Retour au menu
Retour à la rubrique feuilletons

LA GUERRE DES BOUTONS-L2 CHAP7-8

Écoute ou téléchargement Commentaires

Biographie ou informations

Feuilleton audio - Livre 2 - Chapitres 7 et 8(26 Chapitres)
+++ Chapitres Suivants
+++ Chapitres Précédents

Photo: abac077 - Certains droits réservés (licence Creative Commons)
Musique: Mystery March




Texte ou Biographie de l'auteur

La Guerre des boutons

Louis Pergaud


Les malheurs d'un trésorier


Il n'est pas toujours bon d'avoir un haut emploi.


LA FONTAINE (Les Deux Mulets).


Dès le lendemain matin le trésorier, installé à sa place dans un banc du fond et qui avait déjà cent fois et plus compté, recompté et récapitulé les diverses pièces du trésor commis à sa garde, se prépara à mettre à jour son grand livre.


Il commença donc, de mémoire, à transcrire dans la colonne des recettes ces comptes détaillés :


Lundi


Reçu de Guignard :


Un bouton de pantalon. Grand comme le bras de « fisselle » de fouet.


Reçu de Guerreuillas :


Une vieille jarretière de sa mère pour en faire une paire de rechange. Trois boutons de chemise.


Reçu de Bati :


Une épingle de sûreté. Un vieux cordon de soulier en cuir.


Reçu de Féli :


Deux bouts de ficelle, en tout grand comme moi. Un bouton de veste. Deux boutons de chemise.


Mardi


Conquis à la bataille de la Saute sur le prisonnier l'Aztec des Gués chopé par Lebrac, Camus et Grangibus :


Une bonne paire de cordons de souliers. Une jarretière. Un bout de tresse. Sept boutons de pantalon. Une boucle de derrière. Une paire de bretelles. Une agrafe de blouse. Deux boutons de blouse en verre noir. Trois boutons de tricot. Cinq boutons de chemise. Quatre boutons de gilet. Un sou.


Total du trésor : Trois sous de réserve en cas de malheur ! Soixante boutons de chemise !


– Voyons, pensa-t-il, est-ce que c'est bien soixante boutons ? Le vieux ne me voit pas ! Si je recomptais ? Et il porta la main à sa poche, que gonflait la cagnotte éparse et mêlée à ses possessions personnelles, car la Marie n'avait pas encore eu le temps, le travail devant se faire en cachette et son frère étant rentré trop tard la veille, de confectionner le sac à coulisses qu'elle avait promis à l'armée.


Le mouchoir de Tintin formait tampon sur la poche des boutons. Il le tira sans trop réfléchir, brusquement, pressé qu'il était de vérifier l'exactitude de ses comptes et… patatras… de tous côtés roulant sur le plancher ainsi que des noisettes ou des billes, les boutons du trésor s'éparpillèrent dans la salle.


Il y eut une rumeur étouffée, une houle de têtes se détournant.


– Qu'est-ce que c'est que ça ? questionna sèchement le père Simon, qui avait déjà remarqué depuis deux jours les étranges allures de son élève.


Et il se précipita pour constater de ses propres yeux la nature du délit, peu confiant qu'il était, malgré toutes ses leçons de morale et l'histoire de George Washington et de la hachette, dans la sincérité de Tintin ni des autres compères.


Lebrac n'eut que le temps, son camarade trop ému n'y pensant guère, de rafler d'une main frémissante le carnet de caisse et de le fourrer vivement dans sa case.


Mais ce geste n'avait point échappé à l'œil vigilant du maître.


– Qu'est-ce que vous cachez, Lebrac ? Montrez-moi ça tout de suite ou je vous fiche huit jours de retenue !


Montrer le grand livre, mettre à découvert le secret qui faisait la force et la gloire de l'armée de Longeverne : allons donc, Lebrac eût mieux aimé en ch… faire des ronds de chapeaux, comme disait élégamment le frère de Camus. Pourtant huit jours de retenue !…


Les camarades, anxieusement, suivaient ce duel.


Lebrac fut héroïque, simplement.


Il souleva derechef le couvercle de sa case, ouvrit son histoire de France et tendit au père Simon – sacrifiant sur l'autel de la petite patrie longevernoise le premier gage, si cher à son cœur, de ses jeunes amours, – il tendit à cette sinistre fripouille de maître d'école l'image que la sœur de Tintin lui avait donnée comme emblème de sa foi, une tulipe ou une pensée écarlate sur champ d'azur avec, on s'en souvient, ce mot passionné : souvenir.


