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LA GUERRE DES BOUTONS-L2 CHAP5-6

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Feuilleton audio - Livre 2 - Chapitres 5 et 6(26 Chapitres)
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Photo: abac077 - Certains droits réservés (licence Creative Commons)
Musique: Mystery March




Texte ou Biographie de l'auteur

La Guerre des boutons

Louis Pergaud


Au poteau d'exécution


Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.


J.-A. RIMBAUD (Le Bateau ivre).


Bien que de petite taille et d'apparence chétive, ce qui lui avait valu son surnom, l'Aztec des Gués n'était pas un gars à se laisser faire sans résistance ; Lebrac et les deux autres l'apprirent bientôt à leurs dépens.


En effet, pendant que le général tournait la tête pour exciter ses soldats à la poursuite, le prisonnier, tel un renard piégé profite d'un instant de relâchement pour se venger d'avance du supplice qui l'attend, saisit entre ses mâchoires le pouce de son porteur et le mordit à si belles dents que cela fit sang. Camus et Grangibus, eux, connurent, en recevant chacun un coup de soulier dans les côtes, ce qu'il en coûtait à desserrer si peu que ce soit l'étreinte de la patte qu'ils avaient à maintenir entre leur bras et leur flanc.


Lorsque Lebrac, d'un maître coup de poing en travers de la gueule de l'Aztec, lui eut fait lâcher son pouce percé jusqu'à l'os, il lui jura derechef à grand renfort de blasphèmes et d'imprécations que tout ça allait se payer et illico.


Justement, l'armée revenait à eux sans autre captif. Oui, c'était l'Aztec qui allait payer pour tous.


Tintin, qui s'approcha pour le dévisager, reçut un crachat en pleine figure, mais il méprisa cette injure et ricana de la belle manière en reconnaissant le général ennemi.


– Ah ! c'est toi ! ah ben ! mon salaud, tu n'y coupes pas. Cochon ! Si la Marie était seulement là pour te tirer un peu les poils, ça lui ferait plaisir ; ah ! tu baves, serpent, mais t'as beau baver, c'est pas ça qui te rendra tes boutons, ni doublera tes fesses.


– Trouve la cordelette, Tintin, ordonna Camus, on va le ficeler ce saucisson-là.


– Attache-lui toutes les pattes, d'abord celles de derrière, celles de devant après ; pour finir on le liera au gros chêne et on lui fera sa petite affaire. Et je te promets que tu ne mordras plus et que tu ne baveras plus non plus, saligaud, dégoûtant, fumier !


Les guerriers qui arrivaient prirent part à l'opération : on commença par les pieds ; mais comme l'autre ne cessait point de cracher sur tous ceux qui approchaient à portée de son jet de salive et qu'il essayait même de mordre, Lebrac ordonna à Boulot de fouiller les poches de ce vilain coco-là et de se servir de son mouchoir pour lui boucher sa sale gueule.


Boulot obéit : sous les postillons de l'Aztec dont il se garait d'une main autant que possible, il tira de la poche du prisonnier un carré d'étoffe de couleur indécise qui avait dû être à carreaux rouges, à moins qu'il ne fût blanc du temps, pas très lointain peut-être, qu'il était propre. Mais ce « tire-jus » n'offrait plus maintenant aux yeux de l'observateur, par suite de contacts avec des objets hétéroclites très divers et sans doute aussi les multiples usages auxquels il avait été voué : propreté, lien, bâillon, bandeau, baluchon, coiffure, bande de pansement, essuie-mains, porte-monnaie, casse-tête, brosse, plumeau, etc., etc., qu'une teinte pisseuse, verdâtre ou grisâtre, rien moins qu'attirante.


– Bien, elle est propre, sa guenille, fit Camus ; elle est encore pleine de « chose » ; t'as pas honte, dégoûtant, d'avoir une saleté pareille dans ta poche ! Et tu dis que t'es riche ? Quelle saloperie ! un mendiant n'en voudrait point, on ne sait pas par quel bout le prendre.


– Ça ne fait rien ! décida Lebrac. Mettez-y en travers du meufion53, s'il y a gras dedans il pourra le rebouffer, y aura rien de perdu.


Et des poings énergiques nouèrent en arrière, à la nuque, le bâillon sur les mandibules de l'Aztec des Gués qui fut bientôt réduit à l'immobilité et au silence.


