés sont comme une meute lancée contre une bête fauve. Nous sentons la vérité qui court devant nous, et nous courons.
Sans vouloir établir ici une relation intime entre le milieu et l'oeuvre qui y est produite, il est aisé de comprendre que les oeuvres de cette meute d'hommes lâchés dans le champ de la science, vont avoir toutes les ardeurs, tous les effarements de la chasse âpre et terrible. Notre littérature contemporaine, avec ses élans généreux, ses chutes profondes, est née directement de nos aspirations ardentes et de nos affaissements soudains. Je l'aime, cette littérature, je la trouve vivante et humaine, parce qu'elle est pleine de sanglots et que je trouve dans l'anarchie qui la trouble une vivante image de notre siècle, qui sera grand parmi les siècles, car il est l'enfantement des fortes sociétés de demain. Je le préfère à ces autres époques de calme et de perfection, d'une maturité complète, qui nous ont donné des oeuvres pleines et savoureuses. En nos temps de recherches et de révoltes, d'écroulement et de reconstruction, je sais que l'art est barbare et qu'il ne saurait contenter les délicats ; mais cet art tout personnel et tout libre a d'étranges délices, je vous assure, pour ceux qui se plaisent aux manifestations de l'esprit humain, et qui ne voient dans une oeuvre que l'accident d'un homme mis en face du monde. Moi, j'aime notre anarchie, le renversement de nos écoles, parce que j'ai une grande joie à regarder la mêlée des esprits, à assister aux efforts individuels, à étudier un à un tous ces lutteurs, les petits et les grands. Mais on meurt vite dans cet air ; les champs de bataille sont malsains, et les oeuvres tuent leurs auteurs. Puisque la maladie vient de ce fait que le corps est diminué au profit des nerfs, puisque si nos oeuvres sont telles, si notre esprit s'exalte, c'est uniquement parce que nous laissons s'amollir nos muscles, le remède est dans la guérison, dans la culture intelligente et fortifiante de la chair. Notre cerveau se développe par trop d'exercice ; exerçons notre corps, et peu à peu l'équilibre se rétablira.
Ces réflexions, très graves à mon sens, me sont suggérées par un petit volume que vient de publier M. Eugène Paz. Ce volume, qui a pour titre : La santé de l'esprit et du corps par la Gymnastique, porte ces mots en épigraphe : Mens sana in corpore sano.
C'est là tout le livre. Que les éléments sanguins et nerveux soient en équilibre ; que l'esprit et la chair marchent de bonne compagnie : le corps jouira d'une paix profonde, l'intelligence créera dans le calme des oeuvres fortes et paisibles. En présence de l'érétisme nerveux qui nous secoue, le remède indiqué par M. Eugène Paz est le remède logique des exercices corporels. Il envoie toute notre génération au gymnase.
J'applaudis sans réserve aux conclusions du livre ; je voudrais que tout Paris, comme l'ancienne Lacédémone, se portât au Champ de Mars et s'y exerçât à la course, au jet du javelot et du disque. Mais qu'il me soit permis de dire combien une pareille éducation est en dehors de nos moeurs, en dehors de notre âge et de nos aspirations. Sans doute, il faut faire appel au peuple, le pousser dans les gymnases, au risque de n'être pas entendu. Pour réussir toutefois à faire de nous de nouveaux Grecs, et de Paris une nouvelle Athènes, il serait nécessaire de nous transporter de deux mille ans en arrière, de nous donner le ciel bleu et les chauds horizons de l'Orient, et de nous procurer l'oubli de notre science. Nous ne pouvons être ce que la Grèce, ce que Rome, ce que le moyen âge ont été. L'humanité a marché depuis lors.
Il ne s'agit pas de conclure simplement que les exercices du corps sont nécessaires, il faut dire quelle peut être aujourd'hui la mission de ces exercices, et dans quelle mesure nous sommes prêts à les accepter. Je m'explique.
