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LES DEUX NOTES

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Musique : Paganini.Op.6 - I. Allegro maestoso
Paganini.Op.6 - II. Adagio III. Rondo Allegro spiritoso
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Illustration d'après images Pixabay






Texte ou Biographie de l'auteur


Aloysius Block  


Raymond Philippe Auguste Brucker, né le 5 mai 1800 à Paris et mort le 28 février 1875 à Paris, était un écrivain français. Ouvrier éventailliste, puis essayiste et littérateur, il s'était converti au catholicisme en 1839. Il fut professeur de philosophie. Il écrivit sous divers pseudonymes (Paul Séverin, Aloysius Block, Champercier, Duvernay, Ch. Dupuy, Olibrius), et en collaboration avec Michel Masson (1800-1883) sous le pseudonyme de Michel Raymond.Aloysius Block. 


Niccolò Paganini est un violoniste, altiste, guitariste et compositeur italien, (1782-1840). Il est souvent évoqué comme étant le plus grand violoniste jamais connu. Il fut aussi un compositeur réputé, ayant inventé de nouvelles façons de jouer du violon.


LES DEUX NOTES

Conte fantastique

Aloysius BLOCK

Paru dans L’Artiste en 1831.

*********

« Ravi de vous rencontrer ! Vous allez à l’Opéra.

– J’ai la loge 22, première galerie. 

– C’est aussi la mienne. Montons. »

Nous montâmes. C’était un homme sec, aux joues bronzées, aux favoris couleur de feu ; type de sanglier ; crucifié dans un habit noir. Jamais, au grand jamais, je ne l’avais vu.

Il prit mon bras sous le sien. Ce bras était chaud ; et dès qu’il m’eut soudé à ses hanches, il me survint une sorte de faiblesse comme celle que vous avez sans doute éprouvée le jour, le soir ou la nuit qu’une femme défaillante de la danse ou du sermon, au sortir de la messe ou à la fuite enflammée du bal, vous a saisi pour la soutenir. Vous deviez avoir dix-huit ans à la date de cette émotion, je le sais. Des gants blancs, des souliers qui vous faisaient souffrir ; elle, avait un transparent rose, la gorge ouverte à l’air de la nuit, et le bras en sueur. Ce bras se fondait sur le vôtre ; vous en sentiez l’ardente étreinte ; votre âme était entre vos deux bras. Une sensation quelconque qui serait tombée entre le sien et le vôtre vous aurait infailliblement foudroyé. L’âme se trouve où l’on sent le plus. Dans une bataille, il suffit du poing coupé pour tuer un cavalier. Son âme est dans son poing.


 J’étais à lui, à mon inconnu. Vint à nous l’ouvreuse de loges. Je voyais mal. Pourquoi ? Je ne sais. Elle me fit l’effet d’une vieille clef. Sa tête ridée par la poussière des corridors, cuivrée par le gaz, son corps aminci par l’habitude de s’effacer au passage, ses bras desséchés par la tyrannie des contremarques, tout chez elle s’allongea, se durcit, devint acier, devint clef. Elle s’enfonça dans la serrure. La porte s’ouvrit. Nous entrâmes.


Je suis du Marais : je n’avais jamais vu l’Opéra ; tous mes amis peuvent l’attester. Je fus surpris.


 
« Vous n’étiez jamais venu ici, n’est-ce pas ?
 


– C’est vrai, monsieur ; mais qui vous l’a dit ?


 

– Personne ! À votre air d’étonnement, à votre admiration d’enfant, j’ai compris... Comment trouvez-vous cette salle ? »


 
Son tabouret touchait le mien.
 


