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UNE FARCE

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Illustration Claude Monet 1869






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Emile Zola


UNE FARCE





 


— Ohé ! du canot !… Venez me prendre ici.


Et le grand Planchet, long comme un jour sans pain, se hausse encore parmi les saules de la rive, pour se faire voir de la petite barque qui descend lentement la Seine, et dans laquelle se trouvent cinq jeunes gens et deux femmes. Il y a là des peintres, Charlot et Bernicard ; un sculpteur, Chamborel ; puis, Morand, un rédacteur du Messager des Théâtres, et Laquerrière, un jeune poète qui termine un drame pour l’Odéon. Des deux femmes, Louise, une grosse blonde, est la maîtresse de Morand, et Marguerite, une petite brune, celle de Chamborel.


— Ohé ! répète Planchet, venez donc me prendre ! Je ne veux pas rentrer à pied. Merci ! près de trois kilomètres !… Ohé !


Mais la barque file doucement. Chamborel qui tient la barre, fume sa pipe, sans même tourner la tête, comme s’il n’entendait pas.


— Est-il assommant, ce Planchet ! dit Louise. Qui donc l’a amené chez la mère Gigoux ?


— Personne, répond Bernicard. Il a entendu parler de Gloton à l’atelier, et il est tombé sur notre dos, il y a une quinzaine de jours… Je ne connais pas de garçon plus collant.


— Ah bien ! reprend Louise, je me charge de vous en débarrasser, moi, si vous voulez.


Sur la berge, au milieu des saules, Planchet se fâche peu à peu.


— Voyons, pas de blague ! Abordez ici… Vous pouvez bien aborder.


Alors, Charlot, qui rame, se décide à répondre. Jamais il n’abordera à cet endroit. Il ne veut pas rester dans la vase, bien sûr ! Et, comme Planchet offre d’aller attendre la barque sur un autre point, Morand s’en mêle et lui crie que, lorsqu’un peintre a l’idée bête de venir pêcher à la ligne, il doit s’en retourner tout seul et à pied. Les femmes applaudissent. Laquerrière, debout, commence un discours sur les devoirs du pêcheur à la ligne. Le canot file toujours,  Planchet leur montre le poing, puis se met à courir pour rentrer à Gloton en même temps qu’eux.


— Vous ne savez pas, dit Louise au milieu des rires, je vais faire semblant de tomber amoureuse de lui… Je demande trois jours pour le forcer à reprendre le chemin de fer.


— Oui, oui, ce sera drôle ! s’écrie la bande.


Cependant, Charlot rame furieusement, pour devancer Planchet, de façon à déjeuner sans lui, ce qui le vexera.


Il faut connaître ce coin de nature, un désert à une quinzaine de lieues de Paris. Au pied du coteau, la Seine coule, s’élargit, semée de grandes îles qui ménagent entre elles des bras de rivière délicieux. Le chemin de fer de Rouen passe à Bonnières, un bourg situé sur la rive gauche. Mais, de l’autre côté du fleuve, que l’on traverse dans un vieux bac craquant sur ses chaînes, il y a un petit village, où la bande s’est installée. C’est presque toujours un peintre, qui, sa boîte aux épaules, tombe un beau jour dans une auberge borgne, qu’il invente pour la saison prochaine. Telle est l’histoire de l’auberge de la mère Gigoux, à Gloton, inventée par le peintre Bernicard.


Les paysans stupéfaits voient, depuis le mois de mai, des messieurs étranges envahir le pays. Ils arrivent en paletot ; mais, dès le soir, ils ont des chapeaux défoncés, des blouses bariolées de couleurs, des pantalons verdis par les herbes. Il y a aussi des dames, des dames qui ne se gênent pas et qui retirent tranquillement leur chemise derrière un tronc d’arbre, pour prendre des bains en pleine Seine. Et tous gesticulent, se battent avec les arbres, conquièrent les îles, où ils crient si fort, qu’ils mettent en fuite des vols de corbeaux.


— Vite, vite, mère Gigoux, servez-nous ! dit Louise, en arrivant à l’auberge.