Lebrac se jura d'ailleurs, si l'autre ne la déchirait pas immédiatement, d'aller la rechiper dans son bureau, la première fois qu'il serait de balayage ou que le maître tournerait le pied pour une raison ou pour une autre.


Quelles émotions n'éprouva-t-il pas l'instant d'après quand l'instituteur regagna son estrade !


Mais la chute des boutons ne s'expliquait guère.


Lebrac dut avouer, en bafouillant, qu'il troquait l'image contre des boutons… Ce genre de négoce n'en restait pas moins bizarre et mystérieux.


– Qu'est-ce que vous faites de tous ces boutons dans votre poche ? fit le père Simon à Tintin. Je parierais que vous les avez volés à votre maman. Je vais la prévenir par un petit mot… Attendez un peu, nous verrons.


« Pour commencer, puisque vous troublez la classe, vous resterez ce soir une heure en retenue, tous les deux.


– Une heure de retenue, pensèrent les autres. Ah bien, oui ! c'était du propre. Le chef et le trésorier pincés. Comment se battre ?


Depuis le jour de sa mésaventure et de sa défaite, Camus, on le comprend, hésitait à assumer de nouveau les responsabilités de général en chef. Si les Velrans venaient quand même !… ma foi, m…iel pour eux !


Il est vrai qu'ils avaient reçu la veille une telle pile qu'il était fort peu probable qu'ils revinssent ce jour-là ; mais est-ce qu'on sait jamais avec des tocbloches57 pareils !


– Où sont-ils donc ces boutons ? reprit le père Simon.


Il eut beau se baisser et assujettir ses lunettes et regarder entre les bancs, aucun bouton ne tomba dans son champ visuel ; pendant l'algarade, les copains, prudents, les avaient tous soigneusement et subrepticement ramassés et cachés au plus profond de leurs poches. Impossible au maître de reconnaître la nature et la quantité des fameux boutons, de sorte qu'il resta dans le doute.


Mais en regagnant sa place, sans doute pour se venger, la vieille rosse ! il déchira en deux la belle image de la Marie Tintin, et Lebrac en devint pourpre de rage et de douleur. Négligemment le maître en laissa tomber un à un les deux débris dans sa corbeille à papier et reprit sa leçon interrompue.


La Crique, qui savait à quel point Lebrac tenait à son image, laissa fort opportunément tomber son porte-plume et, se baissant pour le ramasser, chipa prestement les deux précieux morceaux qu'il cacha dans un livre.


Puis, voulant faire plaisir à son chef, il recolla en cachette, avec des rognures de timbre-poste, les deux fragments désunis et, à la récréation même, les remit à Lebrac qui, surpris au suprême degré, faillit en pleurer de joie et d'émotion et ne sut comment remercier ce bon La Crique, ce vrai copain.


Mais l'affaire de la retenue était bien embêtante tout de même.


– Pourvu qu'il ne dise rien chez nous, pensait Tintin, et il confia son angoisse à Lebrac.


– Oh ! fit le chef, il n'y veut plus penser. Seulement fais attention, tiens-toi bien ! ne touche pas tes poches. S'il savait que tu en as encore…


Dès qu'ils furent dans la cour de récréation, les détenteurs de boutons remirent au trésorier les unités éparses qu'ils avaient ramassées ; nul ne lui fit de reproches sur son imprudence, chacun sentant trop bien quelle lourde responsabilité il avait assumée et tout ce que son poste, qui lui avait déjà valu une retenue sans compter la raclée qu'il pouvait encore bien ramasser en rentrant chez soi, lui pourrait revaloir dans l'avenir.


Lui-même le sentit et se plaignit :


– Non, tu sais ! faudra trouver quelqu'un d'autre pour être trésorier, c'est trop embêtant et dangereux : je ne me suis déjà pas battu hier soir et aujourd'hui je suis puni !…


– Moi aussi, fit Lebrac pour le consoler, je suis en retenue.


– Oui, mais hier au soir, en as-tu, oui z'ou non, foutu des « gnons » et des cailloux et des coups de trique !


– Ça ne fait rien, va, le soir on te remplacera de temps en temps pour que tu puisses te battre aussi.


– Si je savais, je cacherais les boutons maintenant pour ne pas avoir à les emporter ce soir chez nous.


– Si quelqu'un te voyait, par exemple le père Gugu à travers les planches de sa grange, et puis qu'il vienne nous les chiper ou le dire au maître, nous serions de beaux cocos, après.


– Mais non ! tu ne risques rien, Tintin, reprirent en chœur les autres camarades pour le consoler, le rassurer et l'engager à conserver par-devers soi ce capital de guerre, source à la fois d'ennuis et de confiance, de vicissitudes et d'orgueil.


