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LA FOLLE DE SUCINIO

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Musique : Bruitage mer et mouettes: http://www.universal-soundbank.com/
Illustration:IVAN AIVAZOVSKY (1817-1900)





Texte ou Biographie de l'auteur

Ernest du Laurens de la Barre écrivain français travaillant en breton (1819 – 1881)


LA FOLLE DE SUCINIO
Récit des grèves

Je retrouve, dans mes esquisses de voyages, le récit oublié d’une visite que je fis à Sucinio, en octobre 1851 ; voici cette simple relation, telle que je la crayonnai rapidement, un soir, sur les feuillets de mon album, au milieu des ruines du vieux château.


À peine entré dans la cour, j’ai remarqué une pauvre petite fille, de douze à quatorze ans peut-être, pâle, maigre, étrange, au regard atone, à l’air souffrant. Je me suis senti pris de pitié à sa vue. Elle paraissait suivre avec envie les évolutions des oiseaux de proie qui tournent sans cesse au dessus des murs et des hautes cheminées. Après avoir examiné quelques moments ces majestueux débris, qui ont résisté à la rage des démolisseurs modernes, j’ai eu, je l’avoue, tristesse et froid au cœur, dans cette enceinte, jadis princière, aujourd’hui désolée…


L’enfant, — je dirais la jolie enfant, sans sa misère  et sa pâleur, — s’est approchée de moi, et, me montrant les tours par un geste expressif, elle s’est élancée, vive comme un oiseau, pour escalader les ruines. Je l’ai suivie, d’instinct, pour ainsi dire. Elle m’a entraîné aux passages les plus difficiles. Lorsque j’hésitais à avancer, elle poussait un cri, pareil à celui d’une mouette ; puis, comme si elle en avait eu les ailes, d’un bond elle gravissait le faîte des tours lézardées.


Enfin, la visite du donjon est achevée. Je rencontre dans la cour une femme inquiète et qui cherche mon étrange cicérone.


— C’est ma fille, me dit-elle ; elle vient tous les jours ici pour guider les voyageurs ; mais elle aime tant ces ruines, qu’elle y monte seule, courant, glissant, s’accrochant aux pierres ébranlées. La chère petite, c’est son seul bonheur !… bonheur, hélas ! qui causera sa mort, si Dieu n’a pitié d’elle !


— Dieu protége tous les infortunés, dis-je à la pauvre femme. Mais que ne faites-vous comprendre le danger à votre enfant !


— Le danger, monsieur, elle ne saurait s’en faire une idée. Vous ne l’avez donc pas interrogée ? Janic est innocente et la raison ne lui est jamais venue. Je la portais, lorsque son père a fait naufrage : son esprit s’en ressent… Que la volonté de Dieu soit faite !


Nous gardâmes le silence, durant quelques minutes, et j’allais me disposer à quitter ces lieux, quand la petite idiote s’écria en breton : « Ty ar follez » (la maison de la folle). — Voyant ma surprise, la veuve crut devoir m’expliquer les paroles de sa fille, qui  avait déjà pris sa volée dans la direction de la grève.


— L’enfant veut aller au bord de la mer, du côté de la pointe qui fait face au plateau de la Recherche…, où le navire de mon mari s’est perdu… J’y vais souvent avec elle… elle ramasse des galets, et moi je puis du moins y soulager ma peine en pleurant.... Tout auprès, se trouve la maison abandonnée.


— Mais pourquoi la nomme-t-on la maison de la folle ?


— Ah ! monsieur, c’est une triste histoire, je vous assure. Pourtant, si vous le désirez, je puis vous la raconter. Cela fait tant de bien de voir des personnes qui compatissent aux peines du pauvre monde !…


Nous suivîmes de loin les pas de Janic, que nous perdîmes bientôt de vue au milieu des rochers de la côte et de la brume des vagues. Alors nous nous assîmes sur une dune élevée. Devant nous, la haute mer soulevait de longues houles, sous une brise assez forte, mais sans courroux. Le soleil, qui descendait sur la mer, du côté de Quiberon, donnait aux vagues des teintes changeantes, d’or, d’émeraude et de pourpre ; puis, en nous retournant, nous pouvions apercevoir de cet endroit les sombres ruines de Sucinio. La mère de Janic reprit ainsi la parole :


