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CRIME DE VILLAGE-FLIRTAGE-LA MEULE-LE RETOUR

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Image d_après une toile de Léon Lhermitte: la paye des moissonneurs: eraldie.blogspot.com


Musique : Etude N°5 de Claude Debussy 




Texte ou Biographie de l'auteur

Crime de village 




 




Mon cher papa, 




Laisse-moi t'offrir ces quelques pages de collégien, manuscrites depuis si 




longtemps, imprimées enfin pour toi seul. 




Surtout ne les montre à personne. Seul tu peux, comme papa et comme 




camarade, avoir le courage de les lire et de les trouver passables. 




Bien à toi, 




RENARD. 




 




La nuit était venue doucement, et le père Rollet, les bras croisés, en 




manches de chemise, en gilet bleu passé à larges poches, fumait sa pipe 




courte et noire sur un petit banc de bois qu'il avait cloué sous l'unique 




fenêtre de sa chaumière. 




Il ne pensait pas à grand chose et écoutait la voix de crécelle des rainettes 




qui chantaient dans les buissons d'alentour et troublaient seules le grand 




silence. Du fumier qu'il avait enclos devant sa porte, entre quatre petits 




murs de pierres sèches, il lui venait un air tout chargé d'odeurs chaudes. 




Au milieu, se dressait un saule mince et maigre, aux feuilles fines comme 




des lames, dont quelques-unes, desséchées, tourbillonnaient, à peine 




retenues par un fil. 




Il était drôlement venu, ce saule : un vieux pieu qu'on avait autrefois planté 




là et qui avait soudain bourgeonné, fait des branches, à la grande surprise 




de tous, grâce à l'humidité du sol trempé de sucs. 




De temps en temps, le père Rollet faisait glisser sa pipe à l'un des coins de 




sa bouche, tournait la tête vers la fenêtre, et répondait par des phrases 




brèves et ménagées aux questions de sa femme qui mangeait, à l'intérieur, 




une assiette sur ses genoux, sans lumière, avec un grand bruit de 




mâchoires. Ils parlaient peu, mettant de longs intervalles entre leurs 




phrases, comme pour examiner à leur aise la portée de chacune. 




Il s'agissait d'une vache que le père Collard leur marchandait. Eux 




voulaient la vendre six cents francs ; lui n'en donnait que cinq cents, à 




cause qu'elle gambillait un peu d'une des pattes de derrière. L'entente 




n'arrivait pas, chacun y mettant l'obstination pointilleuse de paysans 




endurcis qui font peu d'affaires, mais les font bien. 




« Faudra céder pour la moitié », dit la femme. 




L'homme répondit : 




« Faudra voir. » 




En ce moment, il distingua au loin une ombre, puis une autre plus petite 




qui se détachaient des ténèbres épaisses. 




« C'est vous, Collard ? » 




Une voix cria : 




« C'est nous. » 




Le père Collard avait des sabots blancs à peine équarris, une casquette en 




peau de loutre, un manche de fouet sans fouet à la main, l'air finaud et 




avare. 




La mère Collard, courte et bavarde, portait un grand cabas toujours plein 




qui ne la quittait pas dans ses plus petites courses et qui lui battait 




lourdement les flancs. 




Le père Rollet les fit entrer. 




« Eh ben ! êtes-vous décidé ? » 




Pour sûr que non, qu'il ne l'était pas, décidé. Il devait en démordre ; sans 




ça, rien. 




La mère Rollet alluma une bougie toute neuve dans un lourd chandelier de 




fer et l'on s'assit, les femmes sur le rebord en briques de la cheminée, les 




hommes sur l'arche au pain frottée et luisante, les mains sur les genoux. 




On causa d'abord de choses et d'autres ; puis, au bout d'un assez long 




silence, que scandait pesamment le tic-tac de la vieille horloge, les deux 




hommes reprirent leur débat à propos de la vache. 




Ils parlotèrent longuement sans parvenir à se convaincre. Tous les deux 




donnaient obstinément leurs raisons et ne s'écoutaient ni l'un ni l'autre. 




Les femmes demeuraient silencieuses, très intéressées, les yeux fixés sur 




eux et le menton dans le creux des mains. 




Rollet proposa : 




« Si on allait à l'auberge ? Ça irait peut-être mieux. » 




Collard accepta. Ils sortirent. Les femmes leur crièrent de ne pas rester trop 




longtemps, la Collard plus fort que l'autre, parce qu'ils demeuraient tout au 




bout du village. Elles restèrent seules. 




 




Elles se contèrent tous les commérages du jour, passèrent en revue les 




voisins, les parents, sans excepter leurs maris qu'elles s'enviaient 




réciproquement, par politesse. 




« On pourrait s'arranger », dit la Rollet. 




Et cette idée inattendue, qu'elles n'auraient qu'à demander pour avoir un 




autre homme, nouveau, tout neuf, partout, dans leur lit, sur leur dos, les 




agita d'un rire inextinguible, qu'elles savouraient en larmes. Elles 




revenaient sans cesse à ce sujet, et quand elles l'eurent épuisé, la 




conversation languit. 




Il y eut une pause, coupée de petits hoquets intermittents, quand l'une 




d'elles trouvait plus drôle cette idée usée qui achevait de se dérouler en son 




esprit comme l'écho continue la voix. Puis, rien. 




La bougie pâle les éclairait faiblement, posant çà et là un reflet capricieux 




sur le poli des meubles ou le brillant des carreaux rouges. 




Les deux femmes courbaient la tête presque entre leurs genoux, absorbées. 




La Rollet dit tout à coup : 




« Vous vous ennuyez, pas vrai ? » 




La Collard protesta ; mais, comme elle regardait à chaque instant du côté 




de la porte, se levant à demi quand elle entendait un bruit de pas, le cabas 




au bras, toute prête à partir, la Rollet insista : 




« Si, j'vois ben que vous vous ennuyez. » 




La Collard ne se défendit plus et répondit naïvement : 




« C'est toujours comme ça quand je suis chez les autres. 




-C'est bien naturel », dit la Rollet. 




D'ailleurs, elle bâillait aussi et, malgré elle, tournait ses paupières lourdes 




vers l'énorme lit qui faisait dans un coin une masse d'un vert sombre, si 




haut qu'il fallait en y montant se plier en deux pour ne pas se cogner la tête 




aux solives enfumées. Elle dit tout à coup : 




« Ma foi, tant pis pour eux, je vas me coucher, vous permettez ? 




-Ça ne me fait rien », dit la Collard. 




 




La Rollet en un instant fut en chemise, grimpa sur la chaise, puis sur le lit, 




montrant ses jambes maigres et ballantes. La Collard plaisanta, mais, au 




fond, elle commençait à se désespérer : son homme n'arrivait pas. Elle 




répétait, impatiente : « Seigneur Dieu, qu'est-ce qu'ils font donc ? » 




« Si j'étais vous, dit la Rollet, qui nouait son mouchoir à carreaux autour de 




sa tête, je ferais comme moi, ils ne reviendront pas, bien sûr, ils dorment 




sur les tables de l'auberge. Je connais mon homme, il aura entraîné le vôtre 




à boire. 




-C'est plutôt le mien qui aura entraîné le vôtre. 




-À telle enseigne qu'ils sont tous les mêmes ; allez, venez donc. » 




La Collard riait, refusait. 




« Si vous avez peur qu'ils reviennent, ne quittez pas votre jupe, vous serez 




tout de suite rhabillée. » 




La Collard pesait les paroles. 




« C'est vrai qu'ils sont longs ; je ne peux pourtant pas passer la nuit comme 




ça, sur une chaise. » 




Et, brusquement, elle posa son cabas, ses savates, son caraco, noua son 




bonnet plus serré, escalada le lit et se glissa du côté de la ruelle. 




