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LA ROCHE AUX GUILLEMOTS SUIVI DE SOUVENIR

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Musique : Musopen: Schubert Impromptu opus 142




Texte ou Biographie de l'auteur

LA ROCHE AUX GUILLEMOTS 








Voici la saison des guillemots.


D'avril à la fin de mai, avant que les baigneurs parisiens arrivent, on voit


paraître soudain, sur la petite plage d'Étretat, quelques vieux messieurs


bottés, sanglés en des vestes de chasse. Ils passent quatre ou cinq jours à


l'hôtel Hauville, disparaissent, reviennent trois semaines plus tard ; puis,


après un nouveau séjour, s'en vont définitivement.


On les revoit au printemps suivant.


Ce sont les derniers chasseurs de guillemots, ceux qui restent des anciens ;


car ils étaient une vingtaine de fanatiques, il y a trente ou quarante ans ; ils


ne sont plus que quelques enragés tireurs.


Le guillemot est un oiseau voyageur fort rare, dont les habitudes sont


étranges. Il habite presque toute l'année les parages de Terre-Neuve, des


îles Saint-Pierre et Miquelon ; mais, au moment des amours, une bande


d'émigrants traverse l'Océan, et, tous les ans, vient pondre et couver au


même endroit, à la roche dite aux Guillemots, près d'Étretat. On n'en


trouve que là, rien que là. Ils y sont toujours venus, on les a toujours


chassés, et ils reviennent encore ; ils reviendront toujours. Sitôt les petits


élevés, ils repartent, disparaissent pour un an.


Pourquoi ne vont-ils jamais ailleurs, ne choisissent-ils aucun autre point de


cette longue falaise blanche et sans cesse pareille qui court du


Pas-de-Calais au Havre ? Quelle force, quel instinct invincible, quelle


habitude séculaire poussent ces oiseaux à revenir en ce lieu ? Quelle


première émigration, quelle tempête peut-être a jadis jeté leurs pères sur


cette roche ? Et pourquoi les fils, les petit-fils, tous les descendants des


premiers y sont-ils toujours retournés !


Ils ne sont pas nombreux : une centaine au plus, comme si une seule


famille avait cette tradition, accomplissait ce pèlerinage annuel.


Et chaque printemps, dès que la petite tribu voyageuse s'est réinstallée sur


sa roche, les mêmes chasseurs aussi reparaissent dans le village. On les a


connus jeunes autrefois ; ils sont vieux aujourd'hui, mais fidèles au


rendez-vous régulier qu'ils se sont donné depuis trente ou quarante ans.


Pour rien au monde, ils n'y manqueraient.


C'était par un soir d'avril de l'une des dernières années. Trois des anciens


tireurs de guillemots venaient d'arriver ; un d'eux manquait, M. d'Arnelles.


Il n'avait écrit à personne, n'avait donné aucune nouvelle ! Pourtant il


n'était point mort, comme tant d'autres ; on l'aurait su. Enfin, las d'attendre,


les premiers venus se mirent à table ; et le dîner touchait à sa fin, quand


une voiture roula dans la cour de l'hôtellerie ; et bientôt le retardataire


entra.


Il s'assit, joyeux, se frottant les mains, mangea de grand appétit, et, comme


un de ses compagnons s'étonnait qu'il fût en redingote, il répondit


tranquillement :


-Oui, je n'ai pas eu le temps de me changer.


On se coucha en sortant de table, car, pour surprendre les oiseaux, il faut


partir bien avant le jour. Rien de joli comme cette chasse, comme cette


promenade matinale.


Dès trois heures du matin, les matelots réveillent les chasseurs en jetant du


sable dans les vitres. En quelques minutes on est prêt et on descend sur le


perret. Bien que le crépuscule ne se montre point encore, les étoiles sont un


peu pâlies ; la mer fait grincer les galets ; la brise est si fraîche qu'on


frissonne un peu, malgré les gros habits.


