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LA DAME AUX CAMéLIAS-CHAPITRE16

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Illustration : La Dame aux Camélias d'après portrait de Charles Chaplin



Musique : Ludwig van Beethoven - Laendler in C Minor Hess 68

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Texte ou Biographie de l'auteur

Chapitre XVI

J'aurais pu, me dit Armand, vous raconter en quelques lignes
les commencements de cette liaison, mais je voulais que vous
vissiez bien par quels événements et par quelle gradation nous en
sommes arrivés, moi, à consentir à tout ce que voulait
Marguerite, Marguerite, à ne plus pouvoir vivre qu'avec moi.
C'est le lendemain de la soirée où elle était venue me trouver
que je lui envoyai Manon Lescaut.
À partir de ce moment, comme je ne pouvais changer la vie de
ma maîtresse, je changeai la mienne. Je voulais avant toute chose
ne pas laisser à mon esprit le temps de réfléchir sur le rôle que je
venais d'accepter, car, malgré moi, j'en eusse conçu une grande
tristesse. Aussi ma vie, d'ordinaire si calme, revêtit-elle tout à
coup une apparence de bruit et de désordre. N'allez pas croire
que, si désintéressé qu'il soit, l'amour qu'une femme entretenue a
pour vous ne coûte rien. Rien n'est cher comme les mille caprices
de fleurs, de loges, de soupers, de parties de campagne qu'on ne
peut jamais refuser à sa maîtresse.
Comme je vous l'ai dit, je n'avais pas de fortune. Mon père
était et est encore receveur général à G… Il a une grande
réputation de loyauté, grâce à laquelle il a trouvé le cautionnement
qu'il lui fallait déposer pour entrer en fonction. Cette recette
lui donne quarante mille francs par an, et depuis dix ans qu'il l'a,
il a remboursé son cautionnement et s'est occupé de mettre de
côté la dot de ma soeur. Mon père est l'homme le plus honorable
qu'on puisse rencontrer. Ma mère, en mourant, a laissé six mille
francs de rente qu'il a partagés entre ma soeur et moi le jour où il
a obtenu la charge qu'il sollicitait ; puis, lorsque j'ai eu vingt et un
ans, il a joint à ce petit revenu une pension annuelle de cinq mille
francs, m'assurant qu'avec huit mille francs je pourrais être très
heureux à Paris, si je voulais à côté de cette rente me créer une
position, soit dans le barreau, soit dans la médecine. Je suis donc
venu à Paris, j'ai fait mon droit, j'ai été reçu avocat, et, comme
beaucoup de jeunes gens, j'ai mis mon diplôme dans ma poche et
me suis laissé aller un peu à la vie nonchalante de Paris. Mes
dépenses étaient fort modestes ; seulement je dépensais en huit
mois mon revenu de l'année, et je passais les quatre mois d'été
chez mon père, ce qui me faisait en somme douze mille livres de
rente et me donnait la réputation d'un bon fils. Du reste pas un
sou de dettes.
Voilà où j'en étais quand je fis la connaissance de Marguerite.
Vous comprenez que, malgré moi, mon train de vie
augmenta. Marguerite était d'une nature fort capricieuse, et
faisait partie de ces femmes qui n'ont jamais regardé comme une
dépense sérieuse les mille distractions dont leur existence se
compose. Il en résultait que, voulant passer avec moi le plus de
temps possible, elle m'écrivait le matin qu'elle dînerait avec moi,
non pas chez elle, mais chez quelque restaurateur, soit de Paris,
soit de la campagne. J'allais la prendre, nous dînions, nous allions
au spectacle, nous soupions souvent, et j'avais dépensé le soir
quatre ou cinq louis, ce qui faisait deux mille cinq cents ou trois
mille francs par mois, ce qui réduisait mon année à trois mois et
demi, et me mettait dans la nécessité ou de faire des dettes, ou de
quitter Marguerite.
Or, j'acceptais tout, excepté cette dernière éventualité.
Pardonnez-moi si je vous donne tous ces détails, mais vous
verrez qu'ils furent la cause des événements qui vont suivre. Ce
que je vous raconte est une histoire vraie, simple, et à laquelle je
laisse toute la naïveté des détails et toute la simplicité des
développements.
Je compris donc que, comme rien au monde n'aurait sur moi
l'influence de me faire oublier ma maîtresse, il me fallait trouver
un moyen de soutenir les dépenses qu'elle me faisait faire. – Puis,
cet amour me bouleversait au point que tous les moments que je
passais loin de Marguerite étaient des années, et que j'avais
ressenti le besoin de brûler ces moments au feu d'une passion
quelconque, et de les vivre tellement vite que je ne m'aperçusse
pas que je les vivais.