La dernière heure d'école fut triste, la fin de la récréation sombra dans l'immobilité et le demi-silence semé de colloques mystérieux et de conférences à voix basse qui intriguèrent le maître. C'était une journée perdue, la perspective des retenues ayant tari net leur enthousiasme juvénile et apaisé leur soif de mouvement.


– Qu'est-ce qu'on pourrait bien faire ce soir ? se demandèrent ceux du village, après que Gambette et les deux Gibus, désemparés, se furent retirés dans leurs foyers, l'un sur la Côte et les autres au Vernois.


Camus proposa une partie de billes, car on ne voulait pas jouer aux barres, ce semblant de guerre paraissant si fade après les peignées de la Saute.


On se rendit donc sur la place et on joua au carré à une bille la mise, « pour de bon et non pour de rire », tandis que les punis charmaient l'heure supplémentaire qui leur était imposée en copiant une lecture de l'Histoire de France Blanchet qui commençait ainsi : « Mirabeau, en naissant, avait le pied tordu et la langue enchaînée ; deux dents molaires formées dans sa bouche annonçaient sa force… », etc., ce dont ils se fichaient pas mal.


Pendant qu'ils copiaient, leur attention vagabonde cueillait par les fenêtres ouvertes les exclamations des joueurs : – Tout ! – Rien ! – J'ai dit avant toi ! – Menteur !


– T'as pas but !


– Vise le Camus !


– Pan ! t'es tué ! Combien que t'as de billes ?


– Trois !


– C'est pas vrai, t'en as au moins deux de plus ! allez, renaque-les, sale voleur !


– Remets-en une au carré si tu veux jouer, mon petit.


– Je m'en fous, j'vas m'approcher du tas et pis tout nettoyer.


Ce que c'est chic, tout de même, une partie de billes, pensaient Tintin et Lebrac copiant pour la troisième fois : « Mirabeau en naissant avait le pied tordu et la langue enchaînée… »


– Y devait avoir une sale gueule, ce Mirabeau, émit Lebrac ! Quand c'est-y que l'heure sera passée !


– Vous n'avez pas vu mon frère ? demanda la Marie qui passait aux joueurs de billes disputant avec acharnement un coup douteux.


Son interrogation les calma net, les petits intérêts suscités par la partie s'évanouissant devant toute chose se rattachant à la grande œuvre.


– J'ai fait le sac, ajouta-t-elle.


– Ah ! oh ! viens voir !


Et la Marie Tintin exhiba aux guerriers ébahis et figés d'admiration un sac à coulisses en grisette neuve, grand comme deux sacs de billes ordinaires, un sac solide, bien cousu, avec deux tresses neuves qui permettaient de serrer l'ouverture si étroitement que rien n'en pourrait couler.


– C'est salement bien ! jugea Camus, exprimant ainsi le summum de l'admiration, tandis que ses yeux luisaient de reconnaissance. Avec ça, « on est bons » !


– Est-ce qu'ils veulent bientôt sortir ? interrogea la fillette qu'on avait mise au courant de la situation de son frère et de son bon ami.


– » Dedans » dix minutes, un petit quart d'heure, fixa La Crique après avoir consulté la tour du clocher ; veux-tu les attendre ?


– Non, répondit-elle, j'ai peur qu'on me voie près de vous et qu'on dise à ma mère que je suis une « garçonnière » ; je vais m'en aller, mais vous direz à mon frère qu'il s'en vienne sitôt qu'il sera sorti.


– Oui, oui ! on z'y dira, tu peux être tranquille.


– Je serai devant la porte, acheva-t-elle en filant vers leur logis.


La partie continua, languissante, dans l'attente des retenus.


Dix minutes après, en effet, Lebrac et Tintin, entièrement dégoûtés de Mirabeau jeune au pied tordu et… etc., arrivaient près des joueurs, qui se partagèrent pour en finir les billes du carré.


Dès qu'on les eut mis au courant, Tintin n'hésita pas.


– Je file, s'écria-t-il, passe que ces sacrés boutons ça me tale la cuisse, sans compter que j'ai toujours peur de les perdre.


– Si tu peux, tâche de revenir quand ils seront dans le sac, hein ! demanda Camus.


Tintin promit et s'en fut au galop rejoindre sa sœur.


Il arriva juste au moment précis où son père, claquant du fouet, sortait de l'écurie, chassant les bêtes à l'abreuvoir.


– Tu n'as donc rien à faire ? non ! fit-il en le voyant s'installer près de la Marie ostensiblement occupée à ravauder un bas.


– Oh ! j'sais mes leçons, répliqua-t-il.


– Ah ! tiens ! tiens ! tiens !