Bientôt les deux barques poussées par les hommes, dévalent brusquement


sur la pente de cailloux ronds, avec un bruit de toile qu'on déchire ; puis


elles se balancent sur les premières vagues. La voile brune monte au mât,


se gonfle un peu, palpite, hésite et, bombée de nouveau, ronde comme un


ventre, emporte les coques goudronnées vers la grande porte d'aval qu'on


distingue vaguement dans l'ombre.


Le ciel s'éclaircit ; les ténèbres semblent fondre ; la côte paraît voilée


encore, la grande côte blanche, droite comme une muraille.


On franchit la Manne-Porte, voûte énorme où passerait un navire ; on


double la pointe de la Courtine ; voici le val d'Antifer, le cap du même


nom ; et soudain on aperçoit une plage où des centaines de mouettes sont


posées.


Voici la roche aux Guillemots.


C'est tout simplement une petite bosse de la falaise ; et, sur les étroites


corniches du roc, des têtes d'oiseaux se montrent, qui regardent les


barques.


Ils sont là, immobiles, attendant, ne se risquant point à partir encore.


Quelques-uns, piqués sur des rebords avancés, ont l'air assis sur leurs


derrières, dressés en forme de bouteille, car ils ont des pattes si courtes


qu'ils semblent, quand ils marchent, glisser comme des bêtes à roulettes ;


et, pour s'envoler, ne pouvant prendre d'élan, il leur faut se laisser tomber


comme des pierres, presque, jusqu'aux hommes qui les guettent.


Ils connaissent leur infirmité et le danger qu'elle leur crée, et ne se décident


pas à vite s'enfuir.


Mais les matelots se mettent à crier, battent leurs bordages avec les tolets


de bois, et les oiseaux, pris de peur, s'élancent un à un, dans le vide,


précipités jusqu'au ras de la vague ; puis, les ailes battant à coups rapides,


ils filent, filent et gagnent le large, quand une grêle de plombs ne les jette


pas à l'eau. Pendant une heure on les mitraille ainsi, les forçant à déguerpir


l'un après l'autre ; et quelquefois les femelles au nid, acharnées à couver,


ne s'en vont point ; et reçoivent coup sur coup les décharges qui font jaillir


sur la roche blanche des gouttelettes de sang rose, tandis que la bête expire


sans avoir quitté ses oeufs.


Le premier jour, M. d'Arnelles chassa avec son entrain habituel ; mais,


quand on repartit vers dix heures, sous le haut soleil radieux, qui jetait de


grands triangles de lumière dans les échancrures blanches de la côte, il se


montra un peu soucieux, rêvant parfois, contre son habitude.


Dès qu'on fut de retour au pays, une sorte de domestique en noir vint lui


parler bas. Il sembla réfléchir, hésiter, puis il répondit :


-Non, demain. Et, le lendemain, la chasse recommença. M. d'Arnelles,


cette fois, manqua souvent les bêtes, qui pourtant se laissaient choir


presque au bout du canon de fusil ; et ses amis riant, lui demandaient s'il


était amoureux, si quelque trouble secret lui remuait le coeur et l'esprit. À la


fin, il en convint.


-Oui, vraiment, il faut que je parte tantôt, et cela me contrarie.


-Comment, vous partez ? Et pourquoi ?


-Oh ! j'ai une affaire qui m'appelle, je ne puis rester plus longtemps.


Puis on parla d'autre chose.


Dès que le déjeuner fut terminé, le valet en noir reparut. M. d'Arnelles


ordonna d'atteler ; et l'homme allait sortir quand les trois autres chasseurs


intervinrent, insistèrent, priant et sollicitant pour retenir leur ami. L'un


d'eux, à la fin, demanda :


-Mais, voyons, elle n'est pas si grave, cette affaire, puisque vous avez bien


attendu déjà deux jours !


Le chasseur tout à fait perplexe, réfléchissait, visiblement combattu, tiré


par le plaisir et une obligation, malheureux et troublé.


Après une longue méditation, il murmura, hésitant :


-C'est que... c'est que... je ne suis pas seul ici ; j'ai mon gendre.