Planchet n’a pas encore paru. Ils se mettent tous à table, dévorent une omelette et des pommes de terre frites. Le plat est vide, lorsqu’enfin le peintre fait son entrée. Il est hors de lui.


— Ah ! vous êtes gentils !… Vous pouvez me demander un service, par exemple !


Chamborel lui explique gravement que le canot aurait coulé, si l’on avait pris un passager de plus.


— Allons donc ! dit Planchet, nous y avons tenu jusqu’à dix.


— Ça dépend du vent, répond Charlot.


La mère Gigoux apporte deux œufs sur le plat au retardataire. Mais il est très vexé de voir que les pommes de terre  frites sont finies. Il continue à grogner, lorsque, brusquement, un fait imprévu lui coupe la parole. Sous la table, il a senti le genou de sa voisine, Louise, lui donner de petits coups, comme pour le faire taire ; puis, la jeune femme a posé tendrement son pied sur le sien. Cette aventure suffoque Planchet, qui, d’ordinaire, n’a pas de chance avec les femmes. Il ne s’aperçoit pas que tout le monde étouffe des rires, en voyant son saisissement. Ah ! quelle vengeance, s’il pouvait enlever une maîtresse à Morand, qui se moque toujours de lui !


Au sortir de table, Marguerite le prend à part et lui dit d’un air effrayé :


— Vous vous perdez, malheureux !… Je connais Louise, c’est une femme qui vous mènera loin.


— Comment ? balbutia-t-il, qu’est-ce que vous voulez dire ?


— Ne faites donc pas l’innocent ! J’ai tout vu, à table… Mais prenez garde que Morand ne s’aperçoive de quelque chose. Il vous tuerait.


À partir de ce moment, le pauvre Planchet devient le jouet de la bande. Jusque-là, on s’est contenté de lui faire les farces classiques : on a attaché un hareng saur à sa ligne ; on a emporté ses vêtements pendant qu’il se baignait ; on a introduit, dans ses draps, des orties fraîches. Mais, à présent, comme il s’agit de le mettre en fuite, on se montre féroce.


Le soir, après le dîner, la société va s’étendre sur deux bottes de paille, que la mère Gigoux a eu la générosité d’étaler au fond de la cour. C’est l’heure des théories, des discussions furibondes qui durent jusqu’à minuit et qui tiennent éveillés les paysans tremblants. On fume des pipes, en regardant la lune. On se traite d’idiot et de crétin, pour la moindre divergence d’opinion. Ce qui enflamme surtout les querelles, c’est que Laquerrière, le poète, défend le romantisme, tandis que les peintres Bernicard et Charlot sont des réalistes enragés. Les deux femmes, très au courant des questions que l’on discute, portent, elles aussi, des jugements carrés. On exécute les hommes connus, on se grise de l’espoir de renverser prochainement tout ce qui existe, pour révéler un nouvel art, dont on sera les prophètes. Ces jeunes gens, sur cette paille, au milieu de la nuit calme, font la conquête du monde.


Mais, depuis qu’on se moque de « cette grande andouille de Planchet », comme disent les dames, les discussions du soir cessent parfois, et Morand entre en scène. Il raconte ses duels. À l’entendre, il a déjà couché dix hommes sur l’herbe,  toujours pour des affaires de femmes. Il faut l’écouter raconter chaque duel avec des détails effrayants. Il a embroché l’un de part en part ; il a fendu le nez à l’autre ; il a crevé les deux yeux à un troisième. Chaque fois, c’est un raffinement de vengeance à donner froid au plus brave. Et, pendant ce temps, Louise affecte de chercher la main de Planchet, ou bien elle lui jette une jambe en travers des siennes. Le malheureux, grelottant de peur, a beau se reculer. Il ne veut pas paraître trop lâche, il tient bon. Cette Louise est si jolie ! Alors, on se décide aux grands moyens.


Un soir, Louise donne rendez-vous à Planchet dans une île. La société doit aller à Bennecourt, un village voisin. Mais elle se dira malade, et, quant à lui, il pourra rester, sous le prétexte de terminer une étude. Les choses s’arrangent à merveille. Planchet prend le bac, pendant que Louise passe dans le canot de la mère Gigoux. Une fois dans l’île, elle commence à le promener durant une heure ; elle affecte de se méfier de tous les trous de verdure ; chaque fois qu’il veut s’arrêter, elle murmure :


— Oh ! non, pas là, on nous verrait.