Je commençai à emprunter cinq ou six mille francs sur mon
petit capital, et je me mis à jouer, car depuis qu'on a détruit les
maisons de jeu on joue partout. Autrefois, quand on entrait à
Frascati, on avait la chance d'y faire sa fortune : on jouait contre
de l'argent, et si l'on perdait, on avait la consolation de se dire
qu'on aurait pu gagner ; tandis que maintenant, excepté dans les
cercles, où il y a encore une certaine sévérité pour le paiement, on
a presque la certitude, du moment que l'on gagne une somme
importante, de ne pas la recevoir. On comprendra facilement
pourquoi.
Le jeu ne peut être pratiqué que par des jeunes gens ayant de
grands besoins et manquant de la fortune nécessaire pour
soutenir la vie qu'ils mènent ; ils jouent donc, et il en résulte
naturellement ceci : ou ils gagnent, et alors les perdants servent à
payer les chevaux et les maîtresses de ces messieurs, ce qui est
fort désagréable. Des dettes se contractent, des relations
commencées autour d'un tapis vert finissent par des querelles où
l'honneur et la vie se déchirent toujours un peu ; et quand on est
honnête homme, on se trouve ruiné par de très honnêtes jeunes
gens qui n'avaient d'autre défaut que de ne pas avoir deux cent
mille livres de rente.
Je n'ai pas besoin de vous parler de ceux qui volent au jeu, et
dont un jour on apprend le départ nécessaire et la condamnation
tardive.
Je me lançai donc dans cette vie rapide, bruyante, volcanique,
qui m'effrayait autrefois quand j'y songeais, et qui était devenue
pour moi le complément inévitable de mon amour pour
Marguerite.
Que vouliez-vous que je fisse ?
Les nuits que je ne passais pas rue d'Antin, si je les avais
passées seul chez moi, je n'aurais pas dormi. La jalousie m'eût
tenu éveillé et m'eût brûlé la pensée et le sang ; tandis que le jeu
détournait pour un moment la fièvre qui eût envahi mon coeur et
le reportait sur une passion dont l'intérêt me saisissait malgré
moi, jusqu'à ce que sonnât l'heure où je devais me rendre auprès
de ma maîtresse. Alors, et c'est à cela que je reconnaissais la
violence de mon amour, que je gagnasse ou perdisse, je quittais
impitoyablement la table, plaignant ceux que j'y laissais et qui
n'allaient pas trouver comme moi le bonheur en la quittant.
Pour la plupart, le jeu était une nécessité ; pour moi c'était un
remède.
Guéri de Marguerite, j'étais guéri du jeu.
Aussi, au milieu de tout cela, gardais-je un assez grand sangfroid
; je ne perdais que ce que je pouvais payer, et je ne gagnais
que ce que j'aurais pu perdre.
Du reste, la chance me favorisa. Je ne faisais pas de dettes, et
je dépensais trois fois plus d'argent que lorsque je ne jouais pas. Il
n'était pas facile de résister à une vie qui me permettait de
satisfaire, sans me gêner, aux mille caprices de Marguerite. Quant
à elle, elle m'aimait toujours autant et même davantage.
Comme je vous l'ai dit, j'avais commencé d'abord par n'être
reçu que de minuit à six heures du matin, puis je fus admis de
temps en temps dans les loges, puis elle vint dîner quelquefois
avec moi. Un matin je ne m'en allai qu'à huit heures, et il arriva
un jour où je ne m'en allai qu'à midi.
En attendant la métamorphose morale, une métamorphose
physique s'était opérée chez Marguerite. J'avais entrepris sa
guérison, et la pauvre fille, devinant mon but, m'obéissait pour
me prouver sa reconnaissance. J'étais parvenu sans secousses et
sans effort à l'isoler presque de ses anciennes habitudes. Mon
médecin, avec qui je l'avais fait trouver, m'avait dit que le repos
seul et le calme pouvaient lui conserver la santé, de sorte qu'aux
soupers et aux insomnies, j'étais arrivé à substituer un régime
hygiénique et le sommeil régulier. Malgré elle, Marguerite
s'habituait à cette nouvelle existence dont elle ressentait les effets
salutaires. Déjà elle commençait à passer quelques soirées chez
elle, ou bien, s'il faisait beau, elle s'enveloppait d'un cachemire, se
couvrait d'un voile, et nous allions à pied, comme deux enfants,
courir le soir dans les allées sombres des Champs-Élysées. Elle
rentrait fatiguée, soupait légèrement, se couchait après avoir fait
un peu de musique ou après avoir lu, ce qui ne lui était jamais
arrivé. Les toux, qui, chaque fois que je les entendais, me
déchiraient la poitrine, avaient disparu presque complètement.