– Tu m'as fait fouailler l'autre jour, tu seras « aujord'hui » fessé à coups de verge, toi aussi.


– Oeil pour œil, dent pour dent ! proféra le moraliste La Crique.


– Allez, Grangibus, prends la verge et cingle. Une petite séance avant le déculottage pour le mettre en « vibrance », ce beau petit « mocieu » qui fait tant le malin.


– Serrez-vous, les autres, écartez le cercle !


Et Grangibus, consciencieusement, appliqua d'une baguette verte, flexible et lourde, six coups sifflants sur les fesses de l'autre qui, sous son bâillon, étouffait de colère et de douleur. Quand ce fut fait, Lebrac, après avoir pendant quelques instants conféré à voix basse avec Camus et Gambette, qui s'éloignèrent sans se faire remarquer, s'écria joyeusement :


– Et maintenant, aux boutons ! Tintin, mon vieux, prépare tes poches, c'est le moment, c'est l'instant, et compte bien tout, et ne perds rien !


Lebrac y alla prudemment. Il convenait en effet de ne point détériorer par des mouvements trop brusques et des coups de couteau malhabiles les diverses pièces composant la rançon de l'Aztec, pièces qui devaient grossir le trésor de guerre de l'armée de Longeverne.


Il commença par les souliers.


– Oh oh ! fit-il, un cordon neuf ! y a du bon !


– Salaud, reprit-il bientôt, il est noué !


Et lentement, l'œil guettant les liens de ficelle qui garantissaient son museau, d'un coup de pied vengeur et qui eût été terrible, il délit « l'embouélage », délaça le soulier et retira le cordon qu'il remit à Tintin. Puis il passa au deuxième et ce fut plus rapide. Ensuite il remonta la jambe du pantalon pour s'emparer des jarretières en élastique qui devaient tenir les bas.


Ici, Lebrac fut volé. L'Aztec n'avait qu'une jarretière, l'autre bas étant maintenu par un méchant bout de tresse qu'il confisqua quand même non sans grommeler :


– Voleur, va ! ça n'a pas même une paire de jarretières, et ça fait le malin. Qu'est-ce qu'il fait donc de ses sous, ton père ? – Il les boit ! Enfant de soulaud ! chien d'ivrogne !


Ensuite Lebrac veilla à ne pas oublier un bouton ni une boutonnière. Il eut une joie au pantalon. L'Aztec avait des bretelles à double patte et en bon état.


– Du lusque54 ! fit-il ; sept boutons ce falzar. Ça, c'est bien, l'ami ! T'auras un coup de baguette en plus pour te remercier, ça t'apprendra à narguer le pauv' monde ; tu sais on n'est pas chien non plus à Longeverne, pas chien de rien, pas même de coups de trique. Ce qu'il va être content, le premier de nous qui sera chopé, d'avoir une si chouette paire de bretelles ! Merde ! j'ai quasiment « d'envie » que ça « soye » moi !


Pendant ce temps, le pantalon, désustenté de ses boutons, de sa boucle et de ses crochets, dégringolait sur les bas déjà en accordéon.


Le tricot, le gilet, la blouse et la chemise furent à leur tour échenillés méthodiquement ; on trouva même dans le gousset du « mecton » un sou neuf qui alla, dans la comptabilité de Tintin, se caser au chapitre : « Réserve en cas de malheur. »


Et quand plusieurs inspections minutieuses eurent convaincu les guerriers de Longeverne qu'il n'y avait plus rien, mais rien de rien à gratter, qu'on eut mis de côté pour Gambette, qui n'en avait pas, le couteau de l'Aztec, on se décida enfin avec toute la prudence désirable à délier les mains et les pieds de la victime. Il était temps.


L'Aztec écumait sous son bâillon et, tout vestige de pudeur éteint par la souffrance ou étouffé par la colère, sans songer à remonter son pantalon tombé qui laissait voir sous la chemise ses fesses rouges de la fessée, son premier soin fut d'arracher de sa bouche son malencontreux et terrible mouchoir.


Ensuite, respirant précipitamment, il rassembla tout de même sur ses reins ses habits et se mit à hurler des injures à ses bourreaux.