Et le père, sur ces exclamations équivoques, les laissa pour courir sus au « Grivé » qui se frottait violemment le cou contre la clôture du Grand Coulas.


– Iche-te58 ! ! rosse ! gueulait-il en lui tapant du manche de fouet sur les naseaux humides.


Dès qu'il eut dépassé la première maison, Marie sortit enfin le fameux sac et Tintin, vidant ses poches, étala sur le tablier de sa sœur tout le trésor qui les gonflait.


Alors ils introduisirent dans les profondeurs et méthodiquement, d'abord les boutons, puis les agrafes et les boucles et le paquet d'aiguilles soigneusement piquées dans un morceau d'étoffe, pour finir par les cordons, l'élastique, les tresses et la ficelle.


Il restait encore de la place pour le cas où l'on ferait de nouveaux prisonniers. C'était vraiment très bien !


Tintin, les coulisses serrées, levait à hauteur de son œil, comme un ivrogne son verre, le sac rempli, soupesant le trésor et oubliant dans sa joie les punitions et les soucis que lui avait déjà valus sa situation, quand le « tac, tac, tac, tac, tac » des sabots de La Crique, frappant le sol à coups redoublés, lui fit baisser le nez et interroger le chemin.


La Crique, très essoufflé, les yeux inquiets, arriva tout droit à eux et s'écria d'une voix sépulcrale :


– Fais attention aux boutons ! Il y a ton père qui jabote avec le père Simon. Je n'ai rien que peur que ce vieux sagouin ne lui dise qu'il t'a puni aujourd'hui pour ça et qu'on ne te fouille. Tâche de les cacher en cas que cela n'arrive, hein ! moi je me barre ; s'il me voyait il se douterait peut-être que je t'ai prévenu.


On entendait déjà au contour les claquements de fouet du père Tintin. La Crique se glissa entre les clôtures des vergers et disparut comme une ombre, tandis que la Marie, intéressée autant que les gars dans l'aventure, prenant fort opportunément une résolution aussi subite qu'énergique, troussait son tablier, le liait solidement derrière son dos pour former devant une sorte de poche et enfouissait dans cette cachette, sous son ouvrage, le sac et les boutons de l'armée de Longeverne.


– Rentre ! dit-elle à son frère, et fais semblant de travailler, moi je vais rester à ravauder mon bas.


Tout en ayant l'air de ne s'intéresser qu'à son travail, la sœur de Tintin ne manqua pas d'observer en dessous la mine de son père, et elle ne douta nullement qu'il y aurait du grabuge quand elle eut saisi le coup d'œil qu'il lança pour savoir si son fils se trouvait encore à fainéanter au seuil de la porte.


Les bœufs et les vaches se pressaient, se bousculaient pour rentrer vite à l'étable et tâcher, en longeant la crèche, de voler une partie du « lécher » déposé pour le voisin avant de manger leurs parts respectives. Mais le paysan fit claquer en menace son fouet, affirmant ainsi sa volonté de ne point tolérer ces vols quotidiens et coutumiers, et, dès qu'il eut entouré le cou de chaque bête de son lien de fer, les sabots noirs de fumier et de purin, il poussa la porte de communication qui ouvrait sur la cuisine où il trouva son fils occupé à préparer, avec une attention inaccoutumée et de trop bon aloi, une leçon d'arithmétique pour le lendemain.


Il en était à la définition de la soustraction.


– » La soustraction est une opération qui a pour but… », marmottait-il.


– Qu'est-ce que tu fais maintenant ? dit le père.


– J'apprends mon arithmétique pour demain !


– Tu savais tes leçons tout à l'heure ?


– J'avais oublié celle-là !


– Sur quoi ?


– Sur la soustraction !


– La soustraction !… Tiens ! mais il me semble que tu la connais, la soustraction, petite rosse !


Et il ajouta brusquement :


– Viens voir ici près de moi !


Tintin obéit en prenant un air aussi surpris et aussi innocent que possible.


– Fais voir tes poches ! ordonna le père.


– Mais j'ai rien fait, j'ai rien pris, objecta Tintin.


– J'te dis de me montrer ce qu'il y a « dedans » tes poches, n… d. D… ! et plus vite que ça !


– Y a rien, pardine !


Et Tintin, noblement, en victime odieusement calomniée, plongea sa main dans sa poche droite d'où il retira un bout de guenille sale servant de mouchoir, un couteau ébréché dont le ressort ne fonctionnait plus, un bout de tresse, une bille et un morceau de charbon qui servait à tracer le carré quand on jouait aux billes sur un plancher.


– C'est tout ? demanda le père.


