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LA GUERRE DES BOUTONS-L3 CHAP6-7

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Feuilleton audio - Livre 3 - Chapitres 6 et 7(26 Chapitres)
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Musique: Mystery March




Texte ou Biographie de l'auteur

La Guerre des boutons

Louis Pergaud


L'honneur et la culotte de Tintin

Dieu et ta Dame !

(Devise des anciens chevaliers.)



On se battait ce soir-là à la Saute. Le trésor gonflé de boutons de toutes sortes et de toutes tailles, d'agrafes multiples, de cordons divers, d'épingles complexes, voire d'une magnifique paire de bretelles (celles de l'Aztec, parbleu !) donnait confiance à tous, stimulait les énergies et ravivait les audaces.


Ce fut le jour, si l'on peut dire, des initiatives individuelles et des corps à corps, à coup sûr plus dangereux que les mêlées.


Les camps, à peu près d'égale force, avaient commencé la bataille par le duel collectif de cailloux, et puis, ces munitions manquant, d'enjambées en enjambées, de sauts en avant en sauts en avant, on s'était tout de même affronté et colleté.


Camus saboulait (il disait sagoulait) Touegueule, Lebrac « cerisait » l'Aztec, le reste était occupé avec des guerriers de moindre envergure, mais Tintin, lui, se trouvait être aux prises avec Tatti, un grand « conot » qui était bête comme « trente-six cochons mariés en seconde noce », mais qui, de ses longs bras de pieuvre, le paralysait et l'étouffait.


Il avait beau lui enfoncer ses poings dans le ventre, lui lancer des crocs-en-jambe à faire trébucher un éléphant (un petit), lui bourrer le menton de coups de tête et les chevilles de coups de sabots, l'autre, patient comme une bonne brute, l'étreignait par le milieu du corps, le serrait comme un boudin et le pliait, le balançait, tant et si bien que, vlan ! ils basculèrent enfin tous deux, lui dessus, Tintin dessous, parmi les groupes s'entrecognant épars sur le champ de bataille.


Les vainqueurs, dessus, grognaient, menaçants, tandis que les vaincus, parmi lesquels Tintin, silencieux par fierté, tapaient comme des sourds aussi fort que possible chaque fois qu'ils le pouvaient et n'importe où pour reconquérir l'avantage.


Emmener un prisonnier dans l'un ou l'autre camp semblait difficile sinon impossible.


Ceux qui étaient debout se boxaient comme des lutteurs, se garant de droite, se gardant à gauche, et ceux qui étaient à terre y étaient bien ; au reste, chacun avait assez à faire à se dépêtrer soi-même Tintin et Tatti étaient parmi les plus occupés. Enlacés sur le sol, ils se mordaient et se bosselaient, roulant l'un sur l'autre et passant alternativement, après des efforts plus ou moins longs, tantôt dessus, tantôt dessous. Mais ce que Tintin, ni les autres Longevernes, ni les Velrans eux-mêmes trop préoccupés ne voyaient point, c'est que cet idiot de Tatti, qui n'était peut-être pas tout à fait aussi bête qu'on ne l'imaginait, s'arrangeait toujours pour faire rouler Tintin ou pour rouler lui-même du côté de la lisière du bois, s'isolant ainsi de plus en plus des autres groupes belligérants aux prises par le champ de bataille.


Il arriva ce qui devait arriver, et le duo Tatti-Tintin fut bientôt, sans que le Longeverne dans le feu de l'action s'en fût aperçu le moins du monde, à cinq ou six pas du camp de Velrans.


Le premier coup de cloche annonçant la prière, sonnant à on ne sait quelle paroisse, ayant instantanément désagrégé les groupes, les Velrans regagnant leur lisière, n'eurent pour ainsi dire qu'à cueillir Tintin gigotant de tous ses membres, le dos sur le sol où le maintenait son tenace adversaire.


Les Longevernes n'avaient rien vu de cette prise, lorsque, se retrouvant au Gros Buisson et procédant des yeux à un dénombrement mutuel, ils durent bon gré mal gré reconnaître que Tintin manquait à l'appel.


