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LA DAME AUX CAMéLIAS-CHAPITRE3

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Illustration : La Dame aux Camélias d'après portrait de Charles Chaplin




Musique : Ludwig van Beethoven - Laendler in C Minor Hess 68

Certains droits réservés (licence Creative Commons)





Texte ou Biographie de l'auteur

Chapitre III

Le 16, à une heure, je me rendis rue d'Antin.
De la porte cochère on entendait crier les commissairespriseurs.
L'appartement était plein de curieux.
Il y avait là toutes les célébrités du vice élégant,
sournoisement examinées par quelques grandes dames qui
avaient pris encore une fois le prétexte de la vente, pour avoir le
droit de voir de près des femmes avec qui elles n'auraient jamais
eu occasion de se retrouver, et dont elles enviaient peut-être en
secret les faciles plaisirs.
Madame la duchesse de F… coudoyait Mademoiselle A…, une
des plus tristes épreuves de nos courtisanes modernes ; madame
la marquise de T… hésitait pour acheter un meuble sur lequel
enchérissait madame D…, la femme adultère la plus élégante et la
plus connue de notre époque ; le duc d'Y… qui passe à Madrid
pour se ruiner à Paris, à Paris pour se ruiner à Madrid, et qui,
somme toute, ne dépense même pas son revenu, tout en causant
avec madame M…, une de nos plus spirituelles conteuses qui veut
bien de temps en temps écrire ce qu'elle dit et signer ce qu'elle
écrit, échangeait des regards confidentiels avec madame de N…,
cette belle promeneuse des Champs-Élysées, presque toujours
vêtue de rose ou de bleu et qui fait traîner sa voiture par deux
grands chevaux noirs, que Tony lui a vendus dix mille francs et…
qu'elle lui a payés ; enfin mademoiselle R… qui se fait avec son
seul talent le double de ce que les femmes du monde se font avec
leur dot, et le triple de ce que les autres se font avec leurs amours,
était, malgré le froid, venue faire quelques emplettes, et ce n'était
pas elle qu'on regardait le moins.
Nous pourrions citer encore les initiales de bien des gens
réunis dans ce salon, et bien étonnés de se trouver ensemble ;
mais nous craindrions de lasser le lecteur.
Disons seulement que tout le monde était d'une gaieté folle,
et que parmi toutes celles qui se trouvaient là beaucoup avaient
connu la morte, et ne paraissaient pas s'en souvenir.
On riait fort ; les commissaires criaient à tue-tête ; les
marchands qui avaient envahi les bancs disposés devant les tables
de vente essayaient en vain d'imposer silence, pour faire leurs
affaires tranquillement. Jamais réunion ne fut plus variée, plus
bruyante.
Je me glissai humblement au milieu de ce tumulte attristant,
quand je songeais qu'il avait lieu près de la chambre où avait
expiré la pauvre créature dont on vendait les meubles pour payer
les dettes. Venu pour examiner plus que pour acheter, je
regardais les figures des fournisseurs qui faisaient vendre, et dont
les traits s'épanouissaient chaque fois qu'un objet arrivait à un
prix qu'ils n'eussent pas espéré.
Honnêtes gens qui avaient spéculé sur la prostitution de cette
femme, qui avaient gagné cent pour cent sur elle, qui avaient
poursuivi de papiers timbrés les derniers moments de sa vie, et
qui venaient après sa mort recueillir les fruits de leurs honorables
calculs en même temps que les intérêts de leur honteux crédit.
Combien avaient raison les anciens qui n'avaient qu'un même
dieu pour les marchands et pour les voleurs !
Robes, cachemires, bijoux se vendaient avec une rapidité
incroyable. Rien de tout cela ne me convenait, et j'attendais
toujours.
Tout à coup j'entendis crier :
– Un volume, parfaitement relié, doré sur tranche, intitulé :
Manon Lescaut. Il y a quelque chose d'écrit sur la première page :
dix francs.
– Douze, dit une voix après un silence assez long.
– Quinze, dis-je.
Pourquoi ? Je n'en savais rien. Sans doute pour ce quelque
chose d'écrit.
– Quinze, répéta le commissaire-priseur.
– Trente, fit le premier enchérisseur d'un ton qui semblait
défier qu'on mît davantage.
Cela devenait une lutte.
– Trente-cinq ! Criai-je alors du même ton.