Tintin retourna la doublure noire de crasse pour bien montrer que rien ne restait.


– Fais voir l'autre !


La même opération recommença : Tintin successivement aveignit un bout de réglisse de bois à moitié rongé, un croûton de pain, un trognon de pomme, un noyau de pruneau, des coquilles de noisette et un caillou rond (un bon caillou pour la fronde).


– Et tes boutons ? fit le père.


La mère Tintin rentrait à ce moment. En entendant parler de boutons, ses instincts économes de bonne ménagère s'émurent.


– Des boutons ! répondit Tintin. J'en ai pas !


– T'en as pas ?


– Non ! j'ai pas de boutons ! quels boutons ?


– Et ceux que tu avais cette après-midi ?


– Cette après-midi ? reprit Tintin, l'air vague, cherchant à rassembler ses souvenirs.


– Fais pas la bête, nom de Dieu ! s'exclama le père, ou je te calotte, sacré petit morveux, t'avais des boutons cette après-midi, puisque tu en as perdu une poignée en classe ; le maître vient de me dire que tu en avais plein tes poches ! Qu'en as-tu fait ? Où les avais-tu pris ?


– J'avais pas de boutons ! C'est pas moi, c'est… c'est Lebrac qui voulait m'en vendre contre une image.


– Ah ! pardié ! fit la mère. C'est donc pour ça qu'il n'y a jamais plus rien dans ma corbeille à ouvrage et dans les tiroirs de ma machine à coudre ; c'est ce « sapré » petit cochon-là qui me les prend : on ne trouve jamais rien ici, on a beau tous les jours acheter et racheter, c'est comme si on chantait, ils en voleraient bien autant qu'un curé en pourrait bénir ! Et quand ils ne prennent pas ce qu'il y a ici, ils déchirent ce qu'ils ont sur le dos, ils cassent leurs sabots, perdent leurs casquettes, sèment leurs mouchoirs de poche, n'ont jamais de cordons de souliers entiers. Ah ! mon Dieu ! Jésus ! Marie ! Joseph ! qu'est-ce qu'on veut devenir avec des « gouillands » comme ça ?


– Mais qu'est-ce qu'ils peuvent bien faire de ces boutons ? – Ah ! sacré arsouille ! Je vais t'apprendre un peu l'ordre et l'économie, et « pisse que » les mots ne servent de rien, c'est à coups de pied au derrière que je vais t'instruire, moi, tu vas voir ça, gronda le père Tintin.


Aussitôt, joignant le geste à la parole, saisissant son rejeton par le bras et le faisant pivoter devant lui, il lui imprima sur le bas du dos, avec ses sabots noirs de purin, quelques cachets de garantie qui, pensait-il, le guériraient pendant quelque temps du désir et de la manie de chiper des boutons dans le « catrignot »59 de sa mère.


Tintin, selon les principes formulés par Lebrac les jours d'avant, gueula et hurla de toutes ses forces avant même que son père ne l'eût touché, il piailla encore plus haut et plus effroyablement quand les semelles de bois prirent contact avec son postère, il poussa même des cris si aigus que la Marie, tout émue et effarée, rentra les larmes aux yeux et que la mère, elle-même, surprise, pria son époux de ne pas taper si fort, croyant que son fils souffrait vraiment le martyre ou presque.


– Je ne l'ai presque pas touché, ce salaud-là, répliqua le père. Une autre fois je lui apprendrai à gueuler pour quelque chose. – Que je t'y reprenne un peu, ajouta-t-il, à feuner60 dans les tiroirs de ta mère, et que j'en retrouve des boutons dans tes poches !


8 Autres combinaisons


Plus j'ai cherché, Madame, et plus je cherche encor…


Racine (Britannicus, acte II, sc. III).


– Non, non, je n'en veux plus du trésor ! J'en ai assez, moi, de ne pas me battre, de copier des conneries sur Mirabeau, de faire des retenues et de recevoir des piles ! Merde pour les boutons ! Les prendra qui voudra. C'est pas toujours aux mêmes d'être taugnés. Si mon père retrouve un bouton dans mes poches, il a dit qu'il me refoutrait une danse comme j'en ai encore jamais reçu.


Ainsi parla Tintin le trésorier, le lendemain matin, en remettant ès mains du général le joli sac rebondi, confectionné par sa sœur.


– Faut pourtant que quelqu'un les garde, ces boutons, affirma Lebrac. C'est vrai que Tintin ne peut plus guère les conserver puisqu'on le soupçonne. À tout moment il pourrait s'attendre à être fouillé et pincé. – Grangibus, il te faut les prendre, toi ! Tu ne restes pas au village, ton père ne se doutera jamais que tu les as.


