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L'îLE MYSTéRIEUSE-CHAP21-22

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Chapitre 21-22
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Jules Verne
L'Île mystérieuse
Première partie : Les naufragés de l'air - Chapitre 21


Quelques degrés au-dessous du zéro. — Exploration à la partie marécageuse du sud-est. — Les culpeux. — Vue de la mer. — Une conversation sur l'avenir de l'océan Pacifique. — Le travail incessant des infusoires. — Ce que deviendra le globe. — La chasse. — Le marais des Tadornes.

Depuis ce moment, il ne se passa plus un seul jour sans que Pencroff allât visiter ce qu'il appelait sérieusement son « champ de blé ». Et malheur aux insectes qui s'y aventuraient ! Ils n'avaient aucune grâce à attendre.

Vers la fin du mois de juin, après d'interminables pluies, le temps se mit décidément au froid, et, le 29, un thermomètre Fahrenheit eût certainement annoncé vingt degrés seulement au-dessus de zéro (6?°, 67 centig. au-dessous de glace).

Le lendemain, 30 juin, jour qui correspond au 31 décembre de l'année boréale, était un vendredi. Nab fit observer que l'année finissait par un mauvais jour ; mais Pencroff lui répondit que, naturellement, l'autre commençait par un bon, — ce qui valait mieux.

En tout cas, elle débuta par un froid très-vif. Des glaçons s'entassèrent à l'embouchure de la Mercy, et le lac ne tarda pas à se prendre sur toute son étendue.

On dut, à plusieurs reprises, renouveler la provision de combustible. Pencroff n'avait pas attendu que la rivière fût glacée pour conduire d'énormes trains de bois à leur destination. Le courant était un moteur infatigable, et il fut employé à charrier du bois flotté jusqu'au moment où le froid vint l'enchaîner. Au combustible fourni si abondamment par la forêt, on joignit aussi plusieurs charretées de houille, qu'il fallut aller chercher au pied des contreforts du mont Franklin. Cette puissante chaleur du charbon de terre fut vivement appréciée par une basse température, qui, le 4 juillet, tomba à huit degrés Fahrenheit (13?° centigr. au-dessous de zéro). Une seconde cheminée avait été établie dans la salle à manger, et, là, on travaillait en commun.

Pendant cette période de froid, Cyrus Smith n'eut qu'à s'applaudir d'avoir dérivé jusqu'à Granite-house un petit filet des eaux du lac Grant. Prises au-dessous de la surface glacée, puis, conduites par l'ancien déversoir, elles conservaient leur liquidité et arrivaient à un réservoir intérieur, qui avait été creusé à l'angle de l'arrière-magasin, et dont le trop-plein s'enfuyait par le puits jusqu'à la mer.

Vers cette époque, le temps étant extrêmement sec, les colons, aussi bien vêtus que possible, résolurent de consacrer une journée à l'exploration de la partie de l'île comprise au sud-est entre la Mercy et le cap Griffe. C'était un vaste terrain marécageux, et il pouvait se présenter quelque bonne chasse à faire, car les oiseaux aquatiques devaient y pulluler.

Il fallait compter de huit à neuf milles à l'aller, autant au retour, et, par conséquent, la journée serait bien employée. Comme il s'agissait aussi de l'exploration d'une portion inconnue de l'île, toute la colonie dut y prendre part. C'est pourquoi, le 5 juillet, dès six heures du matin, l'aube se levant à peine, Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert, Nab, Pencroff, armés d'épieux, de collets, d'arcs et de flèches, et munis de provisions suffisantes, quittèrent Granite-house, précédés de Top, qui gambadait devant eux.

On prit par le plus court, et le plus court fut de traverser la Mercy sur les glaçons qui l'encombraient alors.

« Mais, fit observer justement le reporter, cela ne peut remplacer un pont sérieux ! »

Aussi, la construction d'un pont « sérieux » était-elle notée dans la série des travaux à venir.

C'était la première fois que les colons mettaient pied sur la rive droite de la Mercy, et s'aventuraient au milieu de ces grands et superbes conifères, alors couverts de neige.

Mais ils n'avaient pas fait un demi-mille, que, d'un épais fourré, s'échappait toute une famille de quadrupèdes, qui y avaient élu domicile, et dont les aboiements de Top provoquèrent la fuite.

« Ah ! on dirait des renards ! » s'écria Harbert, quand il vit toute la bande décamper au plus vite.

C'étaient des renards, en effet, mais des renards de très-grande taille, qui faisaient entendre une sorte d'aboiement, dont Top parut lui-même fort étonné, car il s'arrêta dans sa poursuite, et donna à ces rapides animaux le temps de disparaître.

Le chien avait le droit d'être surpris, puisqu'il ne savait pas l'histoire naturelle. Mais, par leurs aboiements, ces renards, gris roussâtres de pelage, à queues noires que terminait une bouffette blanche, avaient décelé leur origine. Aussi, Harbert leur donna-t-il, sans hésiter, leur véritable nom de « culpeux ». Ces culpeux se rencontrent fréquemment au Chili, aux Malouines, et sur tous ces parages américains traversés par les trentième et quarantième parallèles. Harbert regretta beaucoup que Top n'eût pu s'emparer de l'un de ces carnivores.

« Est-ce que cela se mange ? demanda Pencroff, qui ne considérait jamais les représentants de la faune de l'île qu'à un point de vue spécial.

— Non, répondit Harbert, mais les zoologistes n'ont pas encore reconnu si la pupille de ces renards est diurne ou nocturne, et s'il ne convient pas de les ranger dans le genre chien proprement dit. »

Cyrus Smith ne put s'empêcher de sourire en entendant la réflexion du jeune garçon, qui attestait un esprit sérieux. Quant au marin, du moment que ces renards ne pouvaient être classés dans le genre comestible, peu lui importait. Toutefois, lorsqu'une basse-cour serait établie à Granite-house, il fit observer qu'il serait bon de prendre quelques précautions contre la visite probable de ces pillards à quatre pattes. Ce que personne ne contesta.