D'aucuns s'apprêtaient à lui sauter dessus pour le fouailler de nouveau, mais Lebrac, faisant le généreux et qui avait sans doute pour cela ses raisons, les arrêta en souriant :


– Laissez-le gueuler, ce petit ! si ça l'amuse, fit-il de son air goguenard ; il faut bien que les enfants s'amusent.


L'Aztec partit, traînant les pieds et pleurant de rage. Naturellement, il songea à faire ce qu'avait fait Lebrac le samedi précédent : il se laissa choir derrière le premier buisson venu et, résolu à montrer aux Longevernes qu'il n'était pas plus couillon qu'eux, se dévêtit totalement, même de sa chemise, pour leur montrer son postérieur.


Au camp de Longeverne, on y pensait.


– Y va se fout'e de nous encore, tu vas voir, Lebrac, t'aurais dû le faire « rerosser ».


– Laissez ! laissez ! fit le général, qui, comme Trochu, avait son plan.


– Quand je te le disais, nom de Dieu ! cria Tintin.


Et en effet, l'Aztec, nu, se leva d'un seul bond de derrière son buisson, parut devant le front de bandière des Longevernes, leur montra ce qu'avait dit Tintin, et les traita de lâches, de brigands, de cochons pourris, de couilles molles, de…, puis voyant qu'ils faisaient mine de s'élancer prit son élan vers la lisière et fila comme un lièvre.


Il n'alla pas loin, le malheureux…


D'un seul coup, à quatre pas devant lui, deux silhouettes patibulaires et sinistres se dressèrent, lui barrèrent la voie de leurs poings projetés en avant, puis violemment se saisirent de sa personne et, tout en le bourrant copieusement de coups de pied, le ramenèrent de force au Gros Buisson qu'il venait de quitter.


Ce n'était point pour des prunes que Lebrac avait conféré avec Camus et Gambette ; il voyait clair de loin, comme il disait, et, bien avant les autres, il avait pensé que son « boquezizi » lui jouerait le tour. Aussi l'avait-il bonassement laissé filer, malgré les objurgations des copains, pour mieux le repincer l'instant d'après.


– Ah ! tu veux nous montrer ton cul, mon ami ! ah ! très bien ! faut pas contrarier les enfants ! nous allons le regarder ton cul, mon petit, et toi tu le sentiras.


– Rattachez-le à son chêne, ce jeune « galustreau », et toi, Grangibus, retrouve la verge, qu'on lui marque un peu le bas du dos.


Grangibus, généreux au possible, y alla de ses douze coups, plus un de rabiot pour lui apprendre à venir les emm…bêter le soir quand ils rentraient.


– Ce sera aussi pour que ça « soye » plus tendre et que notre Turc ne se fasse pas mal aux dents quand il voudra mordre dans ta sale bidoche, affirma-t-il.


Pendant ce temps, Camus rectifiait le baluchon confisqué au prisonnier. Quand il eut les fesses bien rouges, on le délia de nouveau et Lebrac, cérémonieusement, lui remit son paquet en disant :


– Bon voyage, monsieur le cul rouge ! et le bonsoir à vos poules.


Puis, revenant au ton naturel :


– Ah ! tu veux nous montrer ton cul, mon ami ! eh bien montre-le, ton cul ! montre-le tant que tu voudras ; tu le montreras plus qu'à ton saoul, ton cul, va, mon ami, c'est moi, Lebrac, qui te le dis !


Et l'Aztec, délivré, fila cette fois sans mot dire et rejoignit son armée en déroute.


Cruelle énigme


Si j'ai choisi ce titre emprunté, peut-on croire, à M. Paul Bourget et si, contrairement à l'usage adopté jusqu'alors, j'ai remplacé le texte toujours célèbre placé en épigraphe de mes chapitres par un symbolique point d'interrogation, que le lecteur ou la lectrice veuille bien croire que je n'ai voulu en l'occurrence ni le mystifier, ni surtout emprunter en quoi que ce fût l'inspiration des pages qui vont suivre au « très illustre écrivain » nommé plus haut. Nul n'ignore d'ailleurs, et mon excellent maître Octave Mirbeau nous l'a plus particulièrement et en mainte occurrence fait savoir, qu'on ne commence à être une âme du ressort de M. Paul Bourget qu'à partir de cent mille francs de rente ; il ne saurait donc, je le répète, y avoir de rapport entre les héros du distingué et glorieux académicien et la saine et vigoureuse marmaille dont je me suis fait ici le très simple et sincère historiographe.


