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LA PETITE FADETTE (19-24)

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Texte ou Biographie de l'auteur

XIX

Landry fut, je ne sais comment, émotionné de la manière dont la petite Fadette parlait humblement et tranquillement de sa laideur, et, se remémorant sa figure, qu'il ne voyait guère dans l'obscurité de la carrière, il lui dit, sans songer à la flatter :
- Mais, Fadette, tu n'es pas si vilaine que tu le crois, ou que tu veux bien le dire. Il y en a de bien plus déplaisantes que toi à qui l'on n'en fait pas reproche.
- Que je le sois un peu de plus, un peu de moins, tu ne peux pas dire, Landry, que je suis une jolie fille. Voyons, ne cherche pas à me consoler, car je n'en ai pas de chagrin.
- Dame ! qu'est-ce qui sait comment tu serais si tu étais habillée et coiffée comme les autres ? Il y a une chose que tout le monde dit : c'est que si tu n'avais pas le nez si court, la bouche si grande et la peau si noire, tu ne serais point mal ; car on dit aussi que, dans tout le pays d'ici, il n'y a pas une paire d'yeux comme les tiens, et si tu n'avais point le regard si hardi et si moqueur, on aimerait à être bien vu de ces yeux-là.
Landry parlait de la sorte sans trop se rendre compte de ce qu'il disait. Il se trouvait en train de se rappeler les défauts et les qualités de la petite Fadette ; et, pour la première fois, il y donnait une attention et un intérêt dont il ne se serait pas cru capable un moment plus tôt. Elle y prit garde, mais n'en fit rien paraître, ayant trop d'esprit pour prendre la chose au sérieux.
- Mes yeux voient en bien ce qui est bon, dit-elle, et en pitié ce qui ne l'est pas. Aussi je me console bien de déplaire à qui ne me plaît point, et je ne conçois guère pourquoi toutes ces belles filles, que je vois courtisées, sont coquettes avec tout le monde, comme si tout le monde était de leur goût. Pour moi, si j'étais belle, je ne voudrais le paraître et me rendre aimable qu'à celui qui me conviendrait.
Landry pensa à la Madelon, mais la petite Fadette ne le laissa pas sur cette idée-là ; elle continua de parler comme s'ensuit :
- Voilà donc, Landry, tout mon tort envers les autres, c'est de ne point chercher à quêter leur pitié ou leur indulgence pour ma laideur. C'est de me montrer à eux sans aucun attifage pour la déguiser, et cela les offense et leur fait oublier que je leur ai fait souvent du bien, jamais de mal. D'un autre côté, quand même j'aurais soin de ma personne, où prendrais-je de quoi me faire brave ? Ai-je jamais mendié, quoique je n'aie pas à moi un sou vaillant ? Ma grand'mère me donne-t-elle la moindre chose, si ce n'est la retirance et le manger ? Et si je ne sais point tirer parti des pauvres hardes que ma pauvre mère m'a laissées, est-ce ma faute, puisque personne ne me l'a enseigné, et que depuis l'âge de dix ans je suis abandonnée sans amour ni merci de personne ? Je sais bien le reproche qu'on me fait, et tu as eu la charité de me l'épargner : on dit que j'ai seize ans et que je pourrais bien me louer, qu'alors j'aurais des gages et le moyen de m'entretenir ; mais que l'amour de la paresse et du vagabondage me retient auprès de ma grand'mère, qui ne m'aime pourtant guère et qui a bien le moyen de prendre une servante.
- Eh bien, Fadette, n'est-ce point la vérité ? dit Landry. On te reproche de ne pas aimer l'ouvrage, et ta grand'mère elle-même dit à qui veut l'entendre, qu'elle aurait du profit à prendre une domestique à ta place.
- Ma grand'mère dit cela parce qu'elle aime à gronder et à se plaindre. Et pourtant, quand je parle de la quitter, elle me retient, parce qu'elle sait que je lui suis plus utile qu'elle ne veut le dire. Elle n'a plus ses yeux ni ses jambes de quinze ans pour trouver les herbes dont elle fait ses breuvages et ses poudres, et il y en a qu'il faut aller chercher bien loin et dans des endroits bien difficiles. D'ailleurs, je te l'ai dit, je trouve moi-même aux herbes des vertus qu'elle ne leur connaît pas, et elle est bien étonnée quand je fais des drogues dont elle voit ensuite le bon effet. Quant à nos bêtes, elles sont si belles qu'on est tout surpris de voir un pareil troupeau à des gens qui n'ont de pacage autre que le communal. Eh bien, ma grand'mère sait à qui elle doit des ouailles en si bonne laine et des chèvres en si bon lait. Va, elle n'a point envie que je la quitte, et je lui vaux plus gros que je ne lui coûte. Moi, j'aime ma grand'mère, encore qu'elle me rudoie et me prive beaucoup. Mais j'ai une autre raison pour ne pas la quitter, et je te la dirai si tu veux, Landry.
- Eh bien ! dis-la donc, répondit Landry qui ne se fatiguait point d'écouter la Fadette.
- C'est, dit-elle, que ma mère m'a laissé sur les bras, alors que je n'avais encore que dix ans, un pauvre enfant bien laid, aussi laid que moi, et encore plus disgracié, pour ce qu'il est éclopé de naissance, chétif, maladif, crochu, et toujours en chagrin et en malice parce qu'il est toujours en souffrance, le pauvre gars ! Et tout le monde le tracasse, le repousse et l'avilit, mon pauvre sauteriot ! Ma grand'mère le tance trop rudement et le frapperait trop, si je ne le défendais contre elle en faisant semblant de le tarabuster à sa place. Mais j'ai toujours grand soin de ne pas le toucher pour de vrai, et il le sait bien, lui ! Aussi quand il a fait une faute, il accourt se cacher dans mes jupons, et il me dit : " Bats-moi avant que ma grand'mère ne me prenne ! " Et moi, je le bats pour rire, et le malin fait semblant de crier. Et puis je le soigne ; je ne peux pas toujours l'empêcher d'être en loques, le pauvre petit ; mais quand j'ai quelque nippe, je l'arrange pour l'habiller, et je le guéris quand il est malade, tandis que ma grand'mère le ferait mourir, car elle ne sait point soigner les enfants. Enfin, je le conserve à la vie, ce malingret, qui sans moi serait bien malheureux, et bientôt dans la terre à côté de notre pauvre père, que je n'ai pas pu empêcher de mourir. Je ne sais pas si je lui rends service en le faisant vivre, tortu et malplaisant comme il est ; mais c'est plus fort que moi, Landry, et quand je songe à prendre du service pour avoir quelque argent à moi et me retirer de la misère où je suis, mon cœur se fend de pitié et me fait reproche, comme si j'étais la mère de mon sauteriot, et comme si je le voyais périr par ma faute. Voilà tous mes torts et mes manquements, Landry. À présent, que le bon Dieu me juge ; moi, je pardonne à ceux qui me méconnaissent.


