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Illustration: Un Mardi aux Français - Octave Mirbeau

Un Mardi aux Français


Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2020-12-02

Lu par Alain Bernard
Livre audio de 28min
Fichier mp3 de 27,6 Mo

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Par Charles Gerschel (1871-1948) - Tucker Collection — New York Public Library Archives, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=16243173







I - Un mardi aux Français ... On claqua des mains : le rideau tombait, prenant des temps, comme si, lui aussi, il eût été sociétaire. Et l'orchestre se rua à la queue leu leu des couloirs. Seuls, des vieux à calottes demeuraient, des étrangers, en costumes de voyage, qui, debout, le nez en l'air, lorgnaient les allégories peintes du plafond. Les beaux, les belles au théâtre dormant, se secouaient, cherchaient leur monde, puis, après un petit signe aux intimes, une oeillade à l'unique loge vide aux premières, presque vis-à-vis l'avant-scène d'Andilly, se remettaient à caqueter, même à coqueter quelquefois. Aux passages du balcon, pris d'assaut, les jumelles braquées tiraient à feux plongeants dans les baignoires : des portes battaient dans le pronenoir, plein d'allées, de venues, d'hommes en fracs, les mains aux poches, les coudes en dehors comme des anses. Et, parmi la bourdonnante symphonie des parlottes, le cri des marchands de programmes détonnait. L'air sévère, l'huissier du foyer des artistes venait de se rasseoir, après une courbette, lorsque quelqu'un, qui s'approchait, le jeta debout, très humble, l'échine ployée, et un petit jeune homme, blond fade, prétentieusement étriqué dans sa mise, la moustache poisseuse troussée brin par brin à l'antique, demanda de son peu de voix : — Le duc est là ? — Monsieur le général Jarry, duc de Varèse ? fit l'huissier, détachant ses mots. Non, monsieur le vicomte. — Ah ! monsieur de Ronserolles, vous allez pouvoir me dire... Le blondin se retourna : — Tiens ! cher, bonsoir ! - Puis, ayant chaussé son binocle : « Pardon, ah ! pardon, amiral, je vous prenais pour... » Et il aventura sa main nue comme à regret entre les larges doigts spatulés d'un grand homme solennel et grisonnant, sans moustache, les favoris en brosse, une rosette rouge au revers de l'habit. — Madame de Quéroignes va bien ? ajouta le vicomte. — Mais oui, merci !... C'est-à-dire non : toujours bien souffrante, vous savez ? Cette année, on l'a envoyée à Cannes... C'est pénible... très pénible... Je ne puis pas l'accompagner, moi, avec mes travaux, mon Institut. Et ce cher duc ?... Avez-vous des nouvelles ? — Des nouvelles ?... Mais, j'allais vous en demander, des nouvelles. Hein ? quel potin ! Vous avez lu, ce matin, dans Le Moustique ? « La main droite et la main gauche d'un de nos plus jeunes et plus brillants stratèges (stratêgos)... etc., etc. » - C'est limpide ? — Mais oui, il paraîtrait que... quoique... cependant... Et qui est-ce, la... « main gauche » ? — Comment ! Qui est-ce ?... Vous voulez me faire poser !... Non ?... Votre parole ?... C'est beau, l'innocence !... Hé ! Tout Paris connaît la baronne Simier, amiral ! — En vérité ?... Madame la baronne Simier ? Celle... qui s'occupe de bonnes oeuvres ? Une blonde... superbe, n'est-il pas vrai, que j'ai eu l'honneur de rencontrer chez madame la duchesse de Varèse... son amie... je crois ? — Amie de pension, parfaitement... à tu, à toi ! Et il faut que la duchesse soit myope comme... elle est... pour n'avoir rien vu... C'est le secret de polichinelle. — Ah ! bah ! vraiment ? de... polichinelle ?... Mais cette scène, dont parle le journal, ces... ? — Ces calottes de main droite à main gauche ?... Dame ! Je... ne les ai