Ils poussèrent le « tirouit » de ralliement. Rien ne répondit.


Ils crièrent, ils hurlèrent le nom de Tintin, et une huée moqueuse parvint à leurs oreilles.


Tintin était chauffé.


– Gambette, commanda Lebrac, cours, cours vite au village et va dire à la Marie qu'elle vienne tout de suite, que son frère est prisonnier ; toi, Boulot, va-t'en à la cabane, défais l'armoire du trésor, et prépare tout ce qu'il faut pour le « rafistolage » du trésorier ; trouve les boutons, enfile les aiguilles de fil afin qu'il n'y ait pas de temps de perdu. Ah ! les cochons ! Mais comment ont-ils fait ? Qui est-ce qui a vu quelque chose ? C'est presque pas possible !


Personne ne pouvait répondre, et pour cause, aux questions du chef, nul n'avait rien remarqué.


– Faut attendre qu'ils le lâchent.


Mais Tintin, ligoté, bâillonné derrière le rideau de taillis de la lisière, était long à revenir.


Enfin, parmi des cris, des huées et des ronflements de cailloux, on le vit tout de même reparaître, débraillé, ses habits sur son bras, dans le même appareil que Lebrac et l'Aztec après leurs exécutions respectives, c'est-à-dire à cul nu ou presque, sa trop courte chemise voilant mal ce qu'il est habituel de dérober d'ordinaire aux regards.


– Tiens, fit Camus, sans réfléchir, il leur z-y a montré son derrière, lui aussi. C'est épatant !


– Comment ça se fait-il qu'ils l'aient laissé faire et qu'ils ne l'aient pas repris ? objecta La Crique qui flairait quelque chose de plus grave. C'est louche ! On leur a pourtant appris la façon de s'y prendre.


Lebrac grinça des dents, fronça le nez et fit bouger ses cheveux, signe de perplexité coléreuse.


– Oui, répondit-il à La Crique, il y a sûrement quelque chose de plus.


Tintin se rapprochait, hoquetant, ravalant sa salive, le nez humide des terribles efforts qu'il faisait pour contenir ses larmes. Ce n'était point l'attitude d'un gaillard qui vient de jouer un bon tour à ses ennemis.


Il arrivait aussi vite que le lui permettaient ses souliers délacés. On l'entoura avec sollicitude.


– Ils t'ont fait du mal ! Qui c'est ceusses qui t'ont tapé dessus ! Dis-le, nom de Dieu, qu'on les rechope ceux-là ! C'est encore au moins ce sale Migue la Lune, ce foireux dégoûtant, il est aussi lâche que méchant.


– Ma culotte ! Ma culotte ! heu ! heue ! Ma culotte ! gémit Tintin, se dégonflant un peu dans une crise de sanglots et de larmes.


– Hein ! quoi ! ben on te la recoudra, ta culotte ! la belle affaire ! Gambette est allé chercher ta sœur et Boulot prépare le fil.


– Heue !… euhe ! Ma culotte ! Ma culotte !


– Viens voir c'te culotte !


– Heue ! Je l'ai pas, ils me l'ont chipée, ma culotte, les voleurs !


– !…


– Oui, l'Aztec a dit comme ça : Ah ! c'est toi qui m'as chipé mon pantalon l'autre fois, eh ben, mon salaud, c'est le moment de le payer ; change pour change ; t'as eu le « mienne » toi et tes relèche-murie d'amis, moi je confixe84 celui-ci. Ça nous servira de drapeau.


Et ils me l'ont pris et après ils m'ont tout châtré mes boutons et puis ils m'ont tous foutu leur pied au cul. Comment que je vais faire pour rentrer ?


– Ah ! ben m…, zut ! C'est salement emmerdant cette histoire-là ! s'exclama Lebrac.


– T'as-t-y pas des autres « patalons » chez vous ! interrogea Camus. Faut envoyer quelqu'un au-devant de Gambette et faire dire à la Marie qu'elle t'en rapporte un autre.


– Oui, mais on verrait bien que c'est pas çui que j'avais ce matin ; je l'avais justement mis tout propre et ma mère m'a dit que s'il était crotté ce soir je saurais ce que ça me coûterait. Qu'est-ce que je veux dire ?


