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DIVAGATIONS SUR LE MEURTRE

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Photo: D_après: fr.africatime.com










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Quelques amis étaient réunis, l'autre soir, chez l'un de nos plus célèbres écrivains. On y parlait meurtre, à propos sans doute de l'homme à la malle ; il y avait là des poètes, des moralistes, des philosophes, des médecins, toutes gens sachant qu'ils pouvaient causer librement, au gré de leurs fantaisies, et de leurs paradoxes, et sans craindre de voir apparaître sur la face des auditeurs ces effarements et ces terreurs que la moindre idée hardie ou curieuse amène sur le visage bouleversé des notaires. - Je dis : notaire, non par mépris, mais pour indiquer une certaine forme d'esprit de l'intellectualité française... -Ma foi ! dit quelqu'un... je crois bien que le meurtre est la grande préoccupation humaine... -Évidemment ! fit un savant darwinien... puisqu'il est la base même de nos institutions sociales et la nécessité la plus impérieuse de la vie... À proprement dire, le meurtre n'est pas le résultat d'une passion particulière, ni la forme d'une dégénérescence... c'est un instinct vital qui est en nous, comme l'instinct génésique... On le réfrène, on le dompte, et, tout au moins, on en atténue les besoins, parce qu'il est dangereux de s'y livrer sans modération, et que la satisfaction morale qu'on en tirerait ne vaut pas qu'on s'expose aux ordinaires conséquences de cet acte : l'emprisonnement, les colloques avec les juges, et, finalement, la guillotine... -Oh ! répliqua le premier interlocuteur, vous exagérez... Il n'y a que les meurtriers sans élégance et sans esprit, les brutes impulsives dénuées de toute espèce de psychologie, qui se laissent prendre... Un homme intelligent et qui raisonne peut commettre tous les crimes qu'il voudra... il est assuré de l'impunité... La supériorité de ces combinaisons prévaudra toujours contre la routine des recherches policières... Voyons, mon cher, vous admettez bien que le nombre des crimes ignorés... -Ou tolérés... -Ou tolérés, soit... est mille fois plus grand que celui des crimes découverts sur lesquels les journaux bavardent, avec une prolixité si étrange et un manque de philosophie si répugnant... Si vous admettez cela, concédez aussi que le gendarme n'est un épouvantail ni pour les impulsifs, ni pour les intellectuels du meurtre... Il n'arrête que le paysan, lequel est toujours en état de méfiance vis-à-vis de soi-même et des ordres... Mais il ne s'agit pas de cela, et vous déplacez la question... Je voulais dire que le meurtre est une fonction normale - et non point exceptionnelle - de la nature, et de tout être vivant... Or, il est exorbitant que, sous prétexte de gouverner les hommes, les sociétés se soient attribué le droit exclusif de tuer, au détriment des individualités en qui, seules, ce droit réside. -Et c'est si vrai, ajouta un philosophe, qu'il n'existe pas une créature humaine qui ne soit, virtuellement, du moins, un meurtrier... Tenez, je m'amuse quelquefois, dans les gares, à la terrasse des cafés, partout où des foules passent et circulent, à observer, au strict point de vue homicide, les physionomies... Dans le regard, la nuque, le zygoma des joues, tous, en quelque partie de leur individu, ils portent visibles les stigmates de cette fatalité physiologique qu'est le meurtre... Ce n'est point une aberration de mon esprit, mais je ne peux faire un pas sans coudoyer le meurtre, sans le voir flamber sous des paupières, sans en sentir le contact aux mains qui se tendent vers moi... Avez-vous été dans une fête de village ?... et vous êtes-vous rendu compte quels étaient les plaisirs auxquels se ruent, de préférence, les promeneurs, jeunes ou vieux, ceux qui ont des regards doux aussi bien que ceux dont les dures physionomies font frissonner ?... Les tirs !... Et non pas les tirs naïfs, où l'on casse des pipes et des coquilles d'oeufs dansant au bout des jets d'eau... mais les tirs compliqués et dramatisés, où l'on voit passer et gesticuler des marionnettes en carton, des représentations d'humanité vivante... Dans ces fêtes paisibles, sous les ormes pleins de nids d'oiseaux, on ne s'amuse vraiment que dans les simulacres de massacres et de tuerie, qui vous sont offerts pour deux sous... Oui, souvent, en ces boutiques effroyables, j'ai examiné la figure de celui qui vise, de sa carabine, le petit bonhomme en carton, qui sautille parmi les mises en scène qui ajoutent à l'illusion de la réalité... La joie, la vraie et puissante joie du meurtre est en lui... Et moi-même !... Ah ! tenez... j'ai la certitude que je ne suis pas un monstre... je