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UN LOGEMENT POUR LA NUIT

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Illustration Claude Monet








Texte ou Biographie de l'auteur

Robert Louis Stevenson (1850-1894) écrivain anglais

Traduction: Madame B. J. Lowe (1890)

Un logement pour la nuit

Le mois de novembre de l’année 1456 touchait à sa fin. La neige tombait sur Paris avec une persistance rigoureuse ; de temps en temps un coup de vent furieux la faisait voltiger en tourbillons ; la rafale passée, elle recommençait à descendre lentement en flocons interminables dans l’air noir et silencieux de la nuit. Les pauvres gens qui, le nez en l’air et les sourcils humides, la regardaient venir avaient peine à comprendre d’où une telle masse pouvait tomber. Maître François Villon avait, cette  après-midi-là, à la fenêtre d’une taverne, proposé un problème. Était-ce le païen Jupiter plumant ses oies sur l’Olympe ? Ou étaient-ce les saints anges en train de muer ? Il n’était qu’un pauvre maître-ès-arts, avait-il ajouté, et comme la question touchait quelque peu à la divinité, il n’osait s’aventurer à conclure. Un simple, vieux prêtre qui se trouvait parmi la compagnie, paya une bouteille de vin au jeune coquin en honneur de la plaisanterie et des grimaces qui l’avaient accompagnée ; il jura sur sa barbe blanche qu’il avait été lui-même un chien aussi irrévérent que Villon quand il était de son âge. L’air était vif et piquant quoiqu’il ne gelât pas très fort, et les flocons tombaient larges, humides, adhérents. Toute la ville était comme recouverte d’un drap blanc. Une armée en marché eût pu la traverser d’un bout à l’autre, sans qu’un bruit de pas donnât l’éveil. 


S’il se trouvait au ciel quelques oiseaux retardataires, l’île devait leur sembler un linceul immense, et les ponts, sur le fond noir de la rivière, de minces barres blanches. Tout en haut au-dessus de la tête, la neige s’amoncelait parmi les réseaux des tours de la cathédrale. Plus d’une niche était pleine, plus d’une statue était coiffée d’un chapeau blanc, qu’elle portât une tête de saint ou de grotesque. Les gargouilles étaient transformées en d’énormes faux nez, s’affaissant vers la pointe. Quand le vent cessait de souffler, on entendait tout autour de l’église un son lourd d’eau dégouttante. Le cimetière Saint-Jean avait bien pris sa part de la neige, toutes les tombes en étaient recouvertes d’une couche épaisse. Les hauts toits des maisons aux alentours s’élevaient majestueux dans leurs vêtements blancs. Les bons bourgeois étaient couchés depuis longtemps, en bonnet de nuit, comme leurs domiciles ; on ne voyait aucune lumière dans tout le voisinage, que celle venant d’une lampe suspendue dans le chœur de l’église, laquelle déplaçait les ombres au gré de ses oscillations. L’horloge marquait bien près de dix heures quand la patrouille, battant des mains, armée de hallebardes et d’une lanterne, passa par là ; elle ne vit rien de suspect aux alentours du cimetière Saint-Jean.


Cependant, adossée au mur du champ de repos se trouvait une petite maison encore éveillée ; pas éveillée pour un bon motif, dans ce quartier où tout ronflait. Elle ne se trahissait que par un jet de vapeur chaude sortant par le haut de la cheminée, quelques endroits faisant tache sur le toit, où la neige avait fondu ; devant la porte, où des traces de pas à moitié effacées étaient visibles. À l’intérieur, derrière les contrevents, maître François Villon le poète, avec quelques-uns des bandits qu’il fréquentait, prolongeait la veillée et on buvait à la ronde.


Une grande masse de charbons ardents envoyait de la cheminée voûtée une forte lueur vermeille, devant laquelle dom Nicolas, le moine de Picardie, la robe relevée, exposait au bien-être de la chaleur ses grosses jambes nues. Son ombre dilatée coupait la salle en deux, la lumière ne s’échappant que de chaque côté de sa large personne, et en un petit filet, entre ses deux pieds écartés. Il avait le visage couvert d’un réseau de veines congestionnées ordinairement pourpre, mais pour le moment d’un violet pâle (car quoiqu’il eût le dos au feu le froid le pinçait par devant) ; il portait, fortement accusées, les tracés meurtries et contusionnées d’un buveur avéré. Son capuchon, à moitié retombé, produisait une excroissance étrange sur son cou de taureau.


Donc il se chauffait, les jambes écartées, grommelant, coupant la salle en deux par l’ombre de sa forme puissante. À droite, Villon et Guy Tabary, pressés l’un contre l’autre, étaient penchés sur un bout de parchemin. Villon faisait une ballade qu’il allait appeler « La ballade du poisson rôti ». L’admiration de Tabary éclatait à chaque mot trouvé par son ami.


Le poète n’était qu’un lambeau d’homme, petit, brun et maigre ; il avait les joues creuses et la tête garnie de petites boucles de cheveux noirs. Il portait ses vingt-quatre ans avec une animation fiévreuse. La convoitise lui avait creusé des rides autour des yeux, de mauvais sourires lui avaient grimacé le contour de la bouche. Un curieux mélange de grossièreté et de cruauté luttaient ensemble sur sa figure ; toute sa personne révélait éloquemment son caractère rusé, méchant et sensuel. Il agitait constamment devant lui, dans une pantomime expressive, ses mains aux doigts noueux, petites et préhensiles. Quant à Tabary, sa grande admiration, complaisante et imbécile, soufflait de son nez aplati et de ses lèvres baveuses ; il était devenu voleur tout aussi bien qu’il fût devenu le plus honnête des bourgeois par un coup du destin,


À gauche du moine, Montigny et Thevenin Pensete jouaient à un jeu de hasard. Il y avait dans le premier, comme un parfum d’homme bien né et de bonne éducation, qui sentait l’ange déchu ; une certaine souplesse d’allures, un reste de courtoisie annonçaient le gentilhomme ; quelque chose de fin et d’obscur caractérisait son visage. Thevenin le pauvre diable était en veine ; il avait fait un bon coup dans la journée, au faubourg Saint-Jacques, et toute la nuit il avait gagné Montigny.


