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CONTES IV (SUITE 3)

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Image: Mirbeau par E. Gondouin: mirbeau.asso.fr

Musique : Gnossienne n°3 d_Eric SATIE  licence Musopen




Texte ou Biographie de l'auteur

Pour M. Lépine [Louis Lépine (1846-1933) est préfet de police de Paris depuis 1893.] L'avenue de Clichy, à une heure de la nuit. Il pleut. La boue grasse du pavé rend la marche difficile et glissante. L'avenue est presque déserte. De rares passants passent la figure enfouie dans les collets relevés des paletots ; de rares fiacres roulent à vide, ou bien emportent on ne sait quoi vers on ne sait où ; de rares femmes arpentent les trottoirs qui luisent comme de pâles lumières, sous la lune. -Monsieur... monsieur... venez chez moi... Appels mêlés de jurons obscènes et de menaces. Puis des silences... et des fuites... et des retours. Cela vient, tourne, s'efface, disparaît, revient et s'abat, ainsi que des corbeaux sur un champ où il y a une charogne. De place en place, il ne reste d'ouvert que des boutiques de marchands de vins, dont les devantures allumées trouent de clartés jaunes la masse d'ombre des maisons endormies. Et des odeurs d'alcool et de musc - crime et prostitution - circulent dans l'air par bouffées fraternelles. -Monsieur... monsieur... venez chez moi... Depuis cinq minutes, une femme me suit, que je ne vois pas, et dont j'entends seulement, derrière moi, le piétinement obstiné et la voix qui chuchote ce monotone et suppliant refrain : -Monsieur... monsieur... venez chez moi... Je m'arrête sous un réverbère. La femme aussi s'arrête, mais en dehors du rayonnement lumineux, je puis néanmoins l'examiner. Elle n'est point belle, ah ! non, ni tentante, et elle repousse, de toute la distance de son navrement, l'idée du péché. Car le péché, c'est de la joie, de la soie, du parfum et des bouches fardées, et des yeux en délire, et des cheveux teints, et de la chair parée comme un autel, lavée comme un calice, peinte comme une idole. Et c'est aussi de la tristesse riche, du dégoût opulent, du mensonge somptueux, de l'ordure en or et en perles. Elle n'a rien de tel à m'offrir, la malheureuse. Vieille de misère plus que d'âge, flétrie par la faim ou les lourdes ivresses cuvées dans les bouges, déformée par l'effroyable labeur de son tragique métier, obligée, sous la menace du coup de couteau, de marcher, de marcher toujours, dans la nuit, vers le désir qui rôde et qui cherche, renvoyée du souteneur qui la dépouille au policier qui la rançonne, du garni à la prison, elle est douloureuse à voir. Un léger caraco de laine noire recouvre sa poitrine ; des jupons boueux lui battent aux jambes, un immense chapeau la coiffe, dont les plumes fondent sous la pluie ; et sur son ventre elle tient ses mains croisées, deux pauvres mains rougies de froid - oh ! pas obscènes -, deux pauvres mains maladroites et noueuses que d'antiques mitaines gantent jusqu'aux doigts. N'étaient l'heure, le lieu, et l'accent de son appel, je la prendrais pour quelque servante sans place, et non pour une rôdeuse de trottoirs. Sans doute, elle se méfie de sa laideur, elle a conscience du peu de volupté qu'offre son corps, car elle s'efface de plus en plus sous mon regard, elle interpose des ténèbres et des ténèbres entre son visage et moi,et, semblant demander l'aumône, plutôt que d'offrir du plaisir, c'est d'une voix timide, tremblante, presque honteuse, qu'elle répète : -Monsieur... monsieur... venez chez moi... Monsieur... je ferai tout ce que vous voudrez... Monsieur... monsieur !... Comme je ne réponds pas, non par dégoût ni dédain, mais parce que, dans l'instant même, je regarde, avec compassion, un collier de corail qui lui entoure le cou d'une ligne rouge sinistrement, elle ajoute, tout bas, sur un ton de plus douloureuse imploration : -Monsieur... si vous aimez mieux... monsieur ?... J'ai chez moi une petite fille... Elle a treize ans, monsieur... et elle est très gentille... Et elle connaît les hommes comme une femme... Monsieur... monsieur... je vous en prie... Venez chez moi... Monsieur... monsieur !... Je lui demande : -Où demeures-tu ? Et, vivement, me désignant une rue, en face, qui s'ouvre sur l'avenue, en mâchoire d'ombre, en gueule de gouffre, elle répond : -Tout près... tenez, là... à deux pas d'ici... Vous serez bien content, allez ! Elle traverse la chaussée, courant, pour ne pas donner à ma réflexion le temps de changer, à ce qu'elle croit être mon désir, le temps de se glacer... Je la suis... Ah ! la pauvre diablesse !... À chaque pas qu'elle fait, elle retourne la tête, afin de bien s'assurer que je ne suis pas parti, et elle sautille dans les flaques, énorme et ronde, comme un monstrueux crapaud... Des hommes, qui sortent d'un cabaret, l'insultent en passant... Nous nous engouffrons dans la rue... Elle devant, moi derrière, nous marchons vers quelque chose de plus en plus noir. -C'est là... fait la femme... Tu vois que je ne t'ai pas menti... Elle pousse une porte seulement entrebâillée. Au fond d'un couloir étroit, une petite lampe à pétrole, dont la mèche fume et vacille, fait s'agiter sur les murs des lueurs de crime, des ombres de mort. Nous entrons... Mes pieds foulent des choses molles, mes bras frôlent des choses visqueuses... -Attends un peu, mon chéri... L'escalier est si traître !... L'assurance l'a reprise. Elle comprend qu'elle ne doit plus s'humilier, qu'elle n'est peut-être plus si laide, puisque je suis là, qu'elle me tient, qu'elle a conquis, ramené un homme, un homme qu'il s'agit de garder par des mots de caresses, d'exciter à la générosité par des promesses d'amour... D'amour !... Je ne suis plus le « Monsieur » hésitant qu'elle implorait, tout à l'heure ; je suis le « chéri », l'aubaine attendue, celui qui apporte peut-être de quoi manger pour le lendemain, ou de quoi se payer la crapuleuse ivresse par quoi la faim s'oublie, et tout, et tout, et tout !... Elle allume un bougeoir, à la flamme tordue de la lampe, et, m'indiquant le chemin, elle me précède dans l'escalier. L'ascension est rude. La malheureuse monte avec peine, avec effort ; elle souffle, siffle et râle ; de sa main libre, elle soutient son ventre qui la gêne, qui la pèse, dont elle ne sait que faire, comme un paquet trop lourd. -Ne t'impatiente pas, chéri... C'est au deuxième... Et la rampe est gluante, les murs suintent et suppurent, les marches de bois craquent sous les pieds ; il faut raffermir son estomac contre les nausées que soulèvent d'intolérables odeurs de boue ramenées avec les hommes, de crasse dont l'humidité exaspère la virulence, de déjections mal closes ; sur les paliers, à travers les portes, on entend des voix qui rient, qui crient, qui prient, des voix qui marchandent, qui menacent, qui exigent, des voix obscènes, des voix saoules, des voix étouffées... Oh ! ces voix ! La tristesse de ces voix, en ce lieu de nuit, de terreur, de misère et de... plaisir ! Enfin, nous sommes arrivés. La clef a grincé dans la serrure, la porte a grincé sur ses gonds, et nous voilà dans une petite pièce où il n'y a qu'un fauteuil de reps vert, déchiré et boiteux, et qu'une sorte de lit de camp sur lequel une vieille qui dormait s'est dressée, au bruit, comme un spectre, et me dévisage de ses yeux ronds, jaunes, étrangement fixes, et pareils à ceux des oiseaux qui veillent, dans les bois, la nuit... En face de la fenêtre, des linges sèchent sur une corde tendue d'un mur à l'autre. -Je t'avais dit d'enlever ça, reproche la femme à la vieille qui fait entendre une sorte de grommellement et retire les linges qu'elle dépose en tas sur le fauteuil. Une porte encore, et c'est la chambre... Et nous sommes seuls. Je demande : -Qui est cette vieille ? -C'est celle qui me prête la petite, mon chéri... -Sa mère ? -Oh ! non ! J'sais pas où elle l'a prise. Je ne l'ai que depuis hier... Elle n'a pas eu de chance, la pauvre femme !... Ah ! vrai ! Elle n'est guère heureuse, elle, non plus... Son fils est à la Nouvelle... C'était mon amant autrefois... Il a estourbi c't'horloger de la rue Blanche, tu sais bien, c't'horloger ?... Ses filles sont en maison... et ne lui donnent rien... Faut bien qu'elle vive aussi !... Hein ! crois-tu ?... Puis : -Seulement, elle amène la petite ici... parce que chez elle... ah ! si tu voyais ça ?... C'est si pauvre, si pauvre !... La chambre est à peine meublée, et révèle une indicible détresse... Les fenêtres sont sans rideaux, la cheminée sans feu. L'humidité décolle des murs le papier qui, çà et là, retombe, par plaques, ainsi que des lambeaux de peau morte... Il fait froid... La femme s'excuse... -C'est que je n'ai pas de bois... ni de charbon... L'hiver est arrivé si vite !... Et puis voilà un mois que les agents sont venus... Ils m'ont emballée... Il n'y a que trois jours qu'ils m'ont relâchée, crois-tu ?... Et elle ajoute : -Si seulement j'avais eu vingt francs à leur donner, ils m'auraient laissée tranquille... Ah ! les chameaux !... Non, là ! vrai !... Il y en a qui demandent « un bonheur »... d'autres veulent de l'argent... Moi, ils me demandent toujours de l'argent. Ça ne devrait pas être permis... Au fond de la pièce, un grand lit s'étale, avec deux oreillers exhaussés sur un traversin... À côté, un autre lit, plus petit, où j'aperçois, émergeant des couvertures, un ébouriffement de chevelure blonde, et, dans ce blond, une mince figure pâle qui dort. -C'est la petite, mon chéri... Mets-toi à ton aise... Je vais la réveiller... Ah ! tu vas voir ce qu'elle est vicieuse et adroite... Tu seras bien content, va... -Non... non... laisse-la. -Ah ! tu sais... elle ne va pas avec tout le monde... elle ne va qu'avec les Messieurs qui sont généreux... -Non... laisse-la dormir... -Comme tu voudras, mon chéri... Elle n'a pas conscience du crime qu'elle me propose, et mon refus l'étonne plutôt... Lorsqu'elle voulait réveiller l'enfant, je l'ai observée. Sa main n'a pas tremblé ; elle n'a pas éprouvé au coeur cette