Après avoir tourné la pointe de l'Épave, les colons trouvèrent une longue plage que baignait la vaste mer. Il était alors huit heures du matin. Le ciel était très-pur, ainsi qu'il arrive par les grands froids prolongés ; mais, échauffés par leur course, Cyrus Smith et ses compagnons ne ressentaient pas trop vivement les piqûres de l'atmosphère. D'ailleurs, il ne faisait pas de vent, circonstance qui rend infiniment plus supportables les forts abaissements de la température. Un soleil brillant, mais sans action calorifique, sortait alors de l'Océan, et son énorme disque se balançait à l'horizon. La mer formait une nappe tranquille et bleue comme celle d'un golfe méditerranéen, quand le ciel est pur. Le cap Griffe, recourbé en forme de yatagan, s'effilait nettement à quatre milles environ vers le sud-est. À gauche, la lisière du marais était brusquement arrêtée par une petite pointe que les rayons solaires dessinaient alors d'un trait de feu. Certes, en cette partie de la baie de l'Union, que rien ne couvrait du large, pas même un banc de sable, les navires, battus des vents d'est, n'eussent trouvé aucun abri. On sentait à la tranquillité de la mer, dont nul haut-fond ne troublait les eaux, à sa couleur uniforme que ne tachait aucune nuance jaunâtre, à l'absence de tout récif enfin, que cette côte était accore, et que l'Océan recouvrait là de profonds abîmes. En arrière, dans l'ouest, se développaient, mais à une distance de quatre milles, les premières lignes d'arbres des forêts du Far-West. On se serait cru, pour ainsi dire, sur la côte désolée de quelque île des régions antarctiques que les glaçons eussent envahie. Les colons firent halte en cet endroit pour déjeuner. Un feu de broussailles et de warechs desséchés fut allumé, et Nab prépara le déjeuner de viande froide, auquel il joignit quelques tasses de thé d'Oswego.

Tout en mangeant, on regardait. Cette partie de l'île Lincoln était réellement stérile et contrastait avec toute la région occidentale. Ce qui amena le reporter à faire cette réflexion, que si le hasard eût tout d'abord jeté les naufragés sur cette plage, ils auraient pris de leur futur domaine une idée déplorable.
« Je crois même que nous n'aurions pas pu l'atteindre, répondit l'ingénieur, car la mer est profonde, et elle ne nous offrait pas un rocher pour nous y réfugier. Devant Granite-house, au moins, il y avait des bancs, un îlot, qui multipliaient les chances de salut. Ici, rien que l'abîme !

— Il est assez singulier, fit observer Gédéon Spilett, que cette île, relativement petite, présente un sol aussi varié. Cette diversité d'aspect n'appartient logiquement qu'aux continents d'une certaine étendue. On dirait vraiment que la partie occidentale de l'île Lincoln, si riche et si fertile, est baignée par les eaux chaudes du golfe Mexicain, et que ses rivages du nord et du sud-est s'étendent sur une sorte de mer Arctique.

— Vous avez raison, mon cher Spilett, répondit Cyrus Smith, c'est une observation que j'ai faite aussi. Cette île, dans sa forme comme dans sa nature, je la trouve étrange. On dirait un résumé de tous les aspects que présente un continent, et je ne serais pas surpris qu'elle eût été continent autrefois.

— Quoi ! un continent au milieu du Pacifique ? s'écria Pencroff.

— Pourquoi pas ? répondit Cyrus Smith. Pourquoi l'Australie, la Nouvelle-Irlande, tout ce que les géographes anglais appellent l'Australasie, réunies aux archipels du Pacifique, n'auraient-ils formé autrefois une sixième partie du monde, aussi importante que l'Europe ou l'Asie, que l'Afrique ou les deux Amériques ? Mon esprit ne se refuse point à admettre que toutes les îles, émergées de ce vaste Océan, ne sont que des sommets d'un continent maintenant englouti, mais qui dominait les eaux aux époques antéhistoriques.

— Comme fut autrefois l'Atlantide, répondit Harbert.

— Oui, mon enfant... si elle a existé toutefois.

— Et l'île Lincoln aurait fait partie de ce continent-là ? demanda Pencroff.

— C'est probable, répondit Cyrus Smith, et cela expliquerait assez cette diversité de productions qui se voit à sa surface.

— Et le nombre considérable d'animaux qui l'habitent encore, ajouta Harbert.

— Oui, mon enfant, répondit l'ingénieur, et tu me fournis là un nouvel argument à l'appui de ma thèse. Il est certain, d'après ce que nous avons vu, que les animaux sont nombreux dans l'île, et, ce qui est plus bizarre, que les espèces y sont extrêmement variées. Il y a une raison à cela, et pour moi, c'est que l'île Lincoln a pu faire autrefois partie de quelque vaste continent qui s'est peu à peu abaissé au-dessous du Pacifique.

— Alors, un beau jour, répliqua Pencroff, qui ne semblait pas être absolument convaincu, ce qui reste de cet ancien continent pourra disparaître à son tour, et il n'y aura plus rien entre l'Amérique et l'Asie ?

— Si, répondit Cyrus Smith, il y aura les nouveaux continents, que des milliards de milliards d'animalcules travaillent à bâtir en ce moment.

— Et quels sont ces maçons-là ? demanda Pencroff.