pas reçues. — J'ai peine à admettre, pour ma part, qu'une personne aussi comme il faut que la duchesse ait pu se laisser emporter à... de pareilles extrémités. Alors ce serait à la suite de ce... drame domestique, que la duchesse aurait déposé une demande en séparation ? — D'après Le Moustique, oui !... Moi, je ne sais rien, dit Ronserolles. Pas faute d'avoir couru !... Tel que vous me voyez, amiral, j'ai fait mes quatre cercles avant de venir, ce soir... Inutile de chercher la quadrature. La voilà, la quadrature ! Eurêka ! Je vous autorise à en instruire l'Académie des Sciences... Savez-vous ce qu'ils m'ont répondu au cercle ? « Tiens ! à propos ! le duc ! C'est vrai qu'il plaide en séparation ?... » Voilà pourtant comme ils sont renseignés, ces crétins-là !... J'entrais au foyer... Mais zut ! Du moment que le duc n'y est pas ! Pour me trouver avec son hippopotame de Préville... — Ah ! est-ce que... ? — Oui ! il n'a pas encore assez de la baronne... sans compter les passades : il vient de se recoller avec Préville, retour de Russie... Oh ! pour la pose seulement ; il casque, mais il ne couche pas... D'abord il n'y aurait pas la place : avec une poitrine pareille !... Une poitrine pour six, boum !... C'est la rédaction du Moustique qui couche... en se fractionnant... à tour de rôle ?... Tiens ! Mais j'y pense ! Est-ce que... ? - Voulez-vous venir par là, amiral ?... Nous serons peut-être moins carambolés qu'ici. Le vicomte Ubald de Ronserolles passa son bras sous celui de M. de Quéroignes, et l'entraîna dans la galerie. — Merci, non ! dit-il à l'amiral, qui lui tendait son étui à cigarettes. Cristi ! Vous voulez sortir sur le balcon ?... Il fait un froid de chien, vous savez ! I - Un mardi aux Français ... On claqua des mains : le rideau tombait, prenant des temps, comme si, lui aussi, il eût été sociétaire. Et l'orchestre se rua à la queue leu leu des couloirs. Seuls, des vieux à calottes demeuraient, des étrangers, en costumes de voyage, qui, debout, le nez en l'air, lorgnaient les allégories peintes du plafond. Les beaux, les belles au théâtre dormant, se secouaient, cherchaient leur monde, puis, après un petit signe aux intimes, une oeillade à l'unique loge vide aux premières, presque vis-à-vis l'avant-scène d'Andilly, se remettaient à caqueter, même à coqueter quelquefois. Aux passages du balcon, pris d'assaut, les jumelles braquées tiraient à feux plongeants dans les baignoires : des portes battaient dans le pronenoir, plein d'allées, de venues, d'hommes en fracs, les mains aux poches, les coudes en dehors comme des anses. Et, parmi la bourdonnante symphonie des parlottes, le cri des marchands de programmes détonnait. L'air sévère, l'huissier du foyer des artistes venait de se rasseoir, après une courbette, lorsque quelqu'un, qui s'approchait, le jeta debout, très humble, l'échine ployée, et un petit jeune homme, blond fade, prétentieusement étriqué dans sa mise, la moustache poisseuse troussée brin par brin à l'antique, demanda de son peu de voix : — Le duc est là ? — Monsieur le général Jarry, duc de Varèse ? fit l'huissier, détachant ses mots. Non, monsieur le vicomte. — Ah ! monsieur de Ronserolles, vous allez pouvoir me dire... Le blondin se retourna : — Tiens ! cher, bonsoir ! - Puis, ayant chaussé son binocle : « Pardon, ah ! pardon, amiral, je vous prenais pour... » Et il aventura sa main nue comme à regret entre les larges doigts spatulés d'un grand homme solennel et grisonnant, sans moustache, les favoris en brosse, une rosette rouge au revers de l'habit. — Madame de Quéroignes va bien ? ajouta le vicomte. — Mais oui, merci !... C'est-à-dire non : toujours bien souffrante, vous savez ? Cette année, on l'a envoyée à Cannes... C'est