— Je suis veuve, je vous l’ai dit, monsieur, d’un capitaine de navire naufragé, là, en face de nous, il y a treize ans passés, depuis le vendredi saint. Nous avions un peu d’aisance et une petite métairie, que Jean Quéven, mon mari, vendit pour faire construire  un joli brick-goëlette de cent tonneaux. Je me souviendrai toute ma vie du jour de son premier appareillage dans le port de Vannes. J’étais jeune et heureuse alors : mariée depuis deux ans, je n’avais eu que des joies dans la vie. Hélas ! Dieu m’en réservait les épreuves, pour mon salut, sans doute, et je ne murmure pas....


J’étais jeune et parée de mes habits de noce. Jean, le nouveau capitaine du Saint-Gildas (c’était le nom de notre brick), me conduisit à bord, par une belle matinée de septembre, et me nomma tous ses matelots par leurs noms. Ce fut une vraie fête : les marins chantaient et buvaient à nos santés, tandis que le navire, toutes voiles dehors, descendait, par une faible brise de nord-est, et traversait doucement les passages de Conlo, de l’Île-aux-Moines et de Cardélan. Inquiète pourtant du long voyage qu’allait faire mon mari, je sentais la tristesse me gagner à mesure que le moment de la séparation approchait, et chaque fois que Jean me quittait pour donner quelques ordres, j’examinais les physionomies de ses compagnons de traversée. Tous me plurent, à l’exception du second. C’était pourtant un homme de notre pays, marié depuis peu à une fille d’Arzon, mon amie d’enfance. Il se nommait Claude Mizan et pouvait avoir alors trente ans, le même âge que mon mari. Sa femme, plus jeune de six ans, petite blonde, aux yeux bleu clair, au sourire doux et triste, enfin bonne et jolie comme un ange, portait le nom de Julie-Marie. Il me sembla que Mizan avait le regard dur et faux. Je voulus, pour diminuer  mon inquiétude, causer avec Jean du caractère de son second ; il me répondit en riant que Claude, avec son air sournois, était un bon garçon, qu’il avait la main ferme, et que c’était une qualité précieuse à bord… Hélas ! la chaloupe du passage d’Arzon parut alors, au fond d’une anse voisine. Le bruit des rames était déjà plus fort que la voix de mon mari, qui essayait de me consoler et qui pleurait lui-même autant que moi… Le jusant de la mer commandait de faire route ; Mizan, ô Dieu ! Mizan, dont je lus toute la méchanceté dans un regard, fit remarquer cela à l’équipage et m’arracha presque des bras de mon mari. On m’entraîna dans la chaloupe, suffoquée de douleur et tout agitée de pressentiments.


Je ne veux point vous parler de tous mes chagrins, ni de la longueur de mes jours d’attente ; mais je dois vous dire combien j’eus de peine auprès de Julie-Marie. Elle demeurait, depuis son mariage, dans une maisonnette blanche, nouvellement bâtie, sur la pointe de Saint-Jacques, à une demi-lieue du village de Kerfontaine, où mon mari et moi nous habitions aussi depuis peu de temps. Si la brume ne commençait pas à couvrir la grève, nous pourrions apercevoir d’ici la maison en ruines de ces malheureux. Personne ne veut y demeurer aujourd’hui ; le souvenir de Mizan est attaché à ce triste foyer comme une malédiction.


Julie-Marie tomba bientôt malade. Était-ce la douleur causée par le départ de Claude ? Était-ce l’inquiétude au sujet de leur situation de fortune, que l’on disait embarrassée ? ou n’était-ce pas plutôt, hélas ! je  le crains davantage, d’amères pensées, des regrets peut-être, relativement à son union avec Mizan, qui venaient accabler cette faible créature ? Malgré la position dans laquelle je me trouvais moi-même, je donnais tous mes soins à mon amie. J’essayais surtout de relever son courage ; je lui parlais de tout ce qu’elle aimait : de ses chères grèves du Morbihan, où nous avions tant couru toutes petites, où Jean Quéven nous dénichait des œufs de goëland ; de l’Île-aux-Moines, où restaient ses meilleures amies, qu’elle reverrait sans tarder. Mes paroles semblaient lui faire du bien ; elle souriait et pleurait à la fois. Puis je croyais devoir lui parler de Claude, de Jean, du Saint-Gildas, du retour de nos marins. Ah ! cette pensée, si douce pour moi, paraissait (j’ose à peine le dire), lui étreindre le cœur, contracter son sourire, tarir ses larmes… Pauvre créature ! elle dépérissait à vue d’œil, et moi-même bientôt, abattue par des rêves cruels ou des nuits sans sommeil, je ne trouvai plus de bonnes paroles pour consoler la malheureuse Julie.