« J'aime mieux le coin, dit-elle. 




-Ah ! qu'à cela ne tienne, je vous le cède. » 




Elles riaient de bon coeur, toutes les deux, ragaillardies, et le bavardage 




reprit, sur la Dame blanche, sur les revenants. La Rollet n'y croyait pas, 




elle avait bien plus peur des puces. Heureusement, elle connaissait le 




moyen de s'en débarrasser, comme les renards. 




« Les renards ? 




-Comment, vous ne savez pas ? dit la Rollet, d'une voix flûtée. Ah ! des 




malins. Ils attendent qu'il y en ait tout plein ; alors ils roulent en boule un 




paquet d'herbes sèches qu'ils se fourrent dans la gueule, puis ils vont à la 




rivière et y trempent avec précaution le bout de leur queue. Les puces ont 




peur de l'eau comme les poules. Elles remontent la queue, prenant les 




autres sur leur chemin. Le renard enfonce de plus en plus, lentement ; les 




puces remontent, remontent, arrivent à la tête, à la gueule, puis ne trouvant 




plus de sec que la boule d'herbe, s'y mettent toutes. Le renard les lâche 




dans l'eau et se sauve. » 




C'était gentiment imaginé, comme on voit. 




 




La Collard s'amusait, incrédule, cherchant un moyen de l'attraper à son 




tour. Elle la vit subitement s'endormir de ce sommeil lourd où se dissolvent 




toutes les fatigues du jour, qui ferme les yeux comme une plaque de métal. 




Elle avait trouvé. Elle tira tout le lourd édredon à elle, le roula, le tassa 




sous ses draps, à sa place ; puis elle se coula dans la ruelle. 




La Rollet dormait, sur le dos, la bouche entr'ouverte par un souffle léger, 




les bras tendus à ses côtés comme une statue ridée couchée sur un 




tombeau. Au-dessus de sa tête se penchaient un Christ noir, une vieille 




gravure, un grand ange à genoux, en prière, dont la tête disparaissait 




presque entière entre les deux ailes démesurées, comme dans un béguin de 




religieuse. 




En un coin de mur, un grillon poussait obstinément son cri-cri 




mélancolique. 




Du fond de son sommeil, elle sentit sur sa poitrine de petites pressions 




brusques, comme si le drap du lit eût été tiré à coups secs par une main 




invisible. 




Elle s'éveilla, dressa la tête, écouta, crut qu'elle s'était trompée et reposa sa 




tête sur l'oreiller. De nouveau, la même impression eut lieu. Cette fois, elle 




eut peur et donna des coups de poing dans la ruelle, sur l'édredon. 




« Y a quelqu'un ; réveillez-vous. » 




Rien ne bougea. 




« Mais réveillez-vous donc, je vous dis qu'y a quelqu'un. » 




Cependant, on tiraillait encore le drap. Elle fit un effort pour secouer la 




paralysie de la peur qui commençait à la gagner et se laissa glisser au bas 




du lit. Elle sentit quelque chose qui se levait le long de ses jambes. Dans le 




mouvement qu'elle fit pour se soutenir, sa main rencontra le chandelier de 




fer. Elle le prit, le leva, énergique, sur sa tête, et l'abattit de toutes ses 




forces, à plusieurs reprises, tellement hors d'elle-même qu'elle n'entendit 




pas une voix sourde, la voix de la Collard, crier : 




« Mais c'est moi, êtes-vous folle, c'est moi. » 




Et, lourdement, un corps s'affaissa. 




À tâtons, la Rollet trouva un bout de bougie cassée, l'alluma et vit la 




Collard étendue, le crâne ouvert ; un mince filet rouge serpentait dans les 




interstices des carreaux. 




Comme dans les vrais crimes, l'horloge sonna minuit. 




 




En ce moment, les deux hommes rentraient, un peu gris. Rollet disait en 




paroles têtues : 




« Non, c'est pas possible, une vache qui a les yeux noirs. » 




Ils s'arrêtèrent, les bras écartés, glacés. La Rollet leur dit tout, en sanglots. 




Rollet se pencha sur le corps : 




« All' est ben morte », dit-il. 




Collard répétait sans colère : 




« Dieu ! c'est-il possible, ma pauvre femme ! » 




Et tous les trois restaient autour du cadavre, le corps devenu mou et la 




volonté rendue lâche, plus par l'étonnement que par la douleur, les hommes 




les yeux secs, la femme s'arrêtant de pleurer du moment qu'on prenait 




l'affaire ainsi. 




Ils ne pouvaient que redire : 




« Qué que j'allons faire à c't' heure ? 




-Faut l'emporter chez toi, Collard. » 




Rollet alla chercher une brouette qui ne servait plus et dont il enleva la 




roue, le dos et les ailes, ce qui en fit un brancard. On y coucha la morte. La 




Rollet lui lava le visage, puis elle choisit et prêta un vieux châle pour 




l'envelopper, à cause des fraîcheurs. 




Les hommes se placèrent aux deux extrémités du brancard. 




Ils allaient l'enlever quand Rollet, par-dessus la morte, frappa l'épaule de 




Collard : 




« Dis donc, tu diras rien ? » 




Collard répondit : 




« Dame, si ; ça me ferait des affaires. » 




Rollet réfléchissait, très perplexe. 




Il y aurait une enquête bien sûr, on l'appellerait au tribunal. 




Il eut une idée : 




« Je te la laisse à cinq cent cinquante. » 




Collard protesta : 




« J'dis pas ça pour la vache. » 




Rollet reprit : 




« Cinq cent trente. » 




Collard se fâcha : 




« On n'est point brute. » 




Rollet se baissa pour reprendre les brancards : 




« Puisque tu veux de l'escandale, n'en parlons plus. » 




Collard se grattait les cheveux : 




« Tu croirais que c'est pour la vache. » 




Ils disaient cela, tous les deux, posément, prêts à reprendre la discussion, 




Rollet les dents un peu serrées comme si les paroles lui coûtaient à sortir, 




Collard le visage tendu aux offres, l'oeil brillant quand l'autre baissait le 




prix. 




Dans un rayon de lune, le verre de l'horloge avait l'air d'un oeil immense 




fixé sur eux. 




« Autant en finir, prends-la pour cinq cents ! » 




Collard avança la main : 




« C'est dit. Je dirai qu'elle s'est tuée en tombant sur un pavé. » 




Et ils se tapèrent fortement dans les mains, comme pour les marchés, 




au-dessus de la morte qui les regardait avec des yeux blancs. 




Ils soulevèrent le brancard et sortirent. En plein air, la rosée qui tombait les 




fit frissonner et les mouilla de compassion. 




« Pauvre ! en venant ce soir ballement tous les deux, je l'aurais jamais cru. 




-Ça, c'est vrai, pauvre bonne ! » dit Rollet ; et ils s'enfoncèrent dans les 




ténèbres. 




Au commencement, pour se mettre au pas, ils criaient : une, deux ; une, 




deux. La morte se balançait entre eux et quand ils faiblissaient, l'une de ses 




jambes pendait, rayait le sol d'un trait brusque. La Rollet cria à son 




homme : 




« Reviendras-tu bientôt ? » 




Il répondit : 




« Je ne sais pas, peut-être ben que oui, peut-être ben que non, ça dépend. » 




Elle les suivit des yeux. 




Quand ils eurent disparu, elle murmura : 




« Cinq cents francs une vache comme ça, qu'a les yeux noirs, c'est pas 




cher. » 




Après une pose, elle acheva : 




« C'est pour rien. » Et elle rentra dans la chaumière afin de laver le sol et 




de remettre un peu d'ordre. 