pénible... très pénible... Je ne puis pas l'accompagner, moi, avec mes travaux, mon Institut. Et ce cher duc ?... Avez-vous des nouvelles ? — Des nouvelles ?... Mais, j'allais vous en demander, des nouvelles. Hein ? quel potin ! Vous avez lu, ce matin, dans Le Moustique ? « La main droite et la main gauche d'un de nos plus jeunes et plus brillants stratèges (stratêgos)... etc., etc. » - C'est limpide ? — Mais oui, il paraîtrait que... quoique... cependant... Et qui est-ce, la... « main gauche » ? — Comment ! Qui est-ce ?... Vous voulez me faire poser !... Non ?... Votre parole ?... C'est beau, l'innocence !... Hé ! Tout Paris connaît la baronne Simier, amiral ! — En vérité ?... Madame la baronne Simier ? Celle... qui s'occupe de bonnes oeuvres ? Une blonde... superbe, n'est-il pas vrai, que j'ai eu l'honneur de rencontrer chez madame la duchesse de Varèse... son amie... je crois ? — Amie de pension, parfaitement... à tu, à toi ! Et il faut que la duchesse soit myope comme... elle est... pour n'avoir rien vu... C'est le secret de polichinelle. — Ah ! bah ! vraiment ? de... polichinelle ?... Mais cette scène, dont parle le journal, ces... ? — Ces calottes de main droite à main gauche ?... Dame ! Je... ne les ai pas reçues. — J'ai peine à admettre, pour ma part, qu'une personne aussi comme il faut que la duchesse ait pu se laisser emporter à... de pareilles extrémités. Alors ce serait à la suite de ce... drame domestique, que la duchesse aurait déposé une demande en séparation ? — D'après Le Moustique, oui !... Moi, je ne sais rien, dit Ronserolles. Pas faute d'avoir couru !... Tel que vous me voyez, amiral, j'ai fait mes quatre cercles avant de venir, ce soir... Inutile de chercher la quadrature. La voilà, la quadrature ! Eurêka ! Je vous autorise à en instruire l'Académie des Sciences... Savez-vous ce qu'ils m'ont répondu au cercle ? « Tiens ! à propos ! le duc ! C'est vrai qu'il plaide en séparation ?... » Voilà pourtant comme ils sont renseignés, ces crétins-là !... J'entrais au foyer... Mais zut ! Du moment que le duc n'y est pas ! Pour me trouver avec son hippopotame de Préville... — Ah ! est-ce que... ? — Oui ! il n'a pas encore assez de la baronne... sans compter les passades : il vient de se recoller avec Préville, retour de Russie... Oh ! pour la pose seulement ; il casque, mais il ne couche pas... D'abord il n'y aurait pas la place : avec une poitrine pareille !... Une poitrine pour six, boum !... C'est la rédaction du Moustique qui couche... en se fractionnant... à tour de rôle ?... Tiens ! Mais j'y pense ! Est-ce que... ? - Voulez-vous venir par là, amiral ?... Nous serons peut-être moins carambolés qu'ici. Le vicomte Ubald de Ronserolles passa son bras sous celui de M. de Quéroignes, et l'entraîna dans la galerie. — Merci, non ! dit-il à l'amiral, qui lui tendait son étui à cigarettes. Cristi ! Vous voulez sortir sur le balcon ?... Il fait un froid de chien, vous savez ! — Oh ! dans le cas où vous craignez... ! Vraiment, vous ne fumez pas ?... Est-ce que vous auriez les bronches... ? — Oui, les bronches, un peu... — Comme madame de Quéroignes. Elle aussi, ce sont les bronches ! soupira l'amiral. Vous n'avez jamais essayé de Cannes ?... C'est très bon, je vous assure !... Vous devriez essayer... Madame de Quéroignes serait ravie de... Pour en revenir au duc, n assure qu'il est très... gêné... depuis le krach... — Gêné, le duc ? Oh ! non !... C'est ratissé qu'il est, et raide ! repartit Ronserolles, en se rapprochant de la grande cheminée, où des charbons s'écroulaient dans un poudroiement d'étincelles. Mais pas la faute du krach ! La baronne avait de l'Union, elle ; lui pas, allez ! Il n'a même plus d'Union, le beau duc. Dame ! au train dont il va ! En couvrant d'or... Cristi ! Que ce feu est chaud !... En couvrant d'or les femmes ! Ah ! j'en sais long... Mais vous, amiral, vos travaux ? Ça va toujours ?... J'ai aperçu quelque chose de vous dans la Revue... Je n'ai pas lu, parce que je ne lis jamais ces choses-là... c'est trop fort !... La marine cochinchinoise, hein ?... Il était question de sirènes, là-dedans ? — De trirèmes, permettez, de trirèmes... hum !... carthaginoises... ! Alors c'est votre idée que le duc... ? a mère est fort riche cependant ? — La maréchale ?... Je vous crois ! Mais raide à la détente, elle, oh ! bigre !... J'ai l'oeil, moi, voyez-vous... ! Un pari qu'il bazarde sa galerie et tout avant six mois ?... Je tiens mon Velasquez ! Un Velasquez épatant, que je guigne depuis que le duc l'a acheté à la vente d'Albe... Ah ! pardon, amiral, Machin qui passe là !... Il sait peut-être quelque chose, lui... Et, sa canne sous le bras, le vicomte de Ronserolles s'élança dans le couloir. On commençait à rentrer : l'escalier s'emplissait d'un flot de monde. En faction, devant la porte des artistes, l'huissier sommeillait sur sa chaise. — Dites donc, mon ami, vous n'auriez pas vu par hasard le duc de Varèse ? fit une voix bourrue derrière lui. Il allait se mettre droit, quand, tordant son cou maigre, il se trouva nez à nez avec un petit homme sec, rouge de peau, blanc de moustache et de cheveux, sanglé dans une redingote montante. Alors, sans achever le mouvement pour cette figure quelconque, il répéta : — Mon-sieur le gé-né-ral Jar-ry, duc de Va-rèse ? — Oui, je vous dis, le général de Varèse... Je suis le général Salmon, son parrain, le général de division d'artillerie en retraite Salmon... de Metz... sénateur... ancien ministre... Ça vous est égal ?... Je comprends ça ! Enfin, l'avez-vous vu, sacredié ?... Oui ? Non ?... Non ?... Eh bien ! On répond non, voilà ! Est-ce que je vous demande une conférence, moi ? Et, sur un contre-dégagé de sa canne, le général furieux fit demi-tour par principes, et disparut, sacrant, dans le promenoir, tandis que l'huissier, perplexe, songeait : — Mais qu'est-ce qu'ils ont donc tous, ce soir, après monsieur le général duc ? — Auguste, le duc est-il arrivé ? dit quelqu'un. L'huissier se leva, cette fois, devant un gros homme roux, à mine de quaker, dont les yeux pochés, la bouche largement fendue, surmontée d'un nez rouge en bec d'aigle qui saignait comme une plaie dans la pâleur farineuse et glabre du visage, étaient bien connus de « ces dames ». Et ce fut avec son sourire des grands jours qu'il répondit : — Non, monsieur Varon-Bey, pas encore... — Ah ! — Monsieur Varon-Bey a vu dans la salle ? Mais, sans répondre, anhélant et soucieux, le gros homme regagnait le foyer du public, où tintait la sonnette d'entracte. Il tourna dans le couloir, et, arrivé au bout, fit un signe à l'ouvreuse, qui courut lui ouvrir l'avant-scène. Un coin tiède et parfumé, ce fond de loge, dans le demi-jour opalin de ses globes, plein de rires, de jacasseries, de frous-frous. Pas d'autres femmes que la comtesse d'Andilly - pimpante vieille, en robe puce, et des diamants partout, une dentelle jetée sur ses cheveux blancs à la diable -, et sa fille, Mlle Sabine, une brune, en rose, décolletée à outrance, l'air d'un garçon avec sa petite tête falote, ébouriffée à la Titus, toutes deux noyées parmi une douzaine d'habits noirs. - La comtesse avait toujours eu un joli faible pour les hommes, ses maris exceptés, comme de juste : pauvres gens, auxquels elle avait fait voir du pays, le premier en date, un marin, malade à la mer, et qui s'y était vu à vie condamné, le second, un maniaque, de l'Académie des Inscriptions, mort très avant dans l'intimité des