Trois mois s’étaient déjà presque écoulés depuis le départ du Saint-Gildas ; nous étions à la fin de décembre, et le retour du navire, après avoir touché aux Açores en revenant de Marseille, avait été annoncé pour les derniers jours d’octobre. La saison des tempêtes était venue. Le soleil ne se montrait plus au dessus de la mer. Le vent du large faisait rouler les vagues sur la pointe de Saint-Jacques, avec un bruit dont les femmes de marins connaissent seules l’horreur… Quel hiver nous passâmes dans de telles transes !  La mer fut affreuse pendant tout le mois de janvier ; je priais Dieu, chaque nuit, de garder mon mari loin de ces côtes couvertes d’écueils. En février, l’embellie de la mer parut s’annoncer un peu et me rendit espoir et courage ; puis, enfin, une lettre, timbrée de Lisbonne, me fut remise un soir. Je reconnus l’écriture de Jean : il vivait ; c’était assez, c’était trop de bonheur ! Je ne pouvais lire à travers mes larmes. Je voulus courir chez Julie Mizan, malgré la nuit, qui rendait le chemin dangereux. J’arrivai pourtant à la maison blanche : j’embrassai Julie, que je n’avais pas vue depuis quatre ou cinq jours ; je lui montrai ma lettre ; elle détourna les yeux. Je lui lus, oui, je lus, pour ainsi dire, la preuve de l’existence de Claude et de Jean ; elle ne fit paraître aucune émotion, si ce n’est qu’elle devint plus triste tout à coup… Ne pouvant faire mieux, je communiquai les bonnes nouvelles à une vieille femme qui servait Julie, et je m’éloignai, partagée entre la joie, l’étonnement et la douleur.


La lettre de mon mari m’informait qu’un coup de vent, suivi de fortes avaries, l’avait forcé de relâcher à Lisbonne ; que, du reste, le voyage était heureux ; que tout allait bien et qu’il espérait revenir au pays dans trois ou quatre semaines. Je relus cent fois la lettre de Jean et je finis par y trouver je ne sais quelle vague tristesse. Les lignes où il était question de Claude me semblèrent surtout avoir été écrites sous l’impression de quelque peine secrète dont il ne voulait point parler. Mais le cœur d’une femme, d’une femme qui attend dans l’angoisse, pénètre, devine, pressent tout ce qui pourrait la séparer encore d’un époux absent et bien-aimé.


Les quatre semaines s’écoulèrent et le Saint-Gildas n’avait été signalé nulle part. J’étais presque folle d’anxiété. Chaque jour je souffrais de plus en plus. Non, tant de peines ne peuvent se comprendre… J’abrège, car la nuit va bientôt venir, et j’arrive au jour fatal.


Je rentrais, bien triste, de l’office du vendredi saint. Le temps était en rapport avec mes sombres pensées. Mon âme brisée était comme pleine de l’agonie du Sauveur. Un voile de deuil couvrait la mer. Le vent pleurait sur la falaise et les vagues grossissaient de minute en minute ; tout annonçait une grande tempête. Je me dirigeais vers la maison de Julie, lorsqu’un matelot, revenant de la pointe, me dit que l’on signalait, par le travers du plateau de la Recherche, un navire qui paraissait déjà s’affaler à la côte ; que c’était un grand brick de plus de cent cinquante tonneaux ; qu’il avait l’air de gouverner encore un peu, mais que si le vent ne mollissait pas, il serait jeté sur les brisants, bien avant la nuit, sans qu’il fût possible de lui porter secours. — C’est le Saint-Gildas ! m’écriai-je ; c’est Jean, c’est mon mari ! Mon Dieu ! mon Dieu, ayez pitié de nous !