Camus eut un grand geste évasif et ennuyé, évoquant les piles paternelles et les jérémiades des mères.


– Et l'honneur ! nom de Dieu ! rugit Lebrac. Vous voulez qu'on dise que les Longevernes se sont laissé chiper la culotte de Tintin tout comme un merdeux d'Aztec des Gués, vous voulez ça, vous ? Ah ! non ! nom de Dieu ! non ! jamais ! ou bien on n'est rien qu'une bande de pignoufs juste bons à servir la messe et à empiler du bois derrière le fourneau.


Les autres ouvraient sur Lebrac des yeux interrogateurs ; il répondit :


– Il faut reprendre la culotte de Tintin, il le faut à tout prix, quand ça ne serait que pour l'honneur, ou bien je ne veux plus être chef, ni me battre !


– Mais comment ?


Tintin, nu-jambes, grelottait en pleurant au centre de ses amis.


– Voilà, reprit Lebrac qui avait ramassé ses idées et combiné son plan : Tintin va partir à la cabane rejoindre Boulot et attendre la Marie. Pendant ce temps-là, nous autres, au triple galop, avec nos triques et nos sabres, nous allons filer par les champs de la fin dessous, longer le bas du bois et aller les attendre à leur tranchée.


– Et la prière ? fit quelqu'un.


– Merde pour la prière ! riposta le chef. Les Velrans vont certainement aller à leur cabane, car ils en ont une, ils en ont sûrement une ; pendant ce temps-là, on a le temps d'arriver ; on se calera dans les rejets de la jeune coupe, le long de la tranchée qui descend.


« Eux, à ce moment-là, n'auront plus de triques, ils ne se douteront de rien ; alors, à mon commandement, tout d'un coup, on leur tombera dessus et on leur reprendra bien la culotte. À grands coups de trique, vous savez, et s'ils font de la rebiffe, cassez-leur-z'y la gueule !


« C'est entendu, allez, en route !


– Mais s'ils ont caché la culotte dans leur cabane ?


– On verra bien après, c'est pas le moment de cancaner, et puis y aura toujours l'honneur de sauvé !


Et comme rien ne bougeait plus à la lisière ennemie, tous les guerriers valides de Longeverne, entraînés par le général, dévalèrent comme un ouragan la pente en remblai du coteau de la Saute, sautant les murgers et les buissons, trouant les haies, franchissant les fossés, vifs comme des lièvres, hérissés et furieux comme des sangliers.


Ils longèrent le mur d'enceinte du bois et toujours galopant en silence, en se rasant le plus possible, ils arrivèrent à la tranchée qui séparait les coupes des deux pays. Ils la remontèrent à la queue leu leu, vivement, sans bruit et, sur un signe du chef qui les fit passer devant et resta en queue, par petits paquets ou individuellement, se blottirent dans les massifs de buissons épais qui grandissaient entre les baliveaux de la coupe de Velrans.


Il était temps vraiment. Des profondeurs du taillis une rumeur montait de cris, de rires et de piétinements ; encore un peu et l'on distingua les voix.


– Hein, traînait Tatti, que je l'ai bien attrapé çui-là, il n'a rien pu. Qu'est-ce qu'il doit faire maintenant « avec sa culotte qu'il n'a plus » ?


– Il pourra toujours faire la colbute85 sans perdre ce qu'il y a dans ses poches.


– On va la mettre au bout de la perche, ça y est-il ? Est-elle prête, Touegueule, ta perche ?


– Attends un peu, je suis en train de « siver » les nœuds pour ne pas me « grafigner » les mains ; na ! ça y est !


– Mets-y les pattes en l'air !


– On va marcher l'un derrière l'autre, ordonna l'Aztec, et on va chanter not'cantique : s'ils entendent ça les fera bisquer !


Et l'Aztec entonna :


Je suis chrétien, voilà ma gloire, Mon espérance…


Lebrac avec Camus, tous deux cachés dans un buisson un peu plus bas que la tranchée du milieu, s'ils voyaient mal le spectacle, ne perdaient rien des paroles.