— Les infusoires du corail, répondit Cyrus Smith. Ce sont eux qui ont fabriqué, par un travail continu, l'île Clermont-Tonnerre, les attoles, et autres nombreuses îles à coraux que compte l'océan Pacifique. Il faut quarante-sept millions de ces infusoires pour peser un grain?, et pourtant, avec les sels marins qu'ils absorbent, avec les éléments solides de l'eau qu'ils s'assimilent, ces animalcules produisent le calcaire, et ce calcaire forme d'énormes substructions sous-marines, dont la dureté et la solidité égalent celles du granit. Autrefois, aux premières époques de la création, la nature, employant le feu, a produit les terres par soulèvement ; mais maintenant elle charge des animaux microscopiques de remplacer cet agent, dont la puissance dynamique, à l'intérieur du globe, a évidemment diminué, – ce que prouve le grand nombre de volcans actuellement éteints à la surface de la terre. Et je crois bien que, les siècles succédant aux siècles et les infusoires aux infusoires, ce Pacifique pourra se changer un jour en un vaste continent, que des générations nouvelles habiteront et civiliseront à leur tour.

— Ce sera long ! dit Pencroff.

— La nature a le temps pour elle, répondit l'ingénieur.

— Mais à quoi bon de nouveaux continents ? demanda Harbert. Il me semble que l'étendue actuelle des contrées habitables est suffisante à l'humanité. Or, la nature ne fait rien d'inutile.

— Rien d'inutile, en effet, reprit l'ingénieur, mais voici comment on pourrait expliquer dans l'avenir la nécessité de continents nouveaux, et précisément sur cette zone tropicale occupée par les îles coralligènes. Du moins, cette explication me paraît plausible.

— Nous vous écoutons, monsieur Cyrus, répondit Harbert.

— Voici ma pensée : les savants admettent généralement qu'un jour notre globe finira, ou plutôt que la vie animale et végétale n'y sera plus possible, par suite du refroidissement intense qu'il subira. Ce sur quoi ils ne sont pas d'accord, c'est sur la cause de ce refroidissement. Les uns pensent qu'il proviendra de l'abaissement de température que le soleil éprouvera après des millions d'années ; les autres, de l'extinction graduelle des feux intérieurs de notre globe, qui ont sur lui une influence plus prononcée qu'on ne le suppose généralement. Je tiens, moi, pour cette dernière hypothèse, en me fondant sur ce fait que la lune est bien véritablement un astre refroidi, lequel n'est plus habitable, quoique le soleil continue toujours de verser à sa surface la même somme de chaleur. Si donc la lune s'est refroidie, c'est parce que ces feux intérieurs auxquels, ainsi que tous les astres du monde stellaire, elle a dû son origine, se sont complètement éteints. Enfin, quelle qu'en soit la cause, notre globe se refroidira un jour, mais ce refroidissement ne s'opérera que peu à peu. Qu'arrivera-t-il alors ? C'est que les zones tempérées, dans une époque plus ou moins éloignée, ne seront pas plus habitables que ne le sont actuellement les régions polaires. Donc, les populations d'hommes, comme les agrégations d'animaux, reflueront vers les latitudes plus directement soumises à l'influence solaire. Une immense émigration s'accomplira. L'Europe, l'Asie Centrale, l'Amérique du Nord seront peu à peu abandonnées, tout comme l'Australasie ou les parties basses de l'Amérique du Sud. La végétation suivra l'émigration humaine. La flore reculera vers l'équateur en même temps que la faune. Les parties centrales de l'Amérique méridionale et de l'Afrique deviendront les continents habités par excellence. Les Lapons et les Samoyèdes retrouveront les conditions climatériques de la mer polaire sur les rivages de la Méditerranée. Qui nous dit, qu'à cette époque, les régions équatoriales ne seront pas trop petites pour contenir l'humanité terrestre et la nourrir ? Or, pourquoi la prévoyante nature, afin de donner refuge à toute l'émigration végétale et animale, ne jetterait-elle pas, dès à présent, sous l'équateur, les bases d'un continent nouveau, et n'aurait-elle pas chargé les infusoires de le construire ? J'ai souvent réfléchi à toutes ces choses, mes amis, et je crois sérieusement que l'aspect de notre globe sera un jour complètement transformé, que, par suite de l'exhaussement de nouveaux continents, les mers couvriront les anciens, et que, dans les siècles futurs, des Colombs iront découvrir les îles du Chimboraço, de l'Himalaya ou du mont Blanc, restes d'une Amérique, d'une Asie et d'une Europe englouties. Puis enfin, ces nouveaux continents, à leur tour, deviendront eux-mêmes inhabitables ; la chaleur s'éteindra comme la chaleur d'un corps que l'âme vient d'abandonner, et la vie disparaîtra, sinon définitivement du globe, au moins momentanément. Peut-être, alors, notre sphéroïde se reposera-t-il, se refera-t-il dans la mort pour ressusciter un jour dans des conditions supérieures ! Mais tout cela, mes amis, c'est le secret de l'Auteur de toutes choses, et, à propos du travail des infusoires, je me suis laissé entraîner un peu loin peut-être à scruter les secrets de l'avenir.

— Mon cher Cyrus, répondit Gédéon Spilett, ces théories sont pour moi des prophéties, et elles s'accompliront un jour.

— C'est le secret de Dieu, dit l'ingénieur.

— Tout cela est bel et bien, dit alors Pencroff, qui avait écouté de toutes ses oreilles, mais m'apprendrez-vous, monsieur Cyrus, si l'île Lincoln a été construite par vos infusoires ?

— Non, répondit Cyrus Smith, elle est purement d'origine volcanique.

— Alors, elle disparaîtra un jour ?

— C'est probable.

— J'espère bien que nous n'y serons plus.

— Non, rassurez-vous, Pencroff, nous n'y serons plus, puisque nous n'avons aucune envie d'y mourir et que nous finirons peut-être par nous en tirer.

— En attendant, répondit Gédéon Spilett, installons-nous comme pour l'éternité. Il ne faut jamais rien faire à demi. »

Ceci finit la conversation. Le déjeuner était terminé. L'exploration fut reprise, et les colons arrivèrent à la limite où commençait la région marécageuse.