momies. Veuve, et l'âge venu, qui lui commandait la sagesse, elle se consolait en donnant à dîner et plus encore à bavarder dans son hôtel de la rue de Varennes, avec un parfait dessouci des vingt-huit ans de Mlle Sabine, qu'elle croyait fille du maniaque, sans en être plus sûre que cela. Aussi loin qu'elle aperçut Varon-Bey, elle battit des mains, faisant l'enfant. — Ubald, dit-elle au vicomte de Ronserolles, son neveu, assis près d'elle sur le divan, vite une place au plus vertueux des amis !... C'est ça qui est bien de penser aux vieux débris !... Vous venez purger votre purgatoire, cher monsieur ? C'est comme cela qu'on gagne le ciel... Parions que vous avez commencé par l'enfer !... Vous arrivez des coulisses, ne le niez pas ? — Mais non, je vous assure... Votre santé est bonne, ce soir, madame la comtesse ? — Oui, oui, bon pied, bon oeil... bonne langue surtout. Vous tombez bien. Je suis dans mon jour d'oeuvre-pie : ce que nous allons jaboter !... Tenez ! Mettez-vous là que je vous confesse. Puis, plus bas, elle ajouta : — Quelles nouvelles ? — Mais... Du krach ? — Non. Vous savez bien que je ne tripote pas... Que dit-on de ce canard du journal ? Je suis d'une mortelle inquiétude... Oh ! n'ayez peur, on n'en meurt pas !... Ce matin, dès patron-rninette, j'ai volé chez la maréchale... Elle ne savait rien !... Quant à tirer les vers du nez à Honorine, on aurait plutôt fait de les tirer à la Vénus de Milo... sans comparaison... La duchesse sortie avec ça !... J'y suis retournée trois fois... Couleur de renseignements à prendre... Oh ! J'étais d'une colère !... Rester ainsi toute une journée le bec dans l'eau, et dans de l'eau trouble encore !... Enfin, plaident-ils ? — Je ne le crois pas, répondit Varon-Bey. Pourquoi plaideraient-ils ? — Eh bien ! et cette scène avec la baronne... ? Sans compter les autres... — Bah ! la duchesse doit être habituée, depuis le temps... — Il paraît que non, puisqu'elle se rebiffe... Et ses dettes donc ! Il a des montagnes de dettes... — Le duc ?... Il en a toujours eu, comtesse. Cela fait partie du train, cela : on a des dettes comme on a des chevaux ! — Pauvre petite duchesse !... Hein ! les amies intimes !... Non, restez, ce n'est rien, c'est l'amiral... Est-ce que vous ne le trouvez pas tout bonnement effrayant, ce beau duc, avec ses maîtresses... par paire ?... Cependant je n'ai jamais ouï dire que... Elle finit bas sa phrase, puis reprit dans le plein de la voix : — Et vous ?... en votre double qualité d'oriental et de débauché ?... Non plus ? — Je plains du plus profond de mon coeur cette infortunée petite duchesse, intervint l'amiral. — Bravo ! Vous êtes toujours du côté des femmes, à ce qu'il paraît... Oh ! pas de la vôtre, entendons-nous. Vous préférez le ménage à longue portée... comme les canons... Avez-vous vu les boutons d'oreille de cette Préville ? C'est de l'obscénité !... Un cadeau du beau duc ? — Oui ! dit Varon-Bey ! Ci : trente-cinq mille francs à la vente Blanc. — Trente-cinq mille ! Peste !... Ah ! comme il n'est pas le fils de sa maman ! Pauvre Clémentine... elle, si... si peu... Et on prétend que les garçons tiennent de leur mère !... Encore une illusion qui tombe. Amiral, vous devriez bien mettre cela au prochain concours de l'Académie des Sciences : une pommade hygiénique contre la chute des... — Chut ! chut ! Un grand silence tomba : l'acte commençait. — Comtesse... ! fit Varon-Bey, qui saluait pour sortir. — Ah ! vous partez ? Bonsoir et merci. Quand me montrez-vous votre musée secret ? — Je suis à vos ordres... — Vous dites cela... Et puis si on vous prenait au mot... ! - Et, se penchant, elle lui souffla à l'oreille : — Vous êtes toujours amoureux de Chantal ? Il fit « oui » des