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LES AUTRES YEUX

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Musique : "Oppressive Gloom": http://incompetech.com/

Illustration d'après pixabay.com. Domaine public.





Texte ou Biographie de l'auteur

Jean RICHEPIN, écrivain français né à Médéa le 4 février 1849, décédé à Paris le 12 décembre 1926.


Les autres yeux 


- Prenez garde, jeune homme, lui flûta doucement l'abbé Garuby. Vous avez tort, je vous affirme, de vouloir tenter cette expérience redoutable. Vous vous exposez à de sûres et douloureuses désillusions. Vous verrez des choses étranges, monstrueuses, à vous rendre fou, irrémédiablement fou, quand, après avoir clos ce que j'appelle les autres yeux.


 


- Ne craignez rien, répliqua orgueilleusement le jeune homme. Ma raison est solide. Je réponds d'elle. Elle a résisté à la lecture de toutes les métaphysiques. Quant à mon coeur, il est plus solide encore, si c'est possible. Il est à l'épreuve des désillusions, absolument, puisqu'il n'a aucune illusion sur quoi que ce soit. Vous avez donc tout loisir, et sans le moindre scrupule, de m'ouvrir ce que vous appelez les autres yeux.


 


- Songez reprit lentement l'abbé Garuby, que les autres yeux vous permettront de regarder dans l'âme même des êtres.


 


- Voilà précisément ce dont j'ai soif, répondit le jeune homme, ce dont j'ai le plus soif, ne fût-ce que pour constater enfin, de visu, si les êtres ont en réalité une âme.


 


- C'est bien de visu, fit l'abbé Garuby en souriant, que vous le constaterez. Je veux dire que cette âme vous apparaîtra sous une forme. Mais, encore une fois, l'expérience, croyez-moi, est redoutable. Car cette forme, généralement, est hideuse. Or, supposons que vous regardiez, avec les autres yeux, l'âme de quelqu'un qui vous est cher, celle de votre mère, par exemple...


 


- J'ai le bonheur, interrompit le jeune homme, l'inestimable bonheur d'être un enfant trouvé.


 


- Alors, continua complaisamment l'abbé Garuby, mettons, si vous le voulez bien, l'âme de votre maîtresse.


 


- Une maîtresse, à moi ! s'écria dédaigneusement le jeune homme. Je suis vierge.


 


- Ah ! ah ! fit l'abbé Garuby en se frottant les mains. Vous êtes plus fort que je n'aurais cru. Eh bien ! imaginons simplement que les autres yeux révèlent l'âme de votre meilleur ami.


 


- Du meilleur au pire, déclara résolument le jeune homme, j'ignore quelle est la différence ; car je n'ai point d'amis du tout.


 


- Pour le coup, proclama l'abbé Garuby en levant des sourcils étonnés, vous êtes, je le confesse, vraiment fort, et probablement en état d'affronter la redoutable expérience. Je ne refuserai donc pas plus longtemps de vous y soumettre, et me voici à vos ordres.


 


- Ma foi ! dit le jeune homme avec une sournoise ironie, je vous avouerai à mon tour que je vous trouve très fort, et beaucoup plus fort que je n'aurais cru. Car, je ne vous le cacherai pas, mystérieux et terrible abbé, je pensais que, si vous refusiez de m'ouvrir les autres yeux, c'était surtout par crainte de me laisser voir à nu, et dans toute sa hideur, votre âme, à vous.


 


- En quoi vous vous trompiez, jeune homme, riposta l'abbé Garuby avec une onction profonde. Mon âme, à moi, en effet, n'est pas de celles qu'on voit, même avec les autres yeux. Elle est située à l'infini, et il faut pour en percevoir seulement la scintillation, un télescope que vous n'avez pas encore, si fort que vous soyez. Mais laissons là mon âme, je vous prie, et occupons-nous, sans plus, d'ouvrir dans la vôtre les autres yeux.