– Quarante.
– Cinquante.
– Soixante.
– Cent.
J'avoue que si j'avais voulu faire de l'effet, j'aurais
complètement réussi, car à cette enchère un grand silence se fit,
et l'on me regarda pour savoir quel était ce monsieur qui
paraissait si résolu à posséder ce volume.
Il paraît que l'accent donné à mon dernier mot avait
convaincu mon antagoniste : il préféra donc abandonner un
combat qui n'eût servi qu'à me faire payer ce volume dix fois sa
valeur, et, s'inclinant, il me dit fort gracieusement, quoique un
peu tard :
– Je cède, monsieur.
Personne n'ayant plus rien dit, le livre me fut adjugé.
Comme je redoutais un nouvel entêtement que mon amourpropre
eût peut-être soutenu, mais dont ma bourse se fût
certainement trouvée très mal, je fis inscrire mon nom, mettre de
côté le volume, et je descendis. Je dus donner beaucoup à penser
aux gens qui, témoins de cette scène, se demandèrent sans doute
dans quel but j'étais venu payer cent francs un livre que je
pouvais avoir partout pour dix ou quinze francs au plus.
Une heure après j'avais envoyé chercher mon achat.
Sur la première page était écrite à la plume, et d'une écriture
élégante, la dédicace du donataire de ce livre. Cette dédicace
portait ces seuls mots :
MANON À MARGUERITE,
HUMILITÉ.
Elle était signée : Armand Duval.
Que voulait dire ce mot : humilité ?
Manon reconnaissait-elle dans Marguerite, par l'opinion de
ce M. Armand Duval, une supériorité de débauche ou de coeur ?
La seconde interprétation était la plus vraisemblable, car la
première n'eût été qu'une impertinente franchise que n'eût pas
acceptée Marguerite, malgré son opinion sur elle-même.
Je sortis de nouveau et je ne m'occupai plus de ce livre que le
soir lorsque je me couchai.
Certes, Manon Lescaut est une touchante histoire dont pas
un détail ne m'est inconnu, et cependant lorsque je trouve ce
volume sous ma main, ma sympathie pour lui m'attire toujours, je
l'ouvre et pour la centième fois je revis avec l'héroïne de l'abbé
Prévost. Or, cette héroïne est tellement vraie, qu'il me semble
l'avoir connue. Dans ces circonstances nouvelles, l'espèce de
comparaison faite entre elle et Marguerite donnait pour moi un
attrait inattendu à cette lecture, et mon indulgence s'augmenta de
pitié, presque d'amour pour la pauvre fille à l'héritage de laquelle
je devais ce volume. Manon était morte dans un désert, il est vrai,
mais dans les bras de l'homme qui l'aimait avec toutes les
énergies de l'âme, qui, morte, lui creusa une fosse, l'arrosa de ses
larmes et y ensevelit son coeur ; tandis que Marguerite,
pécheresse comme Manon, et peut-être convertie comme elle,
était morte au sein d'un luxe somptueux, s'il fallait en croire ce
que j'avais vu, dans le lit de son passé, mais aussi au milieu de ce
désert du coeur, bien plus aride, bien plus vaste, bien plus
impitoyable que celui dans lequel avait été enterrée Manon.
Marguerite, en effet, comme je l'avais appris de quelques
amis informés des dernières circonstances de sa vie, n'avait pas
vu s'asseoir une réelle consolation à son chevet, pendant les deux
mois qu'avait duré sa lente et douloureuse agonie.
Puis de Manon et de Marguerite ma pensée se reportait sur
celles que je connaissais et que je voyais s'acheminer en chantant
vers une mort presque toujours invariable.
Pauvres créatures ! Si c'est un tort de les aimer, c'est bien le
moins qu'on les plaigne. Vous plaignez l'aveugle qui n'a jamais vu
les rayons du jour, le sourd qui n'a jamais entendu les accords de
la nature, le muet qui n'a jamais pu rendre la voix de son âme, et,
sous un faux prétexte de pudeur, vous ne voulez pas plaindre
cette cécité du coeur, cette surdité de l'âme, ce mutisme de la
conscience qui rendent folle la malheureuse affligée et qui la font
malgré elle incapable de voir le bien, d'entendre le Seigneur et de
parler la langue pure de l'amour et de la foi.
Hugo a fait Marion Delorme, Musset a fait Bernerette,
Alexandre Dumas a fait Fernande, les penseurs et les poètes de
tous les temps ont apporté à la courtisane l'offrande de leur
miséricorde, et quelquefois un grand homme les a réhabilitées de
