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PLAIDOYER POUR MURENA-CHAP1-11

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Lucius Licinius Murena est accusé par son concurrent malheureux Sulpicius d'avoir acheté les électeurs, et l'accusation est soutenue par Caton. Pour Cicéron, il est hors de question dans un tel contexte d'annuler l'élection et d'en organiser de nouvelles.






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Plaidoyer pour Murena

I. Romains, le jour où, après avoir pris les auspices, je proclamai, dans les comices assemblés par centuries, L. Muréna consul, je demandai aux dieux immortels, suivant l'usage établi par nos ancêtres, qu'un tel choix eût d'heureux résultats pour moi, pour la charge, que j'exerce encore et pour tous les ordres de l'État. J'adresse aujourd'hui les mêmes prières aux dieux, et leur demande pour le même homme le maintien de ses droits de consul et de citoyen. Je leur demande que l'accord de vos opinions et de vos sentiments avec les intentions et les suffrages du peuple romain, vous assure, ainsi qu'à la république, la paix, la tranquillité, le repos et l'union. S'il est vrai que cette prière solennelle des comices, consacrée par les auspices consulaires, ait le caractère imposant et sacré qu'exige la dignité de notre république, sachez que j'ai demandé de plus aux dieux immortels que les citoyens à qui le consulat serait décerné sur ma proposition, trouvassent dans cet honneur succès, bonheur et prospérité. Puisqu'il en est ainsi, juges; puisque les dieux vous ont investis de tout leur pouvoir, ou du moins l'ont partagé entre vous, le consul qui naguère leur a recommandé Muréna, le recommande à votre justice, afin que, défendu par la même voix qui l'a proclamé consul, il conserve, avec le bienfait du peuple romain, le moyen de veiller à votre salut et à celui de tous les citoyens. Mais comme l'accomplissement de ce devoir a été blâmé par la partie adverse, qui me fait un crime de mon zèle à défendre Muréna, et va jusqu'à me reprocher de m'être chargé de cette cause, avant de commencer à parler pour lui, je dirai quelques mots pour ma propre justification, non que je la préfère à son salut, dans les circonstances présentes; mais ma conduite une fois justifiée devant vous, je trouverai dans votre approbation une nouvelle force pour repousser les attaques que ses ennemis dirigent contre sa dignité, son honneur et sa fortune.

II. C'est d'abord à Caton, dont la vie entière est réglée sur la raison, et qui pèse si consciencieusement l'importance de tous nos devoirs, que je répondrai sur le mien. Caton prétend que ma dignité de consul, la loi contre la brigue dont je suis l'auteur, et la sévérité avec laquelle j'exerce le consulat, m'imposaient l'obligation de rester étranger à cette cause. Ce reproche me touche vivement, et me fait une loi de me disculper, non seulement à vos yeux, juges, comme je le dois avant tout, mais encore à ceux d'un personnage aussi recommandable et aussi intègre que Caton. Dites-moi, Caton, quel défenseur plus naturel un consul peut-il avoir qu'un consul? La république a-t-elle un citoyen auquel je puisse, auquel je doive être plus attaché que celui qui a reçu de moi le soin de la soutenir, comme je l'ai fait au prix de mon repos et au péril de mes jours? Si, quand on réclame la mise en possession d'une propriété légitimement acquise, celui qui s'est engagé par la vente doit garantir l'acquéreur de toutes les chances du jugement, n'est-il pas plus juste encore que, dans la cause d'un consul désigné, son prédécesseur, celui qui l'a déclaré consul, écarte de lui les périls qui le menacent et le maintienne en possession des bienfaits du peuple romain? Et si, suivant l'usage de quelques cités, on nommait, pour cette cause, un défenseur d'office, sans doute on confierait de préférence le soin de plaider pour un homme destiné à une dignité, celui qui, revêtu de la même dignité, joindrait l'autorité du magistrat au talent de l'orateur. Les navigateurs qui rentrent dans le port après une longue traversée, ont coutume de donner à ceux qui mettent à la voile des avis qui les prémunissent contre les tempêtes, les pirates, et les écueils; sentiment naturel, qui nous inspire de l'intérêt pour ceux qui vont braver les périls auxquels nous avons échappé nous-mêmes. Et moi, qui, après une si terrible tourmente, aperçois enfin la terre, ne dois je pas m'intéresser à un homme que je vois prêt à se risquer sur cette mer orageuse? Enfin si le devoir d'un consul est non-seulement de veiller au présent, mais de songer à l'avenir, je montrerai plus loin combien il importe au salut général que la république ait deux consuls aux calendes de janvier. Et l'on verra que c'était moins la voix de l'amitié qui m'engageait à défendre la fortune de Muréna, que celle de la république qui appelait le consul à la défense du salut de tous.