C'était bien un marais, dont l'étendue, jusqu'à cette côte arrondie qui terminait l'île au sud-est, pouvait mesurer vingt milles carrés. Le sol était formé d'un limon argilo-siliceux, mêlé de nombreux débris de végétaux. Des conferves, des joncs, des carex, des scirpes, çà et là quelques couches d'herbages, épais comme une grosse moquette, le recouvraient. Quelques mares glacées scintillaient en maint endroit sous les rayons solaires. Ni les pluies, ni aucune rivière, gonflée par une crue subite, n'avaient pu former ces réserves d'eau. On en devait naturellement conclure que ce marécage était alimenté par les infiltrations du sol, et cela était en effet. Il était même à craindre que l'air ne s'y chargeât, pendant les chaleurs, de ces miasmes qui engendrent les fièvres paludéennes.
Au-dessus des herbes aquatiques, à la surface des eaux stagnantes, voltigeait un monde d'oiseaux. Chasseurs au marais et huttiers de profession n'auraient pu y perdre un seul coup de fusil. Canards sauvages, pilets, sarcelles, bécassines y vivaient par bandes, et ces volatiles peu craintifs se laissaient facilement approcher.

Un coup de fusil à plomb eût certainement atteint quelques douzaines de ces oiseaux, tant leurs rangs étaient pressés. Il fallut se contenter de les frapper à coups de flèche. Le résultat fut moindre, mais la flèche silencieuse eut l'avantage de ne point effrayer ces volatiles, que la détonation d'une arme à feu aurait dissipés à tous les coins du marécage. Les chasseurs se contentèrent donc, pour cette fois, d'une douzaine de canards, blancs de corps avec ceinture cannelle, tête verte, aile noire, blanche et rousse, bec aplati, qu'Harbert reconnut pour des « tadornes ». Top concourut adroitement à la capture de ces volatiles, dont le nom fut donné à cette partie marécageuse de l'île. Les colons avaient donc là une abondante réserve de gibier aquatique. Le temps venu, il ne s'agirait plus que de l'exploiter convenablement, et il était probable que plusieurs espèces de ces oiseaux pourraient être, sinon domestiqués, du moins acclimatés aux environs du lac, ce qui les mettrait plus directement sous la main des consommateurs.

Vers cinq heures du soir, Cyrus Smith et ses compagnons reprirent le chemin de leur demeure, en traversant le marais des Tadornes (Tadorn's-fens), et ils repassèrent la Mercy sur le pont de glaces.

À huit heures du soir, tous étaient rentrés à Granite-house.



Jules Verne
L'Île mystérieuse
Première partie : Les naufragés de l'air - Chapitre 22


Les trappes. — Les renards. — Les pécaris. — Saute de vent au nord-ouest. — Tempête de neige. — Les vanniers. — Les plus grands froids de l'hiver. — La cristallisation du sucre d'érable. — Le puits mystérieux. — L'exploration projetée. — Le grain de plomb.




Ces froids intenses durèrent jusqu'au 15 août, sans dépasser toutefois ce maximum de degrés Fahrenheit observé jusqu'alors. Quand l'atmosphère était calme, cette basse température se supportait facilement ; mais quand la bise soufflait, cela semblait dur à des gens insuffisamment vêtus. Pencroff en était à regretter que l'île Lincoln ne donnât pas asile à quelques familles d'ours, plutôt qu'à ces renards ou à ces phoques, dont la fourrure laissait à désirer.

« Les ours, disait-il, sont généralement bien habillés, et je ne demanderais pas mieux que de leur emprunter pour l'hiver la chaude capote qu'ils ont sur le corps.

— Mais, répondait Nab en riant, peut-être ces ours ne consentiraient-ils pas, Pencroff, à te donner leur capote. Ce ne sont point des Saint-Martin, ces bêtes-là !

— On les y obligerait, Nab, on les y obligerait, » répliquait Pencroff d'un ton tout à fait autoritaire.

Mais ces formidables carnassiers n'existaient point dans l'île, ou, du moins, ils ne s'étaient pas montrés jusqu'alors.

Toutefois, Harbert, Pencroff et le reporter s'occupèrent d'établir des trappes sur le plateau de Grande-Vue et aux abords de la forêt. Suivant l'opinion du marin, tout animal, quel qu'il fût, serait de bonne prise, et rongeurs ou carnassiers qui étrenneraient les nouveaux pièges seraient bien reçus à Granite-house.

Ces trappes furent, d'ailleurs, extrêmement simples : des fosses creusées dans le sol, au-dessus un plafonnage de branches et d'herbes, qui en dissimulait l'orifice, au fond quelque appât dont l'odeur pouvait attirer les animaux, et ce fut tout. Il faut dire aussi qu'elles n'avaient point été creusées au hasard, mais à certains endroits où des empreintes plus nombreuses indiquaient de fréquentes passées de quadrupèdes. Tous les jours, elles étaient visitées, et, à trois reprises, pendant les premiers jours, on y trouva des échantillons de ces culpeux qui avaient été vus déjà sur la rive droite de la Mercy.

« Ah çà ! il n'y a donc que des renards dans ce pays-ci ! s'écria Pencroff, la troisième fois qu'il retira un de ces animaux de la fosse où il se tenait fort penaud. Des bêtes qui ne sont bonnes à rien !
— Mais si, dit Gédéon Spilett. Elles sont bonnes à quelque chose !

— Et à quoi donc ?

— A faire des appâts pour en attirer d'autres ! »

Le reporter avait raison, et les trappes furent dès lors amorcées avec ces cadavres de renards.

Le marin avait également fabriqué des collets en employant les fibres du curry-jonc, et les collets donnèrent plus de profit que les trappes. Il était rare qu'un jour se passâT sans que quelque lapin de la garenne se laissât prendre. C'était toujours du lapin, mais Nab savait varier ses sauces, et les convives ne songeaient pas à se plaindre.

