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L' ECOLE DE L' ASSASSINAT

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Photo: d_après une photo de:  larousse.fr










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L'école de l'assassinat Je suis allé, dimanche, dans un village des environs de Paris, dont c'était la fête patronale. Sur la grand'place décorée de feuillages, d'arcs fleuris, de mâts pavoisés, étaient réunis tous les genres d'amusement en usage dans ces sortes de réjouissances populaires ; et sous l'oeil paternel des autorités locales, une foule de braves gens se divertissaient. Ah ! quels braves gens ! Les chevaux de bois, les montagnes russes, les balançoires n'attiraient que fort peu de monde. En vain les orgues nasillaient les airs les plus gais et les plus séduisantes ritournelles. D'autres plaisirs, mieux appropriés au goût moderne, requéraient cette foule en fête. Les uns tiraient à la carabine ou à l'arbalète sur des cibles figurant des visages humains ; les autres assommaient, à coups de balles, des marionnettes rangées sur des barres de bois ; ceux-là frappaient à coups de maillet sur un ressort qui faisait mouvoir un marin français, lequel allait transpercer de sa baïonnette, à l'autre bout d'une planche, la poitrine d'un lamentable Chinois. Partout, sous les tentes et dans les petites boutiques illuminées, des simulacres de mort, des parodies de massacres, des représentations d'hécatombes. Et ces braves gens étaient heureux ! Je remarquai même que ces divertissements pacifiques ont, depuis quelques années, pris une extension considérable. La joie de tuer est devenue plus grande, à mesure que les moeurs vont s'adoucissant. Car les moeurs s'adoucissent - du moins les plus éminents chroniqueurs l'affirment. Aussi, l'imagination des forains, sous l'influence de cette douceur, en est-elle arrivée à donner aux jeux champêtres une exclusive apparence de vrai meurtre, qui est bien plus engageante et louable. C'est charmant. Autrefois - alors que nous étions encore des sauvages, sans doute - les tirs dominicaux étaient d'une pauvreté, d'une froideur répugnantes. Ils manquaient vraiment de suggestion. On ne tuait que des pipes et des coques d'oeuf, dansant au bout des jets d'eau. Dans les établissements les mieux installés, il y avait bien des oiseaux, mais ils étaient de plâtre, et le plâtre, il faut le reconnaître, ne donne pas la moindre illusion du sang. Tuer du plâtre, ce n'est pas tuer de la vie, c'est même ne rien tuer du tout. Le plâtre ne se tord pas, ne râle pas, on ne peut obtenir de lui quelque chose qui ressemble à une convulsion d'agonie. Quel régal à cela, je vous le demande ? Aujourd'hui le progrès est venu. Il est loisible à tout honnête homme de se procurer, pour deux sous le coup, l'émotion délicieuse et civilisatrice de l'assassinat. Encore y gagne-t-on, par-dessus le marché, des assiettes peintes et des vases de verre colorié. Aux pipes, aux oiseaux, à ces objets inertes qui se cassent bêtement sans rien vous suggérer, on a substitué des figures d'hommes, de femmes, d'enfants, soigneusement habillés ; puis on a fait remuer ces figures, on les a fait marcher. Au moyen d'un ingénieux mécanisme, elles se promènent ou fuient, seules ou par groupes ; on les voit apparaître dans un paysage en décor, escalader des murs, entrer dans des donjons, dégringoler par des fenêtres, sortir par des trappes. Elles fonctionnent comme des êtres réels, ont des mouvements du bras, de la jambe, de la tête. Vraiment, l'on peut s'imaginer qu'elles ont une âme, une intelligence, qu'elles sont vivantes. Enfin, quelques-unes prennent des attitudes pathétiques, elles semblent dire : « Grâce ! ne me tue pas ! » La sensation est exquise de penser que l'on va tuer des choses qui bougent, qui avancent, qui semblent parler, qui supplient. En dirigeant contre elles la carabine ou le pistolet, ils vous vient à la bouche comme un petit goût de sang. Aussi quelle joie, quand la balle décapite ces semblants d'hommes ! Quels trépignements lorsque la flèche crève les poitrines de carton et couche par terre les corps inanimés dans des positions de cadavres ! Chacun s'excite, s'encourage, s'acharne. On n'entend que des mots de destruction et de mort : « Crève-le !... Il a son affaire !... Vise-le à l'oeil, ce cochon-là ! » Autant ils restent indifférents, sans passion, devant les canons et les pipes, autant ils s'exaltent si le but est représenté par une figuration humaine. Les maladroits s'encolèrent, non contre leur maladresse, mais contre la marionnette qu'ils ont manquée. Ils la