III. J'ai porté une loi contre la brigue; mais mon intention n'a pas été d'abroger celle que depuis longtemps je m'étais imposée à moi-même, de me vouer à la défense de mes concitoyens. Si j'avouais que mon client a acheté les suffrages, et si je prétendais qu'il a eu raison de le faire, j'aurais tort, un autre fût-il l'auteur de la loi. Mais comme je soutiens que la loi n'a pas été violée, pourquoi sa promulgation me rendrait-elle impossible la défense de cette cause?Caton prétend qu'il ne peut reconnaître dans le défenseur de Muréna ce sévère consul, dont les paroles et presque les ordres ont chassé de Rome Catilina, qui préparait au sein de nos murs la destruction de la république. J'ai toujours suivi volontiers l'impulsion naturelle qui me porte à la douceur et à l'indulgence : quant à ce rôle de rigueur et de sévérité, je n'ai jamais été jaloux de m'en charger : il m'a été imposé par la république, et je l'ai accompli comme l'exigeaient la dignité du pouvoir consulaire et le danger de Rome. Si donc lorsque l'état des affaires demandait une action sévère et vigoureuse, j'ai fait violence à ma nature pour déployer la rigueur que me commandaient les circonstances et non mon caractère; aujourd'hui que tout me rappelle a l'indulgence et à l'humanité, avec quel empressement ne dois-je pas me livrer à mes sentiments naturels et à mes habitudes? mais j'aurai peut-être à parler, dans une autre partie de mon discours, des motifs qui ont fait de moi le défenseur de Muréna, et de vous son accusateur. Juges, les plaintes d'un homme aussi sage et aussi distingué que Servius Sulpicius, ne m'ont pas été moins sensibles que les reproches de Caton. Il n'a pu voir, dit-il, sans un sentiment d'amère douleur, qu'oubliant l'étroite amitié qui nous unit, j'embrasse contre lui la défense de Muréna. Je veux, Romains, lui rendre compte de ma conduite, et vous prononcerez entre nous. Car, s'il est pénible en amitié d'essuyer un juste reproche, on ne doit pas non plus laisser une fausse accusation sans réponse. Assurément, Servius Sulpicius, quand vous demandiez le consulat, notre amitié me faisait un devoir de vous appuyer de tous mes vœux, de tout mon zèle, et ce devoir, je crois l'avoir rempli. J'ai fait alors pour vous tout ce que vous pouviez attendre d'un ami, d'un homme en crédit, d'un consul. Ce temps n'est plus, les circonstances ne sont plus les mêmes. Oui, j'ai le sentiment et la conviction profonde que je devais faire pour vous tout ce que vous pouviez vouloir exiger de moi, tant qu'il s'agissait de l'élection de Muréna ; mais aussi que je ne vous dois plus rien, dès qu'il s'agit d'attaques contre sa personne. Si je vous ai secondé quand vous étiez son compétiteur, ce n'est pas une raison pour vous seconder encore quand vous êtes son ennemi. En un mot, on ne saurait approuver, on ne saurait souffrir qu'une accusation portée par nos amis nous fasse refuser de défendre même un étranger.