La porte retomba lourdement, comme un bâillement qui se ferme, avec une 




bruit sourd, un de ces bruits étranges au milieu de la nuit, qui grandissent 




et meurent, multipliés et absorbés par les échos, semblables à des plaintes 




humaines. 




 




 




 




Flirtage 




 




« Taisez-vous donc, José ! 




-Ah ! ah ! Marguite. » 




C'était bien à peu près tout ce qu'on entendait de voix humaine parmi la 




multitude des petits bruits secs et crépitants. 




Dans la large salle sombre, aux dalles bosselées, un peu humides, tout 




autour d'un grand feu qu'avivait le grésillement des chènevottes, on teillait 




sans rien dire. À des ondes de vent plus violentes qui s'engouffraient dans 




la cheminée, la flamme se courbait comme un être fantastique aux cent 




langues, dont chacune ramassait, pour le tordre, un brin de chanvre cassé. 




Il tourbillonnait un peu de fumée. Chaque tête penchée se redressait, et les 




reflets du foyer se coupaient à des profils étranges. 




Par moments, la porte s'entr'ouvrait. On entendait bruire la bise ; un 




domestique entrait, s'asseyait pesamment, prenait sa poignée et teillait. Sa 




part lui était mesurée. 




Il se hâtait d'en finir, et, quand il avait achevé sa teille, il prenait une des 




petites lampes rangées sur la table et sortait en faisant sonner sur les pavés 




de la cour ses gros sabots ferrés. 




Le grand-père, maigre et soigné, séparait avec minutie et sans en rien 




perdre la chènevotte de toute son écorce. 




Il se penchait fréquemment en arrière sur son escabeau, puis il éloignait de 




ses yeux, pour bien voir, la filasse de chanvre qu'il agitait comme une belle 




chevelure blanche. 




Le bourgeois et la bourgeoise teillaient ardemment, avec habileté, et 




Marguite ne tournait la tête que pour crier : 




« Taisez-vous donc, José. » 




 




José était un moissonneur du village voisin. Grand, desséché, bêta, il riait 




toujours, de tout, avec tout le monde, avec les bêtes, avec lui. De plus, 




oscillant et déhanché, il semblait marcher autant avec le torse qu'avec les 




jambes. Un jour qu'il s'en revenait des champs, il aperçut Marguite sur la 




route. Elle avait sous le bras un parapluie à carreaux rouges et bleus, 




attaché avec un cordon blanc. 




De ses deux mains, le corps légèrement arqué en arrière, elle retenait par 




une ficelle un délicieux goret, un tout mignon petit cochon qui trottait par 




soubresauts sur ses trois pattes libres. 




José se mit à rire d'une oreille à l'autre. 




Marguite s'arrêta, gênée. 




Le goret tirait sur la ficelle, la queue frisée. 




Devant eux, José, les jambes écartées, les deux mains sur les cuisses, n'en 




pouvait plus, s'épanouissait. 




« La gentille queue ! une vraie papillote. » 




Elle rit aussi. 




Ils causèrent. 




Elle venait de loin, de M..., où elle avait acheté le goret pour ses bourgeois. 




« De M... ? elle connaissait donc M... 




-J'y suis née. 




-Comme moi. » 




Ils étaient du même pays. Ils n'en revenaient pas. À cause de cela, et en 




faveur du petit cochon, José la trouva rudement jolie. 




Ils s'assirent au bord de la route, sur l'herbe. 




Elle, le buste droit, sa jupe de laine serrée autour de ses jambes, 




convenable et réservée, jouait aux osselets avec des petits cailloux jaunes. 




Lui, tenait à son tour le goret, se penchait le plus possible, pour le laisser 




aller un peu en avant, puis, brusquement tirait la ficelle ; et, chaque fois 




que le goret roulait sur le ventre en grognant, il partait d'un rire sonore. 




« Comme il crie ! On dirait un enfant. » 




 




Ils parlaient du pays, s'exclamant à chaque souvenir. C'était une provision 




de nouvelles familières. Bientôt, ils n'eurent plus rien à se dire : ils en 




avaient pour longtemps. 




« J'vas rentrer », dit Marguite. 




José l'accompagna sans vouloir lâcher le goret. Il se sentait grandir pour lui 




une amitié un peu intéressée, en y mêlant de plus en plus un goût sincère 




pour Marguite, jusqu'à les confondre tous les deux en un seul désir. 




La queue du goret le captivait surtout. 




Il s'obstinait à répéter : 




« Une vraie papillote. » 




Il ajoutait en regardant obliquement la coiffe de Marguite : 




« C'est comme les vôtres. » 




Marguite comprenait la finesse et détournait les yeux. 




En vue de la ferme, il fallut se séparer : on gronderait Marguite si on la 




voyait avec lui. 




José flatta longuement le goret, l'embrassa et s'adressant autant à lui qu'à 




Marguite, il demanda : 




« On pourra aller vous voir ? 




-Oh ! moi, ça m'est égal, répondit Marguite, si ils ne disent rien. » 




José les quitta, bougrement fier de ces deux connaissances-là. 




 




Le lendemain soir, il descendit à la ferme pour faire sa cour. On se serra 




sur les bancs, sur les trépieds. Il prit sa place, sans gêne. On plaisanta 




d'abord les amoureux. Puis, les mots gouailleurs, peu variés, s'usèrent. 




Personne ne s'occupa plus d'eux. Comme José aidait aux travaux communs 




(autant de gagné), les bourgeois ne voyaient aucun mal à ses visites. 




D'ailleurs, il fallait bien commencer par là. 




C'était connu et reçu. 




Autant être complaisant, dans la vie. 




José s'installait à califourchon, sur un banc, entre le grand-père et 




Marguite. 




Le grand-père peignait finement sa filasse, la mirait à la flamme. 




Il chantonnait, malicieux : 




« Entre en terre, sors de terre ; entre en l'eau, sors de l'eau ; casse les os 




pour avoir la peau. » 




En avait-il attrapé avec cette devinette subtile ! 




José cherchait. Quand on ne sait pas, n'est-ce pas ? Tous, bouche bée, 




attendaient. Soudain le grand-père secouait sur la tête de José un paquet de 




chanvre roui. José trouvait cette fois, et il riait à n'en plus finir. 




Puis, au milieu du silence retombé, ne sachant plus que faire pour ne pas 




s'endormir, il ramassait des chènevottes, faisait, en les entrelaçant, des 




croix, des drapeaux, des figures compliquées, avec une attention 




concentrée, ou du bout de l'une d'elles, il chatouillait Marguite à la nuque. 




Marguite s'y laissait prendre. Du revers de la main, elle se donnait des 




coups secs comme pour chasser une mouche. José, matois, retenait son 




souffle, attendait, puis repiquait. 




« Taisez-vous donc, José. 




-Ah ! ah ! Marguite. » 




Et tous les deux trouvaient à cette taquinerie une surprise toujours fraîche 




et un plaisir toujours neuf, qui suffisaient à rompre la monotonie de la 




veillée. 




 




Toute la soirée, on ne se parlait pas autrement d'amour. 




Les domestiques avaient disparu. 




Le grand-père était couché. Les bourgeois se dévêtaient, nullement gênés. 




Marguite jetait des cendres sur le feu, faisait encore quelques rangements, 




allumait une lanterne et reconduisait José sur le seuil de la porte. 




Dans la nuit glaciale, le vent les cinglait. La jupe de Marguite flottait et 




battait l'air dans un mouvement vif et rapide, avec un bruit roulant pareil au 




clapotis d'une barque. 




La lueur de la lanterne, une petite lueur étique, se mettait en furie. Ils se 




parlaient bas, par phrases espacées, longues comme des minutes, s'arrêtant 




court à un cri, à un battement d'ailes des dindes en sommeil, étagées en 




rond sur les roues, ou perchées sur des échelons comme des boules 




d'ombre. 




