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LA SAINTE EUSéBIE

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Texte ou Biographie de l'auteur




Georges Ista né à Liège le 12 novembre 1874 et mort à Paris le 6 janvier 1939 est un écrivain de langue wallonne et un militant wallon. Il fut également dessinateur, peintre et aquafortiste.





La Sainte-Eusébie


 


Mme veuve Bodet vendait pour deux sous d'aiguilles à la petite bonne du quincaillier, lorsque son fils, Victor Bodet, traversa l'étroite boutique.


— Tu sors, Totor ?


— Oui, m'man.


— Ne rentre pas trop tard.


— Non, m'man.


Et Totor sortit, cependant que le mince accent circonflexe qui tenait lieu de bouche à madame sa mère se relevait aux deux bouts, jusqu'à devenir, presque, pas tout à fait, une simple ligne horizontale. Était-ce un sourire ? Non ! eussent répondu sans hésiter tous les habitants de la petite ville. Car il était de notoriété publique qu'on ne voyait le mince sourire de Mme Bodet que lorsqu'elle entendait dire ou disait du mal de quelqu'un. M. Toupinard, le coiffeur, prétendait bien l'avoir vu rire comme une personne naturelle, le jour où le charcutier d'en face avait pincé sa femme en flagrant délit. Mais tout le monde sait que M. Toupinard est un hâbleur, qui prétend avoir eu un tas d'aventures extraordinaires.


Et pourtant, c'était un sourire ! Oui. Mme Bodet avait souri, comme si elle n'était pas Mme Bodet, en voyant sortir Totor, et en pensant que c'était le lendemain la fête de Sainte-Eusébie, sa patronne. 


Tous les ans, le 20 juillet, la vieille dame posait son accent circonflexe sur la joue de son fils, puis lui glissait un louis dans la main, en disant :


— Bonne fête, Totor.


— Merci, m'man.


Puis Totor remontait à sa chambre pour serrer le louis dans le coin de droite du tiroir gauche de son lavabo, où sa mère allait constater, deux ou trois fois chaque jour, que la pièce d'or ne s'était pas envolée.


À partir du 1er août, la vieille dame insinuait adroitement, à chaque repas, qu'elle avait grand besoin de cinq mètres d'une certaine étoffe que les Galeries de la rue Saint-Paul liquidaient à trois francs quatre-vingt-quinze. Totor faisait un petit calcul mental, puis poussait un gros soupir. Le 12 août, avant-veille de la Sainte-Eusébie, il reprenait le louis, décrochait, au mur de la cuisine, la clef de la porte de la rue, dont il n'avait le droit de s'emparer qu'à cette seule occasion. Puis il sortait, à la nuit tombée, d'un air indifférent. Mme Bodet fermait la devanture de sa boutique, et allait se coucher, contre l'ordinaire, sans attendre son fils. Le lendemain matin, celui-ci l'embrassait en lui remettant un paquet enveloppé de papier gris.


— Bonne fête, m'man.


— Merci, Totor, quelle bonne surprise !


Puis elle allait voir si la clef avait repris sa place habituelle.


En sortant, ce soir-là, Totor aspira longuement la fraîcheur du soir, puis tâta son louis pour voir s'il ne l'avait pas perdu. Ce fils modèle avait dix-neuf ans, un grand nez plein de concupiscence, et trouvait la vie amère parce qu'il n'avait que quarante sous par semaine pour ses menus plaisirs. Il allait à pas  flâneurs, regardant les femmes et les magasins, et rêvant à tout ce qu'on peut acheter pour un louis...


— Hé, Totor ! Tu es en bombe, ce soir ?


Totor se retourna et reconnut le fils Touron et le fils Barbette, deux heureux mortels qui tirent à des papas bénévoles des carottes de cinquante francs, et qui scandalisent toute la ville en se promenant bras dessus bras dessous avec des demoiselles.


— Ah ! tu viens à l'Anglais, sacré farceur ! T'as déjà reluqué la nouvelle serveuse, toi aussi !


— Moi... à l'Anglais... Où çà ?


— Devant ton nez, l'empoté !


Totor leva les yeux et vit une vitrine où, parmi les lignes caracolantes d'un vitrail en délire, s'étalaient ces mots : « Bar Anglais ».


— Entre, j'offre la première tournée !


Et avant d'avoir pensé à ce qu'il devait répondre, Totor, poussé par quatre bras vigoureux, se trouva hissé sur un immense tabouret, admirant de tous ses yeux la grosse Victoire, la nouvelle serveuse.


— Une chouette femme, hein, mon vieux !...


* * *


Minuit avait sonné depuis deux heures trente-cinq minutes, lorsque Totor s'arrêta devant la maison maternelle.