– Traîner ce sac d'ici au Vernois ; et du Vernois ici, deux fois par jour aller et retour, et ne pas me battre, moi, un des plus forts, un des meilleurs soldats de Longeverne, est-ce que tu te foutrais de ma gueule, par hasard ! riposta Grangibus.


– Tintin aussi est un bon soldat, et il avait bien accepté !


– Pour me faire chiper en classe ou en retournant à la maison. Tu vois pas que les Velrans nous attendent un soir que Narcisse aura oublié de lâcher Turc ! Et les jours où nous ne viendrons pas, qu'est-ce que vous ferez ? Vous coïonnerez, hein !


– On pourrait cacher le sac dans une case en classe, émit Boulot.


– Sacrée gourde ! railla La Crique. Quand c'est-y que tu les mettras en classe, tes boutons ? C'est après quatre heures qu'il nous les faut justement, cucu, c'est pas pendant la classe. Alors comment veux-tu rentrer pour les y cacher ? Dis-le voir un peu, tout malin !


– Non, non, personne n'y est ! C'est pas ça ! rumina Lebrac.


– Ousqu'est Camus et Gambette ? demanda un petit.


– T'en occupe pas, répondit le chef vertement, ils sont dans leur peau et moi dans la mienne et m… pour la tienne, as-tu compris ?


– Oh ! je demandais ça passe que Camus pourrait peut-être le prendre, le sac. De son arbre, ça ne le gênerait guère.


– Non ! Non ! reprit violemment Lebrac. Pas plus Camus qu'un autre : j'ai trouvé, il faut tout simplement chercher une cachette pour y caler le fourbi.


– Pas au village, par exemple ! Si on la trouvait…


– Non, concéda le chef, c'est à la Saute qu'il faudra trouver un coin, dans les vieilles carrières du haut, par exemple.


– Il faut que ce soit un endroit sec, passe que les aiguilles si c'est rouillé ça ne va plus, et puis à l'humidité le fil se pourrit.


– Si on pouvait trouver aussi une cachette pour les sabres et pour les lances et pour les triques ! On risque toujours de se les faire prendre.


– Hier, mon père m'a foutu mon sabre au feu après me l'avoir cassé, gémit Boulot, j'ai rien que pu r'avoir un petit bout de ficelle de la poignée et encore il est tout roussi.


– Oui, conclut Tintin, c'est ça ; il faut trouver un coin, une cache, un trou pour y mettre tout le fourbi.


– Si on faisait une cabane, proposa La Crique, une chouette cabane dans une vieille carrière bien abritée, bien cachée ; il y en a où il y a déjà de grandes cavernes toutes prêtes, on la finirait en bâtissant des murs et on trouverait des perches et des bouts de planches pour faire le toit.


– Ce serait rudement bien, reprit Tintin, une vraie cabane, avec des lits de feuilles sèches pour s'y reposer, un foyer pour faire du feu, et faire la fête, quand on aura des sous.


– C'est ça, affirma Lebrac, on va faire une cabane à la Saute. On y cachera le trésor, les « minitions », les frondes, une réserve de beaux cailloux. On fera des « assetottes » pour s'asseoir, des lits pour se coucher, des râteliers pour poser les sabres, on élèvera une cheminée, on ramassera du bois sec pour faire du feu. Ce que ça va être bien !


– Il faut trouver l'endroit tout de suite, fit Tintin, qui tenait à être le plus tôt possible fixé sur les destinées de son sac.


– Ce soir, ce soir, oui, ce soir on cherchera, conclut toute la bande enthousiaste.


– Si les Velrans ne viennent pas, rectifia Lebrac ; mais Camus et Gambette leur arrangent quelque chose pour qu'ils nous foutent la paix ; si ça va bien, on sera tranquilles tertous, si ça ne réussit pas, eh bien ! on en nommera deux pour aller chercher l'endroit qui conviendra le mieux.


– Qu'est-ce qu'il fait, Camus ? dis-nous-le, va, Lebrac, interrogea Bacaillé.


– Ne lui dis pas, souffla Tintin en le poussant du coude pour lui remettre en mémoire une ancienne suspicion.


– T'as le temps de le voir, toi. J'en sais rien, d'abord ! En dehors de la guerre et des batailles, chacun est bien libre. Camus fait ce qu'il veut et moi aussi, et toi itou, et tout le monde. On est en république, quoi, nom de Dieu ! comme dit le père.


L'entrée en classe se fit sans Camus et Gambette. Le maître, interrogeant ses camarades sur les causes présumées de leur absence, apprit des initiés que le premier était resté chez lui pour assister une vache qui était en train de vêler, tandis que l'autre menait encore au bouc une cabe qui s'obstinait à ne pas… prendre.