Cependant, une ou deux fois, dans la seconde semaine d'août, les trappes livrèrent aux chasseurs des animaux autres que des culpeux, et plus utiles. Ce furent quelques-uns de ces sangliers qui avaient été déjà signalés au nord du lac. Pencroff n'eut pas besoin de demander si ces bêtes-là étaient comestibles. Cela se voyait bien, à leur ressemblance avec le cochon d'Amérique ou d'Europe.

« Mais ce ne sont point des cochons, lui dit Harbert, je t'en préviens, Pencroff.

— Mon garçon, répondit le marin, en se penchant sur la trappe, et en retirant par le petit appendice qui lui servait de queue un de ces représentants de la famille des suilliens, laissez-moi croire que ce sont des cochons !

— Et pourquoi ?

— Parce que cela me fait plaisir !

— Tu aimes donc bien le cochon, Pencroff ?

— J'aime beaucoup le cochon, répondit le marin, surtout pour ses pieds, et s'il en avait huit au lieu de quatre, je l'aimerais deux fois davantage ! »

Quant aux animaux en question, c'étaient des pécaris appartenant à l'un des quatre genres que compte la famille, et ils étaient même de l'espèce des « tajassous », reconnaissables à leur couleur foncée et dépourvus de ces longues canines qui arment la bouche de leurs congénères. Ces pécaris vivent ordinairement par troupes, et il était probable qu'ils abondaient dans les parties boisées de l'île. En tout cas, ils étaient mangeables de la tête aux pieds, et Pencroff ne leur en demandait pas plus.

Vers le 15 août, l'état atmosphérique se modifia subitement par une saute de vent dans le nord-ouest. La température remonta de quelques degrés, et les vapeurs accumulées dans l'air ne tardèrent pas à se résoudre en neige. Toute l'île se couvrit d'une couche blanche, et se montra à ses habitants sous un aspect nouveau. Cette neige tomba abondamment pendant plusieurs jours, et son épaisseur atteignit bientôt deux pieds.

Le vent fraîchit bientôt avec une extrême violence, et, du haut de Granite-house, on entendait la mer gronder sur les récifs. À certains angles, il se faisait de rapides remous d'air, et la neige, s'y formant en hautes colonnes tournantes, ressemblait à ces trombes liquides qui pirouettent sur leur base, et que les bâtiments attaquent à coups de canon. Toutefois, l'ouragan, venant du nord-ouest, prenait l'île à revers, et l'orientation de Granite-house la préservait d'un assaut direct. Mais, au milieu de ce chasse-neige, aussi terrible que s'il se fût produit sur quelque contrée polaire, ni Cyrus Smith, ni ses compagnons ne purent, malgré leur envie, s'aventurer au dehors, et ils restèrent renfermés pendant cinq jours, du 20 au 25 août. On entendait la tempête rugir dans les bois du Jacamar, qui devaient en pâtir. Bien des arbres seraient déracinés, sans doute, mais Pencroff s'en consolait en songeant qu'il n'aurait pas la peine de les abattre.

« Le vent se fait bûcheron, laissons-le faire, » répétait-il.

Et, d'ailleurs, il n'y aurait eu aucun moyen de l'en empêcher.

Combien les hôtes de Granite-house durent alors remercier le ciel de leur avoir ménagé cette solide et inébranlable retraite ! Cyrus Smith avait bien sa légitime part dans les remerciements, mais enfin, c'était la nature qui avait creusé cette vaste caverne, et il n'avait fait que la découvrir. Là, tous étaient en sûreté, et les coups de la tempête ne pouvaient les atteindre. S'ils eussent construit sur le plateau de Grande-Vue une maison de briques et de bois, elle n'aurait certainement pas résisté aux fureurs de cet ouragan. Quant aux Cheminées, rien qu'au fracas des lames qui se faisait entendre avec tant de force, on devait croire qu'elles étaient absolument inhabitables, car la mer, passant par-dessus l'îlot, devait les battre avec rage. Mais ici, à Granite-house, au milieu de ce massif, contre lequel n'avaient prise ni l'eau ni l'air, rien à craindre.

Pendant ces quelques jours de séquestration, les colons ne restèrent pas inactifs. Le bois, débité en planches, ne manquait pas dans le magasin, et, peu à peu, on complèta le mobilier, en tables et en chaises, solides à coup sûr, car la matière n'y fut pas épargnée. Ces meubles, un peu lourds, justifiaient mal leur nom, qui fait de leur mobilité une condition essentielle, mais ils firent l'orgueil de Nab et de Pencroff, qui ne les auraient pas changés contre des meubles de Boule.

Puis, les menuisiers devinrent vanniers, et ils ne réussirent pas mal dans cette nouvelle fabrication. On avait découvert, vers cette pointe que le lac projetait au nord, une féconde oseraie, où poussaient en grand nombre des osiers-pourpres. Avant la saison des pluies, Pencroff et Harbert avaient moissonné ces utiles arbustes, et leurs branches, bien séparées alors, pouvaient être efficacement employées. Les premiers essais furent informes, mais, grâce à l'adresse et à l'intelligence des ouvriers, se consultant, se rappelant les modèles qu'ils avaient vus, rivalisant entre eux, des paniers et des corbeilles de diverses grandeurs accrurent bientôt le matériel de la colonie. Le magasin en fut pourvu, et Nab enferma dans des corbeilles spéciales ses récoltes de rhizomes, d'amandes de pin-pignon et de racines de dragonnier.