Tous leurs soldats, le poing crispé sur les gourdins, restaient muets comme les souches sur lesquelles ils étaient à croppetons. Le général, les dents serrées, regardait et écoutait. Quand les voix des Velrans reprirent après le chef :


Je suis chrétien, voilà ma gloire…


Il mâcha entre ses dents cette menace :


– Attendez un peu, nom de Dieu ! je vais vous en foutre, moi, de la gloire !


Cependant, triomphante, la troupe arrivait. Touegueule en tête, la culotte de Tintin servant d'enseigne au bout d'une grande perche.


Quand ils furent à peu près tous alignés dans la tranchée et qu'ils commencèrent, au rythme lent du cantique, à la descendre, Lebrac eut un rugissement épouvantable comme le cri d'un taureau qu'on égorge. Il se détendit tel un ressort terriblement bandé et bondit de son buisson pendant que tous ses soldats, enlevés par son élan, emportés par son cri, fonçaient comme des catapultes sur la muraille désarmée des Velrans.


Ah ! cela ne fit pas un pli. Le bloc vivant des Longevernes, triques sifflant, vint frapper, hurlant, la ligne ahurie des Velrans. Tous furent culbutés du même coup et beugnés de coups de triques terribles, tandis que le chef, martelant de ses talons Touegueule épouvanté, lui reprenait d'un tour de main la culotte de son ami Tintin en jurant effroyablement.


Puis, en possession du vêtement reconquis avec l'honneur, il commanda sans hésitation la retraite qui se fit en vitesse par cette même tranchée du milieu que les ennemis venaient de quitter.


Et tandis que, piteux et roulés une fois de plus, ils se relevaient, le sous-bois silencieux retentissait des rires, des huées et des vertes injures de Lebrac et de son armée regagnant leur camp au galop derrière la culotte reconquise.


Bientôt ils arrivèrent à la cabane où Gambette, Boulot et Tintin, ce dernier très inquiet sur le sort de son pantalon, entouraient la Marie qui, de ses doigts agiles, achevait de remettre aux vêtements de son frère les indispensables accessoires dont ils avaient été rudement dépouillés.


La victime cependant, sa blouse descendue comme un jupon par pudeur pour le voisinage de sa sœur, reçut son pantalon avec des larmes de joie.


Il faillit embrasser Lebrac, mais, pour être plus agréable à son ami, il déclara qu'il chargeait sa sœur de ce soin et il se contenta de lui affirmer d'une voix tremblante encore d'émotion qu'il était un vrai frère et plus qu'un frère pour lui.


Chacun comprit et applaudit discrètement.


La Marie Tintin eut sitôt fait de remettre à la culotte de son frère les boutons qui manquaient et on la laissa, par prudence, partir seule un peu en avance.


Et ce soir-là, l'armée de Longeverne, après avoir passé par de terribles transes, rentra au village fièrement, aux mâles accents de la musique de Méhul :


La victoire en chantant…


heureuse d'avoir reconquis l'honneur et la culotte de Tintin.


Le trésor pillé

Le temple est en ruine au haut du promontoire.

J.-M. de Heredia (Les Trophées).



On n'avait, malgré tout, pas gardé rancune à Bacaillé de sa querelle avec Camus, non plus que de ses tentatives de chantage et de ses velléités de cafardage auprès du père Simon.


Somme toute, il avait eu le dessous, il avait été puni. On se garderait à carreau avec lui et sauf quelques irréductibles, dont La Crique et Tintin, le reste de l'armée et même Camus avait généreusement passé l'éponge sur cette scène regrettable, mais après tout assez habituelle, qui avait failli, à un moment critique, semer la discorde et la zizanie au camp de Longeverne.


Malgré cette attitude tolérante dont il profitait, Bacaillé n'avait point désarmé. Il avait toujours sur le cœur, sinon sur les joues, les gifles de Camus, la retenue du père Simon, le témoignage de toute l'armée (grands et petits) contre lui et surtout il avait contre l'éclaireur et lieutenant de Lebrac la haine que donne l'affreuse jalousie de l'évincé en amour. Et tout cela, non ! il ne le pardonnait pas.