Imaginez des peuples enfants, vivant sous un soleil ami, ivres de lumière. Les villes blanches s'ouvrent toutes larges. Elles se gouvernent, se défendent, grandissent en liberté. Les peuples de ces villes jouissant du matin de l'humanité, aiment la vie pour elle-même ; ils sont intelligents, d'une intelligence saine et forte, délicats et ingénieux dans leurs goûts, parce qu'ils ont du soleil autour d'eux et qu'ils sont eux-mêmes beaux et nobles. La chair l'emporte ; ils la divinisent, ils cherchent la vérité dans la beauté ; leur esprit, pleinement contenté par les objets visibles, ne cherche pas à en pénétrer l'essence, ou se plaît à matérialiser les pensées abstraites qui se trouvent au fond de toutes choses. Il y a équilibre, santé, épanouissement du corps. Tout les invite à la culture de ce dernier : le climat qui a des douceurs caressantes, leur état social qui demande des soldats vigoureux, leur goût personnel qui les conduit à admirer un beau membre, un muscle ferme et gracieux. Ils vivent demi-nus, se connaissent à la forme excellente d'une jambe ou d'un bras, comme nos dames d'aujourd'hui se connaissent à la coupe plus ou moins élégante d'une robe. Leur grande affaire est d'être beaux et forts ; ils n'ont pas d'autres occupations ; ils ne naissent pas pour résoudre des problèmes ni trouver des vérités, ils naissent pour se battre, pour grandir en vigueur et en grâce. Les influences réunies du climat et des moeurs ont fait de ces peuples des lutteurs et des coureurs, des soldats et des dieux. La Grèce, au début, n'a été qu'un vaste gymnase où filles et garçons, hommes et femmes, cherchaient la beauté et la force.
Plus tard, aux temps de la Rome impériale, il n'en est déjà plus de même. Le luxe est venu, et la corruption, et la volupté paresseuse. Les corps s'amollissent, les exercices n'ont plus leur rudesse salutaire. Il y a alors des gens qui font métier de se battre ; ce n'est plus la nation entière qui descend au gymnase, et, si quelque grand lutte encore, c'est par passion malsaine. Il y avait, à Lacédémone, une véritable grandeur dans l'ensemble des exercices : le peuple allait là, avec dévotion, simplement et pudiquement, comme le moyen âge allait à l'église. À Rome, les exercices sont devenus des jeux ; l'élégance est sacrifiée à la brutalité ; on se bat parce qu'on se tue, et que le sang est doux à voir couler, quand on a usé toutes les autres voluptés. On ne saurait comparer les champs de Mars de la Grèce aux cirques romains : là, il n'y avait pas de spectateurs, le peuple entier luttait et se fortifiait ; ici, tandis que les gladiateurs énormes, aux muscles de fer, s'assommaient à coups de poing, sur les gradins s'étalaient les efféminés et les courtisanes aux chairs molles et dissoutes par les orgies.
Puis vient le mysticisme, le dédain du corps, et les muscles s'affaissent dans l'extase ; il y a une réaction terrible contre le matérialisme des premiers âges. L'humanité serait morte peut-être, si elle n'avait eu à se défendre. La féodalité, le droit de chacun contre tous, fit de nouveau une nécessité de la force corporelle. La gymnastique ressuscita sous une nouvelle forme. Les climats n'étaient plus les mêmes, les moeurs non plus. On dépouillait autrefois le corps pour l'assouplir. Au moyen âge, on le chargea de fer, on l'arma de tout un arsenal. Il fallut être fort, mais il fallut aussi être adroit. Puis, ce ne fut là que l'éducation d'une caste : les nobles seuls avaient leurs tournois, leur adolescence entièrement consacrée à l'étude de l'équitation et du maniement des armes. Le peuple n'avait d'autre exercice que le labeur incessant qui le tenait courbé sur sa besogne. Les beaux jours de la Grèce ne sont jamais revenus.
J'ai rapidement étudié, avec M. Eugène Paz, les exercices corporels chez les différents peuples, pour arriver à conclure ce qu'ils peuvent être chez nous. Si j'avais eu le temps, je me serais plu à montrer que les oeuvres de l'esprit ont, dans leurs diverses manifestations, constamment suivi l'état de santé ou de maladie du corps. C'est donc ici une véritable question littéraire.