Malédiction ! Qui peut dire comment j’ai trouvé cette salle ! Au plafond c’était un jet d’eau, écumant de lumière, jaune, rouge, vert, orange, tordu en volutes, crispé en champignon, cerclé en diadème, pendant comme des chandelles de glace autour d’une fontaine prise l’hiver ; en un mot, le jet d’eau du Palais-Royal renversé. Aux galeries, c’étaient des fleurs épanouies, et des fleurs sans nombre toutes mouillées de cette clarté ; d’abord détachées et flottantes, ensuite en mouvement et fondues ; enfin troublant l’oeil, irisées, à nuances d’arc-en-ciel comme la brisure d’une perle, papillonnant à l’œil comme l’or devant un joueur qui perd, et ne paraissant plus au comble de cette éblouissante ivresse qu’une ligne de feu formée de regards, de chairs nues, de plumes agitées, de rubans. Le parterre était noyé de têtes, comme le parvis de la grande mosquée quand le sublime sultan rapporte solennellement l’étendard vert du prophète ; et le rideau nous regardait avec ses deux yeux de bœuf ; il semblait se dandiner devant nous, surmonté de ses drapeaux tricolores, absolument de même qu’un taureau chargé de banderillos.


 

« Je vous ai demandé, monsieur, comment vous trouviez cette salle. »


Il me fit peur ; je me levai.


 Son tabouret ne touchant plus le mien, je vis la salle telle qu’elle était, et je lui répondis :
 


« Pas mal. Elle peut contenir deux mille personnes.
– À ce que je vois, ajouta l’inconnu, vous n’avez jamais entendu Paganini.


 
– Non, monsieur.

– C’est un mauvais débiteur ; il paie mal. C’est la mort pour en tirer ce qu’il est convenu de donner.


– Un mauvais débiteur ! Je m’attendais de votre part à un éloge sur son talent, et vous me parlez de ses dettes.


 


– C’est que son talent et sa dette, car je ne lui en connais qu’une, sont inséparables.


 
– Vous m’étonnez.
 


– C’est ce que disent les mauvais payeurs.

– Seriez-vous son carrossier ? 


– Plus que cela.


– Son tailleur ?
– Mieux que cela.


– Son restaurateur ?


 


 


 


– Bien mieux encore.


 


 


 


– Qui êtes-vous donc ?


 


 


 


– Son maître.


 


 


 


– Son maître ! son maître de violon, Giretti ?


 


 


 


– Pas précisément.


 


 


 


– De contrepoint ?


 


 


 


– Je mentirais.


 


 


 


– De vocale ?


 


 


 


– Non.


 


 


 


– De quoi donc ?


 


 


 


– Son maître, vous dis-je ; avant la fin de la soirée vous le saurez. »


 


 


 


Mme Dorus chanta ; je ne l’écoutai point. Mon attention était attachée à cet homme bizarre qui prenait horriblement du tabac. Il éternua ; je lui dis : « Dieu vous bénisse. » Il pâlit.


 


 


 