Il n'insista pas pour avoir des détails et les gaillards le savaient bien. Aussi, quand l'un d'eux fripait l'école, ne manquaient-ils pas, pour l'excuser, d'évoquer innocemment un petit motif bien scabreux sur lequel ils étaient d'avance certains que le père Simon ne solliciterait pas d'explications complémentaires.


Cependant Camus et Gambette étaient fort loin de se soucier de la fécondité respective de leurs vaches ou de leurs chèvres.


Camus, on s'en souvient, avait en effet promis à Touegueule de le retenir ; il avait depuis ruminé sa petite vengeance et il était en train de mettre son plan à exécution, aidé par son féal et complice Gambette.


Tous deux, dès les sept heures, avaient vu Lebrac avec qui ils s'étaient entendus et qu'ils avaient mis au courant de tout.


L'excuse étant trouvée, ils avaient quitté le village. Se dissimulant pour que personne ne les vît ni ne les reconnût, ils avaient gagné le chemin de la Saute et le Gros Buisson d'abord, puis la lisière ennemie, dépourvue à cette heure de ses défenseurs habituels.


Le foyard de Touegueule s'élevait là, à quelques pas du mur d'enceinte, avec son tronc lisse et droit et poli depuis quelques semaines par le frottement du pantalon de la vigie des Velrans. Les branches en fourche, premières ramifications du fût, prenaient à quelques brasses au-dessus de la tête des grimpeurs. En trois secousses, Camus atteignait une branche, se rétablissait sur les avant-bras et se dressait sur les genoux, puis sur les pieds.


Une fois là, il s'orienta. Il s'agissait, en effet, de découvrir à quelle fourche et sur quelle branche s'installait son rival, afin de ne point s'exposer à accomplir un travail inutile qui les aurait de plus ridiculisés aux yeux de leurs ennemis et fait baisser dans l'estime de leurs camarades.


Camus regarda le Gros Buisson et plus particulièrement son chêne pour être fixé sur la hauteur approximative du poste de Touegueule, puis il examina soigneusement les éraflures des branches afin de découvrir les points où l'autre posait les pieds. Ensuite, par cette sorte d'escalier naturel, de sente aérienne, il grimpa. Tel un Sioux ou un Delaware relevant une piste de Visage Pâle, il explora de bas en haut tous les rameaux de l'arbre et dépassa même en hauteur l'altitude du poste de l'ennemi, afin de distinguer les branches foulées par le soulier de Touegueule de celles où il ne se posait pas. Puis il détermina exactement le point de la fourche d'où le frondeur lançait sur l'armée de Longeverne ses cailloux meurtriers, s'installa commodément à côté, regarda en dessous pour bien juger de la culbute qu'il méditait de faire prendre à son ennemi et tira enfin son eustache de sa poche.


C'était un couteau double, comme les muscles de Tartarin ; du moins l'appelait-on ainsi parce qu'à côté de la lame il y avait une petite scie à grosses dents, peu coupante et aussi incommode que possible.


Avec cet outil rudimentaire, Camus, qui ne doutait de rien, se mit en devoir de trancher, à un fil près, une branche vivante et dure de foyard, grosse au moins comme sa cuisse. Dur travail et qui devait être mené habilement si l'on voulait que rien ne vînt, au moment fatal, éveiller les soupçons de l'adversaire.


Pour éviter les sauts de scie et un éraflement trop visible de la branche, Camus, qui était descendu sur la fourche inférieure et serrait le fût de l'arbre entre ses genoux, commença par marquer avec la lame de son couteau la place à entailler et à creuser d'abord une légère rainure où la scie s'engagerait.


Ensuite de quoi il se mit à manier le poignet d'avant en arrière et d'arrière en avant.


Gambette, pendant ce temps, était monté sur l'arbre et surveillait l'opération. Quand Camus fut fatigué, son complice le remplaça. Au bout d'une demi-heure, le couteau était chaud à n'en plus pouvoir toucher les lames. Ils se reposèrent un moment, puis ils reprirent leur travail.


Deux heures durant, ils se relayèrent dans ce maniement de scie. Leurs doigts à la fin étaient raides, leurs poignets engourdis, leur cou cassé, leurs yeux troubles et pleins de larmes, mais une flamme inextinguible les ranimait, et la scie grattait encore et rongeait toujours, comme une impitoyable souris.


Quand il ne resta plus qu'un centimètre et demi à raser, ils essayèrent, en s'appuyant dessus, prudemment, puis plus fort, la solidité de la branche.