L'Aztec des Gués, en arrivant parmi ses soldats, n'eut pas besoin de raconter ce qui s'était passé. Touegueule, perché sur son arbre, avait tout vu ou à peu près. Les coups de verge, l'embuscade, la dégradation boutonnière, la fuite, la reprise, la délivrance : les camarades avaient vécu avec lui au bout de son fil, si l'on peut dire, ces minutes terribles de souffrance, d'angoisse et de rage.


– Faut s'en aller ! dit Migue la Lune, rien moins que rassuré et à qui la pénible mésaventure de son chef rappelait, sans qu'il l'avouât, de bien tristes souvenirs.


– Faut d'abord rhabiller l'Aztec, objectèrent quelques voix. Et l'on défit le baluchon. Les manches de blouse déliées, on trouva les souliers, les bas, le gilet, le tricot, la chemise et la casquette, mais le pantalon n'apparut point…


– Mon pantalon ? Qui c'qu'a mon « patalon » ? demanda l'Aztec.


– Il n'est pas dedans, déclara Touegueule. Tu l'as pas perdu, des fois, en « t'ensauvant » ?


– Faut aller le « sercher ».


– « Ergardez » voir si vous ne le voyez pas ?


On interrogea des yeux le champ de bataille. Aucune loque gisant à terre n'indiquait le pantalon.


– Monte sur l'arbre, va, fit l'Aztec à Touegueule, tu verras peut-être « ousqu'il a tombé ».


Le grimpeur, en silence, escalada son foyard.


– Je ne vois rien, déclara-t-il, après un instant d'examen.


« Rien !… non ! rien… mais es-tu sûr de l'avoir mis dedans quand tu t'es déshabillé au buisson ?


– Bien sûr, que je l'avais, répondit le chef, très inquiet.


– Ousqu'il a pu passer ?


– Ah ! bon diousse ! ah les cochons ! s'exclama tout à coup Touegueule. Écoutez, mais écoutez donc, tas de bredouillards !


Les Velrans, l'oreille tendue, entendirent en effet très distinctement leurs ennemis s'en retournant, chantant à pleins poumons ce refrain populaire, de circonstance à ce qu'il semblait, et moins révolutionnaire que de coutume :


Mon pantalon Est décousu ! Si ça continue On verra le trou De mon… pantalon Qu'est décousu…


Et se penchant, se tortillant, se haussant à travers les branches pour voir au loin, Touegueule hurla, plein de rage :


– Mais ils l'ont, ton pantalon ! ils te l'ont chipé, les sales salauds, les voleurs ! Je les vois, ils l'ont mis au bout d'une grande perche en guise de drapeau. Ils sont bientôt à la Carrière.


Et le refrain arrivait toujours, narquois, aux oreilles épouvantées de l'Aztec et de sa troupe :


Si ça continue On verra l'trou De mon…


Les yeux du chef s'agrandirent, papillotèrent, se troublèrent, il pâlit :


– Ben, j'en suis un propre, pour rentrer ! Qu'est-ce que je vais dire ? Comment pourrai-je faire ?… Jamais je n'oserai traverser le village.


– Faudra attendre la nuit noire, émit quelqu'un.


– On va tous se faire engueuler si on rentre en retard, observa Migue la Lune… Faut tâcher de trouver quéque chose.


– Voyons, avec ta blouse, proposa Touegueule, en la fermant bien avec des épingles, peut-être qu'on ne verrait pas grand-chose.


On essaya, après avoir remis des ficelles aux souliers et une épingle au col de chemise ; mais va te faire fiche, comme disait Tatti, la blouse ne descendait même pas jusqu'à l'ourlet de la chemise ; de sorte que l'Aztec avait l'air d'avoir mis un surplis noir sur une aube blanche.


– On dirait un curé, refit Tatti, sauf que c'est le contraire.


– Voui, mais les curés ne montrent pas non plus leurs guibolles comme ça, objecta Pissefroid ; mon vieux, ça ne va pas. Si tu mettais ta blouse comme un jupon ; en la liant sur tes reins on ne verrait pas ton cul, on ferait tous comme ça, les gens croiraient que c'est pour s'amuser et tu pourrais arriver chez vous.