D'un autre côté il avait réfléchi qu'il lui serait plus facile d'exercer sur tous les Longevernes en général et sur Camus en particulier des représailles mystérieuses et de leur dresser des embûches s'il continuait à combattre dans leurs rangs.


Aussi, sa punition finie, il se rapprocha de la bande.


S'il ne fut pas du combat fameux au cours duquel la culotte de Tintin, comme une redoute célèbre, fut prise et reprise, il ne songea point à s'en pendre, comme le brave Crillon, mais il vint à la Saute les soirs suivants et prit une part modeste et effacée aux grands duels d'artillerie, ainsi qu'aux assauts houleux et vociférants qui les suivaient généralement.


Il eut la joie pure de n'être pas pincé et de voir prendre tantôt par les uns, tantôt par les autres, car il les haïssait tous, quelques guerriers des deux partis que l'on renvoya ou qui revinrent en piteux état.


Il restait, lui, prudemment à l'arrière-garde, riant en dedans quand un Longeverne était pincé, plus bruyamment quand c'était un Velrans. Le trésor fonctionnait, si l'on peut dire. Tout le monde, et Bacaillé comme les autres, allait, avant de rentrer, déposer les armes à la cabane et vérifier la cagnotte qui, selon les victoires ou les revers, fluctuait, montait avec les prisonniers qu'on faisait, baissait quand il y avait un ou plusieurs vaincus (c'était rare !) à retaper pour la rentrée.


Ce trésor, c'était la joie, c'était l'orgueil de Lebrac et des Longevernes, c'était leur consolation dans le malheur, leur panacée contre le désespoir, leur réconfort après le désastre. Bacaillé un jour pensa : « Tiens, si je le leur chipais et que je le fiche au vent ! C'est pour le coup qu'ils en feraient une gueule et ça serait bien tapé comme vengeance. »


Mais Bacaillé était prudent. Il songea qu'il pouvait être vu rôdant seul de ce côté, que les soupçons se dirigeraient naturellement sur lui et qu'alors, oh ! alors ! il faudrait tout craindre de la justice et de la colère de Lebrac.


Non, il ne pouvait pas lui-même prendre le trésor.


Si je cafardais à mon père ? pensa-t-il.


Ah ! oui ! ce serait encore pis. On saurait tout de suite d'où partait le coup et moins que jamais il échappait au châtiment.


Non, ce n'était pas cela !


Pourtant, et son esprit et sa pensée sans cesse y revenaient, c'était là qu'il fallait frapper, il le sentait bien, c'était par là qu'il les atteindrait au vif.


Mais comment ? comment ? voilà !…


Après tout, il avait le temps : l'occasion s'offrirait peut-être toute seule.


Le jeudi suivant, de bon matin, le père de Bacaillé accompagné de son fils partit à la foire à Baume. Sur le devant de la voiture à planches à laquelle on avait attelé Bichette, la vieille jument, ils s'installèrent sur une botte de paille disposée en travers ; en arrière, sur une litière fraîche, tout le corps dans un sac serré en coulisse autour de son cou, un petit veau de six semaines montrait sa tête étonnée. Le père Bacaillé, qui l'avait vendu au boucher de Baume, profitait de l'occasion qu'offrait la foire pour le conduire à son acquéreur. Comme c'était jeudi et qu'il devait toucher de l'argent, il emmenait son fils avec lui.


Bacaillé était joyeux. Ces bonheurs-là n'arrivaient pas souvent. Il évoquait d'avance toutes les jouissances de la journée : il dînerait à l'auberge, boirait du vin, des petits verres ou des sirops dans le gobelet de son père, il achèterait des pains d'épices, un sifflet, et il se rengorgeait encore en pensant que ses camarades, ses ennemis, enviaient certainement son sort.


Ce jour-là il y eut entre Longeverne et Velrans une bataille terrible. On ne fit, il est vrai, pas de prisonniers, mais les cailloux et les triques firent rage, et les blessés n'avaient guère, le soir, envie de rire.