Nous voici, avec nos habits modernes, régis par des idées de civilisation, constamment protégés par les lois, portés à remplacer l'homme par la machine, ivres de savoir et d'adresse. Je le demande, quel besoin avons-nous d'être forts, d'avoir des muscles d'une forme parfaite et d'une extrême vigueur ? Nos vêtements nous cachent si bien que l'homme le plus grêle et le plus mal tourné a souvent une réputation d'élégance et de distinction qu'il ne changerait certes pas pour une réputation de force et de beauté solide. D'autre part, les sergents de ville sont là, et on ne se bat plus à coups de poing que dans les cabarets des barrières ; les messieurs tirent l'épée, jouent du pistolet ; enfin, dans les batailles, nos soldats ne sont que des machines à porter des fusils et à mettre le feu aux canons. Nous n'avons que faire vraiment de gymnases. Nous vivons dans les laboratoires et dans les cabinets de travail ; nos distractions, nos exercices purement intellectuels, sont de lire les journaux et les nouveaux ouvrages. Puis, nous sentons tous que nous n'avons pas longtemps à travailler ; la science est là qui fournit des machines, le labeur humain tend à disparaître, l'homme n'aura bientôt plus qu'à se reposer et à jouir de la création. De là, la grande indifférence ; rien ne nous sollicite aux exercices corporels, ni le climat ni les moeurs. Nous pouvons nous passer parfaitement d'être forts et d'être beaux. Aussi nous laissons notre corps s'alanguir, puisqu'on a rendu notre corps inutile, et nous cultivons notre esprit, nous en forçons les ressorts jusqu'au grincement, parce que notre esprit nous est nécessaire pour la solution des problèmes qui nous sont posés.
Avec un pareil régime, nous allons tout droit à la mort. Le corps se dissout, l'esprit s'exalte : il y a détraquement de toute la machine. Les oeuvres produites en arriveront à la démence. La gymnastique sera donc purement médicale. Voilà ce qu'il faut dire. Elle sera médicale, puisqu'une question de santé seule nous l'impose, que nous n'allons pas à elle par goût. Elle a été une nécessité sociale, presque une religion, pendant la période grecque et le moyen âge ; elle a été un amusement, une passion honteuse, sous l'empire romain ; elle doit être chez nous un simple remède, un préservatif contre la folie. Telle est la mission que lui laisse à remplir l'époque où nous vivons.
Je suis malheureusement certain que l'on est de son âge et que nous sommes en ce moment poussés bon gré mal gré vers un état de choses inconnu. Il est difficile d'arrêter une société dans sa marche ; je crois que, pendant des années encore, les gymnases resteront vides. J'ai dit que cette époque de transition me plaisait, que je goûtais une étrange joie à étudier nos fièvres. Parfois, cependant, il me prend des frayeurs à nous voir si frissonnants et si hagards, et c'est alors, comme aujourd'hui, après avoir lu le volume de M. Eugène Paz, que je voudrais avoir un trapèze pour me durcir les bras et me dégager le cerveau.
L'épigraphe est là, sur la muraille, toute flamboyante en face de moi : Mens sana in corpore sano.
Mes haines, causeries littéraires et artistiques
G. Charpentier et E. Fasquelle, éditeurs, 1893 (p. 57-66).
LA LITTÉRATURE ET LA GYMNASTIQUE
Qu'il me soit permis de parler d'un sujet qui intéresse toute notre génération d'esprits affolés et hystériques. Le corps, comme aux meilleurs temps du mysticisme, est singulièrement en déchéance chez nous. Ce n'est plus l'âme qu'on exalte, ce sont les nerfs, la matière cérébrale. La chair est endolorie des secousses profondes et répétées que le cerveau imprime à tout l'organisme. Nous sommes malades, cela est bien certain, malades de progrès. Il y a hypertrophie du cerveau, les nerfs se développent au détriment des muscles, et ces derniers, affaiblis et fiévreux, ne soutiennent plus la machine humaine. L'équilibre est rompu entre la matière et l'esprit.
Il serait bon de songer à ce pauvre corps, s'il en est encore temps. Cette victoire des nerfs sur le sang a décidé de nos moeurs, de notre littérature, de notre époque tout entière. Je ne veux examiner que les résultats littéraires, pour ainsi dire. Il est évident que toute oeuvre étant fille de l'esprit et devant ressembler à son père, l'état de crise ou de santé paisible de l'intelligence fait l'oeuvre calme ou l'oeuvre passionnée. Les périodes classiques se présentent, lorsque sang et nerfs ont une égale puissance et forment ainsi des tempéraments mesurés et pondérés ; lorsque, au contraire, les nerfs ou le sang l'emporte, naissent des oeuvres de belles brutes florissantes ou de fous de génie.