« Parlons d’autre chose, me dit-il. J’ai connu Paganini à Gênes ; il était alors enfant, mais avec son front de prédestiné, son œil d’archange, sa bouche de requin, son menton arrondi en fourche, ses jambes maigres comme des joncs, ses bras de squelette, ses mains avides et voleuses, sa pâleur de martyr. Je l’aimai, je me l’attachai ; il m’écouta. Je le revis à quinze ans, alors jeune homme. Pas une femme ne l’aimait ; il pleurait toujours, moi je vins le consoler. Au vestibule désert des théâtres, dans les rues solitaires, sous les promenades silencieuses de Bologne, je le conduisais le soir. Dans l’ombre, nous parlions arts, religion, métaphysique, et de leur sympathie intime, de leur union inconnue aux âmes vulgaires. Il me parlait des femmes : je lui montrais le ciel ; des amis : je l’entretenais de la gloire ; de ses parents : je lui citais le monde ; du repos : je lui répondais par la fortune et par la renommée. “Tu auras tout, Paganini : ciel, gloire, monde, fortune, renommée. Sois à moi !...” Il hésita... Plus âgé je le retrouvai encore. Sa vocation était décidée : il était musicien ; mais musicien comme tout le monde, donnant des concerts, chantant pour les salons, pour les soirées, pour 200 francs. Il me reconnut ; et nouveaux épanchements de sa part. “Ah ! me dit-il, sentir marcher quelque chose dans sa tête, avoir une âme dans chaque doigt, un torrent de feu dans sa poitrine, et vivre inconnu, si c’est vivre ; vieillir sans qu’on se presse sur les balcons de fer, qu’on se détourne dans les promenades, qu’on monte sur les bornes pour vous voir passer ! Sans amis, sans femme, sans parents ; toujours porter ses regards vers le ciel et les reporter battus et découragés sur ce maigre archet, ce morceau de bois creux, jaune et fêlé ; ne pas pouvoir lui dire : ‘Chante, prie, pleure, raille, ris, mords, aime, venge-toi ; comme cette âme chante, prie, pleure, raille, rit, mord, aime et voudrait se venger.’ J’ai cherché l’étourdissement dans le jeu. Le jeu ! dérision ! C’est la solitude volontaire, la haine des heureux, un calcul borné, où le plus riche absorbe le plus pauvre ; rien de plus. Et on y est maître si vite ! J’en ai usé l’ivresse ; j’en ai vaincu l’opium, et c’est pourtant une séduction céleste que le jeu. Quel drame ! C’est l’enfer ! Des trésors de sensations pour un écu ! les petites âmes ne le comprennent pas. On blâme le jeu comme on blâme la piraterie, le vol sur grands chemins, l’assassinat, le suicide, parce que peu en sont capables. On appelle cela de la morale : c’est la poltronnerie qui se fait décente, la nullité organisée. Le jeu, c’est l’amour moins le sens, la vengeance, moins les lois ; c’est l’idéal des passions : à quatre-vingts ans on n’aime plus, on joue encore. Eh bien ! j’ai perdu cet idéal, je n’ai pas un sou. Si je le blâme, moi, c’est que je rêve mieux !” Je vous ai dit, je crois, que Paganini était alors jeune homme. Il continua ainsi : “Je me suis décidé à faire une fin tragique. Je vais donner des leçons en ville. Car que suis-je, après tout ? que puis-je devenir ? – Tout ce que tu voudras, lui répondis-je ; demande : mais sois à moi.” »


 


 


 


Comme ce monsieur avait encore la bouche ouverte, M. Nourrit vint chanter un morceau de Ma Tante Aurore. Un inconnu recula son tabouret. Je lui offris du tabac. Il refusa tout net. Je pensai qu’il craignait d’éternuer. Puis Nourrit s’en fut. Le tabouret fut rapproché.


 


 


 


« À Vienne, où je le rejoignis, il avait pris femme !... Le sot ! Le voilà dans le ménage jusqu’au cou. Vous ne riez pas ! Lui, être d’inspiration et d’harmonie, salamandre vivant du feu, flamme et poudre que le bronze n’aurait pu emprisonner, papillon si fier d’aller chercher ses couleurs dans un rayon du soleil, montant au ciel sur une note de violon, lui, feu, flamme, rayon, couleur, harmonie, accroché à l’anneau du mariage ! Pourquoi pas le bagne ! Obligé d’offrir son bras à madame son épouse, de la conduire à pas lents au milieu des promenades, de lui attacher sa robe, d’épingler son châle. Bon pour vous ! Cela ne pouvait durer. Cependant il se démenait comme quand il n’avait pas d’amis à Ferrare, comme quand il n’avait pas soupé à Florence, comme quand il n’avait pas de réputation à Bologne. Je le vis, il pleura. “Insensé ! lui dis-je, à quoi bon nourrir des pensées de gloire, dévorer son cœur avec ses dents, tourner dans les cercles brûlants ou glacés du Dante, si vous ne voulez pas vous dévouer, à la vie et à la mort, aux arts qui excluent tout partage. Frappez ce front, un dieu répondra. – Que faut-il faire, me dit-il ? – Être à moi, lui répondis-je. – Mais je n’ai pas d’amis. – La gloire ! – Pas de parents. – Le monde ! – Pas de fortune. – Votre main ! – J’ai une femme. – Demain vous n’en aurez plus ?” »


 


 


 


Le tabouret recula comme sur des roulettes. M. Levasseur se présenta à la rampe, chanta un morceau de Weber, on l’applaudit, puis mon homme revint et continua.


 


 


 


« Le lendemain il n’avait plus de femme... “À vous, s’écria-t-il, à vous !” Le marché fut conclu.