couvrent d'injures ignobles, la traitent de lâche lorsqu'elle disparaît derrière la porte du donjon. « Viens-y donc ! » Et ils recommencent à tirer dessus avec rage, jusqu'à ce qu'ils l'aient tuée. Examinez-les. En ce moment, ce sont bien des assassins, mus par le seul désir mystérieux de tuer. La brute homicide qui, tout à l'heure, dormait au fond de leur être, s'est réveillée fatale et farouche, devant cette illusion qu'ils vont détruire quelque chose qui vivait. Car, pour eux, le petit bonhomme en canon qui passe et repasse n'est plus un joujou, un morceau de matière inerte sur lequel doit s'exercer leur adresse. À le voir passer et repasser, inconsciemment, ils lui prêtent une chaleur de circulation, une sensibilité de chair, une pensée, une volonté, toutes choses qu'il est si âprement doux d'anéantir, si délicieusement féroce de sentir s'égoutter par des plaies que vous avez faites. Ils vont même jusqu'à le gratifier d'opinions politiques ou religieuses, qu'ils abhorrent, afin d'ajouter une haine particulière à cette haine générale de la vie, et doubler ainsi d'une vengeance savourée l'instinctif plaisir de tuer. Examinez-les. Dans leurs yeux luit la folie hideuse du meurtre. Ah ! ils s'amusent, je vous en réponds, ces braves gens ! Lorsque je lis, quelque part, qu'un homme a été condamné à mort parce qu'il a tué, cela me semble toujours une chose extraordinaire et d'une déroutante injustice. Je comprendrais qu'on condamne à mourir les gens qui se refusent à tuer, ce sont des réfractaires au devoir social. Mais guillotiner ceux qui tuent, n'est-ce point d'un illogisme et d'une prétention qui confinent à la folie, en une société telle que l'ont faite les lois, les habitudes, les éducations, les religions ? Le besoin de tuer naît chez l'homme avec le besoin de manger et se confond avec lui. Ce besoin instinctif, qui est la base, le moteur de tous les organismes vivants, l'éducation le développe au lieu de le réfréner ; les religions le sanctifient au lieu de le maudire ; tout se coalise pour en faire le pivot sur lequel tourne la société. Dès que l'homme s'éveille à la conscience, on lui insuffle l'esprit du meurtre dans le cerveau. Le meurtre grandi jusqu'au devoir, popularisé jusqu'à l'héroïsme, l'accompagnera dans tous les stades de la vie. On lui fera adorer des Dieux dont les distractions se plaisent aux cataclysmes et qui fauchent les peuples comme des champs de blé ; on ne lui fera respecter que des héros, tout rouges de sang humain ; les vertus, par où il s'élèvera au-dessus des autres, par quoi il espérera conquérir la gloire, la fortune, - l'amour comme le courage par exemple, s'appuieront uniquement sur le meurtre. Il trouvera dans la guerre la suprême synthèse de l'éternelle et universelle folie du meurtre, du meurtre régularisé, bureaucratisé, du meurtre obligatoire, considéré comme une nécessité à laquelle il n'a pas le droit de se soustraire, du meurtre vers lequel il ne se sent pas entraîné, par l'assouvissement d'une vengeance, d'un vice, la satisfaction d'un intérêt ou l'horrible joie d'un plaisir physiologique, du meurtre enfin, qui est une fonction sociale. Où qu'il aille, quoi qu'il fasse, toujours il verra ce mot : « Meurtre ! » immortellement inscrit au fronton de ce vaste abattoir qui s'appelle l'humanité. Alors, cet homme, à qui vous avez inculqué le mépris de la vie humaine, que vous vouez à l'assassinat, quand c'est votre bon plaisir, pourquoi voulez-vous qu'il recule devant le meurtre, quand c'est son intérêt de tuer ? Au nom de quel droit, de quel principe, la société va-t-elle condamner des assassins comme Pranzini, et ce terrible Hoyos, qui n'ont fait, en réalité, que se conformer aux lois homicides qu'elle édicte, et suivre les exemples sanglants qu'elle nous donne ? Ces bandits, du moins, avaient une excuse supérieure à celles que pourraient invoquer Napoléon et Bismarck ! « Nous n'avons pas fait les lois, diraient-ils, nous ne sommes pour rien dans les constitutions sociales. Qu'est-ce que vous voulez ? Un jour vous nous dites de tuer ; vous nous forcez à assommer un tas de gens que nous ne connaissons pas, contre lesquels nous n'avons pas de haine. Et plus nous tuons, plus vous nous décorez. Un autre jour, confiant dans votre protection, nous égorgeons des êtres, parce que nous désirons leur argent, leurs femmes - que sais-je ? Nous avons une raison enfin. Et vos gendarmes viennent nous arrêter. Hier cela vous plaît, aujourd'hui cela vous déplaît. Il faudrait pourtant s'entendre ! » Le Figaro, 23 juin 1889.



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