Étudiez notre littérature contemporaine, vous verrez en elle tous les effets de la névrose qui agite notre siècle ; elle est le produit direct de nos inquiétudes, de nos recherches âpres, de nos paniques, de ce malaise général qu'éprouvent nos sociétés aveugles en face d'un avenir inconnu. Nous ne sommes pas, vous le sentez tous, à cet âge solennel où la tragédie déclamait ses vers dans une paix un peu lourde, où la littérature entière marchait royalement, sans une révolte, sans un cri de douleur. Nous en sommes à l'âge des chemins de fer et des comédies haletantes, où le rire n'est souvent qu'une grimace d'angoisse, à l'âge du télégraphe électrique et des oeuvres extrêmes, d'une réalité exacte et triste. L'humanité glisse, prise de vertige, sur la pente raide de la science ; elle a mordu à la pomme, et elle veut tout savoir. Ce qui nous tue, ce qui nous maigrit, c'est que nous devenons savants, c'est que les problèmes sociaux et divins vont recevoir leur solution un de ces jours. Nous allons voir Dieu, nous allons voir la vérité, et vous pensez alors quelle impatience nous tient, quelle hâte fébrile nous mettons à vivre et à mourir. Nous voudrions devancer les temps, nous faisons bon marché de nos sueurs, nous brisons le corps par la tension de l'esprit. Tout notre siècle est là. Au sortir de la paix monarchique et dogmatique, lorsque le monde et l'humanité ont été remis en question, il est arrivé que l'on a repris le problème sur de nouvelles bases, plus justes et plus vraies. L'équation posée et quelques inconnues ayant été trouvées, il y a eu ivresse, joie folle. On a compris qu'on était sans doute sur le chemin de la vérité, et on s'est précipité en masse, démolissant, poussant et criant, faisant de nouvelles découvertes à chaque pas, de plus en plus fouetté par le désir d'aller en avant, d'aller à l'infini et à l'absolu. Sij'osais hasarder une comparaison, je dirais que nos sociétés sont comme une meute lancée contre une bête fauve. Nous sentons la vérité qui court devant nous, et nous courons.
Sans vouloir établir ici une relation intime entre le milieu et l'oeuvre qui y est produite, il est aisé de comprendre que les oeuvres de cette meute d'hommes lâchés dans le champ de la science, vont avoir toutes les ardeurs, tous les effarements de la chasse âpre et terrible. Notre littérature contemporaine, avec ses élans généreux, ses chutes profondes, est née directement de nos aspirations ardentes et de nos affaissements soudains. Je l'aime, cette littérature, je la trouve vivante et humaine, parce qu'elle est pleine de sanglots et que je trouve dans l'anarchie qui la trouble une vivante image de notre siècle, qui sera grand parmi les siècles, car il est l'enfantement des fortes sociétés de demain. Je le préfère à ces autres époques de calme et de perfection, d'une maturité complète, qui nous ont donné des oeuvres pleines et savoureuses. En nos temps de recherches et de révoltes, d'écroulement et de reconstruction, je sais que l'art est barbare et qu'il ne saurait contenter les délicats ; mais cet art tout personnel et tout libre a d'étranges délices, je vous assure, pour ceux qui se plaisent aux manifestations de l'esprit humain, et qui ne voient dans une oeuvre que l'accident d'un homme mis en face du monde. Moi, j'aime notre anarchie, le renversement de nos écoles, parce que j'ai une grande joie à regarder la mêlée des esprits, à assister aux efforts individuels, à étudier un à un tous ces lutteurs, les petits et les grands. Mais on meurt vite dans cet air ; les champs de bataille sont malsains, et les oeuvres tuent leurs auteurs. Puisque la maladie vient de ce fait que le corps est diminué au profit des nerfs, puisque si nos oeuvres sont telles, si notre esprit s'exalte, c'est uniquement parce que nous laissons s'amollir nos muscles, le remède est dans la guérison, dans la culture intelligente et fortifiante de la chair. Notre cerveau se développe par trop d'exercice ; exerçons notre corps, et peu à peu l'équilibre se rétablira.
Ces réflexions, très graves à mon sens, me sont suggérées par un petit volume que vient de publier M. Eugène Paz. Ce volume, qui a pour titre : La santé de l'esprit et du corps par la Gymnastique, porte ces mots en épigraphe : Mens sana in corpore sano.