Un sourire plat illuminait sa figure ; sa tête chauve luisait, teintée de rose, couronnée d’une guirlande de boucles rouges ; son petit ventre proéminent tressaillait à petits coups silencieux pendant qu’il ramassait son gain.


« Quitte ou double ? » dit Thevenin.


Montigny consentit de la tête, d’un air farouche.


D’aucuns peuvent préférer dîner grandement, écrivit Villon, avec du pain et du fromage sur des plats d’argent.


Ou….., ou….., « aide-moi donc, Guy » ! Tabary ricana.


Ou persil sur un plat d’or, griffonna le poète.


Le vent devenait plus frais au dehors ; il chassait la neige devant lui et de temps en temps élevait la voix dans un sifflement victorieux, qui faisait entendre des gémissements sépulcraux dans la cheminée. Villon, avançant les lèvres, imita ce son lugubre. Ces petits talents du poète étaient cordialement détestés par le moine.


« L’entendez-vous mugir dans le gibet, » dit Villon. Ils sont tous là-haut en train de danser la danse infernale, sans plancher. Allez, dansez mes enfants, vous n’en aurez pas plus chaud. Ouf ! quelle rafale ! En voilà un qui vient de tomber ! Une nèfle de moins sur le néflier ! Dites donc, Nicolas, il fera froid ce soir sur la route de Saint-Denis ? »


Dom Nicolas cligna ses deux grands yeux et sembla vouloir avaler sa pomme d’Adam. Montfaucon, la grande et hideuse potence de Paris, était tout près de la route de Saint-Denis, et la plaisanterie touchait une plaie à vif. Quant à Tabary, l’idée des nèfles le fit rire immodérément ; il n’avait jamais rien entendu dit de cœur plus léger ; il se tint les côtes et se mit à croasser. Villon lui envoya une chiquenaude sur le nez qui changea sa joie en une attaque de toux.


« Oh ! finis tout ce bruit, » dit Villon, « et cherche des rimes pour poisson. »


« Quitte ou double, » dit Montigny avec aigreur.


« De tout mon cœur, » répondit Thevenin.


« Y a-t-il encore quelque chose dans la bouteille ? » demanda le moine.


« Débouches-en une autre, » dit Villon. « Comment espères-tu jamais emplir ton grand tonneau de corps avec des choses si petites que des bouteilles ? Et comment peux-tu espérer aller au ciel ? T’es-tu jamais demandé de combien d’anges on pouvait disposer pour y monter un simple moine de Picardie ? Te crois-tu un autre Élie et qu’on t’enverra un chariot ? »


« Hominibus impossibile, » répliqua le moine en emplissant son verre.


Tabary était en extase.


Villon lui envoya une autre chiquenaude,


« Ris de mes blagues si tu veux, » dit-il. « Mais c’est très bien ce qu’il vient de dire, » objecta Tabary.


Villon lui fit une grimace.


« Cherche des rimes pour poisson, » dit-il. « Qu’as-tu à faire de latin ? Tu serais bien content de n’en pas savoir quand, au grand jugement, le diable appellera Guido Tabary, clericus, le diable avec sa bosse et ses ongles rougis au feu. À propos de diable », ajouta-t-il à voix basse, « regardez Montigny. »


Tous les trois examinèrent le joueur en dessous. Sa mauvaise chance n’avait pas l’air de lui sourire. Sa bouche était toute de côté, une de ses narines était presque fermée et l’autre tout enflée. Le chien noir était sur son dos, comme dit la nourrice dans sa métaphore terrifiante, et il respirait péniblement sous son fardeau sinistre.


« Il a l’air de vouloir lui envoyer un coup de couteau, » murmura Tabary.


Le moine tressaillit, se retourna, et étendit ses mains ouvertes vers les charbons rouges. C’était le froid qui affectait ainsi Dom Nicolas, et non pas un excès de sensibilité morale.


« Voyons », dit Villon, « et cette ballade ? Où en sommes-nous ? » Et battant la mesure de la main, il la lut tout haut à Tabary.


Ils furent interrompus à la quatrième rime par un mouvement vif et fatal des joueurs. La partie était finie et Thevenin ouvrait la bouche pour proclamer une autre victoire, quand Montigny sauta debout, souple comme une vipère et le frappa d’un coup de couteau au cœur. Il fut tué instantanément sans avoir le temps de pousser un cri. Un tremblement ou deux lui convulsèrent le corps, ses mains s’ouvrirent et se fermèrent, ses talons résonnèrent sur le plancher, ensuite sa tête retomba en arrière sur son épaule, les yeux grands ouverts et l’esprit de Thevenin Pensete retourna à son Créateur.


Les quatre hommes se regardaient avec effroi ; le mort, d’un coin de l’œil, fixait un point du plafond avec une expression singulière et horrible. Toute l’affaire s’était passée en un instant !


« Grand Dieu ! » dit Tabary, et il se mit à réciter des prières en latin.


Villon tout à coup éclata d’un rire hystérique. Il s’avança, fit à Thévenin un salut ridicule et se mit à rire plus fort. Alors il tomba comme une masse sur un tabouret, et continua de rire amèrement, le corps secoué comme s’il allait éclater.


Montigny retrouva du calme le premier.


« Voyons ce qu’il a sur lui, » remarqua-t-il, et il se mit à fouiller les poches du mort d’une main habile au métier ; il partagea l’argent en quatre parts égales et les posa sur la table. « Voilà pour vous, » dit-il.


Le moine reçut ce qui lui revenait avec un profond soupir, et jeta un regard furtif sur Thevenin, qui commençait à s’affaisser et pencher de côté sur la chaise.


« Nous voilà tous dedans, » cria Villon, réprimant son accès de gaieté. « C’est la corde pour nous tous ici présents, et même pour ceux qui n’y sont pas. Il éleva la main avec un geste de répugnance, tira la langue et pencha la tête de côté, pour imiter l’apparence d’un pendu ; puis il empocha sa part du butin et se mit à battre des pieds en dansant comme pour activer la circulation de son sang. Tabary fut le dernier à prendre sa part ; il sauta sur l’argent et se retira à l’autre bout de la salle. Montigny fixa Thevenin droit sur la chaise et retira sa dague, qui fut suivie d’un jet de sang.


