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LA DERNIèRE HEURE

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Illustration: Eugène Giraud - Gustave Flaubert- Domaine public
Musiques "Pizzicato" de Léo Delibes' Long Trail - Kevin MacLeod - Domaine Public






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Gustave Flaubert

Œuvres de jeunesse, II


La dernière Heure


(CONTE PHILOSOPHIQUE.)

Le moyne dit « Que pensez-vous en vostre entendement estre par cet enigme designé et signifié ? »

Rabelais, Gargantua.



J'ai regardé à ma montre et j'ai calculé combien de temps il me restait à vivre ; j'ai vu que j'avais encore une heure à peine. Il me reste assez de papier sur ma table pour retracer à la hâte tous les souvenirs de ma vie et toutes les circonstances qui ont influé sur cet enchaînement stupide et logique de jours et de nuits, de larmes et de rires, qu'on a coutume d'appeler l'existence d'un homme.

Ma chambre est basse et étroite, mes fenêtres sont bien fermées, j'ai eu soin de boucher la serrure avec de la mie de pain, mon charbon commence à s'enflammer, la mort va donc venir ; je puis l'attendre calme et tranquille, voyant à chaque minute la vie qui s'éloigne et l'éternité qui s'avance.

I


On a coutume d'appeler heureux un homme qui a vingt-cinq mille livres de rente, qui est beau, grand, bien fait, vit au milieu de sa famille, va tous les soirs au spectacle, rit, boit, dort, mange, et digère bien. L'adage est vieux, mais il n'en est pas moins faux. Pour moi, j'ai eu plus de vingt-cinq mille livres de rente, ma famille était bonne pour moi ; j'ai vu presque tous les théâtres de l'Europe, j'ai bu, j'ai dormi, je n'ai jamais eu une seule indigestion depuis le jour de ma naissance, je ne suis ni borgne, ni boiteux, ni bossu,… et je suis si heureux qu'aujourd'hui, à 19 ans, je me suicide !

II


Un jour, je m'en souviens, j'avais dix ans à cette époque, ma mère m'embrassa en pleurant et me dit d'aller jouer sous les marronniers qui bordaient la pelouse du château… (Oh ! comme ils doivent avoir grandi depuis !). Je m'y rendis, mais comme ma Lélia ne vint pas m'y trouver, j'eus peur qu'elle ne fût malade, je revins à la maison. Tout était désert, un grand drap noir était étendu sur la grille d'entrée ; je montai à la chambre de ma sœur, je me souvins alors qu'il y avait plus de huit jours qu'elle n'était venue jouer avec moi.

Je montai donc à sa chambre. Il y avait deux femmes qui venaient d'ordinaire demander l'aumône à La porte du château, elles tenaient quelque chose de lourd dans leurs bras, qu'elles entouraient d'un drap blanc… C'était elle !

On m'a souvent demandé depuis pourquoi j'étais triste.

III


C'était elle ! ma sœur ! morte ! sans souffle !

La nuit arriva bientôt, oh ! qu'elle fut longue et amère !

Les deux femmes, vêtues de noir, remirent le corps dans le lit de ma sœur, elles jetèrent dessus des fleurs et de l'eau bénite, puis, lorsque le soleil eut fini de jeter dans l'appartement sa lueur rougeâtre et terne comme le regard d'un cadavre, quand le jour eut disparu de dessus les vitres, elles allumèrent deux petites bougies qui étaient sur la table de nuit, s'agenouillèrent et me dirent de prier comme elles.

Je priai, oh ! bien fort, le plus qu'il m'était possible ! mais rien… Lélia ne remuait pas !

Je fus longtemps ainsi agenouillé, la tête sur les draps du lit froids et humides, je pleurais, mais bas et sans angoisses ; il me semblait qu'en pensant, en pleurant, en me déchirant l'âme avec des prières et des vœux, j'obtiendrais un souffle, un regard, un geste de ce corps aux formes indécises et dont on ne distinguait rien si ce n'est, à une place, une forme ronde qui devait être La tête, et plus bas une autre qui semblait être les pieds. Je croyais, moi, pauvre naïf enfant, je croyais que la prière pouvait rendre la vie à un cadavre, tant j'avais de foi et de candeur !

Oh ! on ne sait ce qu'a d'amer et de sombre une nuit ainsi passée à prier sur un cadavre, à pleurer, à vouloir faire renaître le néant ! On ne sait tout ce qu'il y a de hideux et d'horrible dans une nuit de larmes et de sanglots, à la lueur de deux cierges mortuaires, entouré de deux femmes aux chants monotones, aux larmes vénales, aux grotesques psalmodies ! On ne sait enfin tout ce que cette scène de désespoir et de deuil vous remplit le cœur : enfant, de tristesse et d'amertume ; jeune homme, de scepticisme ; vieillard, de désespoir !

Le jour arriva.

Mais quand le jour commença à paraître, lorsque les deux cierges mortuaires commençaient à mourir aussi, alors ces deux femmes partirent et me laissèrent seul. Je courus après elles, et me traînant à leurs pieds, m'attachant à leurs vêtements :

- Ma sœur ! leur dis-je, eh bien, ma sœur ! oui, Lélia ! où est-elle ? Elles me regardèrent étonnées.