C'est là tout le livre. Que les éléments sanguins et nerveux soient en équilibre ; que l'esprit et la chair marchent de bonne compagnie : le corps jouira d'une paix profonde, l'intelligence créera dans le calme des oeuvres fortes et paisibles. En présence de l'érétisme nerveux qui nous secoue, le remède indiqué par M. Eugène Paz est le remède logique des exercices corporels. Il envoie toute notre génération au gymnase.
J'applaudis sans réserve aux conclusions du livre ; je voudrais que tout Paris, comme l'ancienne Lacédémone, se portât au Champ de Mars et s'y exerçât à la course, au jet du javelot et du disque. Mais qu'il me soit permis de dire combien une pareille éducation est en dehors de nos moeurs, en dehors de notre âge et de nos aspirations. Sans doute, il faut faire appel au peuple, le pousser dans les gymnases, au risque de n'être pas entendu. Pour réussir toutefois à faire de nous de nouveaux Grecs, et de Paris une nouvelle Athènes, il serait nécessaire de nous transporter de deux mille ans en arrière, de nous donner le ciel bleu et les chauds horizons de l'Orient, et de nous procurer l'oubli de notre science. Nous ne pouvons être ce que la Grèce, ce que Rome, ce que le moyen âge ont été. L'humanité a marché depuis lors.
Il ne s'agit pas de conclure simplement que les exercices du corps sont nécessaires, il faut dire quelle peut être aujourd'hui la mission de ces exercices, et dans quelle mesure nous sommes prêts à les accepter. Je m'explique.
Imaginez des peuples enfants, vivant sous un soleil ami, ivres de lumière. Les villes blanches s'ouvrent toutes larges. Elles se gouvernent, se défendent, grandissent en liberté. Les peuples de ces villes jouissant du matin de l'humanité, aiment la vie pour elle-même ; ils sont intelligents, d'une intelligence saine et forte, délicats et ingénieux dans leurs goûts, parce qu'ils ont du soleil autour d'eux et qu'ils sont eux-mêmes beaux et nobles. La chair l'emporte ; ils la divinisent, ils cherchent la vérité dans la beauté ; leur esprit, pleinement contenté par les objets visibles, ne cherche pas à en pénétrer l'essence, ou se plaît à matérialiser les pensées abstraites qui se trouvent au fond de toutes choses. Il y a équilibre, santé, épanouissement du corps. Tout les invite à la culture de ce dernier : le climat qui a des douceurs caressantes, leur état social qui demande des soldats vigoureux, leur goût personnel qui les conduit à admirer un beau membre, un muscle ferme et gracieux. Ils vivent demi-nus, se connaissent à la forme excellente d'une jambe ou d'un bras, comme nos dames d'aujourd'hui se connaissent à la coupe plus ou moins élégante d'une robe. Leur grande affaire est d'être beaux et forts ; ils n'ont pas d'autres occupations ; ils ne naissent pas pour résoudre des problèmes ni trouver des vérités, ils naissent pour se battre, pour grandir en vigueur et en grâce. Les influences réunies du climat et des moeurs ont fait de ces peuples des lutteurs et des coureurs, des soldats et des dieux. La Grèce, au début, n'a été qu'un vaste gymnase où filles et garçons, hommes et femmes, cherchaient la beauté et la force.
Plus tard, aux temps de la Rome impériale, il n'en est déjà plus de même. Le luxe est venu, et la corruption, et la volupté paresseuse. Les corps s'amollissent, les exercices n'ont plus leur rudesse salutaire. Il y a alors des gens qui font métier de se battre ; ce n'est plus la nation entière qui descend au gymnase, et, si quelque grand lutte encore, c'est par passion malsaine. Il y avait, à Lacédémone, une véritable grandeur dans l'ensemble des exercices : le peuple allait là, avec dévotion, simplement et pudiquement, comme le moyen âge allait à l'église. À Rome, les exercices sont devenus des jeux ; l'élégance est sacrifiée à la brutalité ; on se bat parce qu'on se tue, et que le sang est doux à voir couler, quand on a usé toutes les autres voluptés. On ne saurait comparer les champs de Mars de la Grèce aux cirques romains : là, il n'y avait pas de spectateurs, le peuple entier luttait et se fortifiait ; ici, tandis que les gladiateurs énormes, aux muscles de fer, s'assommaient à coups de poing, sur les gradins s'étalaient les efféminés et les courtisanes aux chairs molles et dissoutes par les orgies.