IV. D'ailleurs, juges, je suis lié à Muréna par une étroite et ancienne affection; et, dans une affaire capitale, Sulpicius n'étouffera point la voix de cette amitié, parce que, dans la poursuite du consulat, j'aurai fait prévaloir ses droits sur ceux de Muréna. Quand ce motif n'existerait point, le mérite de l'accusé, la dignité qu'il vient d'obtenir, m'auraient fait taxer d'orgueil et de dureté, si, dans un tel péril, j'avais refusé de défendre un homme recommandable par ses qualités et par les bienfaits du peuple romain. Non, je n'ai plus ni le droit, ni le pouvoir de ne pas consacrer mes travaux à la défense de mes concitoyens; car si ce noble ministère m'a valu des récompenses inouïes jusqu'alors, renoncer aux travaux qui me les ont acquises, ce serait de la trahison, de l'ingratitude. Si pourtant il m'est permis de le faire, si votre aveu m'y autorise, Sulpicius, sans m'exposer à aucune accusation de paresse, d'orgueil ou d'inhumanité, j'y souscris volontiers. Si, au contraire, fuir le travail, repousser les suppliants, négliger ses amis est une preuve d'indolence, d'orgueil et de perfidie, cette cause est assurément du nombre de celles qu'un homme actif, sensible et obligeant ne saurait abandonner. Et à coup sûr, Sulpicius, vous pouvez en juger par votre propre exemple;ne vous faites-vous pas un devoir de donner vos conseils aux adversaires de vos amis, quand ils vous consultent sur leurs affaires? Que dis-je, s'ils viennent à succomber dans une cause à laquelle un ami vous prie d'assister, votre amour-propre n'en souffre-t-il pas, quoique vous soyez contre eux? Ne soyez donc pas assez injuste pour vouloir prodiguer à vos ennemis les trésors de votre savoir, et refuser à nos amis le droit de puiser à nos faibles sources. En effet, si l'amitié qui m'unit à vous m'avait éloigné de cette cause, s'il en eût été de même de Q. Hortensius, de M. Crassus, orateurs si, distingués, et de tant d'autres citoyens, qui, je le sais, attachent un grand prix à votre estime, un consul désigné serait resté sans défenseur dans une ville où vos ancêtres ont voulu que le dernier des citoyens eût toujours un protecteur. Pour moi, Romains, je m'accuserais de parjure, si je manquais à un ami; de cruauté, si j'abandonnais un malheureux; d'orgueil, si je désertais la cause d'un consul. Ainsi, tout ce que réclament les droits de l'amitié, je vous l'accorderai sans réserve, Sulpicius ; j'agirai avec vous, comme j'agirais à l'égard de mon frère, que je chéris tendrement, s'il était à votre place. Quant aux obligations que m'imposent le devoir, l'honneur, la religion, je saurai les remplir, sans oublier jamais que si je défends un ami, c'est contre un ami que je le défends.

V. Il me semble, juges, que toute l'accusation peut se réduire à trois griefs principaux : l'un porte sur la vie privée de Muréna, l'autre sur ses titres au consulat, le dernier sur les brigues qu'il a employées. De ces trois griefs, le premier, qui devait être le plus grave, a été présenté d'une manière si faible et si légère, que si nos adversaires ont dit quelque chose de la vie de L. Muréna, c'est plutôt pour se conformer à la marche ordinaire des accusations, que parce qu'ils pouvaient l'inculper sérieusement. On lui reproche son voyage en Asie : mais il n'y a point cherché l'amusement et le plaisir; il a parcouru cette contrée au milieu des fatigues de la guerre. Si, à la fleur de l'âge, et sous le commandement de son père, il n'avait pas fait cette campagne, on aurait supposé qu'il avait peur de l'ennemi, qu'il répugnait à obéir à son père, ou que son père refusait de se servir de lui. Puisqu'il est d'usage de placer sur les coursiers d'un triomphateur ceux de ses enfants qui portent encore la robe prétexte, pourquoi Muréna aurait-il refusé de rehausser le triomphe de son père des prix décernés à sa valeur, afin de partager sa gloire après avoir partagé ses exploits? Oui, juges, il a accompagné son père en Asie, et la présence de son fils a été pour cet illustre guerrier un secours puissant dans les périls, une consolation dans les fatigues, un nouveau sujet de bonheur dans la victoire. Si le nom seul de l'Asie éveille le soupçon de mollesse, ce qui est digne d'éloges, ce n'est pas de n'avoir jamais vu l'Asie, mais d'avoir su y vivre dans une sage modération. Qu'on ne reproche donc pas l'Asie à Muréna, puisque cette contrée a illustré sa famille, immortalisé sa race, couvert son nom d'honneur et de gloire. Il faudrait le convaincre d'avoir contracté en Asie ou rapporté d'Asie quelque vice déshonorant. Mais au contraire, avoir fait ses premières armes dans une guerre importante, la seule même que le peuple romain eût alors à soutenir, c'est une preuve de courage; y avoir servi avec dévouement sous les drapeaux paternels, c'est de la piété filiale; avoir vu terminer ses campagnes par la victoire et le triomphe d'un père, c'est du bonheur. Dans cette partie de sa vie, il n'y a point de place pour la médisance: il n'y en a que pour l'éloge.