« Vous ferez bien de quitter la place, mes camarades, » dit-il en essuyant la lame sur le pourpoint de sa victime.


« C’est ce qu’il me semble, » répondit Villon avec un étouffement. « Le diable emporte sa tête de truie, » s’écria-t-il ensuite avec rage. « Elle me tient à la gorge comme une pituite. De quel droit un homme a-t-il des cheveux rouges quand il est mort ? » Et il retomba lourdement sur le tabouret, se couvrant la figure de ses mains.


Montigny et Dom Nicolas rirent très fort ; même Tabary, faiblement, se joignit à eux.


« Pleure, bébé, » dit le moine.


« J’ai toujours dit que c’était une femme, » ajouta Montigny avec un geste de mépris. « Tiens-toi droit, veux-tu ? » continua-t-il en secouant le cadavre. « Éteins le feu, Nicolas ! »


Mais Nicolas employait mieux son temps. Il était tranquillement en train d’enlever sa bourse à Villon, qui l’avait mise dans sa poche, pendant qu’agité et tremblant ce dernier était assis sur le tabouret où deux minutes auparavant il écrivait sa ballade. Tout en plaçant le petit sac en dedans de sa robe, sur sa poitrine, le moine, d’un clignement d’yeux promit de partager avec Montigny et Tabary, qui lui en avaient fait la demande d’un geste silencieux. On ne peut nier qu’en beaucoup d’occasions un tempérament artistique rend un homme peu propre à l’existence pratique.


Bientôt cependant Villon se secoua, sauta debout et se mit en devoir comme les autres d’éparpiller et d’éteindre le feu. Avec beaucoup de précautions Montigny ouvrit la porte et attentivement examina la rue. Le chemin était libre, il n’y avait aucune patrouille indiscrète en vue. Toutefois on jugea plus sage de ne pas partir ensemble : Villon lui-même ayant hâte de partir, et les autres ne demandant pas mieux que d’être débarrassés de lui avant qu’il eût découvert le vol de son argent, il fut le premier qui sortit. Le vent triomphant avait emporté tous les nuages du ciel. Quelques vapeurs minces fuyaient rapidement à travers les étoiles. Il faisait un froid glacial et, par un effet d’optique assez commun, les objets apparaissaient plus définis, même qu’au grand jour. La ville endormie était complètement silencieuse. Des rangées de capuchons blancs, un champ rempli de petits monticules sous les étoiles scintillantes.


Villon maudit son sort. Pourquoi ne neigeait-il plus ? Maintenant, n’importe où il irait, il laisserait une trace ineffaçable derrière lui, dans les rues étincelantes ; n’importe où il irait, il serait toujours lié à la maison du cimetière Saint-Jean ; n’importe où il irait, de ses propres pieds il tisserait la corde qui l’attacherait au crime et le conduirait au gibet. Le coin de l’œil ouvert du mort lui revint à la mémoire avec une nouvelle signification. Il fit claquer ses doigts comme pour ramasser ses esprits, et, prenant une rue au hasard, il s’avança courageusement dans la neige.


Tout en marchant, deux choses le préoccupaient : d’abord l’aspect du gibet de Montfaucon pendant cette nuit claire et pleine de vent, et ensuite le regard du mort, avec sa tête chauve et sa guirlande de cheveux rouges frisés ; toutes les deux lui faisaient froid au cœur et il marchait de plus en plus vite, comme si l’agilité de ses pieds pouvait l’emporter loin de ses lugubres pensées. Quelquefois il se retournait, regardant par-dessus son épaule par saccades nerveuses, mais il était le seul être vivant dans les rues blanches, et le seul mouvement perceptible était celui de la neige soulevée en poussière brillante par les rafales.


Il distingua tout à coup devant lui une masse noire et deux lanternes. La masse était en marche si l’on en pouvait juger par les lanternes qui se balançaient comme portées par des hommes. C’était une patrouille. Quoiqu’elle ne fît que traverser sa route, il jugea prudent de se mettre hors de vue aussi vite qu’il le put. Il n’était pas d’humeur à être questionné, et il laissait des traces très visibles dans la neige. Directement à sa droite il y avait un grand hôtel avec des tonnelles et un grand porche devant la porte ; il se rappela que cet hôtel était inhabité et à moitié en ruines, en trois enjambées il fut près du porche et sauta sous son abri. Au sortir de la lumière reflétée par la neige des rues, il y faisait très noir, et, les mains étendues, il essayait de pénétrer plus avant, quand il se heurta à un objet offrant un mélange inexplicable de résistance, dur et mou, ferme et branlant. Le cœur lui sauta ; il fit un saut en arrière et fixa un regard effrayé sur l’obstacle. Il fit alors entendre un petit rire de soulagement. Ce n’était qu’une femme et une femme morte. Il s’agenouilla à son côté pour s’assurer de ce dernier point. Elle était glacée et rigide comme un bâton. Un petit chiffon de parure flottait au vent dans ses cheveux et elle avait une épaisse couche de fard sur les joues, appliquée sans aucun doute cette même après-midi. Ses poches étaient entièrement vides, mais dans son bas, sous la jarretière, Villon trouva deux petites pièces de monnaie appelées des blancs. C’était bien peu, mais c’était toujours quelque chose, et le poète fut remué d’un profond sentiment de pitié en pensant qu’elle était morte sans pouvoir dépenser son argent. Cela lui semblait être un mystère triste et impénétrable. Il jeta les yeux sur l’argent et ensuite sur la femme, les reportant sur l’argent, il secoua la tête à l’énigme de la vie humaine. Henri V d’Angleterre mourant à Vincennes tout de suite après sa conquête de la France, et cette pauvre coquine allant mourir de froid sous une porte avant d’avoir pu dépenser ses deux blancs, lui semblaient une manière cruelle de faire marcher le monde. Deux blancs à dissiper ne lui auraient pourtant pris que peu de temps, et c’eût été pour sa bouche une douce saveur de plus, encore un doux claquement des lèvres, avant que le diable prît son âme et que son corps fût livré à la vermine et aux oiseaux de proie. Il aimerait, pour lui, user tout le suif avant que la lumière s’éteigne et que la lanterne se brise.