commotion vasculaire qui fait descendre la sang, et pâlir le visage. Je lui demande : -Et si la police la trouvait chez toi ?... Sais-tu que c'est la Cour d'assises, la maison centrale ? La femme fait un geste vague, et elle dit : -Ah ! bien... qu'est-ce que tu veux ? Mais devant mon air grave et triste, elle a perdu confiance de nouveau. Elle n'ose point se regarder dans la glace ; elle n'ose point, non plus, se montrer à moi-même dans la lueur pauvre du bougeoir... Et l'eau dégoutte sur la cheminée, et elle est venue, près du grand lit, dans la pénombre, où elle s'apprête à se déshabiller. -Non, lui dis-je... Inutile... Je ne veux pas de toi, non plus. Et je lui mets dans la main deux pièces d'or, deux pièces d'or qu'elle tourne, retourne, soupèse et qu'elle considère ensuite, d'un regard hébété, sans rien dire. Moi aussi, je n'ai rien à lui dire. Et que lui dirais-je ? Lui prêcher le repentir, les beautés de la vertu ? Des mots, des mots, des mots !... Ce n'est pas elle la coupable. Elle est telle exactement que l'a voulue la société, à l'insatiable appétit de qui il faut, chaque jour, apporter sa large portion d'âmes humaines... Lui parler de haine, de révolte ?... À quoi bon ?... Des mots encore. La misère est bien trop lâche ; elle n'a pas la force de brandir un couteau, ni d'agiter une torche sur l'égoïste joie des heureux... Mieux vaut donc que je me taise !... D'ailleurs, je ne suis pas venu ici pour pérorer comme un socialiste. L'heure n'est pas aux déclamations vaines, qui ne remédient à rien et ne font que montrer davantage le vide des actes dans le vide des phrases... Je suis venu pour voir, et j'ai vu... Il ne me reste plus qu'à partir... Bonsoir !... L'enfant dort toujours dans son lit, nimbée de blond. Les possessions d'impubère ont déjà flétri sa bouche, pourri son haleine, et mis des éraillures au coin de ses yeux fermés. Dans la pièce voisine, j'entends la vieille qui rôde et qui traîne ses savates sur le plancher craquant. La femme a caché ses deux pièces d'or sous le traversin, et elle me dit tout bas : -La vieille va être furieuse que tu n'aies pas été avec la petite... Donne-lui quelque chose pour qu'elle ne me prenne pas tout ce que tu m'as donné... C'est une méchante vieille, et rosse, rosse... Ah ! vrai... Et puis attends que je t'éclaire, monsieur... L'escalier est si traître !... Le gamin qui cueillait les cèpes Vous connaissez Porcellet, Guillaume-Adolphe Porcellet, le député millionnaire et socialiste ?... Petit, trapu, la barbe très noire, le geste violent, c'est un homme redoutable et qui fait trembler les bourgeois. Je me souviens d'un grand dîner qu'il donna, l'année dernière, en son hôtel de l'avenue Hoche, pour fêter je ne sais quelle grève. Table resplendissante d'argenteries anciennes et fleuries de fleurs rares. On se serait cru chez un grand seigneur d'autrefois, n'eussent été l'allure vulgaire et les éclats de voix canailles qui attestent chez notre amphitryon un muflisme inégalable... Oui, mais au dessert, la réaction n'en mena pas large... Et quelle joie pour les grévistes lointains, s'ils avaient pu assister à leur triomphe, car c'était leur triomphe, ne l'oubliez pas !... La bouche grasse, des pommettes rouges, les yeux injectés de bourgogne, Guillaume-Adolphe Porcellet célébra la grève, la sainte grève !... Avec une âpre éloquence, il parla des exploiteurs de peuples, des affameurs de pauvres... Et au lieu des applaudissements frénétiques des convives gorgés de sauces et de vins, parmi les odeurs de truffes et les fumets de gibier, il s'écria dans une péroraison sublime : « Quand donc fera-t-on sauter tous les riches ?.... » Et de toutes parts, l'on reprit en choeur : « Oui... Oui... À bas les riches... » Ce fut très beau. Ce fut plus beau encore, après le dîner, lorsque Porcellet nous fit l'historique de ses tapisseries et de ses meubles... Celles-ci avaient appartenu à François de Guise... Ceux-là venaient de la duchesse d'Étampes... C'était la ruine et le sang de tout un peuple !... C'était tramé et ouvré avec la chair vive des misérables !... Abomination ! -Ah ! les bandits ! hurlait-il... s'ils pouvaient revenir, une heure seulement, et voir toutes ces défroques royales chez moi... chez Porcellet... chez le prolétaire Porcellet ! Car, enfin, je suis un prolétaire, moi !... Et je m'en vante !... Hein ! croyez-vous qu'ils en feraient un nez !... Et, en nous les désignant, il invectivait les portraits des hommes de guerre et des dames de cour qui ornaient de leurs figures un peu effacées les somptueux panneaux du grand salon. -Crapules !... Assassins !... Prostituées !... Je me souviens encore qu'à un moment, lui tapant sur l'épaule, je lui dis : -Et les grévistes, cher Porcellet, les grévistes en l'honneur de qui nous venons de dîner si magnifiquement ?... Quelle vengeance pour eux s'ils pouvaient te voir de leurs bouges, et voir tout ça !... tout ça ! Comme ça leur donnerait du coeur au ventre ! -Hein ?... Crois-tu !... approuva Porcellet qui, de plus en plus, s'animait et dont le rire d'ivrogne, subitement lâché, creva en hoquets dans un coussin de soie rose. Le hasard d'une promenade à bicyclette m'amena, il y a huit jours, dans ses terres. Cela s'appelle le domaine de Raillon, domaine considérable que notre farouche ami acheta, pour rien, du vieux marquis de Raillon, ruiné par lui. Porcellet aime à raconter cette histoire, assez sinistre, qu'il termine, invariablement, par cette exclamation : -Ah ! les nobles !... Je leur fais voir de quel bois je me chauffe !... Le domaine s'étend sur quatre communes habitées par des bûcherons, terrassiers, ouvriers des champs qui ne vivent que des miettes parcimonieuses de cette vaste propriété :vies misérables... journées au rabais... ambulants chômages... spectres de fièvre et de famine que l'on voit, peu à peu, déserter les taudis du village et s'en aller vers des terres plus hospitalières et de moins dures servitudes... L'ombre qui, maintenant, s'allonge du château, plus loin, toujours plus loin, est mortelle aux hommes... Quand elle ne les tue pas, elle les chasse... Un bois de huit cents hectares entoure, de ses profondes masses de verdure, le château remis à neuf d'après les plans de Porcellet, et selon la plus pure esthétique du onzième siècle... La loge du concierge figure une tour carrée, avec une plate-forme à créneaux, garnie d'échauguettes... Il semble que ces murs percés d'étroites meurtrières dissimulent des troupes d'arquebusiers... Heureusement la pierre en est trop neuve... Elle ne fait plus peur... Et le portier, au lieu d'être armuré de cuir fauve et casqué de fer, arbore un pacifique uniforme de garçon de banque, ce qui fait rire les passants comme d'un décor d'opérette... Mais le bois est admirable ; grasse et profonde, la terre, du moins, y est bonne aux arbres. J'aurais bien voulu pénétrer dans le bois, marcher sous ces vastes avenues royales que l'on aperçoit de la route, et dont l'ombre ardente et douce me tentait. L'accès en est impossible. Des clôtures hargneuses le gardent ; des montants de fer, aux pointes aiguës, reliés par tout un hérissement de ronces artificielles le défendent mieux qu'un cordon de gendarmes. Je me rappelais qu'autrefois tout le monde pouvait se promener dans le bois et se rafraîchir aux sources qui, en maint endroit, jaillissent et bouillonnent. Le vieux marquis tolérait que les pauvres vinssent ramasser les branches mortes ; le dimanche, il permettait aux voisins et aux parents de faire des provisions de morilles, de noisettes, de châtaignes et de champignons. C'était un amusement et aussi une ressource qu'ils ne dédaignaient point... Ceux qui possédaient des vaches étaient autorisés à faucher les hautes fougères pour la litière de leurs bêtes... Il est vrai que le vieux marquis n'était pas socialiste et qu'il n'éprouvait pas, au dessert, le besoin de faire sauter les riches avec les bouchons de champagne !... Et voilà qu'aujourd'hui défense est faite à quiconque de pénétrer dans le bois, sous peine de procès et de coups de fusil... Les braconniers eux-mêmes ne s'aventurent plus... car ils savent qu'au plus épais des fourrés, derrière les arbres géants, il y a toujours, en même temps que d'invisibles regards chargés de haine, une arme chargée de plomb braquée sur eux. J'admirais comment Porcellet, au nom des idées modernes et des fraternités sociales, avait changé toutes ces vieilles coutumes, aboli toutes ces patriarcales libertés... Et, devant les meurtrières approches des clôtures, je me disais : -Ah ! ce diable de Porcellet !... Voilà un brave homme !... Quel apôtre !... L'aime-t-il assez, ce peuple !... Les console-t-il assez, ces malheureux !... Et quelle belle chose vraiment que le socialisme !... Il est probable que je me fusse longtemps encore attendri sur ce que je voyais autour de moi, quand tout à coup j'aperçus, débouchant d'une route transversale, l'ami Porcellet ! Porcellet lui-même qui, botté, harnaché en guerre, fusil à l'épaule, pistolet et coutelas à la ceinture, marchait pesamment, suivi de six gardes armés, lesquels étaient aussi suivis de six dogues énormes, portant des colliers à pointes de fer et montrant des gueules terribles. M'ayant reconnu, Porcellet, bruyant et joyeux, vint à moi : -Ah ! par exemple, fit-il, voilà de la veine !... Comment !... Toi ici ?... Sur mes terres ?... Et prenant une grosse voix comique qui simulait la fureur, il me demanda : -Et de quel droit te trouves-tu sur mes terres, vil manant ?... Gardes, saisissez-vous de cet homme et le branchez incontinent au premier arbre de mon avenue !... Les six dogues grognèrent. D'un geste menaçant Porcellet les apaisa, et tout égayé de sa plaisanterie moyenâgeuse : -Sacré farceur, va ! fit-il. Puisque tu es sur mes terres, je t'emmène ; et tu viens passer quelques jours chez moi, dans mon château, hein ?... J'alléguai toutes sortes d'excuses, d'affaires pressées... et pour détourner la conversation je lui dis : -Mais où vas-tu ainsi, cuirassé