son amour et même de son nom. Si j'insiste ainsi sur ce point,
c'est que, parmi ceux qui vont me lire, beaucoup peut-être sont
déjà prêts à rejeter ce livre, dans lequel ils craignent de ne voir
qu'une apologie du vice et de la prostitution, et l'âge de l'auteur
contribue sans doute encore à motiver cette crainte. Que ceux qui
penseraient ainsi se détrompent, et qu'ils continuent, si cette
crainte seule les retenait.
Je suis tout simplement convaincu d'un principe qui est que :
pour la femme à qui l'éducation n'a pas enseigné le bien, Dieu
ouvre presque toujours deux sentiers qui l'y ramènent ; ces
sentiers sont la douleur et l'amour. Ils sont difficiles ; celles qui
s'y engagent s'y ensanglantent les pieds, s'y déchirent les mains,
mais elles laissent en même temps aux ronces de la route les
parures du vice et arrivent au but avec cette nudité dont on ne
rougit pas devant le Seigneur.
Ceux qui rencontrent ces voyageuses hardies doivent les
soutenir et dire à tous qu'ils les ont rencontrées, car, en le
publiant ils montrent la voie.
Il ne s'agit pas de mettre tout bonnement à l'entrée de la vie
deux poteaux, portant l'un cette inscription : Route du bien,
l'autre cet avertissement : Route du mal, et de dire à ceux qui se
présentent : Choisissez ; il faut, comme le Christ, montrer des
chemins qui ramènent de la seconde route à la première ceux qui
s'étaient laissé tenter par les abords ; et il ne faut pas surtout que
le commencement de ces chemins soit trop douloureux, ni
paraisse trop impénétrable.
Le christianisme est là avec sa merveilleuse parabole de
l'enfant prodigue pour nous conseiller l'indulgence et le pardon.
Jésus était plein d'amour pour ces âmes blessées par les passions
des hommes, et dont il aimait à panser les plaies en tirant le
baume qui devait les guérir des plaies elles-mêmes. Ainsi, il disait
à Madeleine : « Il te sera beaucoup remis parce que tu as
beaucoup aimé », sublime pardon qui devait éveiller une foi
sublime.
Pourquoi nous ferions-nous plus rigides que le Christ ?
Pourquoi, nous en tenant obstinément aux opinions de ce monde
qui se fait dur pour qu'on le croie fort, rejetterions-nous avec lui
des âmes saignantes souvent de blessures par où, comme le
mauvais sang d'un malade, s'épanche le mal de leur passé, et
n'attendant qu'une main amie qui les panse et leur rende la
convalescence du coeur ?
C'est à ma génération que je m'adresse, à ceux pour qui les
théories de M. de Voltaire n'existent heureusement plus, à ceux
qui, comme moi, comprennent que l'humanité est depuis quinze
ans dans un de ses plus audacieux élans. La science du bien et du
mal est à jamais acquise ; la foi se reconstruit, le respect des
choses saintes nous est rendu, et si le monde ne se fait pas tout à
fait bon, il se fait du moins meilleur. Les efforts de tous les
hommes intelligents tendent au même but, et toutes les grandes
volontés s'attellent au même principe : soyons bons, soyons
jeunes, soyons vrais ! Le mal n'est qu'une vanité, ayons l'orgueil
du bien, et surtout ne désespérons pas. Ne méprisons pas la
femme qui n'est ni mère, ni soeur, ni fille, ni épouse. Ne réduisons
pas l'estime à la famille, l'indulgence à l'égoïsme. Puisque le ciel
est plus en joie pour le repentir d'un pécheur que pour cent justes
qui n'ont jamais péché, essayons de réjouir le ciel. Il peut nous le
rendre avec usure. Laissons sur notre chemin l'aumône de notre
pardon à ceux que les désirs terrestres ont perdus, que sauvera
peut-être une espérance divine, et, comme disent les bonnes
vieilles femmes quand elles conseillent un remède de leur façon,
si cela ne fait pas de bien, cela ne peut pas faire de mal.
Certes, il doit paraître bien hardi à moi de vouloir faire sortir
ces grands résultats du mince sujet que je traite ; mais je suis de
ceux qui croient que tout est dans peu. L'enfant est petit, et il
renferme l'homme ; le cerveau est étroit, et il abrite la pensée ;
l'oeil n'est qu'un point, et il embrasse des lieues.


Source: http://www.ebooksgratuits.com

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