XX

Landry écoutait toujours la petite Fadette avec une grande contention d'esprit, et sans trouver à redire à aucune de ses raisons. En dernier lieu, la manière dont elle parla de son petit frère le sauteriot, lui fit un effet, comme si, tout d'un coup, il se sentait de l'amitié pour elle, et comme s'il voulait être de son parti contre tout le monde.
- Cette fois-ci, Fadette, dit-il, celui qui te donnerait tort serait dans son tort le premier ; car tout ce que tu as dit là est très bien dit, et personne ne se douterait de ton bon cœur et de ton bon raisonnement. Pourquoi ne te fais-tu pas connaître pour ce que tu es ? on ne parlerait pas mal de toi, et il y en a qui te rendraient justice.
- Je te l'ai bien dit, Landry, reprit-elle. Je n'ai pas besoin de plaire à qui ne me plaît point.
- Mais si tu me le dis à moi, c'est donc que...
Là-dessus Landry s'arrêta, tout étonné de ce qu'il avait manqué de dire ; et, se reprenant :
- C'est donc, fit-il, que tu as plus d'estime pour moi que pour un autre ? Je croyais pourtant que tu me haïssais à cause que je n'ai jamais été bon pour toi.
- C'est possible que je t'aie haï un peu, répondit la petite Fadette ; mais si cela a été, cela n'est plus à partir d'aujourd'hui, et je vas te dire pourquoi, Landry. Je te croyais fier, et tu l'es ; mais tu sais surmonter ta fierté pour faire ton devoir, et tu y as d'autant plus de mérite. Je te croyais ingrat, et, quoique la fierté qu'on t'a enseignée te pousse à l'être, tu es si fidèle à ta parole que rien ne te coûte pour t'acquitter ; enfin, je te croyais poltron, et pour cela j'étais portée à te mépriser ; mais je vois que tu n'as que de la superstition, et que le courage, quand il s'agit d'un danger certain à affronter, ne te fait pas défaut. Tu m'as fait danser aujourd'hui, quoique tu en fusses bien humilié. Tu es même venu, après vêpres, me chercher auprès de l'église, au moment où je t'avais pardonné dans mon cœur après avoir fait ma prière, et où je ne songeais plus à te tourmenter. Tu m'as défendue contre de méchants enfants, et tu as provoqué de grands garçons qui, sans toi, m'auraient maltraitée. Enfin, ce soir, en m'entendant pleurer, tu es venu à moi pour m'assister et me consoler. Ne crois point, Landry, que j'oublierai jamais ces choses-là. Tu auras toute ta vie la preuve que j'en garde une grande souvenance, et tu pourras me requérir à ton tour, de tout ce que tu voudras, dans quelque moment que ce soit. Ainsi, pour commencer, je sais que je t'ai fait aujourd'hui une grosse peine. Oui, je le sais, Landry, je suis assez sorcière pour t'avoir deviné, encore que, ce matin, je ne m'en doutais point. Va, sois certain que j'ai plus de malice que de méchanceté, et que, si je t'avais su amoureux de la Madelon, je ne t'aurais pas brouillé avec elle, comme je l'ai fait en te forçant à danser avec moi. Cela m'amusait, j'en tombe d'accord, de voir que, pour danser avec une laideron comme moi, tu laissais de côté une belle fille ; mais je croyais que c'était seulement une petite piqûre à ton amour-propre. Quand j'ai peu à peu compris que c'était une vraie blessure dans ton cœur, que malgré toi, tu regardais toujours du côté de Madelon, et que son dépit te donnait envie de pleurer, j'ai pleuré aussi, vrai ! j'ai pleuré au moment où tu as voulu te battre contre ses galants, et tu as cru que c'étaient des larmes de repentance. Voilà pourquoi je pleurais encore si amèrement quand tu m'as surprise ici, et pourquoi je pleurerai jusqu'à ce que j'aie réparé le mal que j'ai causé à un bon et brave garçon comme je connais à présent que tu l'es.
- Et, en supposant, ma pauvre Fanchon, dit Landry, tout ému des larmes qu'elle recommençait à verser, que tu m'aies causé une fâcherie avec une fille dont je serais amoureux comme tu dis, que pourrais-tu donc faire pour nous remettre en bon accord ?
- Fie-toi à moi, Landry, répondit la petite Fadette. Je ne suis pas assez sotte pour ne pas m'expliquer comme il faut. La Madelon saura que tout le tort est venu de moi. Je me confesserai à elle et je te rendrai blanc comme neige. Si elle ne te rend pas son amitié demain, c'est qu'elle ne t'a jamais aimé et...
- Et que je ne dois pas la regretter, Fanchon ; et comme elle ne m'a jamais aimé, en effet, tu prendrais une peine inutile. Ne le fais donc pas, et console-toi du petit chagrin que tu m'as fait. J'en suis déjà guéri.
- Ces peines-là ne guérissent pas si vite, répondit la petite Fadette ; et puis, se ravisant : - Du moins à ce qu'on dit, fit-elle. C'est le dépit qui te fait parler, Landry. Quand tu auras dormi là-dessus, demain viendra et tu seras bien triste jusqu'à ce que tu aies fait la paix avec cette belle fille.
- Peut-être bien, dit Landry, mais, à cette heure, je te baille ma foi que je n'en sais rien et que je n'y pense point. Je m'imagine que c'est toi qui veux me faire accroire que j'ai beaucoup d'amitié pour elle, et moi, il me semble que si j'en ai eu, c'était si petitement que j'en ai quasiment perdu souvenance.
- C'est drôle, dit la petite Fadette en soupirant ; c'est donc comme ça que vous aimez, vous, les garçons ?