comme un cardinal du seizième siècle, et avec une suite de lansquenets et de bêtes de guerre ? Instantanément, Porcellet eut une violente colère. -Ah ! ne m'en parle pas... C'est à vous dégoûter de la campagne et d'user sa vie à faire du bien aux gens !... Je ne suis entouré ici que de pillards... de voleurs... d'effrontés coquins qui me grugent... me dévorent... Jour et nuit, il faut que je veille, avec ces braves gens et braves bêtes, sur mon domaine... Sans quoi, le diable m'emporte ! ils le déménageraient, je crois, ces gueux ! Ça n'est pas une existence !... Je ne peux plus avoir une minute de tranquillité... Tiens ! on vient de m'avertir qu'un méchant gamin de dix ans a franchi les clôtures, là-bas, et qu'il me vole mes cèpes !... -Eh bien ? -Eh bien, je vais lui apprendre, à ce misérable, de quel bois je me chauffe !... Et, d'un geste imposant, il me montra ses armes, ses gardes, ses dogues. -Un gamin de dix ans ! repris-je... voyons, mon cher Porcellet... ça n'est pas très dangereux !... Et qu'est-ce que cela peut te faire qu'il cueille des cèpes ?... Tu ne les mangeras pas tous, je suppose ? -Ce que cela me fait ?... rugit Porcellet... Mais, dis donc... tu es étonnant !... Est-ce que ce bois n'est pas mon bois ?... Est-ce que ces cèpes ne sont pas mes cèpes ?... Non, mais je t'admire, en vérité !... Il faudrait peut-être que je nourrisse avec des cèpes un petit pouilleux, un sale gosse, qui n'a même pas, je parie, un morceau de pain à manger !... Eh bien ! il va voir qui je suis... Je vais lui apprendre de quel bois se chauffe Guillaume-Adolphe Porcellet !... Et toi, tu sais !... je te retiens... Tu en as de bonnes !... Je lui demandai : -Il y a une chose que je voudrais bien savoir... Tes électeurs... comment prennent-ils ces façons-là ? Qu'est-ce qu'ils pensent de ton socialisme ? Porcellet haussa ses épaules carrées... Et il répondit d'un ton plus sec : -Je ne suis pas à la Chambre, ici... je suis chez moi !... Je ne fais pas de politique, ici... je fais de la culture !... Ça n'a aucun rapport !... Quant aux électeurs, je m'en fous !... Est-ce que je ne les paye pas pour me nommer ?... Tu es donc devenu bête, maintenant ?... Mais il me regardait d'un oeil louche et haineux : -Alors, dit-il après un silence, c'est bien entendu ?... Tu refuses mon hospitalité ? Tu refuses de venir passer quelques jours chez moi... dans mon château ?... Oui ?... À ton aise, mon vieux !... Tu es libre... Tout le monde est libre, ici !... Au revoir ! Et, se tournant vers ses gardes, il commanda : -Et, vous autres... en avant !... Il va voir tout à l'heure de quel bois je me chauffe ! Il me quitta, traversa la route au pas militaire, ouvrit une barrière fermée par une lourde serrure... Puis, suivi de ses six gardes, suivis eux-mêmes de leurs six dogues, il s'enfonça, formidable, dans le bois, à la poursuite... du gamin qui cueillait des cèpes... La fée Dum-Dum Hier soir, dans un théâtre, j'ai rencontré un officier anglais de mes amis, il me conta qu'il revenait des Indes. C'est un charmant garçon qui aime beaucoup la France. Paris surtout et ses femmes, qu'il trouve supérieures à toutes les autres. -Je connais, me dit-il, le temple d'Éléphanta. Eh bien, ça n'est rien à côté des Parisiennes. D'autant que les femmes d'Éléphanta sont en bois, et que les Parisiennes... Ah non ! ah non ! elles ne sont pas en bois... Et il s'esclaffa de cette plaisanterie, un peu trop grossièrement britannique, il me semble... Puis il me parla de notre théâtre qu'il aime aussi beaucoup. En fort bons termes, il apprécia, comme il sied, les P'tites Michu et le Nouveau Jeu qu'il est allé voir trois fois, déjà ! -Eh bien ! lui dis-je quand il eut fini avec ses effusions dramatiques, car je ne voulais pas être en reste de politesse avec lui... vous avez eu un vrai succès avec votre balle Dum-Dum ! -Ne m'en parlez pas ! fit-il en riant. Et modeste, il ajouta : -Pourtant !... ce n'est rien... c'est tout petit !... Figurez-vous une petite chose, - comment appelez-vous ? - une toute petite noisette... C'est cela... Figurez-vous une toute petite noisette !... C'est charmant ! -Et quel joli nom, mon cher ! -En effet, approuva l'officier visiblement flatté... Très poétique !... -On dirait d'un nom de fée dans une comédie de Shakespeare... La fée Dum-Dum ! Une fée qui, rieuse, légère et blonde, saute et danse parmi les bruyères et les rayons de soleil. Et allez donc, Dum-Dum !... -Parfaitement... Et allez donc !... Et beaucoup plus fée, sautillante et dansante que vous le pensez, cette petite Dum-Dum !... La plus miséricordieuse de toutes les fées, car, avec elle, il n'y a plus de blessés ! -Ah ! ah ! -Il n'y a plus que des morts !... C'est exquis ! -Exquis !... -Qu'est-ce que vous voulez, mon cher ?... Il faut bien civiliser un peu les gens, même malgré eux... Et puis, n'est-ce pas très vilain, très dégoûtant de rencontrer des invalides avec leurs manches vides de bras, leurs jambes et leurs têtes de bois !... Et le vieux capitaine qui, le soir, au cercle, vous raconte tout le temps ses trente-six blessures !... Fini aussi, ce type de vieux raseur !... Ah ! si vous aviez eu cette balle enchantée pendant la Commune et à Fourmies... [Le 1er mai 1891, à Fourmies, petite ville à la frontière franco-belge, la troupe a tiré sur la foule à l'occasion de la manifestation internationale du Premier Mai : dix personnes ont été tuées, dont deux enfants. L'allusion à cet événement disparaîtra dans la version du Jardin des supplices.] -Alors, c'est sérieux !... Ce n'est pas une blague !... Un conte d'Edgar Poë ! Un rêve de Thomas de Quincey !... [Edgar Poë (1804-1849) et Thomas de Qwncey (1785-1859), ont été tous les deux traduits par Baudelaire.] -Écoutez !... Je l'ai expérimentée moi-même ! Car je suis un soldat fort ingénieux... J'ai fait placer douze Hindous... -Vivants ? -Naturellement, mon cher. L'empereur d'Allemagne, lui, fait des expériences sur des cadavres. Il est encore imbu de cette vieille théorie romantique : qu'il est des morts qu'il faut qu'on tue !... Ça n'a pas de sens commun !... Et c'est tout à fait antiscientifique !... Moi, j'opère sur des personnes non seulement vivantes, mais d'une constitution robuste et d'une parfaite santé... Au moins, comme cela, on voit ce que l'on fait et où l'on va. -Mille pardons, mon cher... Continuez, je vous prie. -Donc, j'ai fait placer douze hindous, l'un derrière l'autre, sur une ligne géographiquement droite... Et j'ai tiré !... -Eh bien ! -Eh bien, cher ami, cette petite balle Dum-Dum a fait merveille ! Des douze hindous, il n'en est pas resté un seul !... La balle avait traversé leurs douze corps, qui n'étaient plus que douze petits tas de chair en bouillie, et d'os littéralement broyés... -All right !... C'est admirable !... -Oui... très admirable !... Et songeur, après quelques secondes d'un silence grave, il poursuivit : -Mais je rêve... je cherche quelque chose de mieux. Je cherche, mon cher, un balle... une petite balle qui ne laisserait de ceux qu'elle n'atteint rien... rien... rien !... -Comment rien ? interrompis-je. -Ou si peu de chose ! à peine un petit tas de cendres, ou même une légère fumée roussâtre qui se dissiperait tout de suite. -Une incinération automatique ! -Parfaitement. -C'est génial ! -Génial, administratif et humain ! Avez-vous songé aux avantages incalculables de cette invention ?... De la sorte, je supprimerais les chirurgiens d'armée, les infirmiers, les ambulances, les hôpitaux militaires, les pensions aux blessés, etc., etc... Ce serait une économie merveilleuse !... Un soulagement pour les budgets des États !... Et je ne parle pas de l'hygiène !... Quelle conquête pour l'hygiène ! -Et vous pourriez appeler cette balle la balle Nib-Nib ! -Très joli !... Très joli ! applaudit l'officier qui se mit à rire bruyamment, de ce brave et franc rire qu'ont les soldats de tous les pays et de tous les grades... Quand il se fut calmé : -Par exemple, dit-il, je ne comprends pas pourquoi votre presse nous éreinte, nous autres Anglais qui avons trouvé ce splendide engin, et pourquoi elle nous traite de sauvages et d'hypocrites. J'admire même que ce soient les plus farouches de vos patriotes, ceux-là mêmes qui crient très haut qu'on ne dépense jamais assez de milliards pour la guerre, qui ne parlent que de tuer et de bombarder, que ce soient ceux-là, je le répète, qui nous vouent à l'exécration des peuples civilisés ! Mais, sapristi ! nous sommes logiques, avec l'état de barbarie où nous sommes, nous, tous les peuples civilisés. Comment !... on admet que les obus soient explosibles... et l'on voudrait que les balles ne le fussent pas ?... Quelle est donc cette chinoiserie ? Nous vivons sous la loi universelle de la guerre. Or, en quoi consiste la guerre ? Elle consiste à massacrer le plus d'hommes que l'on peut, en le moins de temps possible ! Pour la rendre de plus en plus meurtrière et expéditive, il s'agit de trouver des engins de destruction de plus en plus formidables. C'est une question d'humanité !... Et c'est le progrès moderne !... -Mais malheureux, objectai-je, et le droit des gens ? Qu'en faites-vous ? L'officier anglais ricana. Et levant les bras au ciel : -Le droit des gens ! répliqua-t-il. Voyons, vous n'êtes pas sérieux. Et c'est vous qui me donnez en ce moment le plus déplorable exemple d'hypocrisie. Le droit des gens !... Mais c'est de massacrer les gens, en bloc ou en détail, avec des obus ou des balles, peu importe, pourvu que les gens soient dûment massacrés !... -Cependant, nous ne sommes pas des sauvages... que diable ! -Mais que sommes-nous donc ? Nous sommes, mon cher monsieur, des sauvages pires que les anthropophages de l'Australie, puisque, ayant conscience de notre sauvagerie, nous y persistons. Et puisque c'est par la guerre, c'est-à-dire par le vol, le pillage et le massacre, que nous entendons gouverner, commercer, régler nos différends, venger notre honneur !... eh bien ! nous n'avons qu'à supporter les inconvénients