- Ma sœur ! vous m'avez dit de prier, j'ai prié pour qu'elle revienne, vous m'avez trompé !

- Mais c'était pour son âme !

Son âme ? Qu'est-ce que cela signifiait ? On m'avait souvent parlé de Dieu, jamais de l'âme.

Dieu, je comprenais cela au moins, car si l'on m'eût demandé ce qu'il était, eh bien, j'aurais pris La linotte de Lélia, et, lui brisant la tête entre mes mains, j'aurais dit : " Et moi aussi, je suis Dieu ! " Mais l'âme ? l'âme ? qu'est-ce cela ?

J'eus la hardiesse de le leur demander, mais elles s'en allèrent sans me répondre.

Son âme ! eh bien, elles m'ont trompé, ces femmes. Pour moi, ce que je voulais, c'était Lélia, Lélia qui jouait avec moi sur le gazon, dans les bois, qui se couchait sur la mousse, qui cueillait des fleurs et puis qui les jetait au vent ; c'était Lelia, ma belle petite sœur aux grands yeux bleus, Lélia qui m'embrassait le soir après sa poupée, après son mouton chéri, après sa linotte. Pauvre sœur ! c'était toi que je demandais à grands cris, en pleurant, et ces gens barbares et inhumains me répondaient : " Non, tu ne la reverras pas, tu as prié non pour elle, mais tu as prié pour son âme ! quelque chose d'inconnu, de vague comme un mot d'une langue étrangère ; tu as prié pour un souffle, pour un mot, pour le néant, pour son âme enfin ! "

Son âme, son âme, je la méprise, son âme, je la regrette, je n'y pense plus. Qu'est-ce que ça me fait à moi, son âme ? savez-vous ce que c'est que son âme ? Mais c'est son corps que je veux ! c'est son regard, sa vie, c'est elle enfin ! et vous ne m'avez rien rendu de tout cela.

Ces femmes m'ont trompé, eh bien, je les ai maudites.

Cette malédiction est retombée sur moi, philosophe imbécile qui ne sais pas comprendre un mot sans L'épeler, croire à une âme sans la sentir, et craindre un Dieu dont, semblable au Prométhée d'Eschyle, je brave les coups et que je méprise trop pour blasphémer.

IV


Souvent, en regardant le soleil, je me suis dit " Pourquoi viens-tu chaque jour éclairer tant de souffrances, découvrir tant de douleurs, présider à tant de sottes misères ? "

Souvent, en me regardant moi-même, je me suis dit : " Pourquoi existes-tu ? pourquoi, puisque tu pleures, ne taris-tu pas tes larmes d'un seul coup qui serait sûr et infaillible, et dont Dieu lui-même ne pourrait empêcher la fatale conséquence ? "

Souvent, en regardant tous ces hommes qui marchent, qui courent les uns après un nom, d'autres après un trône, d'autres après un type idéal de vertu, toutes choses plus ou moins creuses et vides de sens, en voyant ce tourbillon, cette fournaise ardente, cet immonde chaos de joie, de vices, de faits, de sentiments, de matière et de passions : " Où tend tout cela ? sur qui va tomber toute cette fétide poussière ? et puisqu'un vent l'emporte toujours, dans le sein de quel néant va-t-il l'enfermer ? "

Plus souvent encore je me suis dit en regardant les bois, la nature si vantée, ce beau soleil qui se couche chaque soir, se lève chaque matin, qui brille aussi bien un jour de larmes qu'un jour de bonheur, en regardant les arbres, la mer, le ciel toujours étincelant de ses étoiles, que de fois je me suis dit alors, dans mon amer désespoir : " Pourquoi tout cela existe-t-il ? "

V


Une pensée m'est venue, et c'est le seul remords qui soit venu me troubler, car jamais je n'ai eu de remords, croyant que les hommes n'étaient ni bons, ni mauvais, ni coupables, ni innocents, sachant que j'agissais non par ma volonté, mais par instinct, par puissance d'organisation, par une fatalité plus forte que moi - je ne m'affligerai jamais des sottises que mon ennemi aurait pu faire, - je trouve donc que j'aurais dû vivre comme je meurs, gai et tranquilLe ; qu'au lieu de pleurer et de maudire Dieu, j aurais dû en rire et le braver ; j'aurais dû éteindre mes pleurs sous un rire, oublier la réalité, et puisque je n'avais pu trouver l'amour, prendre la volupté !

VI


J'ai éprouvé de bonne heure un profond dégoût des hommes, dès que j'ai été mis en contact avec eux.

Dès douze ans on me plaça dans un collège : là, j'y vis le raccourci du monde, ses vices en miniature, ses germes de ridicules, ses petites passions, ses petites coteries, sa petite cruauté ; j'y vis le triomphe de la force, mystérieux emblème de la puissance de Dieu ; je vis des défauts qui devaient plus tard être des vices, des vices qui seraient des crimes, et des enfants qui seraient des hommes.

(Inachevé.)


Source: Wikisource

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