Pendant la dernière semaine de ce mois d'août, le temps se modifia encore une fois. La température baissa un peu, et la tempête se calma. Les colons s'élancèrent au dehors. Il y avait certainement deux pieds de neige sur la grève, mais, à la surface de cette neige durcie, on pouvait marcher sans trop de peine. Cyrus Smith et ses compagnons montèrent sur le plateau de Grande-Vue.
Quel changement ! Ces bois, qu'ils avaient laissés verdoyants, surtout dans la partie voisine où dominaient les conifères, disparaissaient alors sous une couleur uniforme. Tout était blanc, depuis le sommet du mont Franklin jusqu'au littoral, les forêts, la prairie, le lac, la rivière, les grèves. L'eau de la Mercy courait sous une voûte de glace qui, à chaque flux et reflux, faisait débâcle et se brisait avec fracas. De nombreux oiseaux voletaient à la surface solide du lac, canards et bécassines, pilets et guillemots. Il y en avait des milliers. Les rocs entre lesquels se déversait la cascade à la lisière du plateau étaient hérissés de glaces. On eût dit que l'eau s'échappait d'une monstrueuse gargouille fouillée avec toute la fantaisie d'un artiste de la Renaissance. Quant à juger des dommages causés à la forêt par l'ouragan, on ne le pouvait encore, et il fallait attendre que l'immense couche blanche se fût dissipée.

Gédéon Spilett, Pencroff et Harbert ne manquèrent pas cette occasion d'aller visiter leurs trappes. Ils ne les retrouvèrent pas aisément, sous la neige qui les recouvrait. Ils durent même prendre garde de ne point se laisser choir dans l'une ou l'autre, ce qui eût été dangereux et humiliant à la fois : se prendre à son propre piège ! Mais enfin ils évitèrent ce désagrément, et retrouvèrent les trappes parfaitement intactes. Aucun animal n'y était tombé, et, cependant, les empreintes étaient nombreuses aux alentours, entre autres certaines marques de griffes très-nettement accusées. Harbert n'hésita pas à affirmer que quelque carnassier du genre des féliens avait passé là, ce qui justifiait l'opinion de l'ingénieur sur la présence de fauves dangereux à l'île Lincoln. Sans doute, ces fauves habitaient ordinairement les épaisses forêts du Far-West, mais, pressés par la faim, ils s'étaient aventurés jusqu'au plateau de Grande-Vue. Peut-être sentaient-ils les hôtes de Granite-house ?

« En somme, qu'est-ce que c'est que ces féliens ? demanda Pencroff.

— Ce sont des tigres, répondit Harbert.

— Je croyais que ces bêtes-là ne se trouvaient que dans les pays chauds ?

— Sur le nouveau continent, répondit le jeune garçon, on les observe depuis le Mexique jusqu'aux Pampas de Buenos-Ayres. Or, comme l'île Lincoln est à peu près sous la même latitude que les provinces de la Plata, il n'est pas étonnant que quelques tigres s'y rencontrent.

— Bon, on veillera, » répondit Pencroff.
Cependant, la neige finit par se dissiper sous l'influence de la température, qui se releva. La pluie vint à tomber, et, grâce à son action dissolvante, la couche blanche s'effaça. Malgré le mauvais temps, les colons renouvelèrent leur réserve en toutes choses, amandes de pin-pignon, racines de dragonnier, rhizomes, liqueur d'érable, pour la partie végétale ; lapins de garenne, agoutis et kangourous, pour la partie animale. Cela nécessita quelques excursions dans la forêt, et l'on constata qu'une certaine quantité d'arbres avaient été abattus par le dernier ouragan. Le marin et Nab poussèrent même, avec le chariot, jusqu'au gisement de houille, afin de rapporter quelques tonnes de combustible. Ils virent en passant que la cheminée du four à poteries avait été très-endommagée par le vent et découronnée de six bons pieds au moins.

En même temps que le charbon, la provision de bois fut également renouvelée à Granite-house, et on profita du courant de la Mercy, qui était redevenu libre, pour en amener plusieurs trains. Il pouvait se faire que la période des grands froids ne fût pas achevée.

Une visite avait été faite également aux Cheminées, et les colons ne purent que s'applaudir de ne pas y avoir demeuré pendant la tempête. La mer avait laissé là des marques incontestables de ses ravages. Soulevée par les vents du large, et sautant par-dessus l'îlot, elle avait violemment assailli les couloirs, qui étaient à demi ensablés, et d'épaisses couches de varech recouvraient les roches. Pendant que Nab, Harbert et Pencroff chassaient ou renouvelaient les provisions de combustible, Cyrus Smith et Gédéon Spilett s'occupèrent à déblayer les Cheminées, et ils retrouvèrent la forge et les fourneaux à peu près intacts, protégés qu'ils avaient été tout d'abord par l'entassement des sables.

Ce ne fut pas inutilement que la réserve de combustible avait été refaite. Les colons n'en avaient pas fini avec les froids rigoureux. On sait que, dans l'hémisphère boréal, le mois de février se signale principalement par de grands abaissements de la température. Il devait en être de même dans l'hémisphère austral, et la fin du mois d'août, qui est le février de l'Amérique du Nord, n'échappa pas à cette loi climatérique.

Vers le 25, après une nouvelle alternative de neige et de pluie, le vent sauta au sud-est, et, subitement, le froid devint extrêmement vif. Suivant l'estime de l'ingénieur, la colonne mercurielle d'un thermomètre Fahrenheit n'eût pas marqué moins de huit degrés au-dessous de zéro (22°,22 centigr. au-dessous de glace), et cette intensité du froid, rendue plus douloureuse encore par une bise aiguë, se maintint pendant plusieurs jours. Les colons durent de nouveau se caserner dans Granite-house, et, comme il fallut obstruer hermétiquement toutes les ouvertures de la façade, en ne laissant que le strict passage au renouvellement de l'air, la consommation de bougies fut considérable. Afin de les économiser, les colons ne s'éclairèrent souvent qu'avec la flamme des foyers, où l'on n'épargnait pas le combustible. Plusieurs fois, les uns ou les autres descendirent sur la grève, au milieu des glaçons que le flux y entassait à chaque marée, mais ils remontaient bientôt à Granite-house, et ce n'était pas sans peine et sans douleur que leurs mains se retenaient aux bâtons de l'échelle. Par ce froid intense, les échelons leur brûlaient les doigts.