Toute la quantité de sentiment dont était capable leur âme fermée aux 




influences mystérieuses des entours, entrait en eux, les pénétrait, les 




troublait. 




Ils avaient comme des jets de paroles par où s'échappait leur amour, des 




exclamations grosses de lourdes tendresses, où sonnaient comme des 




pièces fausses un mot de cupidité, une idée d'intérêt, un rien d'avarice. 




José, autant pour se vanter que pour séduire, citait de ses parents qui n'en 




avaient pas pour longtemps, un oncle pas marié, qui ne vivait plus qu'en 




apparence. 




Marguite écoutait, point effarouchée, trouvant cela bien simple, calculait, 




supputait. Et les espoirs que José lui faisait partager ne lui mettaient pas 




moins de joie au coeur qu'une parole chaude, un geste ardent, une caresse 




quêteuse. 




Elle oubliait aussi peu que possible de retenir, par ruse, pour voir plus loin 




et plus gros dans les promesses de José, ce qu'elle eût volontiers laissé 




prendre par bonne amitié. On s'aime, mais on a de l'argent. On se marie, 




mais on héritera. 




« Allons, dites oui. » 




Marguite hésitait. 




« Je ne suis qu'une bête, mais je vous aime bien. » 




Il ajouta : 




« J'aurai le pré aux saules. 




-Dame, dit Marguite, autant vous qu'un autre. » 




José attrapa l'aveu flatteur : 




« Aux bans, alors. 




-Comme vous voudrez, moi je veux bien », dit Marguite. Et elle rentra. 




Tout entière à ses impressions obscures, réfléchie, elle se sentait monter à 




la tête une sève forte qu'elle s'ignorait. 




 




Ce dimanche matin, José la ramenait, coquette et gaie, de la messe. Il 




admirait son joli châle rouge, croisé sur le dos et la poitrine. 




« Vous avez l'air toute sellée pour un voyage, Marguite. » 




Elle se laissait enjôler, facile et bonne, aux compliments. 




Subitement, José s'arrêta, embarrassé, puis se décida : 




« Y a une chose, dit-il, je fais mes cinq ans. » 




Elle le regarda, stupéfaite : 




« Je ne vous l'avais pas dit, pour être plus sûr. » 




Elle lui répondit simplement : 




« Ça sera pour après. » 




Elle n'était pas pressée. Elle ne doutait pas de sa promesse. 




Ils se promenèrent un peu. 




Un pâle soleil d'octobre faisait briller comme une immense ceinture neuve 




la route blanche à perte de vue. 




Les paysans en vestons courts, sous leurs blouses raides et luisantes qu'ils 




avaient quittées pour communier, causaient, lisaient les affiches, parlaient 




politique, plantés au milieu de la route, les bras ballants dans l'air, les 




gestes larges, heureux, rasés de frais. Les paysannes, dans leurs corsages 




serrés et leurs jupes de couleurs voyantes, coiffées de bonnets 




extraordinairement hauts et légers, qui donnaient aux vieilles un air jeune, 




et aux jeunes un air de petites vieilles, s'éternisaient aux seuils des portes, à 




saluer, à regarder les passants, le soleil, toute l'animation bruyante d'un 




jour de fête, et se répétaient entre elles, des deux côtés de la route, avisées 




et criardes, les passages du prône bien parlés, en les commentant. 




Marguite et José allaient doucement, chacun à ses pensées, Marguite le 




coeur un peu gros, non que la nouvelle l'eût bien affligée, tout le monde 




faisait ses cinq ans ; mais quand on n'est pas bien préparé ! 




Enfin, ça se passerait. C'était trop tôt. Encore si elle avait tenu le pré aux 




saules. Elle l'aurait fait valoir à sa guise. Quant à l'absence de José, ce 




n'était pas là le pénible. On se reverrait avec plus de plaisir, voilà tout. 




 




Ils s'assirent juste à l'endroit où ils avaient fait connaissance, ce qui les 




toucha. 




José rappela le goret, grand comme un petit âne, maintenant ; cela ne les fit 




point rire. 




José prit Marguite par la taille, et lui dit : 




« Tu m'attendras, pas vrai ! » 




Elle répondit : « T'es bête. » Oh ! il pouvait être sûr. Le sentiment ne 




l'étouffait pas tant que ça. On se mariait pour travailler en commun. Elle 




avait promis, c'était dit. 




Il l'embrassait goulûment, sans s'inquiéter des gens qui passaient. 




Elle ne résistait pas, attristée et songeuse. 




Au-dessus d'eux, dans l'air, ils ne savaient où, à toute volée, des cloches 




sonnaient. 




« Et le déjeuner des bourgeois, dit Marguite, ce n'est pas une raison pour 




l'oublier. » 




Elle se leva : 




« Tu pars quand ? 




-Je peux être appelé d'un jour à l'autre. » 




José avait bien envie de pleurer : 




« Voyons, t'es un homme ! » 




Et ils se quittèrent. 




Elle s'en revint, pressée. Les feuilles sèches volaient autour d'elle, sous ses 




pas, semblables à de gros papillons jaunes. 




Elle se hâta ; elle se dit : 




« Allons, faudrait pourtant pas toujours penser aux bêtises. » 




Droit sur la route, José la regardait, son mouchoir à la main, prêt à agiter 




les bras si elle se retournait. 




Elle ne se retourna pas. 




Les cloches sonnaient toujours, moins vibrantes, coupes pleines de sons 




pour les âmes que l'extase altère. 




 




 




 




 




La meule 




 




Des boeufs se chauffaient au soleil, blancs, immobiles, et comme oubliés 




là, aux places dénudées, au milieu des pies éparses sous leurs mufles et 




dans leurs pattes. À l'un des coins du pré, une meule de paille, haute autant 




qu'une maison, qu'on n'avait pu entasser dans les granges trop pleines, 




avait l'air d'un gigantesque bouvier accroupi dans sa limousine. 




Un ruisseau filait sous des treillis de joncs ; des rigoles claires y couraient, 




suivant la pente du pré, étroites lanières d'argent où tout un vol onduleux 




de pigeons s'émiettait au passage. 




La fermière, Mame Husson, plongeait ses mains dans les poches de son 




tablier et leur jetait des grains à poignées. Elle avait une camisole légère 




aux manches courtes, entr'ouverte, qui laissait voir, par un bâillement, un 




bout de chemise, avec, entre les seins et le cou hâlé, un peu de peau grasse 




et blanche où luisaient les perles de métal d'un collier. 




Elle affectait de s'intéresser aux cercles des pigeons, aux cornes des boeufs 




qui tournaient lentement la tête vers elle, à la fuite d'une pie, au bruit de 




l'eau, à l'herbe penchée et lourde de soleil, mais, sensiblement, avec des 




coups d'yeux obliques, elle s'approchait de la meule. 




Quand elle fut au pied, elle regarda autour d'elle, du côté de la ferme, 




partout, la main en abat-jour sur les yeux. 




Là-bas, la tourelle grise de la ferme montait du bois, comme un 




monumental sac de plâtre dressé, avec une petite couverture rouge en 




chapeau chinois, apercevable de plusieurs lieues à la ronde. 




Aucun être humain n'était en vue. D'ailleurs, elle le savait bien, son mari 




ne reviendrait de la foire que tard, et, à cette heure du jour, tous les 




domestiques se trouvaient dispersés dans les champs : rien à craindre. 




Elle arrondit ses deux mains en cornet autour de ses lèvres et cria : 




« Hé, Bernot ! » 




Presque aussitôt, comme d'une boîte à pantins dont on a pressé le ressort, 




une tête surgit au faite de la meule, les cheveux en broussailles, mêlés de 




paille. 