paupières, soufflant très fort, et du sang lui monta aux oreilles. — Allons ! adieu et... bonne chance ! Il y eut un chassé-croisé dans la loge, où entrait un bel homme blond, la barbe en éventail. — Pstt !... Marquis ? La comtesse lui indiqua un fauteuil près d'elle, dans l'angle opposé à la scène. — Là ! Et ne causez pas trop fort : le paradis vous jetterait des oranges, tout marquis de Boisgelais que vous êtes. La marquise... ? — Va bien, madame, je vous remercie !... Vous savez qu'elle ne met jamais les pieds au théâtre. — Jamais ? Oh ! c'est sublime, une foi pareille. Et, à son tour, elle lui donna la question, longuement, à demi-mots entêtés. Lui se défendait avec de grands bras, des hochements de tête, parfois une main à plat sur son plastron, dans une pantomime cocasse de vertu outragée. — Enfin vous ne voulez rien dire ? Le duc est votre beau-frère : ça se comprend... Quoique pourtant dans les familles... ajouta-t-elle, avec un petit clignement qui soulignait des brouilles intestines. — Maintenant je vous permets de lorgner Préville... S'est-elle assez arrondie ! Vous la rappelez-vous dans le Caprice ? Elle était tout en côtes - comme le chemin du Paradis... Oh ! ce n'est pas de moi. C'est de Breux... Hein, de Breux ? — Parfaitement, dit celui-ci, sans entendre. C'était un joli brun, la moustache assassine, qui, assis derrière Mlle d'Andilly, d'une mine très froide, l'air en bois, lui contait des choses lestes. Celle-ci, tout en croquant des fruits frappés, riait à petits coups sous l'éventail. Comme il s'arrêtait au fin bord d'une plaisanterie plus risquée, elle l'encouragea : — Allons donc ! dites toujours ! Qu'est-ce que ça fait ? Moi, je suis si mal élevée ! De la scène des bribes de phrases montaient, dans un goutte à goutte de chantepleure, ponctuées de toux, de chuchoteries, de bravos grêles. — N'est-ce pas ? poursuivit la comtesse. Préville est très bien, très bien... Votre beau-frère a de la chance : il quitte un oeuf, on lui rend un boeuf, et gras encore... Elle joue presque à présent... À peine si elle zézaye un tout petit peu... Ubald prétend que c'est un Grand-Duc, là-bas, en Russie, qui lui a donné des leçons... à coups de pieds... Et il lui a enlevé ça... comme avec la main... Quel homme charmant que votre beau-frère ! Un grand coeur, trop grand même... un peu... omnibus : il met du monde jusque sur l'impériale... C'est égal, ils devraient bien arriver... J'en ai des palpitations. C'est agaçant, cette loge vide. Connaissez-vous le nom de cet acteur qui fait Dorante ? Demandez à de Breux : un confrère, il doit connaître... Mais oui, vous ne savez donc pas ? Ce petit, il va débuter au Gymnase. Une toquade... Sa mère est folle de chagrin. — Je crois que c'est Laroche, madame. — Avez-vous jamais rien vu de si crispant que cette loge vide ?... Ils le font exprès de ne pas venir... il est trop tard maintenant... Voulez-vous gager qu'ils ne viendront plus ?... Oh ! dites-moi donc comment s'appelle cette belle petite... là... au balcon... près de ce monsieur chauve... qui se mouche ! Belle petite ou grande laide, si vous aimez mieux !... Sabine m'a demandé son nom, tantôt, au Bois, et je n'ai pas su... C'est humiliant, vous comprenez, pour une mère... Réveillez donc l'amiral, il se croit à l'Académie... Quelle voix pointue, cette Jouassain ! J'ai les oreilles qui saignent... Là, quand je vous disais qu'ils viendraient, moi ! Il y eut un frémissement dans la salle. Le balcon se bougeait, lorgnant de côté, pendant que l'orchestre, lui, se retournait carrément. La petite duchesse de Varèse arrivait, en tulle mauve, sans un bijou, avec son amie, la baronne Simier, une blonde, royalement belle, habillée de satin feu et diamantée