- Dame ! vous autres filles, vous n'aimez pas mieux ; puisque vous vous choquez si aisément et que vous vous consolez si vite avec le premier venu. Mais nous parlons là de choses que nous n'entendons peut-être pas encore, du moins toi, ma petite Fadette, qui vas toujours te gaussant des amoureux. Je crois bien que tu t'amuses de moi encore à cette heure, en voulant arranger mes affaires avec la Madelon. Ne le fais pas, te dis-je, car elle pourrait croire que je t'en ai chargée, et elle se tromperait, Et puis ça la fâcherait peut-être de penser que je me fais présenter à elle comme son amoureux attitré ; car la vérité est que je ne lui ai encore jamais dit un mot d'amourette, et que, si j'ai eu du contentement à être auprès d'elle et à la faire danser, elle ne m'a jamais donné le courage de le lui faire assavoir par mes paroles. Par ainsi, laissons passer la chose ; elle en reviendra d'elle-même si elle veut, et si elle n'en revient pas, je crois bien que je n'en mourrai point.
- Je sais mieux ce que tu penses là-dessus que toi-même, Landry, reprit la petite Fadette. Je te crois quand tu me dis que tu n'as jamais fait connaître ton amitié à la Madelon par des paroles ; mais il faudrait qu'elle fût bien simple pour ne l'avoir pas connue dans tes yeux, aujourd'hui surtout. Puisque j'ai été cause de votre fâcherie, il faut que je sois cause de votre contentement, et c'est la bonne occasion de faire comprendre à Madelon que tu l'aimes. C'est à moi de le faire et je le ferai si finement et si à propos, qu'elle ne pourra point t'accuser de m'y avoir provoquée. Fie-toi, Landry, à la petite Fadette, au pauvre vilain grelet, qui n'a point le dedans aussi laid que le dehors ; et pardonne-lui de t'avoir tourmenté, car il en résultera pour toi un grand bien. Tu connaîtras que s'il est doux d'avoir l'amour d'une belle, il est utile d'avoir l'amitié d'une laide ; car les laides ont du désintéressement et rien ne leur donne dépit ni rancune.
- Que tu sois belle ou laide, Fanchon, dit Landry en lui prenant la main, je crois comprendre déjà que ton amitié est une très bonne chose, et si bonne, que l'amour en est peut -être une mauvaise en comparaison. Tu as beaucoup de bonté, je le connais à présent ; car je t'ai fait un grand affront auquel tu n'as pas voulu prendre garde aujourd'hui, et quand tu dis que je me suis bien conduit avec toi, je trouve, moi, que j'ai agi fort malhonnêtement.
- Comment donc ça, Landry ? Je ne sais pas en quoi...
- C'est que je ne t'ai pas embrassée une seule fois à la danse, Fanchon, et pourtant c'était mon devoir et mon droit, puisque c'est la coutume. Je t'ai traitée comme on fait des petites filles de dix ans, qu'on ne se baisse pas pour embrasser, et pourtant tu es quasiment de mon âge ; il n'y a pas plus d'un an de différence. Je t'ai donc fait une injure, et si tu n'étais pas si bonne fille, tu t'en serais bien aperçue.
- Je n'y ai pas seulement pensé, dit la petite Fadette ; et elle se leva, car elle sentait qu'elle mentait, et elle ne voulait pas le faire paraître. Tiens, dit-elle en se forçant pour être gaie, écoute comme les grelets chantent dans les blés en chaume ; ils m'appellent par mon nom, et la chouette est là-bas qui me crie l'heure que les étoiles marquent dans le cadran du ciel.
- Je l'entends bien aussi, et il faut que je rentre à la Priche ; mais avant que je te dise adieu, Fadette, est-ce que tu ne veux pas me pardonner ?
- Mais je ne t'en veux pas, Landry, et je n'ai pas de pardon à te faire.
- Si fait, dit Landry, qui était tout agité d'un je ne sais quoi, depuis qu'elle lui avait parlé d'amour et d'amitié, d'une voix si douce que celle des bouvreuils qui gazouillaient en dormant dans les buissons paraissait dure auprès. Si fait, tu me dois un pardon, c'est de me dire qu'il faut à présent que je t'embrasse pour réparer de l'avoir omis dans le jour.
La petite Fadette trembla un peu ; puis, tout aussitôt reprenant sa bonne humeur :
- Tu veux, Landry, que je te fasse expier ton tort par une punition. Eh bien ! je t'en tiens quitte, mon garçon. C'est bien assez d'avoir fait danser la laide, ce serait trop de vertu que de vouloir l'embrasser.
- Tiens ! ne dis pas ça, s'exclama Landry en lui prenant la main et le bras tout ensemble ; je crois que ça ne peut être une punition de t'embrasser... à moins que la chose ne te chagrine et ne te répugne, venant de moi...
Et quand il eut dit cela, il fit un tel souhait d'embrasser la petite Fadette, qu'il tremblait de peur qu'elle n'y consentît point.
- Écoute, Landry, lui dit-elle de sa voix douce et flatteuse, si j'étais belle, je te dirais que ce n'est le lieu ni l'heure de s'embrasser comme en cachette. Si j'étais coquette, je penserais, au contraire, que c'est l'heure et le lieu, parce que la nuit cache ma laideur, et qu'il n'y a ici personne pour te faire honte de ta fantaisie. Mais, comme je ne suis ni coquette ni belle, voilà ce que je te dis : Serre-moi la main en signe d'honnête amitié, et je serai contente d'avoir ton amitié, moi qui n'en ai jamais eu, et qui n'en souhaiterai jamais d'autre.