de cet état de brutalité où nous voulons nous maintenir quand même !... Allez-vous demander au tigre de mettre des gants à ses griffes lorsqu'il déchire sa proie ! Non, non !... Pas d'hypocrisie !... Nous sommes des brutes, agissons en brutes. Nous ne sommes pas près, encore, de voir se lever, sur nous, l'aube blanche de la civilisation et le rayonnant soleil de l'amour humain. L'entracte finissait. Dans les couloirs, chacun s'empressait de regagner sa place. -Je vous quitte, me dit l'officier en me serrant la main. Je vais penser sérieusement à la balle Nib-Nib !... Faites de même. Au revoir. Toute la soirée, je fus hanté de massacres et de destructions. Et, la nuit, je vis passer, au-dessus des bruyères rouges de sang, blonde et rieuse, la petite fée Dum-Dum... La vache tachetée Depuis un an que le malheureux Jacques Errant avait été jeté dans un cachot noir comme une cave, il n'avait vu âme qui vive, hormis des rats et son gardien, qui ne lui parlait jamais. Et il ne savait pas, et il ne pouvait pas savoir de quoi il était accusé, et s'il était accusé de quelque chose. Il se disait souvent : -C'est curieux qu'on m'ait retiré de la circulation sans me dire pourquoi et que, depuis un an, je sois toujours en quelque sorte suspendu à la terreur d'un procès dont j'ignore la cause. Il faut que j'aie commis, sans m'en douter, un bien grand crime !... Mais lequel ?... J'ai beau chercher, fouiller ma vie, retourner mes actions dans tous les sens, je ne trouve rien... Il est vrai que je suis un pauvre homme, sans intelligence et sans malice... Ce que je prends pour des actes de vertu, ou simplement pour des actes permis, ce sont peut-être de très grands crimes... Il se rappelait avoir sauvé, un jour, un petit enfant qui se noyait dans la rivière ; un autre jour, ayant très faim, il avait donné tout son pain à un misérable qui se mourait d'inanition sur la route. -C'est peut-être cela ! se lamentait-il. Et peut-être que ce sont là des choses monstrueuses et défendues !... Car, enfin, si je n'avais pas commis de très grands crimes, je ne serais pas, depuis un an, dans ce cachot !... Ce raisonnement le soulageait, parce qu'il apportait un peu de lumière en ses incertitudes, et parce que Jacques Errant était de ceux pour qui la Justice et les juges ne peuvent pas se tromper et font bien tout ce qu'ils font. Et quand il était repris, à nouveau, de ses angoisses, il se répétait à lui-même : -C'est cela !... c'est cela !... Parbleu, c'est cela !... ou autre chose que je ne connais pas... car je ne connais rien, ni personne, ni moi-même. Je suis trop pauvre, trop dénué de tout pour savoir où est le bien, où est le mal... D'ailleurs, un homme aussi pauvre que je suis ne peut faire que le mal !... Une matinée, il s'enhardit jusqu'à interroger son gardien... Ce gardien était bon homme, malgré son air farouche. Il répondit : -Ma foi !... Je pense qu'on vous aura oublié ici... Il se mit à rire bruyamment, d'un rire qui souleva ses longues moustaches, comme un coup de vent soulève les rideaux d'une fenêtre entrouverte. -J'en ai un, reprit-il, le numéro 814 ; il est au cachot depuis vingt-deux ans, comme prévenu ! Le gardien bourra sa pipe méthodiquement et, l'ayant allumée, il continua : -Qu'est-ce que vous voulez ? Les prisons regorgent de monde en ce moment, et les juges ne savent plus où donner de la tête... Ils sont débordés !... Jacques Errant demanda : -Que se passe-t-il donc ? Est-ce qu'il y a une révolution ? -Pire qu'une révolution... Il y a des tas d'effrontés et dangereux coquins qui s'en vont proclamer des vérités, par les chemins !... On a beau les juger tout de suite, ceux-là, et tout de suite les condamner, il en vient toujours ! Et l'on ne sait pas d'où ils sortent !... Et, lançant une bouffée de fumée, il conclut : -Ah ! tout cela finira mal !... tout cela finira mal ! Le prisonnier eut un scrupule : -Moi aussi, questionna-t-il, non sans une terrible angoisse, j'ai, peut-être, par les chemins et sans le savoir, proclamé une vérité ? -C'est peu probable ! répliqua le gardien, en hochant la tête... Car vous n'avez point une mauvaise figure... Il se peut que vous soyez un assassin, un faussaire, un voleur. Ce qui n'est rien, en vérité, ce qui est même une bonne chose... Mais si vous aviez fait ce que vous dites, il y a longtemps que vous auriez été jugé et mis à mort... -On les condamne donc à mort, ceux qui vont proclamant des vérités ? -Tiens !... Parbleu !... Il ne manquerait plus qu'on les nommât ministres ou archevêques... ou qu'on leur donnât la croix de la Légion d'honneur !... Ah ! çà !... D'où venez-vous ? Un peu rassuré, Jacques Errant murmura : -Enfin !... pourvu que je n'aie pas proclamé une vérité quelque part... C'est l'essentiel... -Et que vous n'ayez pas, non plus, une vache tachetée !... Parce que voilà encore une chose qui n'est pas bonne par le temps qui court... Le gardien parti, Jacques songea : -Il ne faut pas que je sois inquiet... Je n'ai jamais proclamé de vérité... jamais je n'ai eu de vache tachetée... Je suis donc tranquille ! Et ce soir-là, il dormit d'un sommeil calme et heureux. Le dix-septième jour de la seconde année de sa prévention, Jacques Errant fut extrait de son cachot et conduit entre deux gendarmes dans une grande salle où la lumière l'éblouit au point qu'il manqua défaillir... Cet incident fut déplorable, et le malheureux entendit vaguement quelques personnes murmurer : -Ce doit être un bien grand criminel !... -Encore un qui aura proclamé une vérité !... -Il a plutôt l'air de celui qui possède une vache tachetée... -Il faudrait le livrer à la justice du peuple ! -Regardez comme il est pâle ! -À mort !... À mort !... À mort !... Et comme Jacques reprenait ses sens, il entendit un jeune homme qui disait : -Pourquoi criez-vous contre lui ? Il semble pauvre et malade. Et Jacques vit des bouches se tordre de fureur, des poings se lever... Et le jeune homme, frappé, étouffé, couvert de sang, fut chassé de la salle, dans un grand tumulte de meurtre. -À mort !... À mort !... À mort !... Derrière un immense Christ tout sanglant et devant une table en forme de comptoir, il y avait des hommes assis, des hommes habillés de rouge et qui portaient sur la tête des toques étrangement galonnées d'or. -Jacques Errant, prononça une voix qui sortait, nasillante et fêlée, de dessous l'une de ces toques, vous êtes accusé de posséder une vache tachetée. Qu'avez-vous à répondre ? Jacques répondit doucement et sans embarras : -Monsieur le juge, comment serait-il possible que je possédasse une vache tachetée ou pas tachetée, n'ayant ni étable pour la loger, ni champ pour la nourrir ? -Vous déplacez la question, reprocha sévèrement le juge et, par là, vous montrez un rare cynisme et une détestable perversité... On ne vous accuse pas de posséder soit une étable, soit un champ, quoique en vérité ce soient là des crimes audacieux et qualifiés que, par un sentiment d'indulgence excessive, la Cour ne veut pas relever contre vous... Vous êtes accusé, seulement, de posséder une vache tachetée... Qu'avez-vous à répondre ? -Hélas ! protesta le misérable, je ne possède pas cette vache-là, ni aucune autre vache que ce soit !... Je ne possède rien sur la terre... Et je jure, en outre, que jamais, à aucun moment de ma vie, je n'ai, de par le monde, proclamé une vérité... -C'est bien !... grinça le juge d'une voix tellement stridente que Jacques crut entendre se refermer sur lui la porte de la prison éternelle... Votre affaire est claire... et vous pouvez vous asseoir !... Vers la nuit, après bien des paroles échangées entre des gens qu'il ne connaissait pas, et où sans cesse revenaient son nom et la vache tachetée, parmi les pires malédictions, Jacques fut condamné à cinquante années de bagne pour ce crime irréparable et monstrueux de posséder une vache tachetée qu'il ne possédait pas. La foule, déçue de cette sentence, qu'elle trouvait trop douce, hurla : -À mort !... À mort !... À mort !... Elle faillit écharper le pauvre diable que les gendarmes eurent toutes les peines du monde à protéger contre les coups. Parmi les huées et parmi les menaces, il fut reconduit dans sa cellule, où le gardien l'attendait : -Ma tête est toute meurtrie ! dit Jacques Errant accablé... Comment se fait-il que moi, qui ne possède quoi que ce soit dans le monde, je possède une vache tachetée, sans le savoir... -On ne sait jamais rien !... déclara le gardien, en bourrant sa dernière pipe de la nuit... Vous ne savez pas pourquoi vous avez une vache tachetée... Moi, je ne sais pas pourquoi je suis geôlier, la foule ne sait pas pourquoi elle crie : « À mort ! »... et la terre pourquoi elle tourne !... Et il se mit à fumer, silencieusement, sa pipe... Dépopulation [Ce conte fait partie d'une série de six articles dans lesquels, à l'automne 1900, Mirbeau entreprend une campagne néo-malthusienne, contre le projet de législation nataliste déposé par le sénateur Piot, de la Côte d'Or.] L'autre jour, j'avais chez moi un ouvrier menuisier qui était venu réparer ma bibliothèque. C'est un homme très intelligent et qui aime à causer. Pendant qu'il travaillait : -Est-ce que vous avez des enfants ? lui demandai-je. -Non... me répondit-il durement... Et après une pause... d'une voix plus douce : -Je n'en ai plus... J'en ai eu trois... ils sont tous morts... Il ajouta, en hochant la tête : -Ah ! ma foi ! quand on voit ce qui se passe... et la peine qu'on a dans la vie... ça vaut peut-être mieux pour eux, qu'ils soient morts... les pauvres petits bougres... Au moins, ils ne souffrent pas. J'insistai un peu cruellement : -Est-ce qu'il y a longtemps que le dernier est mort ? -Dix ans, fit-il. -Et depuis ?... -Depuis, vous comprenez que ni moi, ni ma femme, nous n'en avons pas voulu d'autres... Ah ! non, par exemple... Je lui expliquai l'admirable mécanisme de la loi Piot, et comme quoi, étant assez mauvais patriote pour n'avoir pas, ou pour n'avoir plus d'enfants vivants... il serait passible d'un