VI. Caton traite Muréna de danseur. Si ce reproche est fondé, le mot est d'un accusateur plein de fiel; s'il est faux, c'est une injurieuse calomnie. Aussi, un homme dont le témoignage est aussi imposant que le vôtre, Caton, ne doit pas ramasser les mauvaises plaisanteries qui traînent dans les places, ou qui échappent à l'ivresse de vils bouffons, et qualifier si légèrement de danseur un consul du peuple romain : il doit considérer auparavant tous les vices qu'un pareil reproche, quand il est juste, peut faire supposer. En effet, un homme sobre ne s'avise guère de danser, à moins d'avoir perdu la raison; il ne le fait, ni quand il est seul, ni dans un repas honnête et frugal. Dans les festins prolongés, dans les lieux où tout invite au plaisir, la danse est le dernier des excès qu'on se permette. Et vous, Caton, vous commencez par nous imputer un vice qui ne peut être que la suite de tous les autres; et vous ne parlez point de ceux sans lesquels il est impossible d'y croire. Vous ne nous montrez ni festins honteux, ni folles amours, ni dissolution, ni débauche, ni profusions; et dans la vie d'un homme où vous ne trouvez ni plaisirs coupables, ni rien de ce qui s'appelle volupté, vous croyez trouver l'ombre de la débauche où la débauche elle-même n'existe pas! Ne pouvez-vous donc rien dire contre les mœurs de Muréna? Non, rien, juges, rien absolument. Je soutiens qu'on ne saurait reprocher au consul désigné que je défends, ni fraude, ni avarice, ni perfidie, ni cruauté, ni légèreté, même dans ses paroles. Voilà donc les bases de ma défense bien établies. Ce n'est point encore par des éloges dont je pourrai plus tard faire usage, c'est presque par l'aveu de nos adversaires que je défends devant vous un citoyen honnête et vertueux.

VII. Ce point établi, j'aborderai plus facilement le second chef d'accusation, ses titres au consulat. Je reconnais en vous à un degré éminent, Servius Sulpicius, les avantages de la naissance, de la probité, du talent, en un mot tous les genres de mérite qui doivent appuyer les prétentions au consulat. Mais ces titres, je les trouve aussi dans Muréna, et à un degré tellement égal, qu'il n'est pas possible de décider entre vous sur la supériorité du mérite. Vous avez rabaissé la naissance de Muréna pour relever la vôtre. Si vous prétendez qu'à moins d'être patricien on ne peut être bien né, c'est vouloir que les plébéiens se retirent encore une fois sur le mont Aventin. Mais les plébéiens comptent aujourd'hui des familles honorées et illustres. Le bisaïeul et l'aïeul de Muréna ont été préteurs, et son père, en obtenant après sa préture, un triomphe honorable et glorieux, lui a aplani la route du consulat; car alors le fils semblait réclamer une dette contractée envers son père. Votre noblesse, Servius Sulpicius, est sans doute fort illustre, mais elle est surtout connue des savants et des historiens; son éclat frappe moins les yeux du peuple et de ceux qui donnent leurs suffrages. Votre père était de l'ordre équestre; aucun genre de gloire n'a illustré le nom de votre aïeul. Ce n'est pas dans les souvenirs récents de nos contemporains, mais dans la poussière de nos annales qu'il faut aller chercher les preuves de votre noblesse. Aussi vous ai-je toujours regardé comme un des nôtres, parce que, fils d'un simple chevalier, vous avez su, à force de vertu et de talent, vous rendre digne des plus grands honneurs; et je n'ai jamais pensé qu'il y eût moins de mérite dans Q. Pompéius, homme nouveau et d'un si grand courage, que dans Marcus Émilius, issu des plus nobles aïeux. En effet, il ne faut pas moins de force d'âme et de génie pour transmettre à ses descendants, comme l'a fait Pompéius, une illustration qu'on ne tient de personne, qu'il n'en a fallu à Scaurus pour faire revivre par sa vertu la mémoire presque éteinte de sa race.