Au bout de six semaines, il n'était plus question du comte,
définitivement sacrifié ; le duc seul me forçait encore à cacher ma
liaison avec Marguerite, et encore avait-il été congédié souvent
pendant que j'étais là, sous prétexte que madame dormait et avait
défendu qu'on la réveillât.
Il résulta de l'habitude et même du besoin que Marguerite
avait contractés de me voir que j'abandonnai le jeu juste au
moment où un adroit joueur l'eût quitté. Tout compte fait, je me
trouvais, par suite de mes gains, à la tête d'une dizaine de mille
francs qui me paraissaient un capital inépuisable.
L'époque à laquelle j'avais l'habitude d'aller rejoindre mon
père et ma soeur était arrivée, et je ne partais pas ; aussi recevaisje
fréquemment des lettres de l'un et de l'autre, lettres qui me
priaient de me rendre auprès d'eux.
À toutes ces instances je répondais de mon mieux, en
répétant toujours que je me portais bien et que je n'avais pas
besoin d'argent, deux choses qui, je le croyais, consoleraient un
peu mon père du retard que je mettais à ma visite annuelle.
Il arriva sur ces entrefaites, qu'un matin Marguerite, ayant
été réveillée par un soleil éclatant, sauta en bas de son lit, et me
demanda si je voulais la mener toute la journée à la campagne.
On envoya chercher Prudence et nous partîmes tous trois,
après que Marguerite eut recommandé à Nanine de dire au duc
qu'elle avait voulu profiter de ce beau jour, et qu'elle était allée à
la campagne avec madame Duvernoy.
Outre que la présence de la Duvernoy était nécessaire pour
tranquilliser le vieux duc, Prudence était une de ces femmes qui
semblent faites exprès pour ces parties de campagne. Avec sa
gaieté inaltérable et son appétit éternel, elle ne pouvait pas laisser
un moment d'ennui à ceux qu'elle accompagnait, et devait
s'entendre parfaitement à commander les oeufs, les cerises, le lait,
le lapin sauté, et tout ce qui compose enfin le déjeuner
traditionnel des environs de Paris.
Il ne nous restait plus qu'à savoir où nous irions.
Ce fut encore Prudence qui nous tira d'embarras.
– Est-ce à une vraie campagne que vous voulez aller ?
demanda-t-elle.
– Oui.
– Eh bien, allons à Bougival, au Point-du-Jour, chez la veuve
Arnould. Armand, allez louer une calèche.
Une heure et demie après nous étions chez la veuve Arnould.
Vous connaissez peut-être cette auberge, hôtel de semaine,
guinguette le dimanche. Du jardin, qui est à la hauteur d'un
premier étage ordinaire, on découvre une vue magnifique. À
gauche, l'aqueduc de Marly ferme l'horizon, à droite la vue
s'étend sur un infini de collines ; la rivière, presque sans courant
dans cet endroit, se déroule comme un large ruban blanc moiré,
entre la plaine des Gabillons et l'île de Croissy, éternellement
bercée par le frémissement de ses hauts peupliers et le murmure
de ses saules.
Au fond, dans un large rayon de soleil, s'élèvent de petites
maisons blanches à toits rouges, et des manufactures qui, perdant
par la distance leur caractère dur et commercial, complètent
admirablement le paysage.
Au fond, Paris dans la brume !
Comme nous l'avait dit Prudence, c'était une vraie campagne,
et, je dois le dire, ce fut un vrai déjeuner.
Ce n'est pas par reconnaissance pour le bonheur que je lui ai
dû que je dis tout cela, mais Bougival, malgré son nom affreux,
est un des plus jolis pays que l'on puisse imaginer. J'ai beaucoup
voyagé, j'ai vu de plus grandes choses, mais non de plus
charmantes que ce petit village gaiement couché au pied de la
colline qui le protège.
Madame Arnould nous offrit de nous faire faire une
promenade en bateau, ce que Marguerite et Prudence acceptèrent
avec joie.