impôt, s'il arrivait que cette loi fût votée... Il ne parut pas très étonné, ayant pris l'habitude de considérer la vie en philosophe : -Je m'attends à tout des lois, me dit-il, sans aigreur... Une loi, parbleu !... Je sais ce que c'est... Je sais que ça n'est jamais pour nous autres... Les lois sont toujours faites pour les riches contre les pauvres... Mais tout de même... celle dont vous me parlez... elle est vraiment un peu forte... Car si je n'ai plus d'enfants... c'est de leur faute... -De leur faute ?... À qui ?... -Mais aux autorités... à l'État... je ne sais pas, moi... à tous les bonhommes qui sont chargés de fabriquer les lois, à tous ceux-là qui sont chargés de les appliquer... C'est bien simple... et ça n'est pas nouveau... L'État - il faut lui rendre cette justice - protège les volailles, les taureaux, les chevaux, les chiens, les cochons, avec une émulation merveilleuse, et une très savante entente du progrès scientifique. On a trouvé, pour ces divers et intéressants animaux, des modes d'élevage, une hygiène parfaite. Sur tout le territoire français, il existe - à ne plus les compter - des sociétés d'amélioration pour les différentes races de bêtes domestiques. Celles-ci ont de belles étables... de belles écuries... de belles volières... de beaux chenils... bien aérés... bien chauffés... et pourvus non seulement du nécessaire... mais d'un grand luxe... On les entretient dans une salubrité constante et rigoureuse... purs de tous germes malfaisants et de contagions morbides, par des lavages quotidiens, par des désinfections rationnelles, à l'acide phénique, borique, etc... Moi qui vous parle, j'ai construit des poulaillers qui sont de vrais palais... C'est très bien... Je ne suis pas jaloux des soins méticuleux dont on entoure les bêtes... Qu'on les couronne même dans les concours... qu'on les prime... qu'on leur donne des sommes d'argent, dans les comices agricoles, je l'admets... Selon moi, tous les êtres vivants ont droit à de la protection, à autant de bonheur qu'on peut leur en procurer... Mais je voudrais que les enfants - les enfants des hommes - ne fussent pas, comme ils le sont, systématiquement écartés de tous ces bienfaits... bestiophiliques... Eh bien, il paraît que c'est impossible. Un enfant, ça ne compte pour rien... Cette vermine humaine peut crever, et disparaître... Il n'importe... On organise même, administrativement, des hécatombes de nouveau-nés... comme si nous étions menacés d'un dangereux pullulement de l'espèce... Et les dirigeants, les maîtres de cette belle société - qui sont, sinon la cause première, du moins les continuateurs indifférents du mal qu'ils dénoncent avec un patriotisme si indigné - se plaignent amèrement du nombre sans cesse décroissant des enfants qu'ils empêchent de naître, ou qu'ils tuent, sitôt nés, par les procédés les plus sûrs et les plus rapides... Car le véritable infanticide, c'est cette société, si terrible aux filles-mères qui ne peuvent ourrir leurs enfants... Il faut la voir adjurer les familles de proliférer tant et plus, ou bien les menacer de peines fiscales très sévères quand elles s'avisent enfin de rester stériles [Allusion au projet Piot qui prévoyait d'imposer les célibataires et les mariés sans enfants, afin de redistribuer une partie des sommes ainsi collectées aux familles de plus de quatre enfants.], ne voulant pas qu'il sorte d'elles des créatures impitoyablement vouées à la misère et à la mort... Eh bien, non... on ne veut plus rien savoir... Il avait dit tout cela sur un ton tranquille, et tandis que, à califourchon sur le haut d'une échelle double, il sciait avec méthode et lenteur une planchette de bois... La planchette sciée, il se croisa les bras et me regarda en hochant la tête : -Voyons, monsieur, fit-il... est-ce pas vrai ce que je dis là ?... Et qu'est-ce qu'ils nous chantent, avec leur sacrée dépopulation ?... Quand tous ces beaux farceurs auront fait leur examen de conscience et qu'ils auront reconnu loyalement que le mal n'est pas en nous... mais dans la constitution même de la société... dans la barbarie et dans l'égoïsme capitaliste des lois qui ne protègent que les heureux... alors, on pourra peut-être causer... D'ici là, nous continuerons à jeter au vent qui la dessèche, la graine humaine et les germes de vie... Qu'est-ce que cela me fait, à moi, la richesse et la gloire d'un pays où je n'ai qu'un droit, celui de crever de misère, d'ignorance et de servitude?... Je lui demandai alors pourquoi et comment ses trois enfants étaient morts. -Comme ils meurent tous ou presque tous chez nous, me répondit-il... Ah ! cette histoire est courte, et c'est l'histoire de tous mes camarades... De l'une à l'autre, la forme de misère peut varier quelquefois, mais le fond est le même... Je vous ai dit, tout à l'heure, que j'ai eu trois enfants... Tous les trois, ils étaient sains, forts, bien constitués, aptes à vivre une bonne vie, je vous assure... Les deux premiers, nés à treize mois de distance l'un de l'autre, sont partis de la même façon... Chez nous, il est rare que la mère puisse nourrir de son lait sa progéniture... Alimentation mauvaise ou insuffisante... tracas de ménage... travail, surmenage... enfin, vous savez ce que c'est... Les enfants furent mis au biberon... Ils ne tardèrent pas à dépérir... Au bout de quatre mois, ils étaient devenus assez chétifs et malades pour nous inquiéter... Le médecin me dit : « Parbleu ! c'est toujours la même chose... le lait ne vaut rien... le lait empoisonne vos enfants ». Alors je dis au médecin : « Indiquez-moi où il y a de bon lait, et j'irai en acheter ». Mais le médecin secoua la tête, et il répondit : « Il n'y a pas de bon lait à Paris... Envoyez votre enfant à la campagne ». Je confiai le gosse à l'Assistance publique, laquelle le confia à une nourrice percheronne... Huit jours après, il mourait... Il mourait, comme ils meurent tous, là-bas, du manque de soins, de la férocité paysanne... de l'ordure... Mon troisième, je le gardai à la maison... Il vint très bien... C'est vrai qu'à ce moment, ma femme et moi, nous gagnions de bonnes journées, et que l'argent ne manquait pas... Il était gras, rose, ne criait jamais... Impossible de voir un enfant plus fort et plus beau... Je ne sais comment il attrapa une maladie des yeux qui régnait dans le quartier, en ce temps-là... Le médecin me dit qu'il fallait le mettre à l'hôpital... Il y avait un hôpital spécial à cette maladie-là. Oh ! c'est pas les hôpitaux qui manquent !... Le petit guérit ; mais le jour où la mère était partie pour le ramener, elle le trouva la mine défaite, et se tordant dans d'affreuses coliques... Il avait gagné la diarrhée infantile... On ne le soignait d'ailleurs pas... La mère s'en étonna... Une espèce d'interne, qui se trouvait là, dit : « On ne soigne ici que les maladies des yeux... Si vous voulez qu'on le soigne pour la diarrhée... emmenez-le dans un autre hôpital ». La mère eut beau prier, supplier, menacer, ce fut en vain... Elle prit son pauvre enfant dans ses bras pour le conduire dans un hôpital qu'on lui désigna... Il passa durant le trajet... Et voilà !... Et on vient me dire encore : « Faites des enfants, nom de Dieu !... faites des enfants... » Ah ! non... je sors d'en prendre... Et haussant les épaules, il dit, d'une voix plus forte : -Ils sont épatants, ces beaux messieurs... Au lieu de chercher des trucs pour augmenter la population, ils feraient bien mieux de trouver le moyen d'augmenter le bonheur dans la population... Oui... mais ça... ils s'en fichent !... Quand il eut fini son ouvrage, il considéra les volumes rangés sur les rayons de la bibliothèque : -Voltaire... fit-il... Diderot... Rousseau... Michelet... Tolstoï... Kropotkine... Anatole France... Oui, tout ça, c'est très beau... Mais à quoi ça sert-il ?... L'idée dort dans les livres... La vérité et le bonheur n'en sortent jamais... Il ramassa ses outils, et s'en alla, triste... triste... Le portefeuille Un soir, tard, après une journée infructueuse, Jean Loqueteux se décida à rentrer chez lui... Chez lui !... Il appelait ainsi un banc qu'il avait choisi dans le square de la place d'Anvers, et sur lequel, depuis plus d'un mois, il dormait, avec la voûte d'un marronnier pour baldaquin... À ce moment précis, il se trouvait sur le boulevard, devant le Vaudeville, où la concurrence, de soir en soir plus nombreuse, son peu d'agilité à se remuer, la malchance aussi, lui avaient valu une soirée dérisoire... deux sous... et encore, deux sous étrangers qui n'avaient pas cours... -Donner deux mauvais sous à un pauvre bougre comme moi... un millionnaire !... si ça ne fait pas pitié... Il revoyait le monsieur... un beau monsieur, bien nippé... cravate blanche... plastron éblouissant... canne à béquille d'or... Et Jean Loqueteux haussait les épaules, sans haine. Ce qui l'ennuyait le plus, c'était de regagner la place d'Anvers... C'était bien loin, et il tenait à « son chez lui », à son banc. Il n'y était pas trop mal après tout, et il était assuré de n'y être pas dérangé... car il connaissait les agents qui avaient fini par le prendre en pitié, et le laissaient dormir à sa guise... -Sacristi !... dit-il... voilà une mauvaise journée... Depuis trois semaines... je n'en ai pas eu une si mauvaise... Et l'on a raison de dire que le commerce ne va plus... Si c'est la faute aux Anglais... comme on le prétend... sacrés Anglais... que le diable les emporte !... Il se mit en marche, n'ayant pas perdu l'espoir de rencontrer, en chemin, un monsieur charitable, ou un pochard généreux qui lui donnerait deux sous... deux vrais sous, avec quoi il pourrait acheter du pain, le lendemain matin... -Deux sous... deux vrais sous... ce n'est pourtant pas le Pérou !... se disait-il encore tout en marchant lentement... car, outre sa fatigue, il avait une hernie qui le faisait souffrir plus que d'ordinaire. Et, comme il marchait depuis un quart d'heure, désespérant de rencontrer le monsieur providentiel, il sentit, tout à coup, sous