 




 




« C'est vous, Mélie ? 




-Pardine ! » 




La tête rentra. 




Plus bas, à mi-hauteur, un large faisceau de paille se souleva comme une 




charnière. La tête reparut, Bernot déroula jusqu'à terre une échelle de corde 




grossièrement faite. 




« Tenez-vous bien. » 




Mame Husson coula encore un regard derrière elle, puis, des pieds, des 




mains, des genoux, elle grimpa, et disparut, la tête en avant. 




Bernot tira l'échelle. 




La paille retomba, docile, en couvercle ; ni vu ni connu. 




Tout un petit appartement en ville, qu'ils s'étaient fait là, un vrai nid 




d'oiseaux qui n'ont pas le vertige, où vivotaient leurs amours, paisiblement, 




en attendant mieux, cois, saturés, à l'étouffée et sans risques. On entrait 




comme chez soi par le flanc, on respirait par le haut ; une trouvaille 




miraculeuse, tout simplement ; ni plus, ni moins qu'un palais. 




« T'es tout de même adroit », dit Mame Husson, en s'installant : c'était sa 




réflexion d'entrée. 




Elle commençait toujours par admirer : une façon heureuse de se mettre en 




goût. 




Sans se lasser, Bernot faisait les honneurs. Il tournait, rampait sur la paille, 




à genoux, en maître. Il donnait amicalement des coups de coude à Mélie, 




puis à la meule, une brave amie aux rudes reins qui ne les trahirait pas. 




Mame Husson appréciait les avantages, cherchait ses mots, se croyait en 




visite, examinait tout, un escalier pour de bon improvisé, la lucarne, les 




creux élargis, les coins obscurs pour s'y rouler. 




Aucun bruit ne venait du dehors ; une lueur douce de veilleuse les éclairait. 




En levant la tête ils apercevaient un petit rond de ciel blanc comme du 




petit-lait. « Était-ce assez trouvé ! » 




Et Bernot, ébouriffé, assis sur ses talons, ses mains frottant ses genoux, 




fermait presque ses petits yeux clignotants, modeste, attendant sa paye. 




« Prends tes aises, Mélie. 




-C'est égal, Bernot, si Husson le savait... 




-Tu me fais rire. » 




Et, par bravade, Bernot voulut se hisser au haut de la meule, pour se 




montrer, en disant : 




« Je voudrais qu'il fût là. » 




La tête émergea de la meule. Presque aussitôt un coup de vent lui apporta 




un roulement lointain de voiture. Il voulut l'effrayer. 




« Bon sang, si c'était la sienne ! 




-C'est pas son heure », dit tranquillement Mame Husson ; et elle accrocha, 




à l'écart, loin d'elle, son collier de perles de métal qu'elle ne voulait point 




abîmer. 




Bernot insista, taquin : 




« Bon sang ! je crois qu'elle s'arrête. » 




Mais Mame Husson le tirait par les pieds, lui prenait les deux joues avec le 




bout des doigts, l'embrassait à pincette, sur ses lèvres sucrées comme le 




cidre, et l'attirait, rouge, frémissante, dans un coin. 




 




Husson bouclait son cheval à la barrière du pré. Derrière la voiture à 




capote baissée, un petit veau tout roux, grêle de jambes, tendait la langue, 




essoufflé, tirait sur sa longe à s'étrangler, en se cognant la tête aux rebords. 




« Vous avez ben le temps de rentrer, docteur. Nous allons le mettre au vert. 




» 




Le docteur auscultait sans cesse, quoique à peu près sourd. Il portait, 




comme signe particulier, une moustache, si longue qu'elle lui servait de 




brosse à dents. 




Husson l'ayant rencontré dans un fossé, en quête de marguerites blanches, 




l'avait fait monter à son côté pour un bout de route. 




« Ce n'est pas de refus. » 




Le docteur descendit. 




Husson détacha le petit veau et tous les trois entrèrent dans le pré. Husson 




ouvrait la marche, traînant le veau. Le docteur tournait autour d'eux, 




regardait le flanc gauche de la bête, penchait la tête, avec une vague envie 




d'y coller son oreille. 




« Vous ne fumez pas, docteur ? 




-Rarement, Husson. 




-Si je vous la prêtais, pourtant ? 




-Point, Husson, je ne fumerais pas. 




-Vous auriez tort. Aïe donc, vali ! » 




Le petit veau roux accéléra. 




« Ah ! vous êtes méprisant pour ma pipe ; vous ne savez donc pas... ? 




-Dites tout de même, Husson. 




-Un jour que je l'allumais avec un tison rouge, une étincelle est tombée sur 




une de nos servantes qui tirait des pommes du feu. 




Ça a brûlé son bonnet et ses cheveux. 




-Voyez-vous ça, dit le docteur, et elle est morte ? 




-Mais non, docteur. Une autre fois, mon berger dormait sur le dos, couché 




par terre. Un peu de cendre chaude a coulé de la pipe sur son oeil gauche 




qu'elle a crevé. 




-Tiens, voyez-vous, dit le docteur, et il est mort ? 




-Mais non, docteur. En voilà des idées d'enterrement pour le pauvre 




monde ! » 




Le docteur trouva qu'on aurait pu anéantir cette pipe fatale. 




Mais Husson la bourrait, tout à ce travail ; son pouce piétinait le tabac. La 




pipe, informe, presque sans tuyau, profonde, absorbait tout : Plus il y en a, 




meilleur c'est. 




« J'la garde, dit-il, parce qu'elle ne fait pas de mal à son maître ; elle n'en 




veut qu'aux autres. Aïe donc, vali ! » 




Le petit veau roux sauta comme une chèvre. 




Ils marchaient toujours. Le docteur passait l'autre flanc du veau à une 




inspection sérieuse. Husson, les deux mains derrière le dos, déroulait 




au-dessus de sa tête de fragiles écharpes de fumée grise. 




« Si on le lâchait ? » 




Le petit veau lâché demeura immobile, fit un mouvement de la tête, la 




secoua, se sentit libre, eut une gambade et partit à toute vitesse, les pattes 




jointes deux à deux, ainsi qu'un veau mécanique. 




Il décrivit un demi-cercle, puis soudain se planta droit, comme si son 




ressort se fût cassé net, le museau tendu, les jambes obliques, la queue 




raide. 




« Ça te prend souvent ? cria Husson. 




-Tiens, du feu », dit placidement le docteur. 




Husson se retourna. 




Tout le bas de la grande meule flambait. 




Il courut : le docteur suivit. Le petit veau s'élança. 




« Ça ne sera rien », dit le docteur. 




Et, son chapeau mou aux mains, il trottait aux rigoles, pour l'emplir. 




La flamme pétillait et montait. 




Husson, les yeux agrandis, hébété, n'avait plus sa tête à lui, ne tentait rien 




pour éteindre. 




Il pensa : 




« Ma paille est frite. » 




Le petit veau roux entourait furieusement la meule comme de cercles 




cabalistiques. 




« Si vous m'aidiez ? » disait le docteur. 




Il tirait des poignées de paille et les jetait au loin. 




« Faisons la part du feu, ce sera peu de chose. » 




En effet, ce fut l'affaire d'un instant. 




La flamme faisait à la paille une belle crinoline rouge dentelée. 




Tout à coup, comme sous une pesée énorme, toute la lourde meule 




s'effondra. Dans un nuage de fumée, d'étincelles et de brins de paille qui 




les enveloppa, Husson et le docteur crurent entendre un cri bizarre, étouffé, 




sorti de la meule ou de la terre. 




« C'est vous, Husson ? 




-C'est vous, docteur ? 




-C'est donc le veau, alors ? » 




Le petit veau roux s'était arrêté dans sa course folle et regardait, comme s'il 




n'eût eu plus rien à faire. 