– Oui, mais en rentrant on me dira de mettre ma blouse comme il faut et on verra. Ah ! mes amis, qu'est-ce que je vais recevoir !


– Allons toujours du côté du pays, voilà qu'il se fait tard, on ne pourra pas aller à la prière, on va tous se faire tamiser, reprit Migue la Lune.


Le conseil n'était pas mauvais et la troupe, sous bois, chemina triste et lente cherchant une combinaison qui permît au chef de regagner, sans trop d'encombres, ses pénates.


Au bord du fossé d'enceinte, après avoir descendu la tranchée transversale qui menait à la lisière du bois, la bande s'arrêta et réfléchit.


… Rien… personne ne trouvait rien…


– Va falloir s'en aller, larmoyaient les timides qui craignaient l'ire pastorale et la raclée paternelle.


– On va pas laisser le chef tout seul ici, se récria Touegueule, énergique devant le désastre.


L'Aztec semblait tantôt affolé, tantôt abruti.


– Ah ! si quelqu'un pouvait seulement aller chez nous, par derrière, et s'enfiler dans la chambre du fond. Il y a mon vieux « falzar » qu'est derrière la malle. Si je l'avais au moins !


– Mon vieux, si on allait là-bas et qu'on soit surpris par ta mère ou par ton père, qu'est-ce qu'on z'y dirait ? ils voudraient savoir ce qu'on fait là, ils nous prendraient peut-être pour des voleurs ; c'est pas des coups à faire, ça.


– Bon Dieu de bon Dieu ! Qu'est-ce que je vas faire ici ! Vous allez me laisser tout seul ?


– Jure pas comme ça, tourna Migue la Lune, tu ferais pleurer la Sainte Vierge et ça porte malheur.


– Ah ! la Sainte Vierge ! elle fait des « miraques » à Lourdes, qu'on dit : si seulement elle me redonnait un pauvre petit vieux « patalon » !


Ding ! dong ! ding ! dong ! La prière sonna.


– On peut pas rester plus longtemps, ça n'avance à rien ! faut s'en aller ! firent de nombreuses voix.


Et la moitié de la troupe se débandant, lâchant son chef, fila au triple galop vers l'église, pour ne pas être punie par le curé.


– Comment faire, Seigneur ! Comment faire ?


– Attendons qu'il fasse nuit, va, consola Touegueule, je resterai avec toi. On sera tannés tous les deux. C'est pas la peine que ceux-ci soient engueulés avec nous.


– Non ! ce n'est pas la peine, répéta l'Aztec. Allez à la prière, allez-vous-en et priez la sainte Vierge et saint Nicolas qu'on ne « soye » pas trop saboulés.


Ils ne se le firent pas répéter, et pendant qu'ils s'éloignaient à toute allure, déjà un peu en retard, les deux compères se regardèrent.


Touegueule, tout à coup, se frappa le front.


– Ce qu'on est bêtes, tout de même, j'ai trouvé !


– Dis ! oh ! dis vite, fit l'Aztec, suspendu aux lèvres de son copain.


– Voici, mon vieux : moi je peux pas aller chez vous, mais toi tu vas y aller, toi !


– !…


– Voui, mais oui, je vas me déculotter, moi, et te passer mon grimpant et ma blouse. Tu vas filer chez vous par derrière, caler tes nippes déchirées, en remettre des bonnes et me rapporter mes frusques. Après, on s'en retournera. On dira qu'on était allé aux champignons et qu'on était loin par Chasalans, si tellement loin qu'on n'a quasiment pas entendu sonner. Allez !


L'idée parut géniale à l'Aztec et sitôt dit, sitôt fait. Touegueule, d'une taille légèrement supérieure à celle de son ami, lui enfila le pantalon dont il retroussa en dedans les deux jambes un peu longues, il serra d'un cran la pattelette de derrière, ceignit les reins du chef d'une ficelle et lui recommanda de filer dare-dare et surtout de ne pas se faire voir.


Et tandis que l'Aztec, rasant les murs et les haies, filait comme un chevreuil vers son logis pour y conquérir un autre pantalon, lui, Touegueule, caché dans le fossé du bois, regardait de tous ses yeux et dans toutes les directions pour voir si l'expédition avait quelque chance de réussir.