Camus avait une bosse épouvantable au front, une bosse avec une belle entaille rouge, qui avait saigné durant deux heures ; Tintin ne sentait plus son bras gauche ou plutôt il ne le sentait que trop ; Boulot avait une jambe toute noire. La Crique n'y voyait plus sous l'enflure de la paupière droite, Grangibus avait les orteils écrasés, son frère remuait avec une peine infinie le poignet droit et l'on comptait pour rien les meurtrissures multiples qui tatouaient les côtes et les membres du général, de son lieutenant et de la plupart des autres guerriers.


Mais on ne se plaignait pas trop, car du côté des Velrans c'était sûrement pis encore. Bien sûr qu'on n'était pas allé inventorier les « gnons » reçus par les ennemis, mais c'était une bénédiction s'il n'y en avait pas, dans le tas des écharpés, quelques-uns qui se missent au lit avec des méningites, des foulures graves, des luxations ou des fièvres carabinées.


Bacaillé, entre ses planches, sur sa botte de paille, rentra le soir un peu éméché, l'air triomphant, et ricana même méchamment au nez des camarades qui d'aventure assistèrent à sa descente de voiture.


– Fait-il le « zig » ! bon Dieu ! pour une fois qu'il va à la foire, ce coco-là ! Dirait-on pas qu'il descend de calèche et que son calandeau86 est un pur sang !


Mais l'autre, d'un air de vengeance satisfaite et de profond dédain, continuait à ricaner en les regardant.


Au reste, ils ne pouvaient se comprendre.


Le lendemain, vu la quantité d'unités hors de combat, il était impossible de songer à se battre. D'ailleurs, les Velrans, eux, ne pourraient certainement pas venir ! On se reposa donc, on se soigna, on se pansa avec des herbages simples ou compliqués chipés dans les vieilles boîtes à remèdes des mamans, au petit bonheur des trouvailles. Ainsi La Crique se faisait des lavages de camomille à la paupière et Tintin pansait son bras avec de la tisane de chiendent. Il jurait d'ailleurs que cela lui faisait beaucoup de bien. En médecine comme en religion il n'y a que la foi qui sauve.


Et puis on fit quelques parties de billes pour se changer un peu des distractions violentes de la veille.


Le samedi on ne devait pas plus que le vendredi se rendre au Gros Buisson. Pourtant Camus, Lebrac, Tintin et La Crique, que l'ennui taraudait, résolurent, non point d'aller chercher noise ou reconnaître l'ennemi, mais bien d'aller faire un petit tour à la cabane, la chère cabane qui abritait le trésor et où l'on était si tranquille et si bien pour faire la fête.


Ils ne confièrent à personne leur projet, pas même aux Gibus et à Gambette. À quatre heures, ils partirent chacun vers son domicile respectif et, un moment après, se retrouvèrent à la vie à Donzé pour gagner, à travers le bois du Teuré, l'emplacement de la forteresse.


Chemin faisant ils parlaient de la grande bataille du jeudi. Tintin, son bras en écharpe, et La Crique, un bandeau sur l'œil, deux des plus maltraités de la journée, revivaient avec délices les coups de pieds qu'ils avaient foutus et les coups de trique qu'ils avaient distribués avant de recevoir, l'un le poing de Touegueule dans l'œil, l'autre le bâton de Pissefroid sur le radius… ou le cubitus.


– Il a fait han ! comme un bœuf qu'on assomme, disait Tintin en parlant de son grand ennemi Tatti, quand j'y ai foutu mon talon dans l'estomac ; j'ai cru qu'il ne voulait pas reprendre son souffle : ça lui apprendra à me refiler ma culotte.


La Crique évoquait les dents cassées et les crachats rouges de Touegueule recevant son coup de tête sous la mâchoire et tout cela leur faisait oublier les petites souffrances de l'heure présente.


On était maintenant sous bois, dans le vieux chemin de défruit, rétréci d'année en année par les pousses vigoureuses du taillis envahissant qui obligeait à se courber ou à se baisser pour éviter la gifle sèche d'une ramille défeuillée.