Pendant que ces pensées lui traversaient l’esprit, machinalement il cherchait sa bourse. Son cœur tout à coup cessa de battre, une sensation de froid lui passa sur les mollets et un coup glacial sembla le frapper sur la tête. Pendant un instant, il resta pétrifié, puis il se tâta de nouveau d’un mouvement fiévreux, et alors il comprit sa perte ; de suite il fut couvert de sueur. Aux dépensiers, l’argent est si vivant, si palpable ; il n’est qu’un voile si fin entre eux et leurs plaisirs ! Leur fortune n’a qu’une limite, celle du temps ; et le prodigue, avec quelques louis, est l’empereur de Rome jusqu’à ce qu’ils soient dépensés. Pour un homme de cette sorte, la perte de son argent est le plus cruel des revers, c’est tomber du ciel à l’enfer, de tout à rien, dans l’espace d’un souffle. Il n’en souffre que davantage s’il a exposé sa tête pour se le procurer, s’il court le risque d’être pendu le lendemain pour cette même bourse gagnée si chèrement, partie si stupidement. Villon laissa échapper tous les jurons de son vocabulaire ; il jeta avec fureur les deux blancs dans la rue, il montra le poing au ciel, il frappa du pied, et ne ressentit aucune horreur quand il se surprit piétinant sur le pauvre cadavre. Alors il remonta rapidement le chemin qui menait à la petite maison du cimetière, il avait oublié toutes ses craintes de la patrouille, qui d’ailleurs était passée depuis longtemps, et il ne pensait qu’à sa bourse perdue. Il regarda en vain à droite et à gauche sur la neige, il ne vit rien. Il ne l’avait pas perdue dans la rue. Serait-elle tombée dans la maison ? Il aurait bien voulu y rentrer et voir, mais la pensée de son sinistre habitant lui ôta tout courage. Et de plus, en s’approchant, il vit que leurs efforts pour éteindre le feu avaient été nuls, qu’il avait repris au contraire avec une nouvelle vigueur, et la lumière, sortant par les crevasses de la porte et des fenêtres, renouvela sa terreur des autorités et de la potence parisienne. Il revint vers l’hôtel et se traîna sur la neige pour retrouver l’argent qu’il y avait jeté dans sa fureur enfantine. Mais il ne retrouva qu’un blanc ; l’autre, sans aucun doute, était tombé sur le côté et s’était enfoncé profondément dans la neige. Avec un seul blanc dans sa poche tous ces projets pour une nuit de débauche dans quelque taverne s’évanouirent. Non seulement le plaisir s’échappait en riant de son étreinte, mais un certain malaise l’envahit. La transpiration s’était séchée sur lui et quoique le vent fût tombé, le froid devenait de plus en plus vif ; il se sentit paralysé et le cœur lui manqua. Que devait-il faire ? Malgré l’heure avancée et la réussite improbable, il se décida à essayer la maison de son père d’adoption, le chapelain de Saint-Benoît.


Il courut tout le long du chemin et frappa timidement.


On ne répondit pas. Il frappa encore et encore, reprenant du cœur à chaque coup, et enfin il entendit des pas s’approcher de l’intérieur. Un guichet s’ouvrit sur la porte clouée de fer et laissa passer un jet de lumière jaune.


« Approchez la figure du guichet, » dit le chapelain, de l’intérieur.


« C’est seulement moi, » pleurnicha Villon.


« Ah ! c’est… c’est seulement vous ? » répliqua le chapelain. Il l’accabla alors d’une foule de jurons indignes d’un prêtre, pour l’avoir dérangé à une telle heure, et l’engagea à retourner au diable, d’où il venait.


« J’ai les mains bleues jusqu’aux poignets, mes pieds sont morts et me font mal ; l’air piquant me cause des douleurs au nez ; j’ai froid au cœur. Je serai peut-être mort avant le matin. Seulement pour cette fois, mon père et, devant Dieu, je ne vous redemanderai plus jamais ! »


« Vous auriez dû venir de meilleure heure, » dit froidement l’ecclésiastique. « Les jeunes gens ont besoin d’une leçon de temps en temps. » Il ferma le guichet et sans hésitation rentra dans l’intérieur de la maison. Villon ne se possédait plus ; il frappa des pieds et des mains sur la porte, et à grands cris appela le chapelain.


« Vieux renard véreux ! » s’écria-t-il enfin. « Si je pouvais t’attraper, je t’enverrais la tête la première dans l’abîme sans fond. »


Le bruit faible d’une porte se fermant dans la maison, au bout de longs corridors, arriva jusqu’au poète. Il s’essuya la bouche avec le revers de la main tout en jurant. Et alors le côté ridicule de la situation le frappa ; il rit et leva les yeux au ciel où les étoiles semblaient trembloter au malheureux résultat de son entreprise.


Qu’allait-il faire ? Cela avait tout l’air d’une nuit à passer dans les rues glacées. La pensée de la femme morte le frappa tout à coup, et lui fit une belle peur ; ce qui lui était arrivé à elle au commencement de la nuit pourrait bien lui arriver à lui avant la fin. Lui si jeune ! avec tant de chances de plaisirs et de débauches devant lui ! Il se sentit plus touché à la pensée de ce que pourrait être son sort que si c’eût été le sort d’un autre, et il se traça en imagination la scène qui s’ensuivrait le matin quand on trouverait son corps.


Il passa en revue toutes ses chances, tournant et retournant son blanc entre le pouce et l’index. Malheureusement, il était en de mauvais termes avec de vieux amis qui auraient pu avoir pitié de lui dans une telle calamité. Il avait écrit des satires contre eux en vers, il les avait battus et dupés, et pourtant, en se sentant serré de si près, il pensait qu’il y en avait un au moins parmi eux qui peut-être s’attendrirait. C’était une chance à courir, mais elle valait la peine d’essayer, et il irait voir.