Le matelot, voyant mon état de souffrance, essaya de m’empêcher d’aller plus loin, en m’assurant que ce ne pouvait être le Saint-Gildas. Je ne le croyais pas, j’aurais voulu courir et je n’avançais qu’avec beaucoup de peine sur le sable. Le marin me suivait et m’aidait parfois à lutter contre la pluie et l’ouragan. Il était près de trois heures, quand nous arrivâmes à la pointe, où quelques pêcheurs nous avaient précédés. À mon arrivée, ils firent silence et, lorsqu’après avoir jeté les yeux sur la mer, je m’écriai : — C’est le Saint-Gildas, je le reconnais ! Est-il en perdition ? Répondez-moi, pour l’amour de Dieu ! — Personne n’osa mentir pour me rassurer.


Que vous dire, monsieur, pour achever ce tableau de ma douleur ? Pendant deux heures, j’assistai à la lutte du Saint-Gildas contre une mer affreuse, tantôt l’apercevant, tantôt le croyant englouti, puis le voyant se relever, sans voiles, sans mâts… Deux fois les matelots, excités par mes cris, avaient mis à flot des embarcations ; les lames les avaient brisées. Il ne restait plus d’espoir… Ô Seigneur, quelle épreuve ! Vous ne voulûtes pas me la faire subir tout entière. Un coup de vent me renversa et l’on m’emporta sans connaissance.


Trois jours après, ma petite Janic vint au monde et je demeurai deux semaines entre la vie et la mort. Au bout de ce temps, je connus toute l’étendue de mes malheurs : le Saint-Gildas avait péri, corps et biens, sauf un seul homme. Jean, sur le point de se sauver à la nage, avait disparu tout à coup auprès des grands rochers de la pointe, et celui qui se sauva fut le second du navire, Claude Mizan.


Hélas ! l’histoire de Claude et de Julie est plus triste encore que la nôtre : ils sont morts tous les deux : lui, soupçonné, méprisé, accablé de remords ; elle, folle ! Et moi, du moins, je vis pour ma fille, j’ai conservé la résignation et je puis prier pour eux…


Le retour de Claude ne parut pas diminuer, comme on devait l’espérer, l’étrange faiblesse de corps et d’esprit de sa pauvre femme. Cependant elle me voyait encore avec plaisir, et les pleurs que nous répandions ensemble, calmaient ses peines secrètes et les miennes. Mais peu à peu mes visites auprès de Julie durent être plus rares, à mon grand regret ; Mizan, que troublait ma présence, finit par me faire comprendre que ma vue lui était insupportable.


Ce fut surtout un an après le naufrage que tout devint extraordinaire dans la maison blanche. La perte du Saint-Gildas m’avait réduite à la misère ; je n’avais et je n’ai pour vivre qu’un modique secours de la Caisse de la Marine. Mizan, au contraire, acheta quelques terres autour de sa maison. Il était relativement riche et l’on prétendait (dois-je le répéter ?) qu’il avait dû trouver un trésor…, dans la cabine du Saint-Gildas.


Du vivant de ce misérable, je n’en sus, je n’en voulus jamais savoir davantage. Il devenait sauvage, sombre, maladif. Sa maison était fermée à tout le monde, fermée à moi-même. On disait que, la nuit, des cris, des gémissements lugubres s’en échappaient bien souvent. J’avais la mort dans l’âme en songeant à Julie, et je ne reprenais courage qu’aux caresses de ma petite fille, si délicate, si faible, que j’osais à peine la presser sur mon sein.


Tout à coup j’appris que Mizan venait de mourir. Sa mort, je l’avoue, ne me causa ni surprise, ni chagrin. Je sentais d’instinct qu’il était l’auteur de ma ruine, et ce ne fut pas sans peine que je retournai à sa demeure, pour assister sa veuve infortunée. Oh ! pourquoi Dieu me permit-il de franchir ce seuil de désolation ! J’aurais versé, toute ma vie, des larmes moins amères, et le souvenir des derniers moments de mon mari eût été moins déchirant pour mon cœur !