crois être un homme normal, avec des tendresses, des sentiments élevés, une nature supérieure, des raffinements de civilisation et de sociabilité !... Eh bien ! que de fois j'ai entendu gronder en moi la voix impérieuse du meurtre !... que de fois j'ai senti monter des profondeurs de mon être, à mon cerveau, dans un flux de sang, le désir, l'âpre désir de tuer !... Ne croyez pas que ce désir se soit manifesté dans une crise passionnelle, ait accompagné une colère subite et irréfléchie, ou se soit combiné avec un vil intérêt d'argent... Nullement... Ce désir naît soudain, puissant, injustifié en moi, pour rien et à propos de rien... Dans la rue par exemple, devant le dos d'un promeneur inconnu... Oui, il y a des dos, dans la rue, qui appellent le couteau... Pourquoi ? Un poète qui n'avait pas encore prononcé une parole parla ainsi, après le court silence d'angoisse qui avait suivi la confidence du philosophe : Pourquoi ?... Je n'en sais rien... C'est peut-être que nous sommes, sans oser nous l'avouer, d'impuissants et stériles criminels... Ces impressions décrites par notre ami, je les ai souvent ressenties, moi aussi, et tout dernièrement encore, dans les circonstances que voici... Je revenais de Lyon... et j'étais seul dans un compartiment de première classe... À je ne sais plus quelle station, un voyageur monta. L'irritation d'être troublé dans sa solitude, ou dans sa rêverie, peut déterminer des états d'esprit de violence intérieure, j'en conviens. Mais je n'éprouvai rien de tel. Je m'ennuyais tellement d'être seul que la venue fortuite de ce compagnon me fut plutôt, tout d'abord, un plaisir... Il s'installa en face de moi, après avoir déposé avec précaution, dans le filet, ses menus bagages... C'était un gros homme, d'allures vulgaires, et dont la laideur grossière me devint bientôt antipathique. Au bout de quelques minutes, je ressentais, à le regarder, comme un dégoût, qui m'était insupportable... Il était étalé sur les coussins, pesamment, les cuisses écartées, et son gros ventre, à chaque ressaut du train, tremblait ainsi qu'un paquet de gélatine. Comme il paraissait avoir chaud, il se décoiffa et s'épongea le front, un front bas, mangé par de courts cheveux en brosse. Son visage n'était qu'un amas de bourrelets de graisse, son triple menton oscillait sur la poitrine, lâche cravate de chair moite... Je pris le parti, pour éviter cette vue désobligeante, de regarder le paysage, et je m'efforçai de m'abstraire complètement de la présence de cet importun compagnon. Une heure se passa. Et quand la curiosité, plus forte que ma volonté, eut ramené mes regards sur lui, je vis qu'il s'était endormi d'un sommeil profond... Il dormait, tassé sur lui-même, la tête pendant et roulant sur ses épaules, ses grosses mains boursouflées, posées, toutes ouvertes, sur la déclivité de ses cuisses... Et je remarquai que ses yeux ronds saillaient sous des paupières plissées, et à travers lesquelles, dans une déchirure, apparaissait un petit coin de prunelles, noires, semblables à des ecchymoses sur un lambeau de peau flasque... Quelle folie, soudain, me traversa l'esprit. En vérité, je ne sais... Car si j'ai été souvent sollicité par le meurtre, cela était en moi à l'état embryonnaire de désir, et n'avait jamais encore pris la forme d'un acte... Je me levai doucement et m'approchai du dormeur, les mains écartées, crispées et violentes, comme pour un étranglement. Je suis doué d'une force peu commune, d'une souplesse de muscles, d'une extraordinaire puissance d'étreinte, et une étrange chaleur décuplait le dynamisme de mes facultés physiologiques... Mes mains allaient toutes seules vers le cou de cet homme, toutes seules, ardentes et terribles. Je sentais en moi une légèreté, une élasticité, un afflux d'ondes nerveuses, quelque chose comme une volupté réelle... Au moment où mes mains allaient se resserrer, indéserrable étau, sur ce cou graisseux, l'homme se réveilla... Il se réveilla avec la terreur dans son regard, et il balbutia : « Quoi ?... Quoi ?... Quoi ?... » Son oeil rond vacillait sous les paupières fripées. Ensuite, il resta fixe sur moi, dans de l'épouvante. Sans rien dire, je me rassis, et d'un air indifférent, je regardai le paysage. À chaque minute, l'épouvante grandissait dans le regard de l'homme qui, peu à peu, se tachait de rouge, se violaçait. Jusqu'à Paris, le regard de l'homme garda une effroyante fixité... Quand le train s'arrêta, l'homme ne descendit pas... Le narrateur alluma une cigarette à la flamme d'une bougie, et il dit, dans une bouffée de fumée : -Je crois bien... il était mort... Je l'avais tué d'une congestion cérébrale. Le Journal, 31 mai 1896.



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