ses pieds, quelque chose de mou... D'abord, il pensa que ça pouvait être une ordure... Et puis, ensuite, il réfléchit que ça pouvait être quelque chose de bon à manger... Est-ce qu'on sait jamais ? Le hasard n'aime guère les pauvres, et il ne leur réserve pas souvent des surprises heureuses... Pourtant, il se souvenait, un soir, avoir trouvé, dans la rue Blanche, un gigot de mouton, tout frais, un magnifique et énorme gigot, tombé, sans doute, de la voiture d'un boucher... Ce qu'il avait sous ses pieds, à cette heure, ce n'était pas, bien sûr, un gigot... c'était peut-être une côtelette... un morceau de foie, un coeur de veau... -Ma foi !... se dit-il... faut voir ça tout de même... Et il se baissa pour ramasser l'objet qu'il tenait sous ses pieds... -Hein !... fit-il... quand il l'eut touché... c'est pas des choses qui se mangent... Je suis volé... La rue était déserte... Nul sergot faisant sa ronde... Il s'approcha d'un bec de gaz pour se rendre compte de ce qu'il avait dans la main... -Ah bien, par exemple !... ça, c'est plus fort... murmura-t-il, tout haut. C'était un portefeuille de maroquin noir, avec des coins d'argent... Jean Loqueteux l'ouvrit, en examina l'intérieur... dix billets de mille francs attachés par une épingle. -Ça par exemple !... répétait-il... Et, dodelinant de la tête, il ajoutait : -Quand je pense qu'il y a des gens qui ont des portefeuilles comme ça dans leurs poches... et dans leurs portefeuilles, des dix mille francs !... Si ça ne fait pas pitié... Il fouilla les autres compartiments du portefeuille... Il n'y avait rien... Pas une carte... pas une photographie... pas une lettre... pas un indice, par où l'on pût connaître le propriétaire de cette fortune... qu'il avait là... dans la main. Et, refermant le portefeuille, il se dit : -Eh bien, merci !... Va falloir que je porte ça au commissaire de police. Ça va me déranger de ma route... je suis déjà bien... bien fatigué... Non, vraiment... je n'ai pas de chance, ce soir... La rue était de plus en plus déserte... Nul passant ne passait... Nul sergot faisait sa ronde... Jean Loqueteux rebroussa chemin, et se rendit au commissariat de police le plus prochain... Jean Loqueteux eut beaucoup de peine à pénétrer jusqu'au magistrat... Ses vêtements en loques, la peau décharnée et cendreuse de son visage, firent qu'on le prit, tout d'abord pour un malfaiteur. Et peu s'en fallut qu'on ne se ruât sur lui... et qu'on ne le bouclât au poste... Mais à force de douceur, d'insistance tranquille, il obtint enfin la faveur d'être introduit dans le bureau de M. le commissaire de police... -Monsieur le commissaire de police, salua Jean Loqueteux, je vous apporte une chose que j'ai trouvée, sous mon pied, tout à l'heure, dans la rue... -Qu'est-ce que c'est ? -C'est ça, monsieur le commissaire, répondit le pauvre hère, en tendant du bout de ses doigts osseux, le portefeuille... -Bien... bien... Et naturellement... il n'y a rien dans ce portefeuille ? -Voyez vous-même, monsieur le commissaire... Celui-ci ouvrit le portefeuille, sortit la liasse des billets... les compta... Et les yeux tout ronds de surprise : -Mais dites donc... mais dites donc ? s'écria-t-il... Il y a dix mille francs !... Mais sapristi !... c'est une somme énorme... une somme... énorme... Nom d'un chien !... Jean Loqueteux restait très calme... Il prononça : -Quand je pense qu'il y a des gens qui ont des dix mille francs dans leurs portefeuilles... ça fait pitié ! Le commissaire ne cessait de considérer le vagabond, avec une expression dans les yeux, une expression bizarre, où il y avait plus d'étonnement encore que d'admiration. -Et c'est vous qui avez trouvé ça ?... Mais, sapristi... vous êtes un honnête homme... un brave homme... Vous êtes un héros... Il n'y a pas à dire... vous êtes un héros. -Oh ! monsieur le commissaire. -Un héros... je ne m'en dédis point... Car enfin... vous auriez pu... Enfin, mon brave homme... vous êtes un héros, quoi !... C'est un acte splendide que vous faites là... un acte héroïque... Je ne trouve pas d'autre mot... vous méritez le prix Montyon... Comment vous appelez-vous ? -Jean Loqueteux... monsieur le commissaire. Le commissaire leva vers le plafond enfumé de son bureau deux bras attestateurs : -Et il s'appelle Jean Loqueteux !... C'est admirable... C'est à mettre dans un livre... Votre profession ? -Hélas ! répondit le mendiant... je n'ai aucune profession... -Comment, pas de profession ?... Vous vivez de vos rentes ? -De la charité publique, monsieur le commissaire... Et, vraiment, puis-je dire que j'en vis ? -Ah ! diable ! Ah ! diable !... Je crains bien que les choses ne se gâtent un peu... Ah ! diable ! Ici, le commissaire esquissa une grimace, et d'une voix moins enthousiaste : -Enfin... vous êtes un mendiant ? -Dame... monsieur le commissaire. -Oui !... oui ! Le commissaire était devenu grave... Après un petit silence : -Votre domicile ?... interrogea-t-il à nouveau. Jean Loqueteux répondit, découragé : -Comment voulez-vous que j'aie un domicile ? -Vous n'avez pas de domicile ? -Hélas ! non... -Vous n'avez pas de domicile ?... vous voulez rire, mon brave homme ? -Je vous assure que non... -Mais vous êtes forcé d'avoir un domicile... forcé par la loi. -Et par la misère... je suis forcé de n'en pas avoir... Je n'ai pas de travail... Je n'ai aucune ressource. Et quand je tends la main... on me donne des sous étrangers... Par surcroît... je suis vieux et malade... J'ai une hernie... -Une hernie... une hernie !... C'est très bien... Là n'est pas la question... Vous avez une hernie... mais vous n'avez pas de domicile... Vous êtes en état de vagabondage... Vous êtes tout simplement, passible du délit de vagabondage... Un héros... c'est évident... vous êtes un héros... Vous êtes aussi un vagabond... Ah ! mais !... ah ! mais !... Et s'il n'y a pas de loi pour les héros... il y en a contre les vagabonds... Je suis forcé d'appliquer la loi, moi... cela me gêne... cela m'ennuie... parce que... ce que vous avez fait... c'est très bien... Mais... que voulez-vous ?... La loi est la loi... il faut que force reste à la loi... Diable de sacré bonhomme !... Quelle idée, aussi !... Pendant qu'il parlait, il faisait sauter dans sa main le portefeuille... Et il continuait : -Voilà ce portefeuille ? D'accord... À votre place, et dans votre situation, il n'y en a peut-être pas beaucoup qui l'eussent rapporté... J'en conviens... Je ne veux pas prétendre que vous ayez été un imbécile de le rapporter, ce portefeuille... Non... au contraire... Votre action est fort méritoire... Elle est digne d'une récompense... que je ne juge pas inférieure à cent sous... vous l'aurez sans doute, dès que nous aurons retrouvé - si nous la retrouvons jamais - la personne à qui appartient ce portefeuille et les dix billets de mille francs qu'il contient... Oui, mais il ne s'ensuit pas pour cela que vous ayez un domicile... et tout est là, Jean Loqueteux... Comprenez-moi bien... Il n'existe pas, dans le Code, ni ailleurs, un article de loi qui vous oblige à retrouver, dans la rue, des portefeuilles garnis de billets de banque... Il y en a, au contraire, un qui vous force à avoir un domicile... Ah ! vous eussiez mieux fait, je vous assure, de trouver un domicile, plutôt que ce portefeuille... -Alors ?... demanda Jean Loqueteux. -Alors, répondit le commissaire... voilà... Vous allez coucher au poste cette nuit... et demain, je vous enverrai au Dépôt... Et il sonna... Deux sergents se présentèrent... Le magistrat fit un geste... Et, tandis qu'ils emmenaient Jean Loqueteux, celui-ci gémissait : -Ça, par exemple !... Vraiment, je n'ai pas de chance, aujourd'hui [Dans la version des Vingt et un jours d'un neurasthénique, Mirbeau a ajouté : « Ces sacrés bourgeois, je vous demande un peu, est-ce qu'ils ne feraient pas mieux de garder leurs portefeuilles dans leurs poches ?... Ça fait pitié !... »]... Il est sourd ! J'ai revu ma voisine. Et maintenant, je la vois presque tous les jours. Décidément, elle est encore plus charmante et meilleure que je le pensais, lors de notre première entrevue. Extrêmement gaie, nullement prude, comme les femmes honnêtes foncièrement, d'une intelligence très vive et très souple, d'un esprit très libre, affranchi de tous les préjugés, de toutes les superstitions qui déshonorent, habituellement, le cerveau de la femme, d'une spontanéité de sensations remarquable, amoureuse de la vie sous toutes ses formes, même les plus décriées, philosophe et artiste, j'ai rarement, ou plutôt, je n'ai pas encore rencontré un être humain, surtout un être de son sexe, avec qui l'on se sentît si vite, si complètement en confiance, avec qui l'on se trouvât tout de suite de plain-pied. J'ai beau l'observer - car je ne voudrais pas être dupe d'elle et de moi -, il me semble bien qu'elle n'a aucune de ces petites traîtrises, des coquetteries basses, des sentimentalités absurdes de la femme. Véritablement, je crois qu'elle possède un coeur robuste, simple, loyal et fidèle, comme un homme. Son amour des bêtes, qui, chez beaucoup de femmes, vous dégoûterait et des femmes et des bêtes, est un amour raisonné, presque scientifique. Il n'est pas du tout anthropomorphe. Il fait partie, à son plan, de ce culte général, mais parfaitement individualiste, par quoi elle aime, par quoi elle célèbre toute la vie. Il faut se défier des impressions qui nous viennent des femmes, surtout quand elles sont jolies comme l'est ma jolie voisine. Nous les jugeons ordinairement avec notre désir de mâle qui se plaît à les surnaturaliser, à leur attribuer toutes sortes de qualités supérieures, qu'en réalité elles n'ont point, ce qui est stupide et inharmonieux, car elles en ont d'autres qui devraient pleinement nous suffire. Dans l'amitié qui pousse un homme vers une femme, il y a toujours autre chose que de l'amitié pure. La nature, qui sait ce qu'elle fait et qui n'a souci que de vie, de toujours plus de vie, a voulu que nous fussions bêtes devant la femme, comme une