Ce furent des cris et des exclamations :


-Votre gendre ? ... mais où est-il ? Alors, tout à coup, il sembla confus, et


rougit.


-Comment ! vous ne savez pas ? ... Mais... mais... il est sous la remise. Il


est mort.


Un silence de stupéfaction régna.








M. d'Arnelles reprit, de plus en plus troublé :


-J'ai eu le malheur de le perdre ; et, comme je conduisais le corps chez


moi, à Briseville, j'ai fait un petit détour pour ne pas manquer notre


rendez-vous. Mais, vous comprenez que je ne puis m'attarder plus


longtemps.


Alors, un des chasseurs, plus hardi :


-Cependant... puisqu'il est mort... il me semble... qu'il peut bien attendre un


jour de plus.


Les deux autres n'hésitèrent plus :


-C'est incontestable, dirent-ils :


M. d'Arnelles semblait soulagé d'un grand poids ; encore un peu inquiet


pourtant, il demanda :


-Mais là... franchement... vous trouvez ? ...


Les trois autres, comme un seul homme, répondirent :


-Parbleu ! mon cher, deux jours de plus ou de moins n'y feront rien dans


son état.


Alors, tout à fait tranquille, le beau-père se retourna vers le croque-mort :


-Eh bien ! mon ami, ce sera pour après-demain.


 SOUVENIR








Comme il m'en vient des souvenirs de jeunesse sous la douce caresse du


premier soleil ! Il est un âge où tout est bon, gai, charmant, grisant. Qu'ils


sont exquis les souvenirs des anciens printemps !


Vous rappelez-vous, vieux amis, mes frères, ces années de joie où la vie


n'était qu'un triomphe et qu'un rire ? Vous rappelez-vous les jours de


vagabondage autour de Paris, notre radieuse pauvreté, nos promenades


dans les bois reverdis, nos ivresses d'air bleu dans les cabarets au bord de


la Seine, et nos aventures d'amour si banales et si délicieuses ?


J'en veux dire une de ces aventures. Elle date de douze ans et me paraît


déjà si vieille, si vieille, qu'elle me semble maintenant à l'autre bout de ma


vie, avant le tournant, ce vilain tournant d'où j'ai aperçu tout à coup la fin


du voyage.


J'avais alors vingt-cinq ans. Je venais d'arriver à Paris ; j'étais employé


dans un ministère, et les dimanches m'apparaissaient comme des fêtes


extraordinaires, pleines d'un bonheur exhubérant, bien qu'il ne se passât


jamais rien d'étonnant.


C'est tous les jours dimanche, aujourd'hui. Mais je regrette le temps où je


n'en avais qu'un par semaine. Qu'il était bon ! J'avais six francs à


dépenser !


Je m'éveillai tôt, ce matin-là, avec cette sensation de liberté que


connaissent si bien les employés, cette sensation de délivrance, de repos,


de tranquillité, d'indépendance. J'ouvris ma fenêtre. Il faisait un temps


admirable. Le ciel tout bleu s'étalait sur la ville, plein de soleil et


d'hirondelles.


Je m'habillai bien vite et je partis, voulant passer la journée dans les bois, à


respirer les feuilles ; car je suis d'origine campagnarde, ayant été élevé


dans l'herbe et sous les arbres.


Paris s'éveillait, joyeux, dans la chaleur et la lumière. Les façades des


maisons brillaient ; les serins des concierges s'égosillaient dans leurs cages,


et une gaieté courait la rue, éclairait les visages, mettait un rire partout,


comme un contentement mystérieux des êtres et des choses sous le clair


soleil levant.


Je gagnai la Seine pour prendre l'Hirondelle qui me déposerait à


Saint-Cloud.


Comme j'aimais cette attente du bateau sur le ponton. Il me semblait que


j'allais partir pour le bout du monde, pour des pays nouveaux et


merveilleux. Je le voyais apparaître, ce bateau, là-bas, là-bas, sous l'arche


du second pont, tout petit, avec son panache de fumée, puis plus gros, plus


gros, grandissant toujours ; et il prenait en mon esprit des allures de


paquebot.