Rapidement toute la paille fut en feu. Les flammèches couraient à leur 




guise. Le docteur se rendit. 




Il s'excusa : 




« Des pompiers même seraient impuissants. » 




Husson voyait fondre son bien. De grosses larmes lui coulaient des yeux. 




« Ah ! elle va bien me manquer. » 




Le docteur eut pitié. 




« Si on essayait ? dit-il. 




-Vous êtes bête, docteur ; il y a longtemps que c'est fini. » 




Autour de la meule, la paille brûlée croulait comme des plis de jupe. 




À l'intérieur sourdait un brasier ardent. La masse entière s'affaissait 




lentement. 




« Ça durera toute la nuit », dit Husson. 




Machinalement, du bout du pied, il secouait la cendre fine. 




« C'est inconcevable », disait le docteur. 




Il conclut : 




« Le hasard est souvent outrecuidant. » 




Non loin d'eux, le petit veau roux tondait l'herbe drue, à coups de dents 




avides. 




 




Tout le soir, Husson resta là, en piquet. Le docteur le tirait par la blouse. 




« Mais vous allez vous faire cuire. 




-Laissez-moi, je veux voir jusqu'au bout. » 




Le docteur s'assit sur l'herbe, en tailleur, navré. Pour passer le temps, il fit 




des signes intelligents au petit veau roux. 




Des domestiques accouraient des environs. 




Ils se rangeaient, mornes comme leur maître, autour de l'immense 




monceau, qu'ils piquaient avec leurs fourches de fer. 




« Faut pas éparpiller les cendres, dit Husson, elles sont trop chaudes, elles 




brûleraient l'herbe d'à côté. 




-La nuit tombe, dit le docteur, si nous nous en allions ? » 




Mais Husson ne l'entendait pas. Il sortait de son abattement, raisonnait sur 




son malheur : 




« Comment diable la meule a-t-elle pu crouler si vite ? j'aurais compris si 




elle avait été creuse. 




-Bast ! dit le docteur, si on se pose des questions, on n'en finit plus ; tenez, 




moi, j'ai cru un moment sentir l'odeur de chair brûlée. » 




Tous se récrièrent : 




« Par exemple, cette idée-là ne prenait pas. 




-Cependant... » 




On lui rit au nez. 




« M'est avis que c'était de la chair de taupe grillée. 




-Et le feu, qui l'a mis ? » 




Tiens, on n'avait pas songé à cela. Ils cherchaient : 




« C'est la chaleur. 




-C'est l'humidité. 




-Je ne dis pas non. » 




On s'en tint là. 




Husson resta rêveur. 




« Mon ami, est-ce que vous allez coucher ici ? » 




 




Husson se décida. Il souleva ses sabots couverts de poudre noire. Quelque 




chose brilla à ses pieds. C'était un lingot de petites perles de métal fondues 




et collées ensemble. 




Ils remontèrent le pré en l'examinant. 




« Je le donnerai à ma femme, dit Husson. Elle sera moins chagrine pour la 




meule. » 




Le docteur voulut rire. 




« Prenez garde, les brimborions, ça attire quelquefois les galants. » 




Avec des mots décolletés il égaya la compagnie. 




Husson se déridait. Il avait des idées là-dessus, des idées pas communes : 




« Les galants, ah ben ! je m'en moque. Une femme, voyez-vous, c'est pour 




tout le monde. Faut que chacun en aie sa part. Si je voyais rôder quéque 




beau gars autour de la mienne, j'y dirais : patience, l'ami, t'auras ton tour. 




Attends seulement que j'aie fini. » 




Autour de lui les domestiques riaient. Le docteur lui tapa sur le ventre : 




« Libertin, va ! 




-Dame, dit Husson, on est triste d'un côté, on rit de l'autre. Faut ben se 




consoler. » 




Subitement, il se frappa le front : 




« Attendez donc, mais oui, c'est ça. » 




Il s'expliqua tout au long. 




Oui, ma foi, il avait trouvé. Il se rappelait les détails, coup sur coup, pour 




renforcer ses raisons, oubliant presque son malheur, fier de lui. 




Il redisait avec des preuves, longuement : 




« Mais oui, parbleu. 




Tenez : j'étais comme ça : j'avais la cuisse tendue. Un coup sec. L'allumette 




m'a échappé. Je l'ai laissée, sans voir ; j'en ai pris une autre. » 




Tous approuvaient : 




« C'est vrai, c'est vrai. 




-N'est-ce pas ? Sacrée pipe ! ça m'étonne qu'elle se soit tournée contre 




moi. » 




Et Husson ne se lassait pas de répéter, au milieu de l'ébahissement général, 




les gestes explicatifs joints à la parole, perspicace : 




« Tenez, j'étais comme ça, j'avais la cuisse tendue... » 




 




 




 




 




Le retour 




 




La soirée s'annonçait bien : un temps frais et clair. Toute la chaleur était 




tombée. Madame prit sa petite lanterne grillée : elle ne rentrerait que tard 




aujourd'hui, à la nuit, bien sûr. 




C'était une mode, chez ces paisibles gens, de ne se désigner entre eux que 




par des mots courts et simples qui disaient tout, dus à la plaisanterie, au 




respect, le plus souvent au hasard. 




Les vrais noms, devenus inutiles, restaient oubliés. Ceux qui les portaient 




n'y pensaient plus. On ne s'en servait guère que dans les grandes occasions, 




et les sons de ces mots réapparus les étonnaient alors comme s'ils leur 




semblaient étrangers. 




Elle, on l'appelait Madame. Elle ne portait ni chapeau, ni robe excentrique. 




Mais elle avait, dans son langage moelleux et légèrement fleuri, quelque 




chose qui sentait la ville et les voyages. 




On ignorait à peu près sa vie. Elle était tombée au village comme une 




nouvelle inattendue. Aux premiers jours, elle avait gêné, comme si chacun 




eût dû rétrécir sa vie pour qu'elle se fît la sienne et retrancher à ses 




habitudes pour qu'elle en prît sa part. 




Puis, comme elle était cousine du fermier, on se fit vite à elle. Et, 




d'ailleurs, elle ne montrait dans sa bonté ou dans sa malice rien qui pût la 




faire remarquer, et elle n'avait vraiment que deux manies : 




Celle de dire à tout propos : « Ah ! Attendez donc, ma fine ! qu'est-ce que 




je voulais donc dire pour ne pas mentir ? » et la douce manie des piles de 




linge blanc, méticuleusement rangées, comme des gâteaux à la neige. 




Grosse, lourde, essoufflée, elle marchait en cane, le bas de sa robe bordé 




d'une bande de poussière grise dont chacun de ses pas soulevait un flocon, 




sans lunettes, sa petite lanterne grillée lui battant les flancs d'un 




mouvement rythmé. 




Elle allait, pressée, et devait avoir bien peur de ne pas arriver assez tôt pour 




modifier d'autant son allure de tous les jours. 




Elle passa, sans s'y arrêter comme d'habitude, devant la vieille église 




tranquille et penchée, dont le haut du portail représentait vaguement en 




relief un homme sans tête sur un cheval à trois pattes, l'une d'elles posant 




lourdement sur le corps d'un enfant tombé : une des deux ou trois antiques 




légendes qui planaient sur le pays comme des gardiennes de son histoire. 




Le cheval d'un grand seigneur avait écrasé un enfant, et le seigneur, impie 




jusqu'à ce jour, avait fait tuer son cheval et bâtir l'église par mortification. 




À voir cette pierre à peine dégrossie, crevassée, moussue, bourgeonnée 




comme une lèpre, il y avait bien longtemps de cela. Mais la vieille légende 




jetait toujours Madame dans une rêverie sans fond, et versait en son âme 




tendre, chaque fois qu'elle passait par là, sa petite dose d'émotion. 