L'Aztec atteignit son gîte, escalada sa fenêtre, trouva un pantalon à peu près semblable à celui qu'il avait perdu, des bretelles usagées, une vieille blouse, arracha les cordons de ses souliers du dimanche, puis, sans perdre le temps de se remettre en tenue, ressauta dans le verger et, par le même chemin qu'il était venu, s'en fut à toute bride rejoindre son héroïque compagnon accroupi, grelottant derrière son mur et serrant autant qu'il le pouvait sa mince chemise de toile rude sur ses cuisses rougies.


Ils eurent en se revoyant un large rire silencieux comme en ont les bons Peaux-Rouges dans les romans de Fenimore Cooper et, sans perdre une minute, ils échangèrent leurs vêtements.


Quand tous deux eurent réintégré leurs pelures personnelles, l'Aztec, ayant enfin une chemise à boutons, une blouse propre et des cordons à ses souliers, jeta un regard inquiet et mélancolique sur ses habits en lambeaux.


Il songea que, le jour où sa mère les découvrirait, il recevrait sûrement la pile et subirait l'engueulade et peut-être la claustration à la chambre et au lit.


Cette dernière considération lui fit aussitôt prendre une résolution énergique.


– As-tu des allumettes ? demanda-t-il à Touegueule.


– Oui, fit l'autre, pourquoi ?


– Donne-m'en une, reprit l'Aztec.


Et, ayant frotté le phosphore contre une pierre, après avoir réuni en une sorte de petit bûcher expiatoire la blouse et la chemise, témoins de sa défaite et de sa honte et sujets d'inquiétude pour l'avenir, il y mit le feu sans hésitations afin d'effacer à tout jamais le souvenir de ce jour néfaste et maudit.


– Je m'arrangerai pour ne pas avoir besoin de changer de pantalon, répondit-il à l'interrogation de Touegueule. Et jamais ma mère n'aura l'idée de croire qu'il est foutu. Elle pensera plutôt qu'il traîne quelque part, derrière un meuble, avec ma blouse et ma chemise.


Ainsi tranquilles tous deux et rassurés, l'énigme cruelle étant déchiffrée et le chenilleux problème résolu, ils attendirent le premier coup de l'angelus pour se mêler aux camarades sortant de la prière qui furent tout surpris de les rencontrer en tenue et ils rentrèrent chez eux comme s'ils en étaient venus eux aussi.


Si le curé n'avait rien vu, le tour était joué. Il l'était. Pendant ce temps une autre scène se déroulait à Longeverne. Arrivé au vieux tilleul, à cinquante pas de la première maison du village, Lebrac fit stopper sa troupe et demanda le silence.


– On va pas traîner cette guenille par les rues, affirma-t-il en désignant de l'œil le pantalon de l'Aztec. Les gens pourraient bien nous demander où que c'est qu'on l'a eue, et qu'est-ce qu'on leur z'y dirait ?


– Faut la foutre dans un trou de purin, conseilla Tigibus. Hein ! tout de même, qu'est-ce qu'il va dire à leurs gens, l'Aztec, et qu'est-ce que va lui repasser sa mère quand elle le verra rentrer cul nu ? Perdre un mouchoir, égarer sa casquette, casser un sabot, nouer un cordon, ça va bien, ça se voit tous les jours, ça vaut une ou deux paires de claques et encore, quand c'est vieux… mais perdre sa culotte, on a beau dire, ça ne se voit pas si souvent.


– Mes vieux, je voudrais pas être que de lui !


– Ça le dressera ! affirma Tintin dont les poches rebondies des dépouilles opimes attestaient un ample butin.


– Encore deux ou trois secousses comme ça, fit-il en frappant sur ses cuisses, et on pourra se passer de payer la contribution de guerre ; on pourra faire la fête avec les sous.


– Mais c'te culotte, qu'est-ce qu'on va en faire ?


– La culotte, trancha Lebrac, laissons-la dans la caverne du tilleul, je m'en sarge55 ; vous verrez bien demain ; seulement, vous savez, s'agit pas d'aller rancuser56, hein, vous n'êtes pas des laveuses de lessive, tâchez de tenir vos langues. Je veux vous faire bien rigoler demain matin. Mais si le curé savait que c'est encore moi, y voudrait peut-être pas me faire ma première communion, comme l'année dernière, passe que j'avais lavé mon encrier « dedans » le bénitier.