Il fallut encore occuper ces loisirs que la séquestration faisait aux hôtes de Granite-house. Cyrus Smith entreprit alors une opération qui pouvait se pratiquer à huis clos.

On sait que les colons n'avaient à leur disposition d'autre sucre que cette substance liquide qu'ils tiraient de l'érable, en faisant à cet arbre des incisions profondes. Il leur suffisait donc de recueillir cette liqueur dans des vases, et ils l'employaient en cet état à divers usages culinaires, et d'autant mieux, qu'en vieillissant, la liqueur tendait à blanchir et à prendre une consistance sirupeuse.

Mais il y avait mieux à faire, et un jour Cyrus Smith annonça à ses compagnons qu'ils allaient se transformer en raffineurs.

« Raffineurs ! répondit Pencroff. C'est un métier un peu chaud, je crois ?

— Très-chaud ! répondit l'ingénieur.

— Alors, il sera de saison ! » répliqua le marin.

Que ce mot de raffinage n'éveille pas dans l'esprit le souvenir de ces usines compliquées en outillage et en ouvriers. Non ! pour cristalliser cette liqueur, il suffisait de l'épurer par une opération qui était extrêmement facile. Placée sur le feu dans de grands vases de terre, elle fut simplement soumise à une certaine évaporation, et bientôt une écume monta à sa surface. Dès qu'elle commença à s'épaissir, Nab eut soin de la remuer avec une spatule de bois, — ce qui devait accélérer son évaporation et l'empêcher en même temps de contracter un goût empyreumatique.

Après quelques heures d'ébullition sur un bon feu, qui faisait autant de bien aux opérateurs qu'à la substance opérée, celle-ci s'était transformée en un sirop épais. Ce sirop fut versé dans des moules d'argile, préalablement fabriqués dans le fourneau même de la cuisine, et auxquels on avait donné des formes variées. Le lendemain, ce sirop, refroidi, formait des pains et des tablettes. C'était du sucre, de couleur un peu rousse, mais presque transparent et d'un goût parfait.

Le froid continua jusqu'à la mi-septembre, et les prisonniers de Granite-house commençaient à trouver leur captivité bien longue. Presque tous les jours, ils tentaient quelques sorties qui ne pouvaient se prolonger. On travaillait donc constamment à l'aménagement de la demeure. On causait en travaillant. Cyrus Smith instruisait ses compagnons en toutes choses, et il leur expliquait principalement les applications pratiques de la science. Les colons n'avaient point de bibliothèque à leur disposition ; mais l'ingénieur était un livre toujours prêt, toujours ouvert à la page dont chacun avait besoin, un livre qui leur résolvait toutes les questions et qu'ils feuilletaient souvent. Le temps passait ainsi, et ces braves gens ne semblaient point redouter l'avenir.

Cependant, il était temps que cette séquestration se terminât. Tous avaient hâte de revoir, sinon la belle saison, du moins la cessation de ce froid insupportable. Si seulement ils eussent été vêtus de manière à pouvoir le braver, que d'excursions ils auraient tentées, soit aux dunes, soit au marais des Tadornes ! Le gibier devait être facile à approcher, et la chasse eût été fructueuse, assurément. Mais Cyrus Smith tenait à ce que personne ne compromît sa santé, car il avait besoin de tous les bras, et ses conseils furent suivis.

Mais, il faut le dire, le plus impatient de cet emprisonnement, après Pencroff toutefois, c'était Top. Le fidèle chien se trouvait fort à l'étroit dans Granite-house. Il allait et venait d'une chambre à l'autre, et témoignait à sa manière son ennui d'être caserné.

Cyrus Smith remarqua souvent que, lorsqu'il s'approchait de ce puits sombre, qui était en communication avec la mer, et dont l'orifice s'ouvrait au fond du magasin, Top faisait entendre des grognements singuliers. Top tournait autour de ce trou, qui avait été recouvert d'un panneau en bois. Quelquefois même, il cherchait à glisser ses pattes sous ce panneau, comme s'il eût voulu le soulever. Il jappait alors d'une façon particulière, qui indiquait à la fois colère et inquiétude.

L'ingénieur observa plusieurs fois ce manège. Qu'y avait-il donc dans cet abîme qui pût impressionner à ce point l'intelligent animal ? Le puits aboutissait à la mer, cela était certain. Se ramifiait-il donc en étroits boyaux à travers la charpente de l'île ? était-il en communication avec quelques autres cavités intérieures ? Quelque monstre marin ne venait-il pas, de temps en temps, respirer au fond de ce puits ? L'ingénieur ne savait que penser, et ne pouvait se retenir de rêver de complications bizarres. Habitué à aller loin dans le domaine des réalités scientifiques, il ne se pardonnait pas de se laisser entraîner dans le domaine de l'étrange et presque du surnaturel ; mais comment s'expliquer que Top, un de ces chiens sensés qui n'ont jamais perdu leur temps à aboyer à la lune, s'obstinât à sonder du flair et de l'ouïe cet abîme, si rien ne s'y passait qui dût éveiller son inquiétude ? La conduite de Top intriguait Cyrus Smith plus qu'il ne lui paraissait raisonnable de se l'avouer à lui-même.

En tout cas, l'ingénieur ne communiqua ses impressions qu'à Gédéon Spilett, trouvant inutile d'initier ses compagnons aux réflexions involontaires que faisait naître en lui ce qui n'était peut-être qu'une lubie de Top.

Enfin, les froids cessèrent. Il y eut des pluies, des rafales mêlées de neige, des giboulées, des coups de vent, mais ces intempéries ne duraient pas. La glace s'était dissoute, la neige s'était fondue ; la grève, le plateau, les berges de la Mercy, la forêt étaient redevenus praticables. Ce retour du printemps ravit les hôtes de Granite-house, et, bientôt, ils n'y passèrent plus que les heures du sommeil et des repas.