 


 


 


– Quel marché ?


 


 


 


– Vous le saurez plus tard, ne vous ai-je pas dit que j’étais son maître ? »


 


 


 


« Ceci se passait, je me le rappelle comme si j’y étais encore, dans une promenade de Vienne. Elle était resplendissante et solitaire, mêlée de lumière et sombre. Paganini devait donner ce soir même son premier concert en public. Les marronniers gigantesques de l’allée que nous parcourions verdoyaient comme en plein jour ; les bornes blanches encadrés sous leurs massifs semblaient de furtifs squelettes, timides et à distance comme des espions. Ou nous étions montés au ciel, ou le ciel était descendu sur nous, car les branches étaient fleuries d’étoiles ; et comme s’il eût eu les pieds sur le cratère d’une fournaise, par un original effet de projection, la silhouette de Paganini avec sa figure démantelée, son crâne mappemonde, sa bouche ouverte et ses jambes peureuses, son corps frêle, tout cela se dessinait, se plaquait, se hérissait, grand de trente coudées, sur la façade monumentale du palais de Schoenbrunn. Figurez-vous qu’elle était là collée et flottante comme un ciseau vous la découperait en noir sur une feuille de papier blanc. À côté de cette ombre, il eût cherché en vain la mienne ! Cependant je suis corps, n’est-ce pas ? et Paganini n’est qu’une idée ! Ceci me fit rire et vous aurait fait peur.


 


 


 


« Je poursuis. “C’est bien, dis-je à Paganini. Dès ce moment, mon galant homme, vous allez remplir le monde de votre nom ; l’Europe courra à vos merveilles ; après le nom de Napoléon, les syllabes cabalistiques du vôtre seront les seules prononcées. Touchez là. – Il toucha. – Ainsi vous êtes à moi. Je ne veux pas votre corps, les médecins se plaindraient, ni votre âme, c’est gibier de prêtre ; mais seulement, et comme condition du lot que je vous fais, comme gratification du génie que j’imprime à votre archet, vous me devrez deux notes par concert ! Deux notes, entendez-vous ; deux notes, n’oubliez pas, ou malheur à vous ; si vous manquez à votre contrat, malheur à vous !” Il m’embrassa. »


 


 


 


Je suis du Marais, comme vous savez ! Ces paroles me pesaient à entendre comme une plaisanterie d’écolier.


 


 


 


« Si je vous comprends, dis-je à mon compagnon, je me donne au diable.


 


 


 


– Parole d’honneur ? fit-il en me saisissant le bras.


 


 


 


– Manière de dire, repris-je modestement.


 


 


 


– Suffit, dit-il en desserrant les doigts, métaphore n’est pas contrat.


 


 


 


« Le concert s’ouvrit. Jamais là-haut sainte Cécile, qui chante devant Dieu, jamais ici-bas sultan pour s’endormir, jamais sultane pour s’éveiller, jamais roi à sa table, prince après la victoire, n’ouïrent d’aussi belles choses ! Le monarque se pencha hors de sa loge, des hommes déchirèrent leur mouchoir, des femmes s’évanouirent, quelques-unes moururent ; je jouissais ! Tous, toutes tombèrent à genoux devant l’Orphée chrétien. Paganini triomphait. Il me paya mes deux notes, deux notes sonnantes à l’oreille, ayant cours on ne sait où, et cela dans le beau milieu du concert. Sur mon honneur ! il se conduisit fort bien. Je ne suis pas pour vous en imposer ; mais depuis, et il m’en coûte de l’avouer, je n’ai pas eu lieu de m’applaudir de son exactitude ; il me paie, mais mal, mais à regret, mais par force. Vous allez voir si je ne vous dis pas la vérité. »


 


 


 


Ici mon inconnu s’accroupit sur la barre de velours, roulant ses yeux verts comme un chat qui va s’élancer à la figure des gens.


 


 


 


J’étais étourdi, fou, désespéré ; je voulais crier, sortir de la loge, mais impossible ; il me tenait avec ce bras de feu dont je vous ai parlé. Son tabouret croisait le mien. Je retombai dans mon cauchemar. Tout revint, le jet d’eau à volutes, les galeries de fleurs, les yeux à fleur de tête sur le lac vivant du parterre. La toile était levée : Paganini parut.