dévote devant un Dieu de miracle, et que, en dépit de nous-mêmes, nous nous destinions à être les dupes éternelles de ce besoin obscur et farouche de création qui gonfle et mêle à travers l'univers, tous les germes, toutes les vivantes cellules de la matière animée. Et même, à ce propos, je voudrais bien savoir quelle conception ma voisine se fait de l'amour, si elle répudie toutes les folies mystiques, toutes les sottises et tous les crimes sentimentaux par quoi les religions, les poésies, les littératures de tous temps et de tous les pays, ont dégradé et sali ce grand acte joyeux et terrible de la Vie... Je n'ai pas encore osé lui poser, à ce sujet, la moindre question. J'ai craint une désillusion, d'abord, et ensuite qu'elle ne vît là une ruse sournoise du désir, un moyen détourné de galanterie grossière. Et j'ambitionne que nos relations soient pures de tous mensonges, de toutes vulgaires actions. Naturellement, comme il faut bien se connaître, je lui raconte mes histoires, elle me dit les siennes, sans réticences ; du moins, j'aime à le penser. Aujourd'hui, elle m'a parlé de son enfance et de sa première jeunesse. Elle a été élevée en un couvent du Sacré-Coeur, dans une ville morte et silencieuse de la province normande. Chose curieuse et rare, cette éducation oppressive n'a jamais rien pu contre la franchise et la sincérité de sa nature. Elle affirme même qu'elle est sortie du couvent plus rrespectueuse, moins croyante qu'elle y était entrée. D'ailleurs, elle ne tire de ce phénomène aucune vanité, en faveur de son intelligence. La gaieté - son inaltérable gaieté - avec ce qu'elle comporte d'insouciance dans le présent et d'espoir dans l'avenir, a tout fait. Cette gaieté joyeuse et forte fut l'antiseptique qui la préserva de tous les mensonges avec lesquels on pétrit, dans ces maisons-là, l'âme des jeunes filles. L'année qui suivit sa sortie du couvent, il lui arriva de grands malheurs. Ses parents perdirent leur fortune et elle perdit, peu après, ses parents. Habituée au luxe et à l'affection, elle se trouva, tout d'un coup, seule et sans ressources. Désormais, il lui fallait travailler pour vivre. Cette perspective, elle l'envisagea sans terreur, car elle pouvait utiliser quantité de petits agréments, de petits talents où elle excellait : la broderie, la couture, la peinture, la musique. Et qui empêcherait de donner aux autres des leçons de n'importe quoi : d'histoire ou de danse, d'anglais ou de tapisserie ?... Après avoir vainement cherché, çà et là, un peu de travail chez d'anciens amis de sa famille, à Paris dans les magasins, elle résolut de s'adresser aux Bonnes Soeurs, aux si bonnes Soeurs qui l'avaient élevée, -Elles connaissent tant de monde, se disait-elle, elles ont une clientèle si étendue et si riche, de si puissantes influences, partout... qu'elles me trouveront immédiatement ce que je cherche et ce qu'il me faut... C'est évident ! Sur la recommandation de son ancienne préfète des Études, elle se présenta, un matin, au Sacré-Coeur de la rue de Varennes, certaine du succès et prête à accepter n'importe quel joli et honnête travail qu'on lui proposerait... Et voici la scène que ma voisine raconte et mime avec un esprit malicieux et souriant... Elle arrive au couvent. Une religieuse, pas trop vieille, pas trop laide, très aimable de manières, très onctueuse de gestes, la figure molle et grasse, les lèvres humides de saintes paroles, la reçoit avec empressement, avec effusion même. -Cette chère enfant !... lui dit-elle, quand la jeune fille eut terminé son récit... Mais c'est une joie... Mais c'est un devoir pour nous de vous soutenir, de vous défendre, de vous sauver... Elle lui prend les mains, les caresse, les tripote dans ses mains potelées et un peu moites... -Pauvre cher coeur !... Il y a tant d'embûches dans le monde, quand on n'est pas riche... Le diable guette si habilement, sous toutes les formes de la tentation et du péché, l'âme ignorante et candide d'une jeune fille !... Mais nous sommes là, heureusement... Et, sans entrer dans des détails plus précis, elle s'informe : -Avez-vous un directeur ? Êtes-vous Enfant de Marie ?... Pratiquez-vous bien vos devoirs religieux ?... Ma voisine ruse, élude toutes ces questions qui la gênent et qui vont se multipliant et s'enhardissant jusqu'à violer sa pudeur intime... Alors, la bonne mère hoche la tête, très triste, et soupire. Sa voix se fait moins douce... ses lèvres se dessèchent, -Ah ! dit-elle, je vois que vous avez oublié la Sainte-Vierge, mon enfant... et le divin coeur de Jésus... C'est très... très fâcheux... Vous comprenez... dans ces conditions, cela devient difficile... plus difficile... car nous avons, devant Dieu, des responsabilités... Voyons... avez-vous entendu le dernier sermon du Révérend Père du Lac [Le Père du Lac était maître d'études au collège Saint-François-Xavier à Vannes quand Mirbeau y était élève (cf. « Souvenirs ! », L'Aurore, 22 août 1898). Confesseur de Cavaignac, du comte de Mun et du général de Boisdeffre, le père du Lac a été l'un des piliers de l'antidreyfusisme.] ? -Hélas ! non, ma mère !... -Non !... s'écrie la religieuse, scandalisée, qui joint ses deux mains comme pour une prière d'exorciste... Mais c'est très mal... très mal... Et quel dommage pour vous !... Le Père a été si éloquent, si admirable ! Il a prouvé, d'une manière si claire, qu'il vaut mieux mourir de faim plutôt que de commettre un péché mortel ! Ah ! comme je souffre que vous n'ayez pas entendu ce magnifique sermon ! Incapable de tenir plus longtemps son sérieux, la jeune fille demanda ironiquement : -Est-ce qu'il était à jeun, cet admirable Père, quand il a dit qu'il valait mieux mourir de faim ? Le visage de la chère Mère prend une expression sévère, et, repoussant les mains qu'elle caressait, elle se lève, toute droite, un pli au front : -Vous êtes bien gaie, grince-t-elle, pour une personne dans votre position. Puis, glacialement : -Enfin... je verrai... je réfléchirai... Nous prierons pour vous... Revenez dans une semaine. Et elle la congédie... Ma voisine n'était pas très fière de cet accueil... Mais une fois dans la rue, parmi le mouvement et la vie, elle oublie l'inutilité de sa démarche et ce que cela va lui valoir de surcroît de misère. Et elle se met à rire, si longtemps et si fort, que les passants se retournent et pensent, sans doute, qu'elle est folle... Le travail ne venant toujours pas, elle retourne, la semaine écoulée, au couvent... La Mère lui dit : -Je n'ai rien... Nous n'avons rien... Allez voir le Révérend Père X... Ilconnaît beaucoup de monde... et il est si bon, si bon, au confessionnal !... La jeune fille fait la grimace. Elle est venue chercher du travail, pas un confesseur... Pourtant, elle se décide à descendre au parloir, et conte sa petite affaire au Révérend Père X... -Ah ! ah ! lui dit cet homme pieux... C'est fort touchant... Mais la peinture, mon enfant, voilà une chose bien aléatoire... Quant à la broderie, je n'ai pas ça... non, non... en vérité, je n'ai pas ça ! Mais, par exemple, peut-être pourrais-je vous trouver un mari... un bon mari... assez riche et très pieux... et bien-pensant... Elle remercie le Jésuite, et déclare qu'elle ne veut tenir un mari que d'elle-même. Et, comme il la reconduit : -Vous avez tort, mon enfant... absolument tort... Vous êtes une jolie personne... Et un mari, c'est toujours un mari... Et les jours passent... passent... Elle n'a pas de commandes de peinture, ni de broderies à faire, ni de copies, ni de leçons, ni rien... Ses derniers sous s'épuisent. Elle a dû vendre ce qui lui restait de petits bijoux... Va-t-elle donc en être réduite à la mendicité ?... Mais sa gaieté la soutient toujours, sa gaieté dissipe toutes les terribles images, tous les cauchemars de la détresse... Rentrée dans sa chambre d'hôtel meublé, elle chante pour ne pas écouter les voix de malheur qui lui disent : « Dans quelques jours, tu seras morte de faim ! » Et puis, elle calcule, en soi-même : « Si tout le monde me repousse... je suis jeune... je suis jolie... j'ai un ardent besoin de vivre... Je me vendrai comme j'ai vendu mes bijoux... Tant pis pour les bonnes Soeurs et les si bons Pères jésuites, qui l'auront ainsi voulu ! » Pourtant, une troisième fois, elle retourne au couvent... La sainte Mère lui offre généreusement un scapulaire, quantité de médailles bénites, et un chapelet... un chapelet, si commode, si petit « qu'on peut très facilement s'en servir en omnibus »... Et cette troisième visite est suivie d'une quatrième, laquelle fut illustrée de la conversation suivante : -Comme vous êtes pâle, chère enfant ! -C'est que j'ai grand-faim, ma Mère ! -Je suis sûre que vous n'avez pas fait vos devoirs religieux, ces jours-ci ? -Hélas ! non, ma Mère... -Eh bien ! tenez, cela tombe à merveille, mon enfant... -Vous m'avez trouvé une position, ma Mère ? -Il y a justement, ici, mon enfant, un bon Père dominicain... un si bon Père dominicain !... Je vais lui demander de vous entendre... -J'aimerais mieux un peu de travail, ma Mère, si peu de travail que ce soit... -Sans doute... sans doute... Mais profitez de l'occasion... Elle ne se retrouvera peut-être plus jamais... C'est un si bon Père dominicain... Et puis... vous pourrez tout lui dire... tout... tout... Il est sourd !... Et ma jolie voisine termine ainsi son récit : -Vous pensez que je ne retournerai jamais plus dans ce maudit couvent. Deux ans après, j'étais mariée. Or, le jour de mon mariage, je reçus de la Révérende Mère une lettre qui commençait ainsi : « Ma chère petite protégée... » Et longtemps, elle rit, comme chante un oiseau sous les branches... Après 1789 ! Il y a quelques années, j'étais allé me reposer en Bretagne. J'avais loué, sur la route d'Auray, une vieille propriété, entourée de vieux jardins et de vieux bois de chênes et dont la maison, très vieille également - une maison de chouan, farouche et compliquée - dominait les rivières d'Auray, de Baden et de Sainte-Avoye. C'était un endroit