On chassa beaucoup dans la seconde moitié de septembre, ce qui amena Pencroff à réclamer avec une nouvelle insistance les armes à feu qu'il affirmait avoir été promises par Cyrus Smith. Celui-ci, sachant bien que, sans un outillage spécial, il lui serait presque impossible de fabriquer un fusil qui pût rendre quelque service, reculait toujours et remettait l'opération à plus tard. Il faisait, d'ailleurs, observer qu'Harbert et Gédéon Spilett étaient devenus des archers habiles, que toutes sortes d'animaux excellents, agoutis, kangourous, cabiais, pigeons, outardes, canards sauvages, bécassines, enfin gibier de poil ou de plume, tombaient sous leurs flèches, et que, par conséquent, on pouvait attendre. Mais l'entêté marin n'entendait point de cette oreille, et il ne laisserait pas de cesse à l'ingénieur que celui-ci n'eût satisfait son désir. Gédéon Spilett appuyait, du reste, Pencroff.

« Si l'île, comme on en peut douter, disait-il, renferme des animaux féroces, il faut penser à les combattre et à les exterminer. Un moment peut venir où ce soit notre premier devoir. »

Mais, à cette époque, ce ne fut point cette question des armes à feu qui préoccupa Cyrus Smith, mais bien celle des vêtements. Ceux que portaient les colons avaient passé l'hiver, mais ils ne pourraient pas durer jusqu'à l'hiver prochain. Peaux de carnassiers ou laine de ruminants, c'était ce qu'il fallait se procurer à tout prix, et, puisque les mouflons ne manquaient pas, il convenait d'aviser aux moyens d'en former un troupeau qui serait élevé pour les besoins de la colonie. Un enclos destiné aux animaux domestiques, une basse-cour aménagée pour les volatiles, en un mot, une sorte de ferme à fonder en quelque point de l'île, tels seraient les deux projets importants à exécuter pendant la belle saison.

En conséquence, et en vue de ces établissements futurs, il devenait donc urgent de pousser une reconnaissance dans toute la partie ignorée de l'île Lincoln, c'est-à-dire sous ces hautes forêts qui s'étendaient sur la droite de la Mercy, depuis son embouchure jusqu'à l'extrémité de la presqu'île Serpentine, ainsi que sur toute la côte occidentale. Mais il fallait un temps sûr, et un mois devait s'écouler encore avant que cette exploration pût être entreprise utilement.

On attendait donc avec une certaine impatience, quand un incident se produisit, qui vint surexciter encore ce désir qu'avaient les colons de visiter en entier leur domaine.

On était au 24 octobre. Ce jour-là, Pencroff était allé visiter les trappes, qu'il tenait toujours convenablement amorcées. Dans l'une d'elles, il trouva trois animaux qui devaient être bienvenus à l'office. C'était une femelle de pécari et ses deux petits.

Pencroff revint donc à Granite-house, enchanté de sa capture, et, comme toujours, le marin fit grand étalage de sa chasse.

« Allons ! nous ferons un bon repas, monsieur Cyrus ! s'écria-t-il. Et vous aussi, monsieur Spilett, vous en mangerez !

— Je veux bien en manger, répondit le reporter, mais qu'est-ce que je mangerai ?

— Du cochon de lait.

— Ah ! vraiment, du cochon de lait, Pencroff ? à vous entendre, je croyais que vous rapportiez un perdreau truffé !

— Comment ? s'écria Pencroff. Est-ce que vous feriez fi du cochon de lait, par hasard ?

— Non, répondit Gédéon Spilett, sans montrer aucun enthousiasme, et pourvu qu'on n'en abuse pas…

— C'est bon, c'est bon, monsieur le journaliste, riposta le marin, qui n'aimait pas à entendre déprécier sa chasse, vous faites le difficile ? Et il y a sept mois, quand nous avons débarqué dans l'île, vous auriez été trop heureux de rencontrer un pareil gibier !…

— Voilà, voilà, répondit le reporter. L'homme n'est jamais ni parfait, ni content.

— Enfin, reprit Pencroff, j'espère que Nab se distinguera. Voyez ! Ces deux petits pécaris n'ont pas seulement trois mois ! Ils seront tendres comme des cailles ! Allons, Nab, viens ! J'en surveillerai moi-même la cuisson. »

Et le marin, suivi de Nab, gagna la cuisine et s'absorba dans ses travaux culinaires.

On le laissa faire à sa façon. Nab et lui préparèrent donc un repas magnifique, les deux petits pécaris, un potage de kangourou, un jambon fumé, des amandes de pignon, de la boisson de dragonnier, du thé d'Oswego, — enfin, tout ce qu'il y avait de meilleur ; mais entre tous les plats devaient figurer au premier rang les savoureux pécaris, accommodés à l'étuvée.
A cinq heures, le dîner fut servi dans la salle de Granite-house. Le potage de kangourou fumait sur la table. On le trouva excellent.

Au potage succédèrent les pécaris, que Pencroff voulut découper lui-même, et dont il servit des portions monstrueuses à chacun des convives.

Ces cochons de lait étaient vraiment délicieux, et Pencroff dévorait sa part avec un entrain superbe, quand tout à coup un cri et un juron lui échappèrent.

« Qu'y a-t-il ? demanda Cyrus Smith.

— Il y a… il y a… que je viens de me casser une dent ! répondit le marin.

— Ah çà ! il y a donc des cailloux dans vos pécaris ? dit Gédéon Spilett.

— Il faut croire, » répondit Pencroff, en retirant de ses lèvres l'objet qui lui coûtait une mâchelière !…

Ce n'était point un caillou… C'était un grain de plomb.

Source: Wikisource

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