Des corbeaux, qui rentraient en forêt à l'appel d'un vétéran, tournoyaient en croassant au-dessus de leur groupe…


– On dit que c'est des oiseaux qui portent malheur tout comme les chouettes qui chantent la nuit annoncent une mort dans la maison. Crois-tu que c'est vrai, toi, Lebrac ? demanda Camus.


– Peuh ! fit le général, c'est des histoires de vieille femme. S'il arrivait un malheur chaque fois qu'on voit un « cro », on ne pourrait plus vivre sur la terre ; mon père dit toujours que ces corbeaux-là sont moins à craindre que ceusses qui n'ont point d'ailes. Faut toucher du fer quand on en voit un de ceux-là, pour détourner la malchance.


– C'est-il vrai qu'ils vivent cent ans ces bêtes-là ? Je voudrais bien être que d'eux : ils voient du pays et ils ne vont pas en classe, envia Tintin.


– Mon vieux, reprit La Crique, pour savoir s'ils vivent si longtemps, et ça se peut bien, il faudrait être là et en marquer un au nid. Seulement quand on vient au monde on n'a pas toujours un corbeau sous la main et puis on n'y pense guère, tu sais, sans compter qu'il n'y a pas beaucoup de types qui viennent à cet âge-là.


– Parlez plus de ces bêtes-là, demanda Camus, moi je crois quand même que ça porte malheur.


– Faut pas être « superticieux », Camus. C'était bon pour les gens du vieux temps, maintenant on est civilisé, y a la science…


Et l'on continua à marcher, tandis que La Crique interrompait sa phrase et l'éloge des temps modernes pour éviter la caresse brusque d'une branche basse qu'avait déplacée le passage de Lebrac.


À la sortie de la forêt on obliqua vers la droite pour gagner les carrières.


– Les autres ne nous ont pas vus, remarqua Lebrac. Personne ne sait qu'on est venu. Ah ! notre cabane est vraiment bien cachée !


On fit chorus. Ce sujet était inépuisable.


– C'est moi « que je l'ai trouvée » ! hein ! rappela La Crique, riant d'un large rire triomphant malgré son œil au beurre noir.


– Entrons, coupa Lebrac.


Un cri de stupéfaction et d'horreur jaillit simultanément des quatre poitrines, un cri épouvantable, déchirant, où il y avait de l'angoisse, de la terreur et de la rage.


La cabane était dévastée, pillée, ravagée, anéantie.


Des gens étaient venus là, des ennemis, les Velrans assurément ! Le trésor avait disparu, les armes étaient cassées ou dérobées, la table arrachée, le foyer démoli, les bancs renversés, la mousse et les feuilles brûlées, les images déchirées, le miroir brisé, l'arrosoir cabossé et percé, le toit défoncé et le balai, suprême insulte, le vieux balai dérobé au stock de l'école, plus dépaillé et plus sale que jamais, dérisoirement planté en terre au milieu de ce désordre, comme un témoin vivant du désastre et de l'ironie des pillards.


À chaque découverte, c'étaient de nouveaux cris de rage, et des vociférations, et des blasphèmes, et des serments de vengeance.


On avait démoli les casseroles et… souillé les pommes de terre !


C'étaient sûrement les Velrans qui avaient fait le coup : La Crique, avec son intuitive finesse et sa logique habituelle, le prouva incontinent.


– Voyons, un homme de Longeverne qui aurait trouvé par aventure la cabane n'aurait fait qu'en rire ; il en aurait jasé au village et on l'aurait su ; un étranger n'avait rien à prendre là et s'en serait fichu ; Bédouin, lui, était bien trop nouille pour trouver tout seul une cache pareille et d'ailleurs, depuis sa dernière soulographie, il ne se hasardait plus en rase campagne et, comme un sage, cultivait et rentrait les légumes et les fruits de son jardin.


Restaient donc les Velrans.


– Quand ? La veille parbleu ! puisque le jeudi soir tout était intact et qu'aujourd'hui il leur aurait été impossible de trouver après quatre heures le temps matériel nécessaire pour perpétrer un pareil saccage, à moins toutefois qu'ils ne fussent venus le matin, mais ils étaient bien trop froussards pour oser friper une classe !