VIII. Je croyais cependant, juges, avoir assez fait pour qu'on n'objectât plus à tant de citoyens distingués l'obscurité de leur naissance. En vain rappelaient-ils naguère l'exemple glorieux des Curius, des Caton, des Pompée, hommes nouveaux, et celui plus récent des Marius, des Didius et des Célius; ils restaient oubliés. Mais lorsque j'eus enfin, après un si long intervalle, renversé les barrières que nous opposait la noblesse, et rendu la carrière du consulat accessible, comme chez nos aïeux, à la vertu aussi bien qu'à la naissance, je ne pensais pas qu'un consul désigné, d'une famille ancienne et illustre, défendu par un consul, fils d'un simple chevalier, eût à répondre à ses accusateurs sur la nouveauté de sa race. Le sort m'a donné à moi-même deux patriciens pour compétiteurs, l'un, le plus scélérat et le plus audacieux des hommes; l'autre, modèle de vertu et de modestie : je l'ai cependant emporté sur tous les deux; sur Catilina, par le mérite;sur Galba, par la faveur du peuple. Si cette préférence pouvait être un grief contre un homme nouveau, certes je n'aurais manqué ni d'ennemis, ni d'envieux. Laissons donc de côté la noblesse, qui est égale de part et d'autre, pour nous occuper du reste. Muréna, dit Sulpicius, a brigué la questure avec moi, et j'ai été nommé avant lui. Il est des objections qui n'ont pas besoin de réponse. Aucun de vous n'ignore, juges, que lorsqu'on nomme plusieurs candidats dont les titres sont égaux, il n'en est qu'un qui puisse être désigné le premier. L'ordre des nominations n'est donc pas celui du mérite, parce qu'il y a des degrés dans les nominations, et que souvent il n'y en a pas dans le mérite. Mais la questure qui vous échut à tous deux fut à peu près de la même importance : il obtint, d'après la loi Titia, une province pacifique et tranquille; et vous, celle qui excite les acclamations ironiques du peuple, quand les questeurs tirent au sort la province d'Ostie, moins avantageuse et moins brillante que difficile et incommode. Son nom, comme le vôtre, n'a reçu aucun éclat de cette questure. Le sort ne vous ouvrait point de carrière où votre mérite pût s'exercer et se faire connaître.

IX. Veut-on comparer le reste de leur vie? Ils ont suivi l'un et l'autre une route bien différente. Servius, enrôlé comme nous dans la milice civile, a donné des consultations, des réponses, des formules; ministère plein de soucis et de dégoûts. Il a étudié le droit, s'est consumé dans les veilles et les travaux. Il a été utile aux uns ; il a supporté la sottise des autres, affronté l'arrogance de ceux-ci, essuyé en silence l'humeur chagrine de ceux-là; il a vécu pour les autres et non pour lui. Quels éloges, quelle reconnaissance ne mérite pas un homme, qui, seul, se consacre tout entier à des études qui doivent profiter à tant de personnes? Que faisait cependant Muréna? Il était lieutenant d'un grand général, aussi distingué par sa prudence que par son courage, de Lucullus; à ce titre, il a commandé en chef, livré bataille; il en est venu aux mains, il a mis en déroute nombre d'ennemis; il a emporté plusieurs villes d'assaut, ou les a réduites à capituler; enfin il a parcouru cette Asie si riche et si voluptueuse, sans y laisser une trace d'avarice ou de mollesse; et dans une guerre de cette importance, il a été assez habile pour faire de grandes choses sans son général, quand son général n'en a point fait sans lui. Bien que je parle ainsi devant Lucullus, je ne crains pas de paraître avoir obtenu de lui, grâce au danger de Muréna, la permission d'exagérer ses services; ils sont attestés dans des lettres authentiques où Lucullus donne à son lieutenant tous les éloges qu'un général exempt d'orgueil et de jalousie doit accorder à ceux qui ont le droit de partager sa gloire. Ainsi, des deux côtés, je vois un mérite éminent, une haute considération; et si Servius me le permettait, je placerais les deux rivaux sur la même ligne. Mais il ne veut pas le souffrir; il déprécie l'art militaire, il rabaisse les exploits du lieutenant de Lucullus : c'est notre assiduité dans Rome, c'est ce retour constant d'occupations journalières qui doivent être des titres au consulat. Quoi! dit-il, vous auriez passé tant d'années à l'armée, sans mettre le pied dans le forum; et après une si longue absence et un tel intervalle, vous viendriez disputer les honneurs à ceux qui ont fait du forum leur séjour habituel? D'abord, Servius, vous ne sauriez croire combien notre assiduité devient quelquefois pénible et fatigante pour le peuple. Il m'a sans doute été fort utile que mes concitoyens eussent mes travaux sous les yeux; toutefois ce n'est. qu'avec bien de la peine que j'ai pu faire oublier l'ennui de ma présence continuelle. Peut-être l'avez-vous éprouvé comme moi, et nous n'aurions rien perdu ni l'un ni l'autre à nous faire un peu désirer. Mais laissons cela, et revenons au parallèle des deux professions. Qui peut douter que la gloire des armes ne donne plus de droits au consulat que celle du barreau? Le jurisconsulte se lève avant le jour pour répondre à ses clients; le guerrier, pour arriver à temps avec son armée au poste dont il veut s'emparer. L'un s'éveille au chant du coq, l'autre, au sonde la trompette. Vous disposez les pièces d'un procès, lui range ses troupes. Vous mettez vos clients à l'abri des surprises, lui ce sont des villes et un camp qu'il protège. Il connaît et sait le moyen de nous garantir de l'ennemi, vous celui de nous préserver des eaux pluviales; sa science consiste à reculer les bornes de l'empire, la vôtre à régler celles d'un champ. En un mot, pour dire ici toute ma pensée; la gloire militaire efface toutes les autres. C'est elle qui a illustré le nom romain; c'est elle qui a immortalisé cette ville; c'est elle qui nous a donné l'empire du monde. Tous les talents civils, nos brillantes études, la gloire et l'éloquence du barreau, fleurissent en paix à l'ombre des vertus militaires : à la première alarme, tous nos arts paisibles rentrent dans le silence.