En chemin il lui arriva deux petits incidents qui apportèrent une autre couleur à sa rêverie. D’abord, il tomba sur les pas d’une patrouille qu’il suivit pendant quelques centaines de mètres, quoiqu’elle allât dans une direction opposée à sa route. Cela le rassura un peu, il avait au moins confondu sa trace, car il était encore sous l’empire de l’idée d’être traqué à travers tout Paris dans la neige et appréhendé au collet le lendemain matin avant d’être éveillé. Il fut ensuite frappé bien différemment. Il passa un coin de rue, où pas très longtemps auparavant une femme et son enfant avaient été dévorés par des loups. Il réfléchit que le temps était des plus propices pour le renouvellement d’une telle aventure, et dans ces rues désertes un homme n’en serait sûrement pas quitte pour la peur. Il s’arrêta et regarda autour de lui avec un intérêt des plus désagréables. C’était un centre où plusieurs ruelles s’entre-croisaient ; il les scruta toutes d’un bout à l’autre, retenant son haleine, se demandant s’il ne voyait pas quelque objet noir, galopant sur la neige, ou s’il n’entendait pas des rugissements entre lui et la rivière. Il se rappela sa mère lui racontant cette histoire, quand il était encore enfant. Sa mère ! Si seulement il savait où elle demeurait, il serait sûr au moins d’un abri. Il résolut de s’informer le lendemain ; puis il irait la voir, la pauvre vieille ! Tout en faisant ces raisonnement il arriva à destination, son dernier espoir pour la nuit.


Comme toutes les autres, la maison était dans une obscurité complète ; cependant, après quelques coups frappés, il entendit du bruit sur sa tête, le bruit d’un volet, et une voix méfiante demanda qui était là. Le poète se nomma, sur un ton bas, mais intelligible, et attendit non sans un certain effroi le résultat. Il ne se fit pas attendre. Une fenêtre s’ouvrit tout à coup et un baquet plein d’eau sale s’éclaboussa sur le seuil de la porte. Villon s’était un peu préparé à quelque chose de semblable et il s’était mis hors de portée autant que la structure du porche le lui avait permis, mais malgré tout il fut déplorablement trempé jusqu’à la ceinture. Son haut-de-chausse fut gelé presque instantanément. Il se vit déjà mort de froid ; il se souvint qu’il avait une tendance à la phtisie, et il se mit à tousser en manière d’essai. Mais la gravité du danger lui calma les nerfs. Il s’arrêta à quelque cent mètres de l’endroit où il avait été si maltraité et il réfléchit le doigt au nez. Il ne voyait qu’un moyen d’avoir un refuge pour la nuit ; c’était de le prendre. Il avait remarqué une maison non loin de là, dans laquelle il paraissait assez aisé de s’introduire, il se dirigea de ce côté promptement, s’amusant en route à s’imaginer une chambre encore chaude, avec une table encore chargée des restants du souper ; il y passerait le restant de la nuit et il en sortirait le lendemain, les bras pleins d’argenterie de valeur. Il considérait même les mets et les vins qu’il préfèrerait, et tout en se rappelant ses plats favoris, le poisson rôti se présenta à son esprit, dans un mélange étrange d’amusement et d’horreur.


« Je ne finirai jamais cette ballade, » pensa-t-il et tressaillant à ce souvenir. « Que le diable emporte sa tête de truie, » répéta-t-il avec ferveur, et il cracha sur la neige.


La maison en question lui parut toute noire à première vue, mais comme il faisait une inspection préliminaire en vue d’un bon point d’attaque, un filet mince de lumière frappa son œil venant d’une fenêtre garnie de rideaux.


« Diable ! pensa-t il. Des gens éveillés. Quelque étudiant ou quelque saint ; maudits soient-ils ! Ne pourraient-ils pas tout aussi bien se soûler, aller se coucher et ronfler comme leurs voisins ! À quoi servent le couvre-feu et les pauvres diables de sonneurs de cloches sautant au bout d’une corde dans les tours ? À quoi sert le jour, si les gens veillent toute la nuit ? Que la peste les étouffe ! » Il ricana en s’apercevant où sa logique le conduisait. « Chacun à ses affaires après tout, » ajouta-il, « et s’ils sont éveillés, par Dieu, je puis peut-être honnêtement bien souper pour une fois et attraper le diable. »


Il alla courageusement à la porte et frappa avec assurance. Dans les deux premières occasions il avait frappé timidement, avec crainte d’attirer l’attention, mais pour le moment, après avoir rejeté la pensée d’une entrée par effraction, frapper à une porte lui semblait être un procédé des plus simples et des plus innocents. Le bruit de ses coups se répéta par toute la maison, et le son s’était à peine éteint qu’un pas mesuré s’approcha, une ou deux barres de fer furent ôtées et un côté de la porte fut grand’ouvert, montrant que les habitants de cette maison ne connaissaient pas la peur. Un homme de haute stature, musculeux, sec et un peu courbé dévisagea Villon. Sa tête était massive et cependant finement sculptée, le nez, plat au bout, avait une certain distinction vers le haut où il joignait une forte paire de sourcils respirant l’honnêteté, la bouche était entourée de rides délicates ; et l’ensemble du visage reposait sur une épaisse barbe blanche d’une coupe carrée et hardie. La lumière vacillante de la lampe prêtait peut-être à cette tête plus de noblesse qu’elle n’en avait réellement ; néanmoins c’était une belle tête, respectable plutôt qu’intelligente, forte, simple et loyale.


« Vous frappez tard, Monsieur, » dit le vieillard d’un ton courtois.


Villon se fit petit, et murmura quelques mots serviles d’excuse ; dans une crise de cette sorte, le mendiant prenait le dessus chez lui et l’homme de génie se cachait la tête avec confusion.


« Vous avez froid et faim ? » répéta le vieillard. « Eh bien ! entrez, » et il l’invita à pénétrer dans la maison d’un geste noble.


« Quelque grand seigneur, » pensa Villon, pendant que le maître de la maison, après avoir posé la lampe à terre, remettait en place les barres de fer à la porte.


« Vous m’excuserez si je vais devant, » dit-il quand ce fut fait, et il précéda le poète dans l’escalier et dans une grande pièce chauffée par un réchaud rempli de charbon et éclairée par une grande lampe suspendue au plafond. Il y avait peu de meubles, seulement quelque vaisselle d’or sur un buffet, quelques volumes in-folio et une armure placée entre les deux fenêtres. De belles tapisseries étaient pendues aux murs, une représentant le crucifiement de Notre-Seigneur, une autre une scène de berger et de bergères près d’un petit ruisseau. Sur la cheminée une panoplie d’armes.