Il accostait et je montais.


Des gens endimanchés étaient déjà dessus, avec des toilettes voyantes, des


rubans éclatants et de grosses figures écarlates. Je me plaçais tout à l'avant,


debout, regardant fuir les quais, les arbres, les maisons, les ponts. Et


soudain j'apercevais le grand viaduc du Point-du-Jour qui barrait le fleuve.


C'était la fin de Paris, le commencement de la campagne, et la Seine


soudain, derrière la double ligne des arches, s'élargissait comme si on lui


eût rendu l'espace et la liberté, devenait tout à coup le beau fleuve paisible


qui va couler à travers les plaines, au pied des collines boisées, au milieu


des champs, au bord des forêts.


Après avoir passé entre deux îles, l'Hirondelle suivit un coteau tournant


dont la verdure était pleine de maisons blanches. Une voix annonça :


«Bas-Meudon», puis plus loin : «Sèvres», et, plus loin encore


«Saint-Cloud».


Je descendis. Et je suivis à pas pressés, à travers la petite ville, la route qui


gagne les bois. J'avais emporté une carte des environs de Paris pour ne


point me perdre dans les chemins qui traversent en tous sens ces petites


forêts où se promènent les Parisiens.


Dès que je fus à l'ombre, j'étudiai mon itinéraire qui me parut d'ailleurs


d'une simplicité parfaite. J'allais tourner à droite, puis à gauche, puis


encore à gauche, et j'arriverais à Versailles à la nuit, pour dîner.


Et je me mis à marcher lentement, sous les feuilles nouvelles, buvant cet


air savoureux que parfument les bourgeons et les sèves. J'allais à petits pas,


oublieux des paperasses, du bureau, du chef, des collègues, des dossiers, et


songeant à des choses heureuses qui ne pouvaient manquer de m'arriver, à


tout l'inconnu voilé de l'avenir. J'étais traversé par mille souvenirs


d'enfance que ces senteurs de campagne réveillaient en moi, et j'allais, tout


imprégné du charme odorant, du charme vivant, du charme palpitant des


bois attiédis par le grand soleil de juin.


Parfois, je m'asseyais pour regarder, le long d'un talus, toutes sortes de


petites fleurs dont je savais les noms depuis longtemps. Je les reconnaissais


toutes comme si elles eussent été justement celles mêmes vues autrefois au


pays. Elles étaient jaunes, rouges, violettes, fines, mignonnes, montées sur


de longues tiges ou collées contre terre. Des insectes de toutes couleurs et


de toutes formes, trapus, allongés, extraordinaires de construction, des


monstres effroyables et microscopiques, faisaient paisiblement des


ascensions de brins d'herbe qui ployaient sous leur poids.


Puis je dormis quelques heures dans un fossé, et je repartis reposé, fortifié


par ce somme.


Devant moi, s'ouvrit une ravissante allée, dont le feuillage un peu grêle


laissait pleuvoir partout sur le sol des gouttes de soleil qui illuminaient des


marguerites blanches. Elle s'allongeait interminablement, vide et calme.


Seul, un gros frelon solitaire et bourdonnant la suivait, s'arrêtant parfois


pour boire une fleur qui se penchait sous lui, et repartant presque aussitôt


pour se reposer encore un peu plus loin. Son corps énorme semblait en


velours brun rayé de jaune, porté par des ailes transparentes et


démesurément petites. Mais tout à coup j'aperçus au bout de l'allée deux


personnes, un homme et une femme, qui venaient, vers moi. Ennuyé d'être


troublé dans ma promenade tranquille j'allais m'enfoncer dans les taillis,


quand il me sembla qu'on m'appelait. La femme en effet agitait son


ombrelle, et l'homme, en manches de chemise, la redingote sur un bras,


élevait l'autre en signe de détresse.