X. La tendresse vraiment paternelle que je vous vois professer pour cette science du droit, ne me permet pas de vous laisser dans l'erreur profonde qui vous fait attacher un si haut prix à je ne sais quelle étude qui vous a coûté tant de peines. Ce sont d'autres qualités, c'est votre modération, votre sagesse, votre justice, votre intégrité qui, à mes yeux, vous ont particulièrement rendu digne du consulat et des plus grands honneurs. Quant à l'étude que vous avez faite du droit civil, je ne dirai pas que vous ayez perdu votre peine, mais je dirai que ce n'est pas un puissant moyen pour arriver au consulat. En effet, les talents propres à nous concilier la faveur du peuple romain doivent réunir à la plus éclatante considération la plus réelle utilité. Une haute considération entoure ceux qui ont en partage le mérite militaire; ils sont regardés comme les défenseurs et les soutiens de nos conquêtes et de nos institutions. Leur utilité n'est pas moindre, puisque c'est leur sagesse et leur courage qui nous assurent le double bienfait de notre indépendance nationale, politique et civile. C'est encore un titre important et justement apprécié que ce talent de la parole qui influa souvent sur le choix d'un consul; ce don de pouvoir, par une sage et persuasive éloquence, toucher les esprits du sénat, du peuple et des juges. On veut un consul dont la voix sache, quand il le faut, étouffer les clameurs des tribuns, calmer les mouvements populaires, résister aux séductions. Il n'est pas étonnant qu'un pareil mérite ait élevé au consulat des hommes sans naissance, puisqu'il donne à celui qui le possède de nombreux clients, des amis fidèles et des partisans dévoués. Votre profession, Sulpicius, ne présente aucun de ces avantages.

XI. D'abord, quel éclat peut-il y avoir dans une science aussi frivole, qui repose sur des recherches minutieuses et sur des distinctions de lettres et de mots? En second lieu, si une pareille étude a pu jouir de quelque estime chez nos ancêtres, aujourd'hui que vos mystères sont révélés, elle est frappée de discrédit. Peu de personnes connaissaient autrefois les jours où il était permis d'agir en justice; le tableau des jours fastes n'était pas alors publié. Les jurisconsultes étaient en grande considération, et on les consultait sur les jours, comme les Chaldéens. Il se rencontra un greffier, nommé Cn. Flavius, qui creva, comme on dit, les yeux aux corneilles, et qui, en publiant un tableau des fastes jour par jour, déroba toute leur science à nos subtils jurisconsultes. Ceux-ci, furieux et craignant que la publication et la connaissance de ces tables ne rendissent leur ministère inutile, imaginèrent certaines formules pour pouvoir se mêler dans toutes les affaires.

Source: Wikisource

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