- Oui, dit Landry, je serre ta main de tout mon cœur, entends-tu, Fadette ? Mais la plus honnête amitié, et c'est celle que j'ai pour toi, n'empêche point qu'on s'embrasse. Si tu me dénies cette preuve-la, je croirai que tu as encore quelque chose contre moi.
Et il tenta de l'embrasser par surprise ; mais elle y fit résistance, et, comme il s'y obstinait, elle se mit à pleurer en disant :
- Laisse-moi, Landry, tu me fais beaucoup de peine.
Landry s'arrêta tout étonné, et si chagriné de la voir encore dans les larmes, qu'il en eut comme du dépit.
- Je vois bien, lui dit-il, que tu ne dis pas la vérité en me disant que mon amitié est la seule que tu veuilles avoir. Tu en as une plus forte qui te défend de m'embrasser.
-.- Non, Landry, répondit-elle en sanglotant ; mais j'ai peur que, pour m'avoir embrassée la nuit, sans me voir, vous ne me haïssiez quand vous me reverrez au jour.
- Est-ce que je ne t'ai jamais vue ? dit Landry impatienté ; est-ce que je ne te vois pas, à présent ? Tiens, viens un peu à la lune, je te vois bien, et je ne sais pas si tu es laide, mais j'aime ta figure, puisque je t'aime, voilà tout.
Et puis il l'embrassa, d'abord tout en tremblant, et puis, il y revint avec tant de goût qu'elle en eut peur, et lui dit en le repoussant :
- Assez ! Landry, assez ! on dirait que tu m'embrasses de colère ou que tu penses à Madelon. Apaise-toi, je lui parlerai demain, et demain tu l'embrasseras avec plus de joie que je ne peux t'en donner.
Là-dessus, elle sortit vitement des abords de la carrière, et partit de son pied léger.
Landry était comme affolé, et il eut envie de courir après elle. Il s'y reprit à trois fois avant de se décider à redescendre du côté de la rivière. Enfin, sentant que le diable était après lui, il se mit à courir aussi et ne s'arrêta qu'à la Priche.
Le lendemain, quand il alla voir ses bœufs au petit jour, tout en les affenant et les câlinant, il pensait en lui-même à cette causerie d'une grande heure qu'il avait eue dans la carrière du Chaumois avec la petite Fadette, et qui lui avait paru comme un instant. Il avait encore la tête alourdie par le sommeil et par la fatigue d'esprit d'une journée si différente de celle qu'il aurait dû passer. Et il se sentait tout troublé et comme épeuré de ce qu'il avait senti pour cette fille, qui lui revenait devant les yeux, laide et de mauvaise tenue, comme il l'avait toujours connue. Il s'imaginait par moment avoir rêvé le souhait qu'il avait fait de l'embrasser, et le contentement qu'il avait eu de la serrer contre son cœur, comme s'il avait senti un grand amour pour elle, comme si elle lui avait paru tout d'un coup plus belle et plus aimable que pas une fille sur terre.
- Il faut qu'elle soit charmeuse comme on le dit, bien qu'elle s'en défende, pensait-il, car pour sûr elle m'a ensorcelé hier soir, et jamais dans toute ma vie je n'ai senti pour père, mère, sœur ou frère, non pas, certes, pour la belle Madelon, et non pas même pour mon cher besson Sylvinet, un élan d'amitié pareil à celui que, pendant deux ou trois minutes, cette diablesse m'a causé. S'il avait pu voir ce que j'avais dans le cœur, mon pauvre Sylvinet, c'est du coup qu'il aurait été mangé par la jalousie. Car l'attache que j'avais pour Madelon ne faisait point de tort à mon frère, au lieu que si je devais rester seulement tout un jour affolé et enflambé comme je l'ai été pour un moment à côté de cette Fadette, j'en deviendrais insensé et je ne connaîtrais plus qu'elle dans le monde.
Et Landry se sentait comme étouffé de honte, de fatigue et d'impatience. Il s'asseyait sur la crèche de ses bœufs, et avait peur que la charmeuse ne lui eût ôté le courage, la raison et la santé.
Mais, quand le jour fut un peu grand et que les laboureurs de la Priche furent levés, ils se mirent à le plaisanter sur sa danse avec le vilain grelet, et ils la firent si laide, si mal élevée, si mal attifée dans leurs moqueries, qu'il ne savait où se cacher, tant il avait de honte, non seulement de ce qu'on avait vu, mais de ce qu'il se gardait bien de faire connaître.
Il ne se fâcha pourtant point, parce que les gens de la Priche étaient tous ses amis et ne mettaient point de mauvaise intention dans leurs taquineries.
Il eut même le courage de leur dire que la petite Fadette n'était pas ce qu'on croyait, qu'elle en valait bien d'autres, et qu'elle était capable de rendre de grands services. Là-dessus on le railla encore.
- Sa mère, je ne dis pas, firent-ils ; mais elle, c'est un enfant qui ne sait rien, et si tu as une bête malade, je ne te conseille pas de suivre ses remèdes, car c'est une petite bavarde qui n'a pas le moindre secret pour guérir. Mais elle a celui d'endormir les gars, à ce qu'il paraît, puisque tu ne l'as guère quittée à la Saint-Andoche, et tu feras bien d'y prendre garde, mon pauvre Landry ; car on t'appellerait bientôt le grelet de la grelette, et le follet de la Fadette. Le diable se mettrait après toi. Georgeon viendrait tirer nos draps de lit et boucler le crin de notre chevaline. Nous serions obligés de te faire exorciser.
- Je crois bien, disait la petite Solange, qu'il aura mis un de ses bas à l'envers hier matin. Ça attire les sorciers, et la petite Fadette s'en est bien aperçue.


