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L'ASSASSINAT DE LA VOUIVRE

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Musique : Esther_Garcia_-_A_Beautiful_Day: https://www.jamendo.com/start

Illustration d'après https://pixabay.com/ Domaine public





Texte ou Biographie de l'auteur

Louis Pergaud; poète, romancier et instituteur français (1882 – 1915)


L’Assassinat de la Vouivre


Le vieux Jean-Claude avait eu son enfance bercée au récit des légendes de la Vouivre, en qui il croyait de toutes les forces de son âme.


Sa grand’mère lui avait affirmé, devant le poêle ronronnant et le chat mystérieux, quand sifflait la bise et tourbillonnait la neige, l’avoir vue de ses propres yeux, les soirs de clair de lune et les nuits d’étoiles, promener par les prés humides de la Moraie sa sveltesse robuste de serpent ailé. Dans les miroirs des flaques encadrées de prèles scintillaient les feux de son escarboucle de diamant qu’elle déposait à son côté avant de se pencher sur la nacre cristalline des ruisseaux pour s’y désaltérer selon le rite. Et la foi, bue avec les paroles de l’aïeule morte, s’était implantée si profondément en lui que toutes les railleries et les hochements incrédules des fortes têtes n’en avaient jamais eu raison.


Ah ! pouvoir lui ravir l’escarboucle, l’escarboucle qui eût assuré la fortune et la puissance au héros de cette fabuleuse aventure ! Nul audacieux des temps jadis n’avait osé le faire. La bête l’eût dévoré !


Jean-Claude, par ce soir d’automne, revenait du village voisin où il avait livré à un paysan, cultivateur comme lui, une génisse qu’il lui avait vendue. Ses écus de cinq livres, entassés dans un petit sac à plomb, se froissaient doucement sous la doublure de sa veste et caressaient son oreille de leur bruissement argentin.


Il sortit du bois du Chênois, longeant les prés humides d’Epenouse, où serpentaient des ruisselets grossis par les pluies froides des jours précédents. Les feuilles tombaient des arbres avec des crépitements grêles ; dans l’azur lavé, les étoiles scintillaient et le croissant gonflé d’un premier quartier de lune s’avivait à l’occident. Il allait arriver à la source de la Moraie et songeait en lui-même :


— Oui, ils l’ont vue jadis et elle existe toujours, bien sûr ; mais elle se cache, car elle sait que les hommes ont maintenant des fusils, qu’ils ne craignent plus ni dieux ni diables et que sa force et son agilité n’auraient raison de leur adresse et de leur avarice !


» Ah ! lui ravir l’escarboucle !


» Voilà pourtant les lieux qu’elle hantait jadis. Elle a rôdé sous ces saules, elle s’est mirée à ce ruisseau et elle y revient sans doute encore de temps à autre, par les nuits sombres et les bises d’hiver. C’était son endroit favori ; la « mémé » m’a tant dit qu’elle préférait notre Moraie aux étangs croupissants de Chambotte et à la rivière de Brémondans.


» Mais…


Et Jean-Claude sentit ses jambes s’amollir et flageoler sous lui.


Derrière le premier rideau de saules que les rayons de lune trouaient de leurs ciseaux d’argent, un objet énorme, comme un diamant fantastique, scintillait, jetant tout à l’entour des feux blancs éblouissants. Et il lui sembla que quelque chose avait craqué par derrière.


— C’est elle, mon Dieu ! pensa Jean-Claude.


Cinq cents mètres à peine le séparaient du village ; il les franchit en cinq minutes et vint pousser violemment l’huis du grand Baptiste, chez qui les amis s’étaient rassemblés pour la première veillée.


— La Vouivre ! cria-t-il, j’ai vu la Vouivre !


Tous le fixèrent avec des yeux ronds.


Mais la foi débordait des yeux de Jean-Claude ; il n’eut pas de peine à les convaincre et à briser le léger vernis d’incrédulité vantarde derrière lequel voulaient s’abriter leur ignorance naïve et leur candeur puérile.


— Pourquoi pas ? après tout ! On voit tant de choses si bizarres et plus incompréhensibles.


Mais Jean-Claude poursuivit :


— Nous allons prendre des fusils et la cerner ; nous la tuerons et son escarboucle nous fera tous riches !