« Prenez la peine de vous asseoir, » dit le vieillard et excusez-moi si je vous quitte. Je suis seul à la maison ce soir et si vous désirez manger, il faut que j’aille vous chercher quelque chose moi-même. »


Il ne fut pas plus tôt parti que Villon sauta de la chaise sur laquelle il venait de s’asseoir et se mit à examiner tout ce qu’il avait autour de lui avec la prudence et la convoitise d’un chat. Il pesa les flacons d’or dans sa main, ouvrit les livres, compta les armes sur la panoplie et essaya de découvrir avec quoi les sièges étaient rembourrés. Il souleva les rideaux et vit que les fenêtres étaient garnies de riches vitraux composés de figures d’aspect martial, autant qu’il en put juger. Il revint alors au milieu de la chambre, respira fortement et, tournant à plusieurs reprises sur ses talons, examina bien le tout, comme s’il eût voulu retenir dans sa mémoire chaque détail de l’appartement.


« Sept pièces de vaisselle, » dit-il. « S’il y en avait eu dix je l’aurais risqué. Une belle maison et un maître à l’avenant ! que les saints me viennent en aide !


À ce moment, il entendit les pas du vieillard revenant le long du corridor. En un bond il fut sur sa chaise et humblement se mit à se chauffer les jambes près du réchaud.


Le maître de la maison avait un plat de viande dans une main et un broc de vin dans l’autre. Il posa le plat sur la table, faisant signe à Villon d’approcher sa chaise, et, allant au buffet, il en rapporta deux verres qu’il emplit.


« Je bois à votre meilleure chance, » dit-il gravement, touchant le verre de Villon avec le sien.


« À une plus ample connaissance, » dit le poète s’enhardissant.


Un simple homme du peuple eût été embarrassé par la courtoisie du vieux seigneur, mais Villon était vieux à ce jeu, il avait plus d’une fois amusé des grands seigneurs et il les trouvait d’aussi grands fripons que lui. Donc il se donna tout entier aux aliments posés devant lui, les dévorant avec voracité, pendant que le vieillard, renversé sur sa chaise, le regardait incessamment d’un œil curieux.


« Vous avez du sang sur votre épaule, mon garçon, » dit-il.


Montigny devait avoir posé sa main droite sur lui quand il était sorti de la maison. Dans son cœur il maudit Montigny.


« Ce n’est pas moi qui l’ai versé, » bégaya-t-il.


« Je ne le pensais pas, » répondit le maître de la maison paisiblement. « Une querelle ? »


« Oui, quelque chose comme cela, » admit Villon avec un tremblement de voix.


« Un meurtre, peut-être ? »


« Oh ! non pas un meurtre, » dit le poète de plus en plus confus. « Le combat était loyal ; tué par accident. Que Dieu me frappe de mort si j’y ai pris part ! » ajouta-il avec ferveur.


« Un fripon de moins, il est probable, » observa le maître de la maison.


« Là, vous avez raison, » dit Villon infiniment soulagé. « Le plus grand fripon qu’il y ait d’ici à Jérusalem. Il est mort assez doucement. Mais ce n’était pas une belle chose à voir. Sans aucun doute vous avez vu des morts dans votre temps, monseigneur, » ajouta-t-il, jetant un regard sur l’armure.


« Un grand nombre, » dit le vieillard. « J’ai suivi les guerres, comme vous le voyez. »


Villon posa sa fourchette et son couteau.


« Y en avait-il de chauves ? » demanda-t-il.


« Certainement, et il y en avait avec des cheveux aussi blancs que les miens. »


« Il me semble que les cheveux blancs ne me feraient pas autant d’impression, » dit Villon. « Les siens étaient rouges. » Et il eut un retour de son tremblement et d’envie de rire, lequel il noya dans une grande gorgée de vin. « Cela m’émotionne un peu, quand j’y pense, » continua-t-il. « Je le connaissais… que le diable l’emporte ! Et aussi le froid vous donne des idées… ou les idées vous donnent froid, je ne sais plus lequel. »


« Avez-vous de l’argent ? » demanda le vieillard.


« J’ai un blanc, » répondit en riant le poète. Je l’ai pris dans le bas d’une coquine morte sous un porche. Elle était raide morte, pauvre fille, et froide comme un marbre ; elle avait des petits bouts de ruban dans les cheveux. Ce monde est bien dur en hiver pour les loups, les filles et de malheureux fripons comme moi. »


« Moi, » dit le vieillard, « je suis Enguerrand de la Feuillée, seigneur de Brisetout, bailli du Patatrac. Qui et que pouvez-vous être ? »


Villon se leva et fit une révérence appropriée à la circonstance. « On m’appelle, » dit-il, « François Villon, je suis un pauvre maître-es-arts de cette Université. Je sais un peu de latin et connais beaucoup de vices. Je puis faire des chansons, des ballades, des lais, virelais et rondeaux. J’aime le bon vin. Je suis né dans un grenier et très probablement je mourrai sur le gibet. Je puis ajouter qu’à partir de ce soir je suis le plus humble des serviteurs de Votre Seigneurie. »


« Non pas mon serviteur », dit le chevalier, « mon hôte pour ce soir, pas davantage. »


« Un hôte très reconnaissant, » dit Villon poliment, et d’un geste silencieux il but à la santé du maître de la maison.