Les paysans qui rentraient des champs, les mains pleines de terre, les yeux 




mornes dans leurs visages brûlés, courbés sous les faux minces et les 




cognées, la saluaient, sans lever leur casquette ou leur chapeau gras, avec 




un hochement de tête et des clins d'yeux. 




« Eh ben ! c'est pour ce soir ? » 




Elle répondait : 




« Oui ! c'est pour ce soir. » 




Les femmes, assises sur le seuil des portes, lui souriaient sans rien dire. 




Elle arrivait à la ferme, une ferme immense, entre une belle rivière et un 




monticule, composée de deux grands bâtiments. 




D'un côté les bêtes, de l'autre les gens. 




Les couvertures en tuiles rouges semblaient, au soleil couchant qui les 




incendiait, d'énormes plaques de tôle sortant du four. Un ruisseau large, qui 




baignait le pied de la ferme, avait l'air de charrier des flots d'oies et de 




canards. 




À l'approche de Madame, une volée de pigeons passa d'un toit à l'autre, et, 




comme elle les suivait des yeux, elle vit de l'autre côté, au haut du 




monticule, quelqu'un qui en descendait la pente avec précaution. 




« Tiens, le vieux », dit Madame ; et elle le regarda. 




Il avait une peau de chèvre, un bâton noueux. Il était nu-tête, tout blanc, 




chevelu et barbu comme un Homère, et descendait sans se presser les 




marches naturelles de la pente, incliné du côté droit, le bâton en avant ; la 




jambe gauche suivait, puis, lentement, la droite. 




Quand il fut en bas, près de Madame, ils dirent ensemble : 




« Hein, comme on se rencontre ! » 




 




Ils allèrent vers la porte de la ferme. 




On avait mis une petite barrière contre les poules qui volaient par-dessus. 




Elles pénétraient tout autant, mais pas absolument comme chez elles et 




cela suffisait. 




Ils entrèrent dans la salle commune. 




Les domestiques venaient de souper. Ils virent encore sur la table en bois 




aux pieds gros comme des colonnes, énorme, trapue, crevassée, une terrine 




au milieu de laquelle se dressait en pointe un reste de soupe épaisse et 




tassée. Les cuillers d'étain s'étaient creusé, tout autour, chacune leur part, 




également, sans aller plus loin. 




Au fond, sur une planche accrochée aux solives, des pains ronds 




montraient leurs dos poudrés de farine et rayés de taches jaunes. 




La servante disparaissait, penchée sur une marmite, dans une monumentale 




cheminée qui mangeait les deux tiers d'un mur. C'était sur le rehaussement 




en briques où posaient les chenets à têtes de sphinx que Madame s'asseyait, 




dédaigneuse de la chaise, les soirs qu'elle venait veiller, le dos au feu 




flambant, sa lanterne à côté d'elle. 




La servante se retourna, les bras retroussés, toute rouge ; deux petites 




gouttes coulaient sur ses tempes. 




« Ah ! c'est vous, dit-elle ; il n'est point arrivé ; j'fais mon fricot ; ils sont 




là. » 




Et elle rentra dans la cheminée. Madame et le vieux poussèrent la porte de 




la salle voisine. 




« Bonjour, vous ; je vous attendais pour mettre le couvert », dit la mère à 




Madame. 




La mère courait, verbeuse, affairée, du buffet au placard, heureuse de 




parler tout à son aise, à mots rapides, coupés, suspendus, un langage fait 




pour elle-même, plein de demandes vagues et de réponses inachevées, qui 




la réjouissait, comme la musique amuse un enfant. 




« Se taire ! ah ouiche ! est-ce qu'elle pouvait, elle en serait morte. » 




Le père se promenait de long en large, les mains derrière le dos, court et 




silencieux, semblable à un marin avec ses lèvres et son menton rasés, et un 




large collier de barbe jaune qui lui faisait le tour du cou. 




De temps en temps, il s'arrêtait à l'une des fenêtres, regardait un moment 




au loin ou suivait attentivement le vol d'une mouche qui s'obstinait à un 




carreau. 




« Il ne vient pas vite. » 




Sa barbe touchait presque au noeud de velours qui serrait les cheveux de sa 




soeur. 




La soeur tricotait, assise près d'une table à ouvrage. Elle avait une figure 




blême sous des bandeaux noirs et lisses à paraître humides. Elle était toute 




maigre et desséchée, bien qu'elle n'eût eu d'autre fatigue dans son existence 




sans désirs que celle de tricoter des bas, tous les jours que le Bon Dieu 




faisait, et de toutes les couleurs. 




Où pouvaient-ils bien aller, tous ces bas ? 




Que de mollets avaient passé entre ses doigts chastes ! Elle parlait 




rarement, comme si elle eût éprouvé une insurmontable peine à séparer ses 




lèvres, point dépensière, même de gestes, bonne fille au fond, au jugement 




de tous, mais qu'on trouvait un peu inutile. 




« Tirez donc, cousine. 




-Voilà, m'amie. » 




Et les deux femmes étalaient sur la table une belle nappe neuve, pas très 




fine, mais à fleurs. 




« Ce pauvre grand ! nous allons donc le revoir. 




-Savez-vous bien qu'il y a deux ans qu'il est parti. » 




Le pauvre grand, c'était le garçon unique, le fils choyé, le dieu de la 




maison et le petit prodige du village. Il avait eu la jeunesse de tous les 




enfants que les éloges gratuits d'un maître d'école, la vanité des parents, 




une belle écriture, un teint pâle, une douceur de langage, une santé frêle, et 




beaucoup de penchant pour les paresses de la rêverie rendent un peu 




miraculeux. On l'avait mis au lycée avec une bourse. Il en était revenu, 




sujet distingué, rentrant dans son heureuse vie d'enfance, comme dans un 




rêve. 




Après s'être bien grisé d'air vif, de soleil et de fruits mûrs, il avait dit un 




jour à son père ce que les petits prodiges disent tous à leur père : 




« Je veux aller à Paris. » 




Le père l'avait entendu avec stupeur. 




Le lendemain il lui avait dit : 




« Si c'est ton idée ! » 




Et le grand était parti, au milieu des larmes, généralement béni. 




« L'inquiétude nous gagnait », dit la mère en nouant les cornes de la nappe 




pour les empêcher de traîner. 




En effet, tout de suite, les lettres étaient devenues rares, puis elles furent 




courtes ; puis on ne reçut plus, à de longs intervalles, qu'un mot comme 




celui-ci : 




« Ne vous tourmentez pas : tout va bien. » 




Hautement, ils supposaient, cachée derrière ce silence, toute une vie pleine 




de luttes, que chacun lui découpait selon la mesure de son intelligence 




bornée, en se créant un Paris à sa portée. 




Mais, au fond, tous étaient navrés ; le coeur gonflé de regrets comme pour 




un mort, on commençait à ne plus en parler qu'avec gêne, quand les 




domestiques rangés en rond s'occupaient à des ouvrages divers. On 




réservait les tristes réflexions pour les entretiens intimes. 




Et voilà qu'il revenait tout à coup, comme ça, sans crier gare, s'annonçant 




par une dépêche que la servante avait apportée de la ville en affirmant 




qu'elle reconnaissait bien son écriture. 




Madame n'en pouvait plus. Courbée, elle appuyait sur la table ses deux 




poings fermés : 




« Mettons-nous la salière d'argent ? 