XXI

Sur le jour, Landry, étant occupé à la couvraille, vit passer la petite Fadette. Elle marchait vite et allait du côté d'une taille où Madelon faisait de la feuille pour ses moutons. C'était l'heure de délier les bœufs, parce qu'ils avaient fait leur demi-journée ; et Landry, en les reconduisant au pacage, regardait toujours courir la petite Fadette, qui marchait si légère qu'on ne la voyait point fouler l'herbe. Il était curieux de savoir ce qu'elle allait dire à Madelon, et, au lieu de se presser d'aller manger sa soupe, qui l'attendait dans le sillon encore chaud du fer de la charrue, il s'en alla doucement le long de la taille, pour écouter ce que tramaient ensemble ces deux jeunesses. Il ne pouvait les voir, et, comme Madelon marmottait des réponses d'une voix sourde, il ne savait point ce qu'elle disait ; mais la voix de la petite Fadette, pour être douce, n'en était pas moins claire, et il ne perdait pas une de ses paroles, encore qu'elle ne criât point du tout. Elle parlait de lui à la Madelon, et elle lui faisait connaître, ainsi qu'elle l'avait promis à Landry, la parole qu'elle lui avait prise, dix mois auparavant, d'être à commandement pour une chose dont elle le requerrait à son plaisir. Et elle expliquait cela si humblement et si gentillement que c'était plaisir de l'entendre. Et puis, sans parler du follet ni de la peur que Landry en avait eue, elle conta qu'il avait manqué de se noyer en prenant à faux le gué des Roulettes, la veille de Saint-Andoche.
Enfin, elle exposa du bon côté tout ce qui en était, et elle démontra que tout le mal venait de la fantaisie et de la vanité qu'elle avait eues de danser avec un grand gars, elle qui n'avait jamais dansé qu'avec les petits.
Là-dessus, la Madelon, écolérée, éleva la voix pour dire :
- Qu'est-ce que me fait tout cela ? Danse toute ta vie avec les bessons de la Bessonnière, et ne crois pas, grelet, que tu me fasses le moindre tort, ni la moindre envie.
Et la Fadette reprit :
- Ne dites pas des paroles si dures pour le pauvre Landry, Madelon, car Landry vous a donné son cœur, et si
vous ne voulez le prendre il en aura plus de chagrin que je ne saurais dire.
Et pourtant elle le dit, et en si jolies paroles avec un ton si caressant et en donnant à Landry de telles louanges, qu'il aurait voulu retenir toutes ses façons de parler pour s'en servir à l'occasion, et qu'il rougissait d'aise en s'entendant approuver de la sorte.
La Madelon s'étonna aussi pour sa part du joli parler de la petite Fadette ; mais elle la dédaignait trop pour le lui témoigner.
- Tu as une belle jappe et une fière hardiesse, lui dit-elle, et on dirait que ta grand'mère t'a fait une leçon pour essayer d'enjôler le monde ; mais je n'aime pas à causer avec les sorcières, ça porte malheur, et je te prie de me laisser, grelet cornu. Tu as trouvé un galant, garde-le, ma mignonne, car c'est le premier et le dernier qui aura fantaisie pour ton vilain museau. Quant à moi, je ne voudrais pas de ton reste, quand même ça serait le fils du roi. Ton Landry n'est qu'un sot, et il faut qu'il soit bien peu de chose, puisque, croyant me l'avoir enlevé, tu viens me prier déjà de le reprendre. Voilà un beau galant pour moi, dont la petite Fadette elle-même ne se soucie point !
- Si c'est là ce qui vous blesse, répondit la Fadette d'un ton qui alla jusqu'au fin fond du cœur de Landry, et si vous êtes fière à ce point de ne vouloir être juste qu'après m'avoir humiliée, contentez-vous donc, et mettez sous vos pieds, belle Madelon, l'orgueil et le courage du pauvre grelet des champs. Vous croyez que je dédaigne Landry, et que, sans cela, je ne vous prierais pas de lui pardonner. Eh bien, sachez si cela vous plaît, que je l'aime depuis longtemps déjà, que c'est le seul garçon auquel j'aie jamais pensé, et peut-être celui à qui je penserai toute ma vie ; mais que je suis trop raisonnable et trop fière aussi pour jamais penser à m'en faire aimer. Je sais ce qu'il est, et je sais ce que je suis. Il est beau, riche et considéré ; je suis laide, pauvre et méprisée. Je sais donc très bien qu'il n'est point pour moi, et vous avez dû voir comme il me dédaignait à la fête. Alors soyez donc satisfaite, puisque celui que la petite Fadette n'ose pas seulement regarder, vous voit avec des yeux remplis d'amour. Punissez la petite Fadette en vous moquant d'elle et en lui reprenant celui qu'elle n'oserait vous disputer. Que si ce n'est par amitié pour lui, ce soit au moins pour punir mon insolence ; et promettez-moi, quand il reviendra s'excuser auprès de vous, de le bien recevoir et de lui donner un peu de consolation.
Au lieu d'être apitoyée par tant de soumission et de dévouement, la Madelon se montra très dure, et renvoya la petite Fadette en lui disant toujours que Landry était bien ce qu'il lui fallait, et que, quant à elle, elle le trouvait trop enfant et trop sot. Mais le grand sacrifice que la Fadette avait fait d'elle-même porta son fruit, en dépit des rebuffades de la belle Madelon. Les femmes ont le cœur fait en cette mode, qu'un jeune gars commence à leur paraître un homme sitôt qu'elles le voient estimé et choyé par d'autres femmes. La Madelon, qui n'avait jamais pensé bien sérieusement à Landry, se mit à y penser beaucoup, aussitôt qu'elle eut renvoyé la Fadette. Elle se remémora tout ce que cette belle parleuse lui avait dit de l'amour de Landry, et en songeant que la Fadette en était éprise au point d'oser le lui avouer, elle se glorifia de pouvoir tirer vengeance de cette pauvre fille.
Elle alla, le soir, à la Priche, dont sa demeurance n'était éloignée que de deux ou trois portées de fusil, et, sous couleur de chercher une de ses bêtes qui s'était mêlée aux champs avec celles de son oncle, elle se fit voir à Landry, et de l'œil, l'encouragea à s'approcher pour lui parler.
Landry s'en aperçut très bien ; car, depuis que la petite Fadette s'en mêlait, il était singulièrement dégourdi d'esprit. " La Fadette est sorcière, pensa-t-il, elle m'a rendu les bonnes grâces de Madelon, et elle a plus fait pour moi, dans une causette d'un quart d'heure, que je n'aurais su faire dans une année. Elle a un esprit merveilleux et un cœur comme le bon Dieu n'en fait pas souvent. "
Et, en pensant à cela, il regardait Madelon, mais si tranquillement qu'elle se retira sans qu'il se fût encore décidé de lui parler. Ce n'est point qu'il fût honteux devant elle ; sa honte s'était envolée sans qu'il sût comment ; mais, avec la honte, le plaisir qu'il avait eu à la voir, et aussi l'envie qu'il avait eue de s'en faire aimer.
À peine eut-il soupé qu'il fit mine d'aller dormir. Mais il sortit de son lit par la ruelle, glissa le long des murs et s'en fut droit au gué des Roulettes. Le feu follet y faisait encore sa petite danse ce soir-là. Du plus loin qu'il le vit sautiller, Landry pensa : " C'est tant mieux, voici le fadet, la Fadette n'est pas loin. " Et il passa le gué sans avoir peur, sans se tromper, et il alla jusqu'à la maison de la mère Fadet, furetant et regardant de tous côtés. Mais il y resta un bon moment sans voir de lumière et sans entendre aucun bruit. Tout le monde était couché. Il espéra que le grelet, qui sortait souvent le soir après que sa grand'mère et son sauteriot étaient endormis, vaguerait quelque part aux environs. Il se mit à vaguer de son côté.
Il traversa la Joncière, il alla à la carrière du Chaumois, sifflant et chantant pour se faire remarquer ; mais il ne rencontra que le blaireau qui fuyait dans les chaumes, et la chouette qui sifflait sur son arbre. Force lui fut de rentrer sans avoir pu remercier la bonne amie qui l'avait si bien servi.