– Ah ! si nous étions au moins venus hier, se lamentait Lebrac. Dire que j'y ai pensé ! Car enfin ils n'ont pas pu tous venir, il y en avait trop d'éclopés parmi eux, je le sais bien, peut-être, moi, comme ils étaient arrangés : ils étaient sûrement plus mal foutus que nous encore. Ah ! si on leur était tombé dessus. Bon Dieu de nom de Dieu ! je les étranglais !


– Cochons ! canailles ! bandits !


– C'est tout de même lâche, vous savez, ce qu'ils ont fait là, jugea Camus.


– Et nous en sommes des propres pour nous rebattre !


– Il faudra trouver leur cabane aussi, nous, reprit Lebrac ; il n'y a plus que ça, parbleu, plus rien que ça !


– Oui, mais quand ? Après quatre heures, ils viendront faire le guet à la lisière, il n'y a que pendant la classe qu'on pourrait chercher, mais faudrait la gouepper87 au moins huit jours de suite « passe que » il ne faut guère compter qu'on tombera dessus le premier matin. Qu'est-ce qui veut oser faire ce coup-là pour recevoir une tatouille carabinée de son père et attraper un mois de retenue du maître d'école ?


– Il n'y a que Gambette !


– Mais comment ont-ils bien pu la trouver, les salauds ? Une cabane si bien cachée, que personne ne connaissait et où ils ne nous avaient jamais vus venir !


– C'est pas possible ! on leur a dit !


– Tu crois ? Mais qui ? il n'y a que nous qui sachions où elle est ! Il y aurait donc un traître ?


– Un traître ! ruminait La Crique. – Puis se frappant le front sans souci de son œil, illuminé malgré son bandeau d'une pensée subite :


– Oui ! là ! nom de Dieu ! rugit-il, oui, il y a un traître et je le connais, le salaud, je sais qui c'est ! Ah, je vois tout, je devine tout maintenant, le dégoûtant, le Judas, le pourri !


– Qui ? interrogea Camus.


– Qui ? reprirent les deux autres.


– Bacaillé ! pardi !


– Le bancal ! Tu crois ?


– J'en suis sûr. Écoutez-moi :


« Jeudi, il n'était pas avec nous, il est allé avec son père à la foire à Baume, hein ? vous vous souvenez ? Rappelez-vous bien maintenant la gueule qu'il faisait en rentrant : il avait l'air de nous narguer, de se fout' de nous, parfaitement ! Eh bien, en revenant de Baume il est passé par Velrans avec son père ; ils étaient un peu éméchés, ils se sont arrêtés chez quelqu'un là-bas, je ne sais pas chez qui, mais je parierais tout ce qu'on voudrait que c'est comme ça ; peut-être bien même qu'il s'en est revenu avec des Velrans et alors il leur z'y a dit sûrement, il leur z'y a dit ousqu'était not'cabane.


« Alors l'autre qui n'était pas éclopé s'est amené hier ici avec les moins malades ; et voilà, parbleu, voilà !


– Le cochon ! le traître ! la crapule ! mâchonnait Lebrac ; si c'est vrai, bon Dieu ! gare à sa peau ! je le saigne !


– Si c'est vrai ? Mais c'est sûr comme un et un font « deusse », comme je m'appelle La Crique et que j'ai l'œil noir comme un cul de marmite, pardine !


– Faut le démasquer, alors ! conclut Tintin.


– Allons-nous-en, il n'y a plus rien à faire ici, ça me retourne les sangs et ça me chavire le cœur de voir ça, gémit Camus. On causera bien en s'en allant et il ne faut pas surtout qu'on se doute que nous sommes venus aujourd'hui.


– C'est demain dimanche, reprit-il, on le démasquera bien, on le fera avouer, et alors…


Camus n'acheva pas. Mais son poing fermé, brandi vers le ciel, complétait énergiquement sa pensée.


Et par le même chemin qu'ils étaient venus, ils rentrèrent au village après avoir, d'un commun accord, pris de sévères dispositions pour le lendemain.



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