-Pour une fois ! » 




En ce moment, la soeur, qui promenait constamment les yeux de son bas à 




la grand'route, posa le bas commencé près d'elle, soigneusement, se leva 




droite, enfonça une aiguille à tricoter dans ses cheveux, un peu au-dessus 




de l'oreille, passa les doigts sur le poli de ses bandeaux, donna deux coups 




secs sur les bouts de laine qui collaient à sa jupe et dit d'une voix un peu 




tremblante : 




« Le voilà ! » 




On entendit le roulement d'une carriole. 




Tous se précipitèrent dehors. 




Le vieux qui se hâtait leur cria : 




« Surtout, faut pas le brusquer. » 




Ils étaient là sur le pas de la porte, le père et la mère devant, à droite et à 




gauche la cousine et le vieux dont la tête avait le branle des ruines qui 




croulent et des vieillards qui hésitent à mourir, la servante un peu en 




arrière, rangés comme dans une pose pour photographe, tous immobiles et 




Le retour 37 




muets de joie. 




La carriole accourait, lourde et cahotée sur ses deux roues, secouant les 




deux voyageurs. Le cocher avait l'air d'une outre ou d'un ballon prêt à 




partir à cause du vent qui gonflait sa blouse. 




Dans le trou noir des écuries, des domestiques avec des fourches se 




montraient, tendaient la tête. Des coqs se dressaient sur leurs ergots ; un 




boeuf attaché dans la grande cour regardait avec ses yeux ronds, et le 




berger, petit idiot trouvé et recueilli par la ferme, se mit à jouer sur son 




flûteau, sans savoir pourquoi, un air doux et mélancolique qu'il jouait sans 




cesse. 




La carriole arrivait. Le cheval s'arrêta d'un coup, soufflant, les pattes 




velues. 




Des mains se tendirent. Un jeune homme pâle, mince et long dans sa 




redingote boutonnée, descendit. 




Il embrassa tout le monde à pleine joue, d'une façon sonore, mais sans s'y 




reprendre à deux fois ; chacun s'essuya la bouche. 




Le père se tourna vers le cocher et dit : 




« Mets-y de la paille sur le dos ; il a trop chaud. » 




Puis il passa son bras sous celui de son fils et ils entrèrent. 




Il lui dit : 




« Te voilà donc ! not'grand. » 




Et tous, les yeux mouillés, ne pouvaient que répéter : 




« Te voilà donc, not'grand. » 




Le vieux, pleurant, ajouta : 




« Comme t'es forci ! » 




Madame approuva : 




« C'est vrai qu'il est amendé ! » 




Le vieux reprit : 




« Des bougies, hein ! ça mérite bien ça. » 




Et il coupa deux grandes bougies en morceaux, qu'il alluma sur le bord de 




la fenêtre. On découvrit, enfoui au grenier, pour l'accrocher aux volets, un 




drapeau tricolore, vieux déjà de trois fêtes nationales. 




Tout le monde riait. Le fils seul avait un sourire forcé et restait sans 




enthousiasme. 




Comme la mère lui criait cent paroles, à tort et à travers, les autres 




tremblaient qu'elle n'en vînt à lui parler trop tôt de là-bas. 




Ils lui murmuraient : 




« Chut ! chut ! » en agitant les mains. 




Elle se tut, mais ses lèvres frémissaient pour une série de questions. 




On se mit à table. 




Avec les plats, défilèrent aussitôt les histoires du pays. Chacun s'était 




réservé son petit événement, dont il avait mainte fois repassé le récit dans 




sa tête, et ils contaient cela minutieusement, comme des choses du plus 




grand intérêt. 




Lui écoutait en mangeant, et faisait du regard le tour de la salle ; ses yeux 




retournaient obstinément à des détails qu'il n'avait jamais oubliés :une 




assiette à fleurs fixée au mur avec trois clous, un vieux dessin encadré dans 




des baguettes de bois blanc. Il les y avait vus de tout temps. Les maîtres 




pouvaient changer, ils resteraient éternellement à la même place. 




Au milieu du repas, le père dit brusquement : 




« Eh ben ! grand, ça a-t-il marché là-bas ? » 




Ce fut un coup. Tous restèrent interdits, dans les poses où la question les 




avait surpris, un verre en main, la bouche pleine, une fourchette droite, la 




respiration arrêtée. 




Il ne répondit pas. Un silence pesait. 




Le père attendit et reprit d'une voix basse : 




« Alors, ça n'a pas marché ? » 




Le fils se décida à répondre, des phrases vagues, des mots sourds, honteux 




de l'aveu. D'abord il se déroba, puis il dit tout. 




Ils l'écoutaient, le visage tendu, cherchant à comprendre, devenant tristes, à 




mesure que les illusions tombaient, et qu'il était plus clair qu'on avait trop 




espéré, trop rêvé pour lui, n'interrompant les paroles confuses du fils que 




par des oh ! des ah ! des exclamations brèves aussi vite rentrées 




qu'échappées. 




Il termina : 




« Non, ça n'a pas marché ; je suis las, je ne sais plus que faire. » 




Le père dit sourdement : 




« N'y retourne pas ; il est peut-être encore temps de changer de route. » 




Le fils eut un soubresaut. 




« C'était ainsi qu'on saisissait une occasion pour le retenir ! » 




Il s'indigna : 




« Après tout, il n'était pas forcé d'expliquer doucement les choses. » 




Une rage le prit. 




Il déclara : 




« Je ne regrette rien. » 




Il ajouta sèchement : 




« Je suis étonné qu'on n'ait pas attendu pour me parler de tout cela. » 




Il jeta sa serviette sur sa chaise et sortit. 




Le père, navré, cherchait une phrase pour corriger sa remarque fâcheuse. 




Il se trouvait maladroit, se grattait les dents du bout des doigts et 




réfléchissait profondément sans trouver d'issue. 




Tous restèrent longtemps silencieux, n'osant se regarder, comme s'ils 




avaient commis une faute. Ils froissaient leurs serviettes de linge neuf entre 




leurs mains, désolés. 




Un désastre ne les eût pas consternés davantage. 




Le vieux pensa tout haut : 




« C'est peut-être bien vrai qu'on aurait pu attendre encore. » 




On voulut le rappeler. 




La mère courut à la croisée, où les bougies achevaient de s'éteindre agitées 




par le vent comme de petites feuilles rouges et cria dans la nuit : 




« Eh ! eh ! grand ! grand ! » 




Le fils sentait tourbillonner dans sa tête des idées mauvaises. La volonté 




bien malade, il marchait dans la nuit fraîche, nullement assailli de 




souvenirs champêtres comme un héros du repentir. 




« Le coeur, bah ! quelle sottise ! 




-La campagne, une chose fade et usée, bonne de loin ; on n'y retrempe que 




son ennui. » 




Tout cela lui était bien indifférent. Il n'avait pas une émotion pour toute 




cette nature qui l'environnait âcre et saine. Il marcha longtemps, absorbé. Il 




murmurait : 




« Quel pauvre je suis ! » 




Comme il se retournait, un point lumineux brilla devant lui, tout près du 




sol, où il semblait courir par petits bonds. 




Madame rentrait chez elle, dépitée. Elle avait espéré mieux. « Le dîner 




était soigné, c'est vrai. » Il s'enfonça dans un coin d'ombre pour n'avoir pas 




à lui parler. Elle levait de temps en temps sa lanterne à la hauteur de sa 




tête, pour mieux voir, quand une ombre glissait près d'elle, ou qu'elle 




entendait un bruit. 




Elle marchait plus lentement qu'à l'ordinaire, comme chargée du poids 




d'une déception. 




Il la laissa s'éloigner à petits pas, et revint à la ferme, à peine distrait par la 




lune, autrefois sa confidente amie, qu'il regardait cette nuit sans la voir, 




comme une pauvre lune à demi cachée derrière un nuage, une triste lune 




blanche, toute pareille à la moitié d'une grosse pastille de menthe, la 




dernière de la boîte. 



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