 


Ce disant, l'abbé Garuby avait allumé soudain son terne regard habituel de la pâle et flamboyante phosphorescence qui en faisait, à l'occasion, un foyer magnétique aux irrésistibles effluves d'hypnose. En même temps, il avait imposé ses mains de glace sur le crâne du jeune homme, lui enfonçant, dans les tempes, deux pouces qui semblaient s'y visser jusqu'au cerveau. Et, un instant après, un instant à la briéveté fulgurante, le jeune homme sentait se clore ses yeux charnels et s'ouvrir en lui les autres yeux.


 


Et voici que devant lui, visible à ces autres yeux, surgissait la forme d'une âme, forme dûment constatée de visu, comme le lui avait promis l'abbé, forme étrange, monstrueuse, d'une hideur telle que le malheureux en faillit tomber à la renverse, dans une pâmoison de dégoût et d'épouvante.


 


La forme de cette âme, en effet, n'était qu'un ulcère fait d'innombrables ulcères conglomérés, agglutinés, engendrés l'un de l'autre, copulant chacun avec tous, en abominables et nidoreux champignons de lèpre qui grouillaient comme des noeuds de vipères, suant les venins, les virus, la sanie, la pourriture, la puanteur, la mort vivante et pullulante, et toutes les horreurs épanouies dans une apothéose d'horreur.


 


Et toutes ces figures de cauchemar, qu'ils constataient bien de visu comme étant la forme de cette âme, les autres yeux en voyaient aussi la signification symbolique. Car chacun de ces ulcères, facettes de l'ulcère total, était un vice incarné sous cette figure, un vice en acte ou en puissance. Et tous les vices étaient là, tous avec toutes leurs nuances et leurs combinaisons diverses, se multipliant sans fin au prisme du spectre infernal dont les sept couleurs essentielles sont les sept péchés capitaux.


 


Terrifié, le coeur à l'envers, la tête folle, essayant en vain de clore en lui les autres yeux que rien ne pouvait plus clore désormais, le jeune homme se demandait qui allait le délivrer de cette vision et pensait en claquant les dents :


- Il n'y a que l'abbé Garuby, certes ! Mais le voudra-t-il ?


 


Puis, brusquement, cette idée lui traversa l'esprit, angoissante, atroce, plus terrifiante encore que sa terreur même :


- Mais non, non, l'abbé Garuby ne le voudra pas. Car cette âme que voient mes autres yeux, cette âme dont la forme m'apparaît, constatée de visu, cette âme d'une hideur inimaginable, c'est son âme, à lui, son âme, à lui, l'abbé Garuby.


 


Soudain, se retrouvant fort, se dressant dans son orgueil, se sentant exalté jusqu'à l'héroïsme, le jeune homme s'écria :


- Ame épouvantable, âme hideuse, âme de l'abbé Garuby, ce n'est pas à l'infini que tu es située, et il n'est pas besoin d'un télescope magique pour percevoir tes scintillations d'astre maudit. Je te vois. C'est toi qui es ici, devant mes autres yeux. Mais je ne veux plus te voir. Toi, ta hideur, l'épouvante et le dégoût que j'en ai, et tes ulcères, et ta forme aux facettes de vices, et l'épanouissement de tes abominations au prisme des sept péchés capitaux, et toi enfin, âme et corps, toi, mystérieux, terrible et infâme abbé Garuby, je t'anéantirai, ne pouvant anéantir mes autres yeux, je t'anéantirai, monstre, monstre, monstre, sale monstre !


 


Dans la main du jeune homme, entre ses doigts qui se crispèrent dessus, la poignée d'une arme s'était mise. Qui avait posé contre la paume de sa main ce manche de hache ? Il n'en savait rien. Il ne pensa même pas à le savoir. Ses doigts s'étaient crispés sur le manche. La hache était brandie. Déjà elle tournoyait en l'air, sifflante, luisante, fulgurante.


 


 


Et, tandis que, dans un coin de la chambre, l'abbé Garuby assistait à ce spectacle de démence, avec son terne regard habituel, en se frottant les mains et en ricanant d'un ricanement silencieux, le jeune homme éperdu, farouche, héroïque, ses yeux charnels rouverts tout grands et stupidement effarés, le jeune homme contemplait les morceaux cassés du miroir où ses autres yeux avaient vu, tout à l'heure, la forme de son âme, à lui.


 


 
Source: http://www.bmlisieux.com/litterature/richepin/otryeux.htm

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