Et il ajouta, bravache, en vrai fils d'un père qui lisait Le Réveil des Campagnes et Le Petit Brandon, organes anticlériceux de la province :


– Vous savez, c'est pas que j'y tienne à sa rondelle, mais c'est pour faire comme tout le monde.


– Qu'est-ce que tu veux faire, Lebrac ? interrogèrent les camarades.


– Rien ! que je vous ai dit ! Vous verrez bien demain matin, allons-nous-en chacun chez nous.


Et la dépouille de l'Aztec déposée dans le cœur caverneux du vieux tilleul, ils s'en allèrent.


– Tu reviendras ici après les huit heures, fit Lebrac à Camus. Tu m'aideras !


Et l'autre ayant acquiescé, ils s'en furent souper et étudier leurs leçons.


Après le repas, comme son père sommeillait sur l'almanach du Grand Messager boiteux de Strasbourg où il cherchait des indications sur le temps qu'il ferait à la prochaine foire de Vercel, Lebrac, qui guettait ce moment, gagna la porte sans façons.


Mais sa mère veillait.


– Où vas-tu ? fit-elle.


– Je vais pisser un coup, pardine ! répondit-il naturellement.


Et sans attendre d'autre objection, il passa dehors et ne fit qu'un saut, si l'on peut dire, jusqu'au vieux tilleul. Camus, qui l'attendait, vit, malgré l'obscurité, qu'il avait des épingles piquées dans le devant de sa blouse.


– Qu'est-ce qu'on va faire ? questionna-t-il, prêt à tout.


– Viens, commanda l'autre après avoir pris le pantalon dont il fendit de haut en bas le derrière et les deux jambes. Ils arrivèrent sur la place de l'église absolument déserte et silencieuse.


– Tu me passeras la guenille, fit Lebrac en montant sur le coin du mur où se trouvait la grille de fer entourant le saint lieu.


Il y avait à l'endroit où était le chef une statue de saint (saint Joseph, croyait-il) aux jambes demi-nues, posée sur un petit piédestal de pierre que le hardi gamin escalada en une seconde et sur lequel il se campa tant bien que mal à côté de l'époux de la Vierge. Camus lui tendit à bout de bras le « grimpant » de l'Aztec et Lebrac se mit en devoir de culotter prestement « le petit homme de fer ». Il étendit sur les membres inférieurs de la statue les jambes du pantalon, les recousit par derrière avec quelques épingles et assura la ceinture trop large et fendue comme on sait, en ceignant les reins de saint Joseph d'un double bout de vieille ficelle.


Puis, satisfait de son œuvre, il redescendit.


– Les nuits sont fraîches, émit-il sentencieusement. Comme ça, saint Joseph n'aura plus froid aux guibolles. Le père bon Dieu sera content et pour nous remercier il nous fera encore chiper des prisonniers.


– Allons nous coucher, ma vieille !


Le lendemain, les bonnes femmes, la vieille du Potte, la Grande Phémie, la Griotte et les autres qui venaient comme d'habitude à la messe de sept heures, se signèrent en arrivant sur la place de l'église, scandalisées d'une pareille profanation :


– On avait mis une culotte à saint Joseph !


Le sacristain, qui dévêtit la statue, après avoir constaté que l'entrejambes n'en était pas des plus propres et qu'elle avait servi tout récemment, ne reconnut pourtant point dans ce vêtement un pantalon porté par un gosse de la paroisse.


Son enquête, menée avec toute la vigueur et la promptitude désirables, n'eut pas de résultats. Les gamins interrogés furent muets comme des poissons ou ahuris comme de jeunes veaux, et le dimanche suivant, le curé, convaincu que cela venait de quelque sinistre association secrète, tonna du haut de la chaire contre les impies et les sectaires qui, non contents de persécuter les gens de bien, poussaient plus loin encore le sacrilège en essayant de ridiculiser les saints jusque dans leur propre maison.


Les gens de Longeverne étaient aussi étonnés que leur curé et nul au pays ne se douta que saint Joseph avait été culotté avec le pantalon de l'Aztec des Gués, conquis en combat loyal par l'armée de Longeverne sur les peigne-culs de Velrans.



Source: Wikisource

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