Personne ne discuta. Un rêve de lucre plana sur l’assemblée.


Deux minutes après, les tricots boutonnés, les gros brodequins lacés, ils étaient prêts à partir, le fusil à la main.


Le plan d’attaque était simple.


On allait remonter la Moraie en profitant de l’abri des buissons, s’espacer à gauche pour lui couper la retraite sur les bois de Valrimont et se rabattre en demi-cercle vers l’endroit désigné par Jean-Claude. Il n’y aurait de libre que l’espace découvert assez restreint du couchant par où, si elle voulait fuir, on pourrait la tirer avec des chances de l’atteindre.


Narcisse, le chasseur, un des meilleurs fusils du canton, tirerait le premier.


Dévalant la combe des prés, les tirailleurs, en grand silence, s’égaillèrent sous le clair de lune.


Sans bruit, au centre, Jean-Claude rampait près de Narcisse ; ils allaient lentement, comme englués dans la brume. À côté d’eux, le ruisseau chantait sur les graviers, élevant la voix aux tournants comme pour appeler les petits flots retardataires qui musaient aux berges ; la nuit était limpide et le croissant de lune brillait clair dans l’azur noirci.


À quarante pas de l’endroit où il avait vu la bête, dix minutes auparavant, Jean-Claude serra le bras de Narcisse, murmurant d’une voix basse comme le souffle d’un mourant :


— La vois-tu ?… Là-bas, derrière !


Narcisse pencha la tête en avant, les sourcils froncés, les yeux fixes, sa longue barbe noire, raide et comme figée.


C’était vrai ! Là-bas quelque chose brillait intensément et cette clarté mystérieuse ne pouvait provenir d’une source naturelle de lumière.


Vers la gauche, une branche craqua : les autres étaient proches.


— Attention ! Elle va se sauver ! Vois, ça remue, bredouilla Jean-Claude.


Le profil de bouc de Narcisse s’inclina sur le canon du Lefaucheux à deux coups chargé de chevrotines.


Une détonation formidable fit tressauter la nuit et il y eut comme un bond désespéré à côté de l’escarboucle, qui sembla pâlir un peu.


Au même moment, une rafale de coups de feu ravagea le silence : les autres tiraient aussi.


— En avant ! rugit Narcisse, qui avait remplacé sa cartouche vide.


— En avant ! rugirent les autres, en formidable écho.


Malgré l’enthousiasme de leurs cris, pas un n’apparut, et Narcisse avança seul, très prudemment d’ailleurs, le fusil à l’épaule, prêt à faire feu. Jean-Claude, à trois pas derrière lui, tremblait d’émotion et de peur.


Le vieux chasseur arriva sur le lieu du massacre. Un éclat de rire homérique le secoua de la tête aux pieds.


À côté d’un fond de bouteille cassé en mille morceaux et qui scintillait à la lune, un grand lièvre, criblé de plombs, gisait, saignant, les membres cassés, la tête trouée, les tripes hors du ventre.


Rassurés par le rire de Narcisse, les autres surgirent enfin lentement des buissons voisins et s’approchèrent à leur tour.


Un peu honteux de s’être laissé prendre au mirage facile du rêve de lucre et à la fascination de la légende ancienne, ils essayaient de s’excuser, alléguant leur incrédulité intérieure et leur passé de gens à qui on ne la fait pas.


— Tout de même, trancha Narcisse, on fera bien de n’en rien dire, les gens des alentours se ficheraient de nous. Ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de manger l’oreillard.


Comme les émotions de cette nocturne équipée avait affamé les traqueurs, ce fut ce même soir qu’on leva le cuir du lièvre et qu’on le mit à la casserole. Jean-Claude fut condamné à fournir la sauce et à payer quatre litres au lieu de deux pour apprendre à vouloir en conter aux camarades et aussi pour arroser le bon marché qu’il avait fait en vendant sa génisse.


Et voilà pourquoi maintenant les gens de Bémont-en-Comté, quand on leur parle de la Vouivre, hochent la tête et clignent de l’œil d’un air entendu et un peu narquois en vous disant :


 


— La Vouivre, il y a beau temps qu’on l’a tuée !
Source: https://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Assassinat_de_la_Vouivre


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