Solidement calé dans l'angle de la porte, il entama une lutte désespérée avec sa clef, qui montrait, cette année-là, un mauvais vouloir extraordinaire. Elle se mettait en travers de la poche, s'accrochait de toutes ses dents aux moindres plis, et refusait obstinément de sortir. Le combat fut si laborieux qu'après sa victoire, Totor ressentit un immense découragement en songeant aux formidables travaux qu'il lui restait encore à accomplir avant d'être couché. La nécessité de ne faire aucun bruit l'obsédait à un tel point qu'il se mit à chanter tout haut, sur un air de sa composition :


Ne faisons pas de bruit !
Ne faisons pas de bruit !



— Tiens, ça rime ! pensa-t-il, très surpris et très satisfait de lui-même.


Et cette profonde pensée lui rendit de telles forces, qu'il mit à peine dix minutes à ouvrir et refermer la porte. Dans le corridor, il lui fallut dix autres minutes pour enlever ses bottines, malgré l'excellente idée qu'il eut, pour procéder à cette opération, de se coucher sur le dos, les jambes dressées contre le lambris. Ses chaussures à la main, Totor, pour se procurer de la lumière, gagna la cuisine en frôlant alternativement les deux murailles. Après avoir plongé les doigts dans du cirage, puis dans du beurre, il trouva enfin les allumettes, et c'est tout au plus s'il en frotta dix-neuf avant de réussir à allumer le bec de gaz. Très fier de ce brillant résultat, Totor s'octroya un moment de repos.


Mais soudain, une chose le troubla : au milieu d'un panneau s'étalait une énorme horloge à poids, agrémentée d'un réveille-matin, et célèbre dans la famille pour ne s'être jamais arrêtée une seconde depuis plus de cinquante ans. Et dans le calme profond de la nuit, le grave tic tac du balancier prenait des sonorités effrayantes.


— Sacrée rosse, murmura Totor, elle en fait, du potin ! Elle va réveiller m'man !


De son inquiétude grandissante, une idée dut jaillir, car un sourire idiot illumina sa face. Lâchant courageusement la table, il plongea vers la muraille, rata le buffet auquel il avait espéré se cramponner et parvint néanmoins à s'installer sur une chaise, à portée de l'objet de ses préoccupations. Alors, laborieusement, il entreprit de ligoter le balancier avec les cordons de ses bottines. Tâche difficile, mais que rien n'eût pu l'empêcher d'accomplir, car il avait maintenant la conviction absolue de sauver sa mère d'un très grand danger. Et c'est avec des larmes dans la voix, qu'en enchevêtrant de noeuds inextricables le balancier désormais muet, il murmurait, très ému :


— Ma p'tite m'man ! Ma pauv' p'tite m'man !


Le sacrilège était accompli. L'horloge se taisait, grandeur profanée, portant les bottines comme un galérien porte ses fers. Totor prit un peu de recul pour mieux contempler son oeuvre, et cligna de l'oeil en artiste satisfait de lui-même. Puis, ayant allumé son bougeoir, il gagna l'escalier, en laissant soigneusement flamber le gaz. D'avoir accompli d'aussi difficiles besognes, sa confiance renaissait. Et ce fut un jeu pour lui de grimper ses deux étages à quatre pattes, en posant le bougeoir de trois marches en trois marches. Dans sa chambre, il mit à peine un quart d'heure à enlever son veston, son épingle de cravate et une de ses chaussettes. Il enferma soigneusement dans son armoire à glace le traversin et les couvertures de son lit, effeuilla vainement tout son calendrier pour savoir quelle heure il était, et s'étendit enfin sur ses draps, avec la conscience du devoir accompli. Pendant quelques instants, les efforts qu'il devait faire pour conserver son chapeau sur sa tête l'empêchèrent de s'endormir. Mais cette préoccupation s'effaça bientôt, et pour la première fois, l'âme de Totor sombra dans l'abîme sans fond, dans le gouffre noir des sommeils puissants et lourds, des sommeils de plomb qui suivent les grandes cuites.