On a toujours associé la campagne à l'amour et l'on a bien
fait : rien n'encadre la femme que l'on aime comme le ciel bleu,
les senteurs, les fleurs, les brises, la solitude resplendissante des
champs ou des bois. Si fort que l'on aime une femme, quelque
confiance que l'on ait en elle, quelque certitude sur l'avenir que
vous donne son passé, on est toujours plus ou moins jaloux. Si
vous avez été amoureux, sérieusement amoureux, vous avez dû
éprouver ce besoin d'isoler du monde l'être dans lequel vous
vouliez vivre tout entier. Il semble que, si indifférente qu'elle soit
à ce qui l'entoure, la femme aimée perde de son parfum et de son
unité au contact des hommes et des choses. Moi, j'éprouvais cela
bien plus que tout autre. Mon amour n'était pas un amour
ordinaire ; j'étais amoureux autant qu'une créature ordinaire peut
l'être, mais de Marguerite Gautier, c'est-à-dire qu'à Paris, à
chaque pas, je pouvais coudoyer un homme qui avait été l'amant
de cette femme ou qui le serait le lendemain. Tandis qu'à la
campagne, au milieu de gens que nous n'avions jamais vus et qui
ne s'occupaient pas de nous, au sein d'une nature toute parée de
son printemps, ce pardon annuel, et séparée du bruit de la ville, je
pouvais cacher mon amour et aimer sans honte et sans crainte.
La courtisane y disparaissait peu à peu. J'avais auprès de moi
une femme jeune, belle, que j'aimais, dont j'étais aimé et qui
s'appelait Marguerite : le passé n'avait plus de formes, l'avenir
plus de nuages. Le soleil éclairait ma maîtresse comme il eût
éclairé la plus chaste fiancée. Nous nous promenions tous deux
dans ces charmants endroits qui semblent faits exprès pour
rappeler les vers de Lamartine ou chanter les mélodies de Scudo.
Marguerite avait une robe blanche, elle se penchait à mon bras,
elle me répétait le soir sous le ciel étoilé les mots qu'elle m'avait
dits la veille, et le monde continuait au loin sa vie sans tacher de
son ombre le riant tableau de notre jeunesse et de notre amour.
Voilà le rêve qu'à travers les feuilles m'apportait le soleil
ardent de cette journée, tandis que, couché tout au long sur
l'herbe de l'île où nous avions abordé, libre de tous les liens
humains qui la retenaient auparavant, je laissais ma pensée
courir et cueillir toutes les espérances qu'elle rencontrait.
Ajoutez à cela que, de l'endroit où j'étais, je voyais sur la rive
une charmante petite maison à deux étages, avec une grille en
hémicycle ; à travers la grille, devant la maison, une pelouse
verte, unie comme du velours, et derrière le bâtiment un petit
bois plein de mystérieuses retraites, et qui devait effacer chaque
matin sous sa mousse le sentier fait la veille.
Des fleurs grimpantes cachaient le perron de cette maison
inhabitée qu'elles embrassaient jusqu'au premier étage.
À force de regarder cette maison, je finis par me convaincre
qu'elle était à moi, tant elle résumait bien le rêve que je faisais. J'y
voyais Marguerite et moi, le jour dans le bois qui couvrait la
colline, le soir assis sur la pelouse, et je me demandais si
créatures terrestres auraient jamais été aussi heureuses que nous.
– Quelle jolie maison ! me dit Marguerite qui avait suivi la
direction de mon regard et peut-être de ma pensée.
– Où ? fit Prudence.
– Là-bas. Et Marguerite montrait du doigt la maison en
question.
– Ah ! ravissante, répliqua Prudence, elle vous plaît ?
– Beaucoup.
– Eh bien ! Dites au duc de vous la louer ; il vous la louera,
j'en suis sûre. Je m'en charge, moi, si vous voulez.
Marguerite me regarda, comme pour me demander ce que je
pensais de cet avis.
Mon rêve s'était envolé avec les dernières paroles de
Prudence, et m'avait rejeté si brutalement dans la réalité que
j'étais encore tout étourdi de la chute.
– En effet, c'est une excellente idée, balbutiai-je, sans savoir
ce que je disais.
– Eh bien, j'arrangerai cela, dit en me serrant la main
Marguerite, qui interprétait mes paroles selon son désir. Allons
voir tout de suite si elle est à louer.
La maison était vacante et à louer deux mille francs.
– Serez-vous heureux ici ? me dit-elle.
– Suis-je sûr d'y venir ?
– Et pour qui donc viendrais-je m'enterrer là, si ce n'est pour
vous ?
– Eh bien, Marguerite, laissez-moi louer cette maison moimême.
– Êtes-vous fou ? non seulement c'est inutile, mais ce serait
dangereux ; vous savez bien que je n'ai le droit d'accepter que
d'un seul homme, laissez-vous donc faire, grand enfant, et ne
dites rien.
– Cela fait que, quand j'aurai deux jours libres, je viendrai les
passer chez vous, dit Prudence.
Nous quittâmes la maison et reprîmes la route de Paris tout
en causant de cette nouvelle résolution. Je tenais Marguerite dans
mes bras, si bien qu'en descendant de voiture, je commençais
déjà à envisager la combinaison de ma maîtresse avec un esprit
moins scrupuleux.
Source: http://www.ebooksgratuits.com

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