 


 


 


Mon Dieu ! voilà donc à quel prix vous tirez un homme de la foule ! Oh ! laissez-moi mon ignorance, ma place Royale, mon obscurité, mon nom bourgeois, mon coupon de rente, mon alcôve à ramages, où je dors si bien ! Le voilà, sorti du tombeau comme le Lazare, avec son bourreau à ses côtés, son génie, son violon, instrument maigre, jaune et débilité comme lui. Ne soufflez pas ! vous allez le renverser. Que cette tête est éblouissante d’immortalité ! que cette résignation est divine ! on dirait le Christ.


 


 


 


Ce n’est pas encore la foudre qui tonne, les fleurs qui voltigent, les oiseaux qui chantent, Jéhovah qui parle dans les nuages ; mais il va, mais il va, il mugit, il rêve, il pleure, il blasphème, le maudit !


 


 


 


Ah ! que c’est ça ! voilà qu’il joue et qu’il me rappelle mon enfance ; le soleil d’avril, mes amusements, mes sensations incomplètes, mes larmes pour une jeune fille que je n’ai vue qu’une fois. Après ! toujours un autre souvenir ! Les peines d’amour, les languissantes nuits, les pâles réveils. Ah ! c’est de l’amour ! Voilà une dame qui pleure là-bas près de son mari, et qui détourne la tête. Qu’est-ce qu’il fait donc maintenant ? Voilà qu’il avilit, qu’il abaisse la même passion avec le même air, avec la même corde. Je ne le comprends plus ; mais il est rogue, bourru, injuste ; on sent que l’amour est parti, et que le dégoût est resté ! Son violon, c’est maintenant une femme qu’on n’aime plus, un bal éteint, une indigestion de fête, un mépris pour la femme ! C’est un mari qui gronde, un dogue qui aboie derrière la porte. Et cet air, toujours le même, devient, par rapport au même état de passion et de satiété, une déclaration d’amour sous les arbres, une brouille après l’adultère, une réconciliation à table, un soufflet dans le monde, des reproches au lit, un assassinat dans la rue.


 


 


 


L’inconnu me brûlait au bras. « Que vous ai-je dit ! qu’il était mauvais payeur. M’a-t-il donné mes deux notes ? Il me croit peut-être à Vienne... »


 


 


 


Paganini était rentré derrière le fond du théâtre pour se reposer un instant, suivi d’une détonation à mitraille d’applaudissements.


 


 


 


« Oh ! bien nous verrons ! nous verrons ! murmurait mon camarade. Je suis très décidé à lui jouer le tour de Prague. Vous avez des journaux ici ?


 


 


 


– Au boisseau, lui dis-je.


 


 


 


– Bien ! Imaginez qu’un jour, moi présent, le traître me fit la même perfidie. J’écumais de rage ! Il riait sans me voir : on applaudissait à tout rompre. J’allai trouver un de mes amis, gérant d’une feuille connue, bon diable ! Dès le lendemain il fut avéré que Paganini ne savait rien, n’entendait rien, ne pouvait rien. Avec de la logique on fait bien des choses. Êtes-vous logicien ?


 


 


 


– Je suis rentier.


 


 


 


– Tant mieux !... Le lendemain donc, comme bien j’y comptais, il vint m’apporter mes deux notes. Mais silence !... le voici ! Cette fois, sans doute, nous allons régler le compte, et il va me solder l’arriéré. »


 


 


 


Dès que Paganini rentra, sans doute par un malheureux instinct de crainte, il promena en effet ses regards tout autour de la salle. Je crus d’abord que Paganini ne faisait cela que pour montrer sa figure à la curiosité publique. Il est si ravissant d’être en proie à des milliers de regards, fût-on laid comme une hyène, comme un chacal, comme Mirabeau. Je me trompais. Là, près de moi, était la condamnation perpétuelle de Paganini ; son arrêt écrit dans cette muraille de figures, comme celui de Balthazar aux lambris de son palais ; son Caron qui lui demande l’obole à sec. Il vit mon sanglier, mon inconnu, qui, jaloux de se montrer aussi à sa victime, s’était avancé de tout son corps en dehors de notre loge, vous savez numéro 22. Leurs yeux se rencontrèrent. L’artiste fut effrayé comme un paon par un habit rouge, et je crus le voir chanceler, défaillir, effaré, comme une mère qui, au détour de la rue, voit son enfant écrasé sous la roue d’un cabriolet. Sa figure pâlit comme de la craie. Mon homme rit beaucoup. Il sortit un portefeuille de sa poche.