merveilleux, d'une tristesse grandiose, infinie. De la plus haute terrasse du jardin, on apercevait par-delà les landes onduleuses, les circuits de rivières marines, et les bouquets de bois, une bande de mer grise, sur laquelle se dessinait, très vague et très bleu, le village de Lockmariaker, pittoresquement groupé autour de son clocher. Une petite ferme indiciblement sale, presque en ruines, comprenant seulement quelques mauvaises pâtures, de maigres champs à peine défrichés, et beaucoup de landes, attenait à la propriété, séparée d'elle par un rideau de pins... Elle était cultivée, sans courage et sans joie, par un pauvre homme nommé Jules Kéraniec, resté veuf avec une fille de dix-huit ans, un garçon de quatorze et deux autres petits, trop petits pour l'aider en quoi que ce soit, même pour garder les vaches... C'était une espèce de bête humaine, de bonne bête humaine, très douce et très triste, à la démarche lente, au mufle ravagé, par le besoin, et dont les yeux étaient toujours brillants de fièvre. Il m'avait vu m'installer « au château », sans plaisir mais aussi sans hostilité. Il était réellement misérable de corps et d'âme, et tellement habitué à sa double misère, que, même la venue d'un étranger, près de lui, n'avait excité en son âme aucun sentiment de curiosité. Il semblait que tout lui fût indifférent... Pourtant, au bout de quelques semaines, comme j'avais pris avec lui certains arrangements pour qu'il me fournît le beurre, des oeufs, de la volaille, et qu'il me fit de menus travaux que je rétribuais grassement, il s'était, peu à peu, habitué à moi... Et même, il n'avait pas tardé à me manifester quelque confiance. Un matin, le curé de la paroisse voisine, suivi de son vicaire, lequel était suivi du sacristain, derrière lequel venait deux chantres de l'église, pénétra chez moi, avec fracas. Ces cinq personnages portaient les uns de grandspaniers, les autres des sacs de toile, vides... Sans autres préambules de politesse qu'un froid salut, le curé me dit sèchement, impérieusement : -Nous venons pour la dîme. -Quelle dîme ? interrogeai-je. -La dîme de Pasques, donc ! Et tandis que les acolytes posaient à terre paniers et sacs, il expliqua en termes brefs, rapides : -Vous me devez trois mesures de blé, quatre d'orge et de sarrasin, deux sacs de pommes de terre, vingt livres de beurre, un chevreau et quatre lapins. -Est-ce tout ? demandai-je très calmement. -Sans compter, ajouta le curé, mille autres choses dont ce n'est point encore la saison... telles que merises, cerises, pommes et noix... légumes frais, volailles grasses, cidre... et en outre... J'arrêtai là l'énumération. -Monsieur le curé, lui dis-je, chacun entend la charité à sa façon... et je crains bien que la vôtre ne soit pas la mienne... D'ailleurs, j'ai soin, quand je donne, que ce soit à de vrais pauvres, et non point à des personnes fort bien nourries, matelassées de graisse, comme vous l'êtes... J'ai l'honneur de vous saluer. Il insista grossièrement ; et je le priai de se taire. Il devint insolent... Je fus obligé de le mettre à la porte, un peu plus brutalement que je n'eusse voulu. Enfin, il partit en maugréant et proférant des menaces injurieuses et dérisoires. Vers le milieu de la journée, je songeai tout à coup que ce damné curé et ses quatre acolytes avaient dû passer par la ferme. Je m'y rendis aussitôt et je trouvai le pauvre Kéraniec, affalé dans un coin, la tête dans les mains et triste... triste ! -Eh bien, Kéraniec, lui dis-je... et la dîme ? -Ah ! monsieur... ne m'en parlez pas... répondit le paysan en secouant la tête... Monsieur le recteur est venu... Je n'étais pas en règle... Dame, vous pensez... Après une aussi mauvaise saison !... Il n'était pas content, monsieur le recteur... et il m'en a dit... Il m'en a dit !... Enfin, il m'a laissé huit jours pour m'acquitter... Je m'assis près de lui, sur une sorte d'escabeau, et lui frappant amicalement les genoux : -Pourquoi lui donnez-vous ?... Ne lui donnez rien !... -Ne pas donner à monsieur le recteur !... s'écria Kéraniec en levant ses bras dans un geste lourd d'épouvante... Ah ! Notre Jésus !... Mais si je ne lui donnais rien... il 'arriverait les plus grands malheurs. -Quels malheurs, voyons ? -Mais je serais changé en crabe, en raie... en pitorne !... Non... non... C'est impossible !... Monsieur le recteur a des pouvoirs comme le diable !... Les deux petits se mirent à geindre dans un angle de la pièce où je ne les avais pas encore aperçus, tant ils étaient pareils à deux petits tas d'ordure. Je tentai d'expliquer à Kéraniec non seulement que c'était stupide de se dépouiller, lui si pauvre, en faveur d'un homme qui n'avait besoin de rien et vivait dans l'abondance de tout... que c'était un crime envers lui-même, envers sa famille. -Regardez-les vos petits... comme ils sont chétifs... comme ils souffrent de n'avoir pas le nécessaire... Donner au curé... c'est absolument comme si vous ouvriez les veines de vos enfants et que vous laissiez s'égoutter tout leur sang !... Et pourquoi ?... Voyons... réfléchissez, Kéraniec... Pourquoi ? À chaque argument il m'arrêtait, secouait la tête et gémissait : -Non... Non... c'est impossible !... C'est le bon Dieu qui veut ça ! Et d'un ton plus bas, les yeux tout brouillés d'effroi, il ajoutait : -Oui... oui... le bon Dieu, d'abord !... Et puis je vous dis que monsieur le recteur est terrible... et qu'il a des pouvoirs comme le diable ! -Mais le diable n'existe pas, mon pauvre Kéraniec. J'avais prononcé ces paroles sur un ton d'impatience... Alors le paysan me regarda un moment, sans parler... On eût dit que je venais de prononcer un abominable blasphème... Et tout tremblant, avec des gestes de supplication éperdue : -Ne dites pas ça, monsieur !... cria-t-il... Ne dites pas ça !... Le diable n'existe pas ?.. Mais monsieur, je l'ai vu, moi, le diable !... Je l'ai vu plus de mille fois... Je l'ai vu sur l'étang, je l'ai vu dans les bois, je l'ai vu sur la grève... Je l'ai vu sur les routes, le soir, caché derrière les trognes de chênes... Et toutes les nuits... toutes les nuits... je le vois, quand je dors... Il a des cornes rouges, des yeux comme de la braise, et des harpons de fer à tous les doigts... Le diable ?... Mais s'il n'existait pas, est-ce que nous aurions besoin des prêtres ? Et après quelques minutes d'un silence accablé : -Non... non... Il faut que je donne à monsieur le recteur... il faut que je donne tout ce qu'il me demande... quand même les petits et moi nous devrions crever de misère comme de pauvres chiens... Il était fort agité... un peu haletant... et ses yeux brillaient davantage comme sous une poussée plus forte de fièvre... Il dit d'un ton plus bas : -Sans ça !... Bien sûr que je ne lui donnerais rien !... Je ne voulus pas, ce jour-là, parler davantage de ces choses. Le lendemain matin, je le trouvai au moment où il sortait de la ferme... Il avait à réparer, au bout du grand pré, une brèche de la haie. Il prit, sous le hangar, une longue hart et sa serpe... -Voulez-vous que je vous accompagne, Kéraniec ? -Bien sûr, Monsieur... Il marchait lentement, le dos courbé, les jambes lourdes, les yeux sans cesse fixés sur le sol... Nous ne parlions pas... Le jour était triste... Une sorte de brume grisâtre enveloppait, au loin, la bande de mer et le village de Lockmariaker, devenu invisible... Comme nous arrivions au pré et qu'il avait mis à terre ses outils : -Eh bien, Kéraniec ? avez-vous réfléchi ? -À quoi, monsieur ? -À la dîme, donc ! Il eut un geste d'impatience douloureuse... -Ne parlez pas de ça... Ne parlez pas de ça !... Et avec des grimaces de peur, il ajouta : -Tenez... il y a deux ans... Jean Kerlaud avait refusé la dîme... Eh bien, il a été changé en crapaud... Aussi vrai que je vous le dis, monsieur !... Et puis, il a été écrasé, un soir, sous une charrette !... Tout le monde, ici, vous racontera cette histoire-là... Il se signa, comme pour éloigner de lui un maléfice diabolique, et ne voulut plus dire un mot... Je continuai ma promenade, vers les étangs. De toute la semaine je ne le revis plus... Dès qu'il m'apercevait, il me fuyait... Ma vue et mes paroles lui étaient une torture... Je pris le parti de le laisser tranquille. La veille du jour où le curé devait venir chez lui réclamer « son dû », il me fit demander, le soir, à huit heures... Il était extrêmement pâle, et il tremblait. -C'est demain ! bégaya-t-il... Et je n'ai rien... rien !... Comme je me taisais... -J'ai voulu vendre mes deux vaches... Mais elles sont si maigres que personne n'a voulu les acheter... Je n'ai rien... rien... rien de rien... Tout honteux, il détourna la tête, et il me dit... avec quel tremblement dans la voix !... -Si vous vouliez m'avancer quelque argent... bien sûr que je m'arrangerais avec monsieur le recteur... et qu'il me donnerait un peu de temps... pour le reste !... -Non, Kéraniec, lui dis-je... Je ne puis faire cela... Pour vous, pour les vôtres, je suis prêt à vous donner tout ce que vous me demanderez !... Mais pour le curé qui vous dépouille et qui vous vole... Non !... Je refuse absolument... -Faites excuse, monsieur !... gémit le paysan. Et il s'en alla... Il trébuchait contre la bordure de l'allée, ainsi qu'un homme ivre... J'eus le coeur serré, mais, pourtant, je le laissai partir. Le lendemain matin, quand le curé, suivi de ses quatre acolytes, pénétra dans la ferme, il vit le corps de Kéraniec, qui se balançait au bout d'une hart accrochée au cou d'une solive, dans le hangar. Sans doute qu'il ne se rendit pas compte tout de suite de la catastrophe, car il interpella durement le paysan. -Eh bien, Kéraniec ?... Qu'est-ce que tu fais là, imbécile ? Mais quand il aperçut sa face noire et boursouflée : -Cochon !... hurla-t-il... Hérétique !... Chien !... En enfer !... En enfer !... Tandis que la fille, le garçon et les deux petits regardaient le cadavre de leur père sans une larme sans un cri, hébétés.



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