« Vous êtes fin, » commença le vieillard en se tapant le front, « très fin ; vous avez du savoir, vous êtes un clerc, et cependant vous prenez une petite pièce d’argent à une femme morte dans la rue. N’est-ce pas une espèce de vol ? »


« C’est une espèce de vol qui se pratique beaucoup dans les guerres, monseigneur. »


« Les guerres sont le champ d’honneur, » reprit le vieillard avec orgueil. « L’homme joue sa vie sur un coup de dés ; il combat au nom de son seigneur Dieu et toutes les seigneuries des saints et des anges. »


« Mettons, » dit Villon, « que vraiment j’aie été un voleur : ne jouais-je pas ma vie aussi, et contre un nombre de points beaucoup plus grand ? »


« Pour du gain, mais pas pour l’honneur. »


— « Du gain ? » répéta Villon avec un haussement d’épaules. « Du gain ! Un malheureux diable a besoin de souper et il le prend. De même fait le soldat en campagne. Voyons, que veulent dire toutes ces réquisitions dont nous entendons parler ? Si ce n’est pas du gain pour ceux qui les font, les pertes se font toujours sentir pour les autres. Les hommes d’armes boivent près d’un bon feu pendant que le bourgeois se ronge les ongles pour leur acheter du vin et du bois. J’ai vu pas mal de laboureurs se balancer aux arbres dans la campagne ; oui, j’en ai vu trente sur un seul orme, et quand j’ai demandé ce qu’ils avaient fait, on m’a répondu que c’était parce qu’ils n’avaient pas pu amasser tous ensemble assez de pistoles pour satisfaire les hommes d’armes. »


« Ce sont les nécessités de la guerre, que les gens de basse naissance doivent endurer avec résignation. Il est vrai qu’il y a des capitaines qui vont trop loin ; il y a des esprits dans toutes les classes qui ne se laissent pas aisément émouvoir par la pitié, et il est vrai qu’il y en a beaucoup parmi ceux qui suivent la profession des armes, qui ne valent pas mieux que des brigands. »


« Vous voyez, » dit le poète, « vous ne pouvez séparer le soldat du brigand, et qu’est-ce qu’un voleur si ce n’est un brigand isolé avec des manières circonspectes ? Je vole deux côtelettes de mouton, sans même déranger le sommeil des gens ; le fermier grogne un peu, mais il n’en soupe pas avec moins d’appétit du restant. Vous venez, soufflant glorieusement de la trompette ; vous prenez le mouton entier et battez le fermier sans miséricorde par-dessus le marché. Je n’ai pas de trompette. Je suis simplement Pierre, Jean ou Paul ; alors je suis un fripon, un chien, et la corde est encore trop bonne pour me pendre ; — de tout mon cœur, mais demandez au fermier lequel de nous deux il préfère et lequel il maudit, la nuit, quand le froid le tient éveillé. »


« Regardez-nous, nous deux, » dit Sa Seigneurie. « Je suis vieux, puissant et honoré. Si demain j’étais sans maison, des centaines de gens seraient fiers de m’abriter. Les pauvres iraient passer la nuit dans la rue avec leurs enfants, si seulement je faisais entendre que je désirais être seul. Et vous je vous trouve errant, sans domicile et volant des blancs à une femme morte sur les grands chemins ! Je n’ai peur ni de l’homme ni de rien ; je vous ai vu trembler et perdre contenance à un mot. J’attends content dans ma maison les ordres de Dieu ou un appel du roi m’envoyant encore sur le champ de bataille. Vous, vous attendez la potence, une mort rude et rapide, sans espoir ou honneur. N’y a-t-il aucune différence entre nous deux ? »


« Comme entre le jour et la nuit, j’en conviens, » dit Villon. « Mais si j’étais né seigneur de Brisetout, et que vous ayez été le pauvre écolier François, la différence eût-elle été moindre ? N’aurais-je pas été en train de me chauffer les genoux près de ce réchaud, pendant que vous vous seriez traîné dans la neige pour ramasser des blancs ? N’aurais-je pas été le soldat et vous le voleur ? »


« Un voleur ? » cria le vieillard. « Moi, un voleur ! Si vous compreniez vos paroles, vous vous repentiriez de les avoir dites. »


Villon, de la main, fit un geste d’une impudence inimitable. « Si Votre Seigneurie m’avait fait l’honneur de suivre mon argument ! » dit-il.


« Je vous fais trop d’honneur en me soumettant à votre présence, » dit le chevalier. « Apprenez à retenir votre langue quand vous parlez à des hommes vieux et honorables, ou quelqu’un plus vif que moi pourrait vous réprimander d’une façon qui vous toucherait de plus près. » Il se leva alors et se mit à aller à l’autre bout de la chambre, combattant sa colère et son antipathie.


Villon, à la dérobée, remplit son verre, s’assit plus à son aise, croisant les jambes et appuyant sa tête dans une main et le coude sur le dos de la chaise. Il était rempli et il avait chaud. La nuit, après tout, s’était très bien passée, et il était moralement sûr qu’il ne serait aucunement molesté dans son départ le lendemain.


« Dites-moi une chose, » dit le vieillard, s’arrêtant dans sa marche. « Êtes-vous vraiment un voleur ? »


« J’ai réclamé les droits sacrés de l’hospitalité », répond le poète. « Monseigneur, je suis un voleur. »


« Vous êtes bien jeune, » continua le chevalier.


« Je ne serais jamais devenu si vieux, » répliqua Villon, « si je ne m’étais servi de ces dix talents, » montrant ses doigts. « Ils m’ont donné à manger et à boire. »


« Vous pouvez encore vous repentir et changer. »


« Je me repens tous les jours, » dit le poète. « Il y a peu de gens autant adonnés au repentir que le pauvre François. Quant à changer, que quelqu’un d’abord change ma condition. Un homme est obligé de continuer de manger, quand ce ne serait que pour lui permettre de continuer à se repentir. »


« Le changement doit commencer dans le cœur, » dit le vieillard solennellement.


« Mon cher Seigneur, » répondit Villon, « vous imaginez-vous que vraiment je vole par plaisir ? Je hais de voler autant que je hais tout autre travail et danger. Mes dents claquent quand j’aperçois un gibet. Mais il me faut manger et boire, il faut me mêler à quelque espèce de société. Que diable ! Un homme n’est pas un animal solitaire.