J'allai vers eux. Ils marchaient d'une allure pressée, très rouges tous deux,


elle à petits pas rapides, lui à longues enjambées. On voyait sur leur visage


de la mauvaise humeur et de la fatigue.


La femme aussitôt me demanda :


-Monsieur, pouvez-vous me dire où nous sommes ? mon imbécile de mari


nous a perdus en prétendant connaître parfaitement ce pays.


Je répondis avec assurance :


-Madame, vous allez vers Saint-Cloud et vous tournez le dos à Versailles.


Elle reprit, avec un regard de pitié irritée pour son époux :


-Comment ! nous tournons le dos à Versailles. Mais c'est justement là que


nous voulons dîner.


-Moi aussi, madame, j'y vais.


Elle prononça plusieurs fois, en haussant les épaules :


-Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu ! avec ce ton de souverain mépris qu'ont


les femmes pour exprimer leur exaspération. Elle était toute jeune, jolie,


brune, avec une ombre de moustache sur les lèvres.


Quant à lui, il suait et s'essuyait le front. C'était assurément un ménage de


petits bourgeois parisiens. L'homme semblait atterré, éreinté et désolé.


Il murmura :


-Mais, ma bonne amie... c'est toi...


Elle ne le laissa pas achever :


-C'est moi ! ... Ah ! c'est moi maintenant. Est-ce moi qui ai voulu partir


sans renseignements en prétendant que je me retrouverais toujours ? Est-ce


moi qui ai voulu prendre à droite au haut de la côte, en affirmant que je


reconnaissais le chemin ? Est-ce moi qui me suis chargée de Cachou...


Elle n'avait point achevé de parler, que son mari, comme s'il eût été pris de


folie, poussa un cri perçant, un long cri de sauvage qui ne pourrait s'écrire


en aucune langue, mais qui ressemblait à tiiitiiit.


La jeune femme ne parut ni s'étonner, ni s'émouvoir, et reprit :


-Non, vraiment, il y a des gens trop stupides, qui prétendent toujours tout


savoir. Est-ce moi qui ai pris, l'année dernière, le train de Dieppe, au lieu


de prendre celui du Havre, dis, est-ce moi ? Est-ce moi qui ai parié que M.


Letourneur demeurait rue des Martyrs ? ... Est-ce moi qui ne voulais pas


croire que Céleste était une voleuse ? ... Et elle continuait avec furie, avec


une vélocité de langue surprenante, accumulant les accusations les plus


diverses, les plus inattendues et les plus accablantes, fournies par toutes les


situations intimes de l'existence commune, reprochant à son mari tous ses


actes, toutes ses idées, toutes ses allures, toutes ses tentatives, tous ses


efforts, sa vie depuis leur mariage jusqu'à l'heure présente.


Il essayait de l'arrêter, de la calmer et bégayait :


-Mais, ma chère amie... c'est inutile... devant monsieur... Nous nous


donnons en spectacle... Cela n'intéresse pas monsieur...


Et il tournait des yeux lamentables vers les taillis, comme s'il eût voulu en


sonder la profondeur mystérieuse et paisible, pour s'élancer dedans, fuir, se


cacher à tous les regards ; et, de temps en temps, il poussait un nouveau


cri, un tiiitiiit prolongé, suraigu. Je pris cette habitude pour une maladie


nerveuse.


La jeune femme, tout à coup, se tournant vers moi, et changeant de ton


avec une très singulière rapidité, prononça :


-Si monsieur veut bien le permettre, nous ferons route avec lui pour ne pas


nous égarer de nouveau et nous exposer à coucher dans le bois.


Je m'inclinai ; elle prit mon bras et elle se mit à parler de mille choses,


d'elle, de sa vie, de sa famille, de son commerce. Ils étaient gantiers rue


Saint-Lazare. Son mari marchait à côté d'elle, jetant toujours des regards


de fou dans l'épaisseur des arbres, et criant tiiitiiit de moment en moment.


À la fin, je lui demandai :


-Pourquoi criez-vous comme ça ?