Puis vient le mysticisme, le dédain du corps, et les muscles s'affaissent dans l'extase ; il y a une réaction terrible contre le matérialisme des premiers âges. L'humanité serait morte peut-être, si elle n'avait eu à se défendre. La féodalité, le droit de chacun contre tous, fit de nouveau une nécessité de la force corporelle. La gymnastique ressuscita sous une nouvelle forme. Les climats n'étaient plus les mêmes, les moeurs non plus. On dépouillait autrefois le corps pour l'assouplir. Au moyen âge, on le chargea de fer, on l'arma de tout un arsenal. Il fallut être fort, mais il fallut aussi être adroit. Puis, ce ne fut là que l'éducation d'une caste : les nobles seuls avaient leurs tournois, leur adolescence entièrement consacrée à l'étude de l'équitation et du maniement des armes. Le peuple n'avait d'autre exercice que le labeur incessant qui le tenait courbé sur sa besogne. Les beaux jours de la Grèce ne sont jamais revenus.
J'ai rapidement étudié, avec M. Eugène Paz, les exercices corporels chez les différents peuples, pour arriver à conclure ce qu'ils peuvent être chez nous. Si j'avais eu le temps, je me serais plu à montrer que les oeuvres de l'esprit ont, dans leurs diverses manifestations, constamment suivi l'état de santé ou de maladie du corps. C'est donc ici une véritable question littéraire.
Nous voici, avec nos habits modernes, régis par des idées de civilisation, constamment protégés par les lois, portés à remplacer l'homme par la machine, ivres de savoir et d'adresse. Je le demande, quel besoin avons-nous d'être forts, d'avoir des muscles d'une forme parfaite et d'une extrême vigueur ? Nos vêtements nous cachent si bien que l'homme le plus grêle et le plus mal tourné a souvent une réputation d'élégance et de distinction qu'il ne changerait certes pas pour une réputation de force et de beauté solide. D'autre part, les sergents de ville sont là, et on ne se bat plus à coups de poing que dans les cabarets des barrières ; les messieurs tirent l'épée, jouent du pistolet ; enfin, dans les batailles, nos soldats ne sont que des machines à porter des fusils et à mettre le feu aux canons. Nous n'avons que faire vraiment de gymnases. Nous vivons dans les laboratoires et dans les cabinets de travail ; nos distractions, nos exercices purement intellectuels, sont de lire les journaux et les nouveaux ouvrages. Puis, nous sentons tous que nous n'avons pas longtemps à travailler ; la science est là qui fournit des machines, le labeur humain tend à disparaître, l'homme n'aura bientôt plus qu'à se reposer et à jouir de la création. De là, la grande indifférence ; rien ne nous sollicite aux exercices corporels, ni le climat ni les moeurs. Nous pouvons nous passer parfaitement d'être forts et d'être beaux. Aussi nous laissons notre corps s'alanguir, puisqu'on a rendu notre corps inutile, et nous cultivons notre esprit, nous en forçons les ressorts jusqu'au grincement, parce que notre esprit nous est nécessaire pour la solution des problèmes qui nous sont posés.
Avec un pareil régime, nous allons tout droit à la mort. Le corps se dissout, l'esprit s'exalte : il y a détraquement de toute la machine. Les oeuvres produites en arriveront à la démence. La gymnastique sera donc purement médicale. Voilà ce qu'il faut dire. Elle sera médicale, puisqu'une question de santé seule nous l'impose, que nous n'allons pas à elle par goût. Elle a été une nécessité sociale, presque une religion, pendant la période grecque et le moyen âge ; elle a été un amusement, une passion honteuse, sous l'empire romain ; elle doit être chez nous un simple remède, un préservatif contre la folie. Telle est la mission que lui laisse à remplir l'époque où nous vivons.
Je suis malheureusement certain que l'on est de son âge et que nous sommes en ce moment poussés bon gré mal gré vers un état de choses inconnu. Il est difficile d'arrêter une société dans sa marche ; je crois que, pendant des années encore, les gymnases resteront vides. J'ai dit que cette époque de transition me plaisait, que je goûtais une étrange joie à étudier nos fièvres. Parfois, cependant, il me prend des frayeurs à nous voir si frissonnants et si hagards, et c'est alors, comme aujourd'hui, après avoir lu le volume de M. Eugène Paz, que je voudrais avoir un trapèze pour me durcir les bras et me dégager le cerveau.
L'épigraphe est là, sur la muraille, toute flamboyante en face de moi : Mens sana in corpore sano.
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