XXII

Toute la semaine se passa sans que Landry pût rencontrer la Fadette, de quoi il était bien étonné et bien soucieux. " Elle va croire encore que je suis ingrat, pensait-il, et pourtant, si je ne la vois point, ce n'est pas faute de l'attendre et de la chercher. Il faut que je lui aie fait de la peine en l'embrassant quasi malgré elle dans la carrière, et pourtant ce n'était pas à mauvaise intention, ni dans l'idée de l'offenser. " Et il songea durant cette semaine plus qu'il n'avait songé dans toute sa vie ; il ne voyait pas clairement dans sa propre cervelle, mais il était pensif et agité, et il était obligé de se forcer pour travailler, car, ni les grands bœufs, ni la charrue reluisante, ni la belle terre rouge, humide de la fine pluie d'automne, ne suffisaient plus à ses contemplations et à ses rêvasseries.
Il alla voir son besson le jeudi soir, et il le trouva soucieux comme lui. Sylvinet était un caractère différent du sien, mais pareil quelquefois par le contrecoup. On aurait dit qu'il devinait que quelque chose avait troublé la tranquillité de son frère, et pourtant il était loin de se douter de ce que ce pouvait être. Il lui demanda s'il avait fait la paix avec Madelon, et, pour la première fois, en lui disant que oui, Landry lui fit volontairement un mensonge. Le fait est que Landry n'avait pas dit un mot à Madelon, et qu'il pensait avoir le temps de le lui dire ; rien ne le pressait.
Enfin vint le dimanche, et Landry arriva des premiers à la messe.
Il entra avant qu'elle fût sonnée, sachant que la petite Fadette avait coutume d'y venir dans ce moment-là, parce qu'elle faisait toujours de longues prières, dont un chacun se moquait. Il vit une petite, agenouillée dans la chapelle de la sainte Vierge, et qui, tournant le dos, cachait sa figure dans ses mains pour prier avec recueillement. C'était bien la posture de la petite Fadette, mais ce n'était ni son coiffage, ni sa tournure, et Landry ressortit pour voir s'il ne la trouverait point sous le porche, qu'on appelle chez nous une guenillière, à cause que les gredots peilleroux, qui sont mendiants loqueteux, s'y tiennent pendant les offices.
Les guenilles de la Fadette furent les seules qu'il n'y vit point ; il entendit la messe sans l'apercevoir, et ce ne fut qu'à la préface que, regardant encore cette fille qui priait si dévotement dans la chapelle, il lui vit lever la tête et reconnut son grelet, dans un habillement et un air tout nouveaux pour lui. C'était bien toujours son pauvre dressage, son jupon de droguet, son devanteau rouge et sa coiffe de linge sans dentelle, mais elle avait reblanchi, recoupé et recousu tout cela dans le courant de la semaine. Sa robe était plus longue et tombait plus convenablement sur ses bas, qui étaient bien blancs, ainsi que sa coiffe, laquelle avait pris la forme nouvelle et s'attachait gentillement sur ses cheveux noirs bien lissés ; son fichu était neuf et d'une jolie couleur jaune doux qui faisait valoir sa peau brune.
Elle avait aussi rallongé son corsage, et, au lieu d'avoir l'air d'une pièce de bois habillée, elle avait la taille fine et ployante, comme le corps d'une belle mouche à miel. De plus, je ne sais pas avec quelle mixture de fleurs ou d'herbes elle avait lavé pendant huit jours son visage et ses mains, mais sa figure pâle et ses mains mignonnes avaient l'air aussi net et aussi doux que la blanche épine du printemps.
Landry, la voyant si changée, laissa tomber son livre d'heures, et, au bruit qu'il fit, la petite Fadette se retourna tout à fait et le regarda, tout en même temps qu'il la regardait. Et elle devint un peu rouge, pas plus que la petite rose des buissons ; mais cela la fit paraître quasi belle, d'autant plus que ses yeux noirs, auxquels jamais personne n'avait pu trouver à redire, laissèrent échapper un feu si clair qu'elle en parut transfigurée. Et Landry pensa encore : " Elle est sorcière ; elle a voulu devenir belle de laide qu'elle était, et la voilà belle par miracle. " Il en fut comme transi de peur, et sa peur ne l'empêchait point pourtant d'avoir une telle envie de s'approcher d'elle et de lui parler, que, jusqu'à la fin de la messe, le cœur lui en sauta d'impatience.
Mais elle ne le regarda plus, et, au lieu de se mettre à courir et à folâtrer avec les enfants après sa prière, elle s'en alla si discrètement qu'on eut à peine le temps de la voir si changée et si amendée.
Landry n'osa point la suivre, d'autant que Sylvinet ne le quittait point des yeux ; mais, au bout d'une heure, il réussit à s'échapper, et cette fois, le cœur le poussant et le dirigeant, il trouva la petite Fadette qui gardait sagement ses bêtes dans le petit chemin creux qu'on appelle la Traîne-au-Gendarme, parce qu'un gendarme du roi y a été tué par les gens de la Cosse, dans les anciens temps, lorsqu'on voulait forcer le pauvre monde à payer la taille et à faire la corvée, contrairement aux termes de la loi, qui était déjà bien assez dure, telle qu'on l'avait donnée.