 


 


 


« Enfin il m’a vu ; c’est bien heureux ! »


 


 


 


Cependant Paganini reprit le concert. Alors, que vous dirai-je ? ce fut la vie qu’il représenta, avec ses humiliations et les tempêtes qu’elle soulève ; fêtes, douleurs et remords ! Tantôt un combat, et on entendait la charge ; tantôt un incendie, et vibrait dans la fumée le bourdon de la cathédrale ; c’était le tocsin, et l’eau qui frémit sur les poutres en feu ; tantôt un convoi funèbre : c’était le glas, la porte ouverte de l’église, la porte ouverte du cimetière, la porte ouverte du tombeau ; il fallait passer sous ces trois portes.


 


 


 


« Les donnera-t-il, ses deux notes ! »


 


 


 


Le voyez-vous comme il blanchit, du crâne à l’extrémité de ce qu’il appelle ses mains ; comme il chancelle sur ses pieds fourchus, sur sa colonne sans base. Il sue, il palpite, son front s’ouvre, son cœur va rompre son habit.


 


 


 


« Les deux notes ! malheureux !... »


 


 


 


Enfin au milieu d’un air tendre, d’une prière d’enfant, d’une supplication de vierge, son bras osseux s’allonge, son archet luit au courant de la lumière, comme une flamme électrique ; il s’abaisse, il monte, il mord les quatre cordes, et une note, deux notes comme jamais ouïe d’hommes n’en ont entendu, étincellent de l’archet, montent l’épaule gauche de Paganini, et visibles, ardentes, courroucées, passent derrière lui pour aller on ne sait où. Ce fut quelque chose de cabalistique. Je les vis comme on voit jaillir une flamme ou bondir une étincelle ; à travers la vapeur des applaudissements, elles s’échappèrent du violon comme des oiseaux effarouchés, traçant au front des loges, en tournoyant d’étage en étage, une spirale flamboyante. Le musicien avait presque succombé sous l’effort.


 


 


 


Pour mon inconnu, il avait la figure plus calme. Il ferma délicatement son portefeuille, comme s’il venait d’y serrer quelque chose que je ne devinai pas. Il m’avait un instant quitté le bras pour se lever et partir ; j’étais revenu à mon attention accoutumée ; j’entendis un beau monsieur, à lorgnon et à moustaches, s’écrier : « C’est le triomphe de l’art ! Voilà jouer du violon. »


 


 


 


Cet honnête homme appelait cela de l’art et du violon !


 


 


 


« Sortons, monsieur. »


 


 


 


Nous sortîmes ; mais je marchai à quatre pas de lui. À cette distance, rien ne me paraissait surnaturel : l’ouvreuse n’était pas une clef, les femmes n’étaient plus des fleurs, le parterre avait des bras et des jambes, le sultan n’y avait que voir.


 


 


 


Avant de quitter mon ami intime le bavard, malgré ma frayeur, mes palpitations, et je dirai presque ma folie, je m’écriai :


 


 


 


« Monsieur ! Monsieur ! ne seriez-vous pas par hasard le...... ?


 


 


 


– À vous servir. »


 


 


 


Il s’inclina.


 


 


 


« Et ces deux notes, qu’en voulez-vous faire ?


 


 


 


– Oh ! me dit-il, c’est l’indemnité de l’anathème, le rachat de la damnation. Je les dépose à la chancellerie du ciel, et chacune d’elles est un acompte sur mon retour en grâce auprès de Dieu. Quand serai-je quitte ! »


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 






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