« Cui Deus feminam tradit. Faites-moi le panetier du roi, faites-moi abbé de Saint-Denis, faites-moi bailli du Patatrac, sûrement alors je changerai. Mais tant que vous me laisserez le pauvre écolier François Villon, sans un blanc, dame ! naturellement je resterai le même. »


« La grâce de Dieu est toute puissante. »


« Je serais un hérétique, si je le mettais en question, » dit François. « Il vous a fait seigneur de Brisetout, bailli du Patatrac, il ne m’a donné rien que mon esprit vif sous mon chapeau et ces dix doigts sur les mains. Puis-je me verser du vin ? Je vous remercie respectueusement. Par la grâce de Dieu, vous avez un vignoble très supérieur. »


Le seigneur de Brisetout reprit sa marche, les mains derrière le dos. Peut-être son esprit n’était-il pas encore très édifié sur le parallèle existant entre un soldat et un voleur ; peut-être Villon ]ui avait-il inspiré quelque sympathie ; peut-être ses idées étaient-elles confondues dans sa tête par ce raisonnement si peu familier. Mais quelle que fût la cause, il désirait ardemment convertir le jeune homme à de meilleurs sentiments et il ne pouvait se décider à le renvoyer dans la rue.


« Il y a dans tout ceci quelque chose de plus que je ne puis comprendre, » dit-il enfin. « Vous avez la bouche pleine de subtilités et le diable vous a mené loin sur le mauvais chemin, mais le diable est un esprit très faible devant la vérité de Dieu, et toutes ses subtilités s’évanouissent à un mot de véritable honneur, comme la nuit fait place au jour. Écoutez-moi une fois de plus. J’ai appris il y a longtemps qu’un gentilhomme doit vivre chevaleresquement pour son Dieu et l’aimer, de même pour le roi et sa dame, et, quoique j’aie vu des choses bien étranges, j’ai toujours fait en sorte de régler ma vie sur ce précepte. Ce n’est pas écrit seulement dans toutes les nobles histoires, mais dans le cœur de tout homme, s’il veut se donner la peine de le lire. Vous parlez d’aliments et de vin ; je sais très bien que la faim est une grande souffrance à endurer, mais vous ne parlez pas d’autres nécessités : vous ne dites rien de l’honneur, de la foi à Dieu et aux autres hommes, de courtoisie, d’amour sans reproche. Peut-être ne suis-je pas très éclairé, — et cependant je crois que je le suis, — vous me paraissez être un homme qui a perdu son chemin et fait une grande erreur dans sa vie. Vous pensez à vos petits besoins et vous avez complètement oublié les grands, les vrais, les seuls ; vous êtes comme un homme qui voudrait se guérir du mal de dents le jour du jugement dernier. Car de telles choses, comme l’honneur, l’amour et la foi, ne sont pas seulement plus nobles que le boire et le manger ; mais il me semble que vraiment nous les désirons davantage et souffrons plus intolérablement de leur absence.


« Je vous parle comme je crois que vous me comprendrez le mieux. N’oubliez-vous pas, quand vous avez le soin de vous remplir le ventre, un autre appétit de votre cœur qui gâte tout le plaisir de votre vie et vous tient continuellement malheureux ? »


Villon se sentit visiblement blessé par tout ce sermon. « Vous croyez que je n’ai aucun sens de l’honneur, » s’écria-t-il. « Je suis assez pauvre, Dieu le sait ! C’est dur de voir les gens riches avec des gants et de se souffler dans les doigts. Un ventre vide est une chose bien amère, malgré que vous en parliez si légèrement. Si vous l’aviez eu autant de fois que moi, vous changeriez de ton. Dans tous les cas je suis un voleur, faites-en ce que vous voudrez ; mais je ne suis pas un réprouve de l’enfer, ou que Dieu me frappe de mort ! Je veux vous faire savoir que j’ai mon honneur à moi aussi bon que le vôtre, quoique je n’en fasse pas parade tout le long du jour, comme si c’était un miracle de Dieu d’en avoir. Cela me semble tout naturel à moi et je le tiens renfermé jusqu’au moment du besoin. Enfin, voyons, regardez, combien de temps ai-je été avec vous ici dans cette pièce ? Ne m’avez-vous pas dit que vous étiez seul dans cette maison ? Regardez votre vaisselle d’or. Vous êtes fort, si vous voulez, mais vous êtes vieux, désarmé, et j’ai mon couteau. Qu’avais-je à faire, rien qu’un petit mouvement de l’épaule, et vous étiez là, avec l’acier froid dans le corps, et moi marchant par les rues les bras pleins de coupes d’or. Croyez-vous que je n’avais pas assez d’esprit pour voir cela ? Et j’ai dédaigné l’action. Les voilà, vos gobelets, sains et saufs, vous voilà, vous, votre cœur battant comme s’il était neuf, et me voilà, moi, prêt à sortir, aussi pauvre que je suis entré, avec mon blanc que vous m’avez jeté au visage. Et vous croyez que je n’ai aucun sens d’honneur ! Que Dieu me pardonne ! »


Le vieillard étendit le bras droit. « Je vais vous dire ce que vous êtes, » dit-il. « Vous êtes un fripon, mon garçon, un fripon fini et un vagabond. J’ai passé une heure avec vous. Eh bien ! croyez-moi, je me sens taché ! Et vous avez bu et mangé à ma table. Maintenant j’en ai assez de vous, le jour est venu, et l’oiseau de nuit doit retourner à son nid. Voulez-vous passer devant ou marcher derrière moi ? »


« Comme vous voudrez, » répliqua le poète en se levant. « Je vous crois strictement honorable. »


Pensivement il vida son verre. « J’aurais voulu pouvoir ajouter que vous étiez intelligent, » continua-t-il, se cognant la tête du poing. L’âge, l’âge, la cervelle se raidit et devient rhumatisante.


Le vieillard le précéda, par respect pour lui-même. Villon suivit, sifflant, les pouces dans sa ceinture.


« Que Dieu ait pitié de vous ! » dit le seigneur de Brisetout à la porte.


« Au revoir, papa, » répliqua Villon en bâillant. « Beaucoup de remerciements pour le gigot froid. »


La porte se referma derrière lui. Le point du jour se faisait sentir sur les toits blancs. Un froid vif et pénétrant accompagnait la venue de la lumière. Villon s’arrêta au milieu de la rue et se détira avec bonheur. « Ce vieux Monsieur n’est pas des plus gais, » pensa-t-il. « Je me demande combien valaient ses gobelets. »

Source: https://fr.wikisource.org/wiki/Un_logement_pour_la_nuit


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