Enfin, quand elle l’a entraîné à l’extrémité de l’île, elle consent à s’asseoir, au bord de l’eau. Mais à peine est-il allongé près d’elle que des voix s’élèvent.


— Mon Dieu ! s’écrie-t-elle, c’est Morand. Il va nous tuer tous les deux… Sans doute, il aura soupçonné quelque chose et il nous a suivis… Mon Dieu ! Mon Dieu ! cachez-vous vite !


Et, comme Planchet effaré se trouve acculé à cette pointe extrême de l’île, il n’a qu’un moyen de se cacher, celui d’entrer dans l’eau.


— Enfoncez-vous davantage, murmure Louise. Encore, encore, jusqu’au cou !… Là, maintenant, mettez des feuilles de nénuphar sur votre tête. Et ne bougez plus !


Morand semble stupéfait de trouver Louise en cet endroit. Puis il s’emporte, il lui crie qu’elle ne devait pas être seule, et il se jette dans les buissons voisins. Planchet, sous ses nénuphars, est blanc comme un linge. Mais le pis est que la société s’installe. Morand paraît convaincu qu’il s’est trompé. On est bien là, on est très gai, on reste une heure sur l’herbe à se lancer dans des théories sans fin. Un instant même, Chamborel prend des cailloux et fait des ricochets. Planchet, condamné à l’immobilité, a une peur affreuse d’être éborgné. Enfin, la société s’en va, et le pauvre diable peut rentrer en courant, trempé et ruisselant comme un fleuve. Il reste un jour au lit avec une assez forte fièvre.


Dès le lendemain, les plaisanteries recommencent. Louise, pourtant, devient rêveuse. Le jour où Planchet a gardé le lit, elle lui a monté deux fois de la tisane. On se moque des gens, mais ce n’est pas une raison pour les faire crever. D’ailleurs, il n’est pas plus ridicule qu’un autre, ce Planchet, un peu long peut-être.


Un soir, après une promenade en canot, une de ces promenades furibondes d’où l’on ramène le canot en pièces, pour l’avoir jeté contre les pierres des berges, une discussion s’élève sur la réalité dans l’art. Morand, de son ton doctoral de critique, déclare que les réalistes vont trop loin. Ainsi, ils ne peuvent tout reproduire dans la nature.


— Crétin ! crie Bernicard exaspéré.


— Écoutez-moi…


— Idiot ! dit à son tour Chamborel.


Mais Laquerrière prend parti pour Morand.


Louise, qui ne les écoute pas, les interrompt tout d’un coup. Planchet vient d’aller chercher des allumettes.


— Dites donc, ce sera pour demain, si vous voulez… Je dis à Planchet que je file avec lui. Puis, quand il sera dans le train, je le traite de jobard, et je m’esquive.


La farce est bonne. Le lendemain, Louise disparaît avec Planchet. Mais la bande va se cacher dans un bouquet d’arbres, de l’autre côté de la gare. Et, quand le train est sur le point de partir, on se montre, pour blaguer.


— Tiens ! dit Chamborel, Louise qui reste à la portière !… Elle n’a juste que le temps de descendre.


La locomotive siffle, le train s’ébranle.


— Eh bien ! eh bien ! elle ne descend pas, s’écrie Charlot. Mais ce n’est plus drôle, alors !


— Ma foi ! elle file avec lui, murmure Marguerite. C’est du propre !


Tous se mettent à ricaner, en regardant Morand. Celui-ci est un peu pâle. Il suit le train qui disparaît à toute vapeur. Puis, il fait un grand geste d’insouciance.


— Rentrons dîner, hein ! dit-il. La mère Gigoux a mis une poule… Je vous disais donc hier soir, que l’on ne peut pas toujours reproduire la réalité…


— Crétin ! crie Chamborel.


— Idiot ! hurle Bernicard.


 


Et la discussion recommence, dans le crépuscule qui tombe sur les champs mélancoliques.
Source: https://fr.wikisource.org/wiki/Une_farce


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