XXIII

Comme c'était dimanche, la petite Fadette ne cousait ni ne filait en gardant ses ouailles. Elle s'occupait à un amusement tranquille que les enfants de chez nous prennent quelquefois bien sérieusement. Elle cherchait le trèfle à quatre feuilles, qui se trouve bien rarement et qui porte bonheur à ceux qui peuvent mettre la main dessus.
- L'as-tu trouvé Fanchon ? lui dit Landry aussitôt qu'il fut à côté d'elle.
- Je l'ai trouvé souvent, répondit-elle ; mais cela ne porte point bonheur comme on croit, et rien ne me sert d'en
avoir trois brins dans mon livre.
Landry s'assit auprès d'elle, comme s'il allait se mettre à causer. Mais voilà que tout d'un coup il se sentit plus honteux qu'il ne l'avait jamais été auprès de Madelon, et que, pour avoir eu l'intention de dire bien des choses, il ne put trouver un mot.
La petite Fadette prit honte aussi, car si le besson ne lui disait rien, du moins il la regardait avec des yeux étranges. Enfin, elle lui demanda pourquoi il paraissait étonné en la regardant.
- A moins, dit-elle, que ce ne soit à cause que j'ai arrangé mon coiffage. En cela j'ai suivi ton conseil, et j'ai pensé que, pour avoir l'air raisonnable, il fallait commencer par m'habiller raisonnablement. Aussi, je n'ose pas me montrer, car j'ai peur qu'on ne m'en fasse encore reproche, et qu'on ne dise que j'ai voulu me rendre moins laide sans y réussir.
- On dira ce qu'on voudra, dit Landry, mais je ne sais pas ce que tu as fait pour devenir jolie ; la vérité est que tu l'es aujourd'hui, et qu'il faudrait se crever les yeux pour ne point le voir.
- Ne te moque pas, Landry, reprit la petite Fadette. On dit que la beauté tourne la tête aux belles, et que la laideur fait la désolation des laides. Je m'étais habituée à faire peur, et je ne voudrais pas devenir sotte en croyant faire plaisir. Mais ce n'est pas de cela que tu venais me parler, et j'attends que tu me dises si la Madelon t'a pardonné.
- Je ne viens pas pour te parler de la Madelon. Si elle m'a pardonné je n'en sais rien et ne m'en informe point. Seulement, je sais que tu lui as parlé, et si bien parlé que je t'en dois grand remerciement.
- Comment sais-tu que je lui ai parlé ? Elle te l'a donc dit ? En ce cas, vous avez fait la paix ?
- Nous n'avons point fait la paix ; nous ne nous aimons pas assez, elle et moi, pour être en guerre. Je sais que tu lui as parlé, parce qu'elle l'a dit à quelqu'un qui me l'a rapporté.
La petite Fadette rougit beaucoup, ce qui l'embellit encore, car jamais jusqu'à ce jour-là elle n'avait eu sur les joues cette honnête couleur de crainte et de plaisir qui enjolive les plus laides ; mais, en même temps, elle s'inquiéta en songeant que la Madelon avait dû répéter ses paroles, et la donner en risée pour l'amour dont elle s'était confessée au sujet de Landry.
- Qu'est-ce que Madelon a donc dit de moi ? demanda-t-elle.
- Elle a dit que j'étais un grand sot, qui ne plaisait à aucune fille, pas même à la petite Fadette ; que la petite Fadette me méprisait, me fuyait, s'était cachée toute la semaine pour ne me point voir, quoique, toute la semaine, j'eusse cherché et couru de tous côtés pour rencontrer la petite Fadette. C'est donc moi qui suis la risée du monde, Fanchon, parce que l'on sait que je t'aime et que tu ne m'aimes point.
- Voilà de méchants propos, répondit la Fadette tout étonnée, car elle n'était pas assez sorcière pour deviner que, dans ce moment-là, Landry était plus fin qu'elle ; je ne croyais pas la Madelon si menteuse et si perfide. Mais il faut lui pardonner cela, Landry, car c'est le dépit qui la fait parler, et le dépit c'est l'amour.
- Peut-être bien, dit Landry, c'est pourquoi tu n'as point de dépit contre moi, Fanchon. Tu me pardonnes tout, parce que, de moi, tu méprises tout.
- Je n'ai point mérité que tu me dises cela, Landry ; non vrai, je ne l'ai pas mérité. Je n'ai jamais été assez folle pour dire la menterie qu'on me prête. J'ai parlé autrement à Madelon. Ce que je lui ai dit n'était que pour elle, mais ne pouvait te nuire, et aurait dû, bien au contraire, lui prouver l'estime que je faisais de toi.
- Écoute, Fanchon, dit Landry, ne disputons pas sur ce que tu as dit, ou sur ce que tu n'as point dit. Je veux te consulter, toi qui es savante. Dimanche dernier, dans la carrière, j'ai pris pour toi, sans savoir comment cela m'est venu, une amitié si forte que de toute la semaine je n'ai mangé ni dormi mon soûl. Je ne veux rien te cacher, parce qu'avec une fille aussi fine que toi, ça serait peine perdue. J'avoue donc que j'ai eu honte de mon amitié le lundi matin, et j'aurais voulu m'en aller bien loin pour ne plus retomber dans cette folleté. Mais lundi soir, j'y étais déjà retombé si bien, que j'ai passé le gué à la nuit, sans m'inquiéter du follet, qui aurait voulu m'empêcher de te chercher, car il était encore là, et quand il m'a fait sa méchante risée, je la lui ai rendue. Depuis lundi, tous les matins, je suis comme imbécile, parce que l'on me plaisante sur mon goût pour toi ; et, tous les soirs, je suis comme fou, parce que je sens mon goût plus fort que la mauvaise honte. Et voilà qu'aujourd'hui je te vois gentille et de si sage apparence, que tout le monde va s'en étonner aussi, et qu'avant quinze jours, si tu continues comme cela, non seulement on me pardonnera d'être amoureux de toi, mais encore il y en aura d'autres qui le seront bien fort. Je n'aurai donc pas de mérite à t'aimer ; tu ne me devras guère de préférence. Pourtant, si tu te souviens de dimanche dernier, jour de la Saint-Andoche, tu te souviendras aussi que je t'ai demandé, dans la carrière, la permission de t'embrasser, et que je l'ai fait avec autant de cœur que si tu n'avais pas été réputée laide et haïssable.
Voilà tout mon droit, Fadette. Dis-moi si cela peut compter, et si la chose te fâche au lieu de te persuader.
La petite Fadette avait mis sa figure dans ses deux mains, et elle ne répondit point. Landry croyait, par ce qu'il avait entendu de son discours à la Madelon, qu'il était aimé d'elle, et il faut dire que cet amour-là lui avait fait tant d'effet qu'il avait commandé tout d'un coup le sien. Mais, en voyant la pose honteuse et triste de cette petite, il commença à craindre qu'elle n'eût fait un conte à la Madelon, pour, par bonne intention, faire réussir le raccommodement qu'elle négociait. Cela le rendit encore plus amoureux, et il en prit du chagrin. Il lui ôta ses mains du visage, et la vit si pâle qu'on eût dit qu'elle allait mourir ; et, comme il lui reprochait vivement de ne pas répondre à l'affolement qu'il se sentait pour elle, elle se laissa aller sur la terre, joignant ses mains et soupirant, car elle était suffoquée et tombait en faiblesse.