– Encore un peu, conclut Camus.


Gambette réfléchissait. Il ne faut pas que la branche reste attachée au fût, pensait-il, sans quoi il s'y raccrochera et en sera quitte pour la peur. Il faut qu'elle casse net. Et il proposa à Camus de recommencer à scier d'en dessous, l'épaisseur d'un doigt, pour obtenir une rupture franche, ce qu'ils firent. Camus, s'appuyant de nouveau assez fortement sur la branche, entendit un craquement de bon augure. Encore quelques petits coups, jugea-t-il.


– Maintenant ça va. Il pourra monter dessus sans qu'elle ne casse, mais une fois qu'il sera en train de gigoter avec sa fronde… ah ! ah ! ce qu'on va rigoler !


Et après avoir soufflé sur la sciure qui sablait les rameaux pour la faire disparaître, poli de leurs mains les bords de la fente pour rapprocher les éraflures d'écorce et rendre invisible leur travail, ils descendirent du foyard de Touegueule en ayant conscience d'avoir bien rempli leur matinée.


– M'sieu, fit Gambette au maître en arrivant en classe à une heure moins dix, je viens vous dire que mon père m'a dit de vous dire que j'ai pas pu venir ce matin à l'école passe que j'ai mené not'cabe…


– C'est bon, c'est bon, je sais, interrompit le père Simon, qui n'aimait pas voir ses élèves se complaire à ces sortes de descriptions pour lesquelles tous faisaient cercle, dans l'assurance qu'un malin demanderait le plus innocemment du monde des explications complémentaires.


– Ça va bien ! ça va bien, répondit-il de même et d'avance à Camus qui s'approchait, le béret à la main. Allez, dispersez-vous ou je vous fais rentrer.


Et en dedans il pensait, maugréant : Je ne comprends pas que des parents soient aussi insoucieux que ça de la moralité de leurs gosses pour leur flanquer des spectacles pareils sous les yeux.


C'est une rage. Chaque fois que l'étalon passe dans le village, tous assistent à l'opération ; ils font le cercle autour du groupe, ils voient tout, ils entendent tout, et on les laisse. Et après ça on vient se plaindre de ce qu'ils échangent des billets doux avec les gamines !


Brave homme qui gémissait sur la morale et s'affligeait de bien peu de chose.


Comme si l'acte d'amour, dans la nature, n'était pas partout visible ! Fallait-il mettre un écriteau pour défendre aux mouches de se chevaucher, aux coqs de sauter sur les poules, enfermer les génisses en chaleur, flanquer des coups de fusil aux moineaux amoureux, démolir les nids d'hirondelles, mettre des pagnes ou des caleçons aux chiens et des jupes aux chiennes et ne jamais envoyer un petit berger garder les moutons, parce que les béliers en oublient de manger quand une brebis émet l'odeur propitiatoire à l'acte et qu'elle est entourée d'une cour de galants !


D'ailleurs les gosses accordent à ce spectacle coutumier beaucoup moins d'importance qu'on ne le suppose. Ce qui les amuse là-dedans, c'est le mouvement qui a l'air d'une lutte ou qu'ils assimilent quelquefois, témoin ce récit de Tigibus, à la désustentation intestinale qui suit les repas.


– Y poussait comme quand il a besoin de ch…, disait-il, en parlant de leur gros Turc qui avait couvert la chienne du maire après avoir rossé tous ses rivaux.


« Ce que c'était rigolo ! Il s'était tellement baissé pour arriver juste qu'il en était presque sur ses genoux de derrière et il faisait un dos comme la bossue d'Orsans. Et puis quand il a eu assez poussé en la retenant entre ses pattes de devant, eh bien ! il « s'a redressé » et puis, mes vieux, pas moyen de sortir. Ils étaient attachés et la Follette, qui est petite, elle, avait le cul en l'air et ses pattes de derrière ne touchaient plus par terre.


« À ce moment-là, le maire est sorti de chez nous : – Jetez-y de l'eau ! Jetez-y de l'eau ! bon Dieu ! qu'il gueulait. Mais la chienne braillait et Turc qu'est le plus fort la tirait par le derrière, même que ses… affaires étaient toutes retournées. Vous savez, ça a dû lui faire salement mal à Turc ; quand on a pu les faire se décoller, c'était tout rouge et il « s'a léché » la machine pendant au moins une demi-heure.


« Pis Narcisse a dit : « Ah ! m'sieu le Maire, j'crois bien qu'elle en tient pour ses quat'sous, vot'Folette !… » Et il est parti en jurant les n… d. D… !



Source: Wikisource

Retour à la rubrique feuilletons
Retour au menu