Je me rendis seule, un soir, à la maison de Julie. Dieu ! dans quel état je la retrouvai ! Elle était assise sur sa couche. La vieille femme, dont j’ai parlé, Catherine, filait dans un coin obscur. La malade, pâle et amaigrie, murmurait, joignait les mains, priait et gémissait tour à tour. Elle ne me reconnut pas, sans doute, car, s’adressant à des ombres invisibles, et au milieu des discours les plus incohérents, elle disait : — Claude, Claude, rends-lui son argent ! — Puis elle ajoutait en se débattant : — À moi, Claude, sauve ton capitaine ! à moi, je vais périr !…


La vieille femme vint auprès du lit pour arranger les couvertures et supplia Julie de garder le silence. — Elle est tout à fait folle à présent, je le crains, me dit Catherine ; mais cela ne peut durer longtemps, dans l’état où elle se trouve. Ces accès ont commencé presque subitement, la veille de la mort de son mari. Il était au plus mal ; alors j’ai entendu l’homme appeler doucement, par son nom, la pauvre créature, qui grelottait auprès du foyer. Cela m’a bien étonnée, car il ne pouvait guère la souffrir depuis son retour. Elle a eu de la peine à se rendre auprès de lui, et Claude s’est mis à parler tout bas… Tout d’un coup, Jésus ! Julie a poussé un grand cri et elle est tombée à la renverse. Je l’ai portée dans son lit, de l’autre côté ; et, depuis, elle divague à faire trembler.


Ah ! quelles angoisses je ressentais à de tels récits ! Les plaintes de Julie-Marie me navraient ; ses paroles étranges et revenant toujours à la même idée me faisaient frémir, tant je redoutais d’en saisir le sens mystérieux.


Une autre fois, comme sa gardienne venait de sortir, Julie, sans me reconnaître, s’écria en me voyant approcher : — Je sais tout ! Claude me l’a révélé avant de mourir. Je vais te le confier, Catherine ; tu ne nous trahiras pas ; et puis, je compte lui rendre son argent… Le Saint-Gildas, tu sais bien ? s’est perdu le jour du vendredi saint. Claude et Jean se sont jetés à la mer pour se sauver, mais le capitaine…


À ces mots, j’essayai d’interrompre cette confidence qui ne me promettait que d’affreuses révélations. Ce fut en vain ; ma malheureuse amie me tenait le bras fortement serré et je ne pus ni m’éloigner, ni la réduire au silence. Elle continua ainsi : — Le capitaine avait attaché autour de ses reins une ceinture pleine d’or et d’argent, dont le poids le fatiguait beaucoup. Alors, se sentant couler à fond, il dit à Claude : — À moi ! je vais périr ; tiens, prends ma ceinture… sauve ton capitaine !… Oh ! Claude a été bien coupable !… Ensuite… Je ne me souviens plus… Je souffre encore davantage… Rends-lui son argent, Catherine… Laisse-moi en repos.


Ainsi ont été dissipés les doutes que je conservais encore ; j’ai tout appris, — du moins je l’espère, — et Dieu veuille que Mizan, s’il était en état de sauver son patron, ne lui ait pas refusé son aide, au dernier moment ! Oh ! non, non ! son crime est assez grand, sans y ajouter. Seigneur, faites-lui miséricorde !…


Un mois plus tard, à peine, la pauvre Julie est trépassée entre mes bras. À son dernier soupir, on eût dit que sa piété lui rendait quelque raison, car elle répétait attentivement les prières du prêtre qui l’assistait ; pourtant, elle délirait de temps à autre et murmurait tout bas à mon oreille : — Rends-lui son argent ; Claude, rends-lui son argent !


Notre argent, que m’importe ! Il est passé dans les mains de leurs héritiers. Ah ! qu’ils le gardent, ce fatal argent, puisqu’il ne saurait me rendre mon mari !…

La veuve du capitaine a cessé de parler pour essuyer ses larmes ; puis, voyant revenir l’innocente Janic, les mains pleines de coquillages, et presque joyeuse malgré son air de mélancolie, elle est allée au-devant de la petite fille et s’est éloignée rapidement du côté des ruines du vieux château.

Coat-ar-Roch, le 8 août 1870.

Source: https://fr.wikisource.org/wiki/Fant%C3%B4mes_bretons/La_Folle_de_Sucinio


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