XXIV

Landry eut bien peur, et lui frappa dans les mains pour la faire revenir. Ses mains étaient froides comme des glaces et raides comme du bois. Il les échauffa et les frotta bien longtemps dans les siennes, et quand elle put retrouver la parole, elle lui dit :
- Je crois que tu te fais un jeu de moi, Landry. Il y a des choses dont il ne faut pourtant point plaisanter. Je te prie donc de me laisser tranquille et de ne me parler jamais, à moins que tu n'aies quelque chose à me demander, auquel cas je serai toujours à ton service.
- Fadette, Fadette, dit Landry, ce que vous dites là n'est point bon. C'est vous qui vous êtes jouée de moi. Vous me détestez, et pourtant vous m'avez fait croire autre chose.
- Moi ! dit-elle tout affligée. Qu'est-ce que je vous ai donc fait accroire ? Je vous ai offert et donné une bonne amitié comme celle que votre besson a pour vous, et peut-être meilleure ; car moi, je n'avais pas de jalousie, et, au lieu de vous traverser dans vos amours, je vous y ai servi.
- C'est la vérité, dit Landry. Tu as été bonne comme le bon Dieu, et c'est moi qui ai tort de te faire des reproches. Pardonne-moi, Fanchon, et laisse-moi t'aimer comme je pourrai. Ce ne sera peut-être pas aussi tranquillement que j'aime mon besson ou ma sœur Nanette, mais je te promets de ne plus chercher à t'embrasser si cela te répugne.
Et, faisant retour sur lui-même, Landry s'imagina qu'en effet la petite Fadette n'avait pour lui que de l'amitié bien tranquille ; et, parce qu'il n'était ni vain ni fanfaron, il se trouva aussi craintif et aussi peu avancé auprès d'elle que s'il n'eût point entendu de ses deux oreilles ce qu'elle avait dit de lui à la belle Madelon.
Quant à la petite Fadette, elle était assez fine pour connaître enfin que Landry était bel et bien amoureux comme un fou, et c'est pour le trop grand plaisir qu'elle en avait qu'elle s'était trouvée comme en pâmoison pendant un moment. Mais elle craignait de perdre trop vite un bonheur si vite gagné ; à cause de cette crainte, elle voulait donner à Landry le temps de souhaiter vivement son amour.
Il resta auprès d'elle jusqu'à la nuit, car, encore qu'il n'osât plus lui conter fleurette, il en était si épris et il prenait tant de plaisir à la voir et à l'écouter parler, qu'il ne pouvait se décider à la quitter un moment. Il joua avec le sauteriot, qui n'était jamais loin de sa sœur, et qui vint bientôt les rejoindre. Il se montra bon pour lui, et s'aperçut bientôt que ce pauvre petit, si maltraité par tout le monde, n'était ni sot, ni méchant avec qui le traitait bien ; mêmement, au bout d'une heure, il était si bien apprivoisé et si reconnaissant qu'il embrassait les mains du besson et l'appelait mon Landry, comme il appelait sa sœur ma Fanchon ; et Landry était compassionné et attendri pour lui, trouvant tout le monde et lui-même dans le passé bien coupables envers les deux pauvres enfants de la mère Fadet, lesquels n'avaient besoin, pour être les meilleurs de tous, que d'être un peu aimés comme les autres.
Le lendemain et les jours suivants, Landry réussit à voir la petite Fadette, tantôt le soir, et alors il pouvait causer un peu avec elle, tantôt le jour, en la rencontrant dans la campagne ; et encore qu'elle ne pût s'arrêter longtemps, ne voulant point et ne sachant point manquer à son devoir, il était content de lui avoir dit quatre ou cinq mots de tout son cœur et de l'avoir regardée de tous ses yeux. Et elle continuait à être gentille dans son parler, dans son habillement et dans ses manières avec tout le monde ; ce qui fit que tout le monde y prit garde, et que bientôt on changea de ton et de manières avec elle. Comme elle ne faisait plus rien qui ne fût à propos, on ne l'injuria plus et, comme elle ne s'entendit plus injurier, elle n'eut plus tentation d'invectiver, ni de chagriner personne.
Mais, comme l'opinion des gens ne tourne pas aussi vite que nos résolutions, il devait encore s'écouler du temps avant qu'on passât pour elle du mépris à l'estime et de l'aversion au bon vouloir. On vous dira plus tard comment se fit ce changement ; quant à présent, vous pouvez bien vous imaginer vous-mêmes qu'on ne donna pas grosse part d'attention au rangement de la petite Fadette. Quatre ou cinq bons vieux et bonnes vieilles, de ceux qui regardent s'élever la jeunesse avec indulgence, et qui sont, dans un endroit, comme les pères et mères à tout le monde, devisaient quelquefois entre eux sous les noyers de la Cosse, en regardant tout ce petit ou jeune monde grouillant autour d'eux, ceux-ci jouant aux quilles, ceux-là dansant.
Et les vieux disaient :
- Celui-ci sera un beau soldat s'il continue, car il a le corps trop bon pour réussir à se faire exempter ; celui-là sera tiret et entendu comme son père ; cet autre aura bien la sagesse et la tranquillité de sa mère ; voilà une jeune Lucette qui promet une bonne servante de ferme ; voici une grosse Louise qui plaira à plus d'un, et quant à cette petite Marion, laissez-la grandir, et la raison lui viendra bien comme aux autres.
Et, quand ce venait au tour de la petite Fadette à être examinée et jugée :
- La voilà qui s'en va bien vite, disait-on, sans vouloir chanter ni danser. On ne la voit plus depuis la Saint-Andoche. Il faut croire qu'elle a été grandement choquée de ce que les enfants d'ici l'ont décoiffée à la danse ; aussi a-t-elle changé son grand calot, et à présent on dirait qu'elle n'est pas plus vilaine qu'une autre.
- Avez-vous fait attention comme la peau lui a blanchi depuis un peu de temps ? disait une fois la mère Couturier. Elle avait la figure comme un oeuf de caille, à force qu'elle était couverte de taches de rousseur ; et la dernière fois que je l'ai vue de près, je me suis étonnée de la trouver si blanche, et mêmement si pâle que je lui ai demandé si elle n'avait point eu la fièvre. À la voir comme elle est maintenant, on dirait qu'elle pourra se refaire ; et, qui sait ? il y en a eu de laides qui devenaient belles en prenant dix-sept ou dix-huit ans.
- Et puis la raison vient, dit le père Naubin, et une fille qui s'en ressent apprend à se rendre élégante et agréable. Il est bien temps que le grelet s'aperçoive qu'elle n'est point un garçon. Mon Dieu, on pensait qu'elle tournerait si mal que ça serait une honte pour l'endroit. Mais elle se rangera et s'amendera comme les autres. Elle sentira bien qu'elle doit se faire pardonner à avoir eu une mère si blâmable, et vous verrez qu'elle ne fera point parler d'elle.
- Dieu veuille, dit la mère Courtillet, car c'est vilain qu'une fille ait l'air d'un chevau échappé ; mais j'en espère aussi de cette Fadette, car je l'ai rencontrée devant z'hier, et au lieu qu'elle se mettait toujours derrière moi à contrefaire ma boiterie, elle m'a dit bonjour et demandé mon portement avec beaucoup d'honnêteté.
- Cette petite-là dont vous parlez est plus folle que méchante, dit le père Henri. Elle n'a point mauvais cœur, c'est moi qui vous le dis ; à preuve qu'elle a souvent gardé mes petits enfants aux champs avec elle, par pure complaisance quand ma fille était malade ; et elle les soignait très bien, et ils ne la voulaient plus quitter.
- C'est-il vrai ce qu'on a raconté, reprit la mère Couturier, qu'un des bessons au père Barbeau s'en était affolé à la dernière Saint-Andoche ?
- Allons donc ! répondit le père Naubin ; il ne faut pas prendre ça au sérieux. C'était une amusette d'enfants et les Barbeau ne sont point bêtes, les enfants pas plus que le père ni la mère, entendez-vous ?
Ainsi devisait-on sur la petite Fadette et le plus souvent on n'y pensait mie, parce qu'on ne la voyait presque plus.


Source: InLibroVeritas

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