Il répondit d'un air consterné, désespéré :


-C'est mon pauvre chien que j'ai perdu.


-Comment ? Vous avez perdu votre chien ?


-Oui. Il avait à peine un an. Il n'était jamais sorti de la boutique. J'ai voulu


le prendre pour le promener dans les bois. Il n'avait jamais vu d'herbes ni


de feuilles ; et il est devenu comme fou. Il s'est mis à courir en aboyant et il


a disparu dans la forêt. Il faut dire aussi qu'il avait eu très peur du chemin


de fer ; cela avait pu lui faire perdre le sens. J'ai eu beau l'appeler, il n'est


pas revenu. Il va mourir de faim là-dedans.


La jeune femme, sans se tourner vers son mari, articula :


-Si tu lui avais laissé son attache, cela ne serait pas arrivé, Quand on est


bête comme toi, on n'a pas de chien.


Il murmura timidement :


-Mais, ma chère amie, c'est toi...


Elle s'arrêta net ; et, le regardant dans les yeux comme si elle allait les lui


arracher, elle recommença à lui jeter au visage des reproches sans nombre.


Le soir tombait. Le voile de brume qui couvre la campagne au crépuscule


se déployait lentement ; et une poésie flottait, faite de cette sensation de


fraîcheur particulière et charmante qui emplit les bois à l'approche de la


nuit.


Tout à coup, le jeune homme s'arrêta, et se tâtant le corps fiévreusement :


-Oh ! je crois que j'ai...


Elle le regardait :


-Eh bien, quoi !


-Je n'ai pas fait attention que j'avais ma redingote sur mon bras.


-Eh bien ?


-J'ai perdu mon portefeuille... mon argent était dedans.


Elle frémit de colère, et suffoqua d'indignation.


-Il ne manquait plus que cela. Que tu es stupide ! Mais que tu es stupide !


Est-ce possible d'avoir épousé un idiot pareil ! Eh bien va le chercher, et


fais en sorte de le retrouver. Moi je vais gagner Versailles avec monsieur.


Je n'ai pas envie de coucher dans le bois.


Il répondit doucement :


-Oui, mon amie ; où vous retrouverai-je ?


On m'avait recommandé un restaurant. Je l'indiquai.


Le mari se retourna, et, courbé vers la terre que son oeil anxieux parcourait,


criant : Tiiitiit à tout moment, il s'éloigna.


Il fut longtemps à disparaître ; l'ombre, plus épaisse, l'effaçait dans le


lointain de l'allée. On ne distingua bientôt plus la silhouette de son corps ;


mais on entendit longtemps son tiiit tiiit, tiiit tiiit lamentable, plus aigu à


mesure que la nuit se faisait plus noire. Moi, j'allais d'un pas vif, d'un pas


heureux dans la douceur du crépuscule, avec cette petite femme inconnue


qui s'appuyait sur mon bras.


Je cherchais des mots galants sans en trouver. Je demeurais muet, troublé,


ravi.


Mais une grand'route soudain coupa notre allée. J'aperçus à droite, dans un


vallon, toute une ville.


Qu'était donc ce pays.


Un homme passait. Je l'interrogeai. Il répondit :


-Bougival.


Je demeurai interdit :


-Comment Bougival ? Vous êtes sûr ?


-Parbleu, j'en suis !


La petite femme riait comme une folle.


Je proposai de prendre une voiture pour gagner Versailles. Elle répondit :


-Ma foi non. C'est trop drôle, et j'ai trop faim. Je suis bien tranquille au


fond ; mon mari se retrouvera toujours bien, lui. C'est tout bénéfice pour


moi d'en être soulagée pendant quelques heures.


Nous entrâmes donc dans un restaurant, au bord de l'eau, et j'osai prendre


un cabinet particulier.


Elle se grisa, ma foi, fort bien, chanta, but du Champagne, fit toutes sortes


de folies... et même la plus grande de toutes.


Ce fut mon premier adultère !


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