* * *


C'était un tout petit, tout petit rayon de soleil. Et cependant il avait fallu un concours de circonstances extraordinaires pour que ce petit rayon pût arriver jusqu'à la chambre de Mme Bodet, où jamais rayon de soleil n'était entré avant lui. Il avait fallu que dans la grande maison d'en face, le tapissier vînt enlever les lourds rideaux de la salle à manger. Il avait fallu que, pour déclouer les tapis, on ouvrît une porte qui ne s'ouvrait jamais. Il avait fallu qu'un des stores que MmeBodet baissait par décence, avant de s'endormir, eût reçu la veille un petit accroc. Et il avait fallu, en outre, que toutes ces ouvertures inaccoutumées se trouvassent situées sur une parfaite ligne droite tirée entre le soleil qui se levait là-bas, tout là-bas, et l'oreiller de Mme Bodet. Car c'est sur l'oreiller de cette respectable dame que le malin rayon était venu, hardiment, dessiner une petite lentille dorée. Doucement, doucement, en suivant une oblique descendante, le petit rayon gagna les cheveux gris-verdâtres de Mme Bodet, qui dormait de l'air le plus sérieux du monde. Des cheveux, la tache d'or gagna le front, puis les sourcils, puis la paupière. Mme Bodet dormait toujours. La petite lentille descendit encore un peu, et vint se poser sur le double bourrelet rouge qui tenait lieu de cils à Mme Bodet. Le bourrelet rouge frémit légèrement, une fois, deux fois, trois fois, s'ouvrit avec lenteur, puis se referma bien vite en clignotant d'une façon convulsive. C'est alors que, les décrets du destin étant accomplis, la petite femme de chambre de la grande maison d'en face, la petite rousse qui a de si jolis yeux bleus, vint fermer la porte qui ne s'ouvrait jamais.


Et voilà comme Mme Bodet, une fois en sa vie, fut éveillée par un rayon de soleil ; ce qu'elle ne croirait pas, du reste, si vous alliez le lui dire.


La vieille dame rouvrit l'oeil droit, puis l'oeil gauche. Elle resta un moment immobile, le temps de renouer connaissance avec les objets familiers, pour s'assurer qu'elle n'avait pas été transportée, pendant la nuit, dans une caverne de brigands. Puis elle tourna la tête et regarda sa petite montre d'argent posée sur la table de nuit.


— Sept heures trente-cinq !


En un clin d'oeil, la maman de Totor se mit sur son séant, saisit la montre et l'appliqua à son oreille. La montre marchait. Et pourtant, c'était impossible ! La fidèle horloge de la cuisine ne pouvait être en défaut, et Mme Bodet ne pouvait pas ne pas avoir entendu, pour la première fois de sa vie, la puissante sonnerie qui résonnait jusqu'au grenier de la maison, tous les matins à six heures et demie.


Prestement, la vieille dame sauta du lit, courut entr'ouvrir la porte, et tendit l'oreille. Nul tic tac ne montait dans le silence de la cage d'escalier. Des visions de cambrioleurs, d'inondations, de murailles effondrées, traversèrent le cerveau de Mme Bodet. Car elle pouvait douter de la lumière, douter du soleil et du jour, mais elle ne pouvait douter de son horloge. Son âme en était si troublée qu'au lieu de s'agenouiller, selon sa coutume, sur la chaise basse qui lui servait de prie-Dieu, elle fit sa prière en s'habillant précipitamment. Elle se signa avec une de ses jarretières, le Pater fut bredouillé dans l'eau de savon du lavabo, et le « Je vous salue, Marie » s'étouffa dans les plis de sa serviette.


Vêtue en un tour de main, Mme Bodet gagna l'escalier et dégringola jusqu'à la cuisine.


— Des cambrioleurs ! gémit-elle.


Sous la grande clarté du matin, le gaz flambait, ridicule. De noires empreintes de doigts tachaient les meubles, et des allumettes brisées jonchaient le sol. Et l'horloge, la fidèle horloge ? La vieille dame eut un sursaut d'horreur.


— Des bottines ! dit-elle... Les bottines de Totor... Ses bottines neuves de l'année dernière !


Affolée, sentant sa tête se perdre, elle éteignit le gaz, gagna l'escalier, grimpa deux étages, et pénétra en ouragan dans la chambre de son fils.


Une odeur aigre et surie emplissait la pièce aux fenêtres closes. Sur un lit dépouillé, Totor, à moitié dévêtu, ronflait, la bouche ouverte, la face pâle et boursouflée, reposant sa tête lourde sur un chapeau aplati. Et nul paquet ! Nul paquet enveloppé de papier gris ! Sur la table, les yeux fouilleurs de la vieille dame découvrirent, jetée là avec un incroyable dédain, une poignée de menue monnaie, deux ou trois francs tout au plus.


Alors, Mme Bodet comprit. Un grand déchirement se fit dans son âme, et elle vit s'écrouler, en un effroyable cataclysme, les immuables traditions d'économie austère de la maison Bodet. Elle fourra dans sa poche la misérable poignée de billon, puis, rageuse, se précipitant sur Totor, et tambourinant de toute la force de ses maigres poings la grande carcasse inerte, elle clama d'une voix éperdue :


— Voleur ! Voleur ! Rendez-moi mes vingt francs, voleur !



Source: https://fr.wikisource.org/wiki/Contes_et_nouvelles_(Ista)/Tome_1/1

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