jusque-là. Derrière, au-dessus de la fine tête brune de la duchesse, la mâle et souriante figure du duc apparaissait, ses cheveux courts frisottants d'un noir bleu, sa moustache forte, retroussée d'un long pointu qui s'accrochait aux joues. De-ci de-là on se penchait dans les loges, la jumelle haut, guettant ses moindres gestes, ses battus de paupières aux intimes et son salut régence avec trois doigts. Vrai coup de fouet que cette arrivée, qui ressuscitait la salle morte. Cependant il y avait de la déception dans les regards. Pur racontar, alors, cet article du Moustique ? Tant pis ! L'histoire était charmante, qui disait que, la veille, à son « cinq heures », la duchesse de Varèse avait ni plus ni moins fait jeter dehors son amie, après explication de vive... main ; on parlait de pierreries achetées à une vente fameuse et offertes par le duc à sa maîtresse avec le bordereau acquitté d'une forte différence de Bourse. D'où scandale et instance en séparation. Et voici qu'ils venaient ensemble au spectacle. Tard, c'est vrai. À peine pour le dernier acte : et la duchesse était pâle et la baronne rayonnait... Préville enrageait sur la scène : quoi ! ensemble, la femme et la maîtresse ? Elle augurait mieux de cet article de journal. Un peu son oeuvre, en effet, ce cancan du Moustique, où la comédienne comptait à tout le moins un amant. Mise en goût par le renouveau de passion du « beau duc » - une passion qui valait une mine d'or -, le partage de cette mine taquinait tous ses principes d'économie bourgeoise, et elle l'eût souhaité à elle - sans baronne. Quoi de mieux pour cela que de jeter du drame dans le ménage ? Et rien : pas le plus petit éclat ! Mais quelle femme était-ce donc que cette duchesse ? Une des premières, elle avait aperçu le duc, l'avait salué d'un clin d'oeil, et, sans comprendre, elle épluchait ses rivales, tout en distillant ses répliques. Pas un effet ne portait. Araminte ? Dorante ? Marton ? Qui s'en souciait ? La duchesse de Varèse, à la bonne heure ! Et le balcon, les loges, l'orchestre, de potiner à qui mieux sur l'extraordinaire de la chose, absence de parures chez la femme, pluie de diamants chez les maîtresses et si parfaite harmonie entre deux. - Quelques-uns guettaient un éclat. De loin en loin, une phrase du rôle, perfidement accentuée, était soulignée d'un murmure. Et à chaque fois on lorgnait la duchesse, immobile et sereine dans son beau calme de statue. ... On commençait à partir. Juste dans le plein d'une tirade à passion, le « numéro 36 ! » appelé fort d'un vestiaire, excita un fou rire dans la salle. Et ce fut un sauve-qui-peut. Dehors on se hâtait, curieux d'entrevoir le duc à la sortie, flanqué de « ses femmes ». Des couples se massèrent en haut sur l'escalier, tandis que d'autres s'échelonnaient jusqu'au vestibule. Soudain, sur une toux en signal, on se rangea, faisant la haie : c'étaient eux. Le duc d'abord, superbe, dans sa belle prestance d'ex-Cent-Gardes, le collet de loutre de sa pelisse largement rabattu aux épaules, donnant le bras à la baronne Simier ; la duchesse suivait, avec le général Salmon, petite et frêle, mais très crâne sous le feu de tous ces regards allumés. On se taisait. Alors quelqu'un se précipita, demi-prosterné, soufflant des : — Madame la duchesse... ! Madame la baronne... ! Mon cher duc... ! C'était Varon-Bey. — Bonsoir... bonsoir, mon cher ! fit le duc, bon garçon toujours, mais souriant de haut, sans s'arrêter. Le Bey, lui, s'accrochait à ses mains. Oh ! comme il les serrait, ces chères mains aristocratiques ! - Elles étaient vides cependant. Ils passèrent enfin, salués très bas presque à chaque marche : connaissances de cercle, de rue ou de boudoir, très jalouses de ce fameux coup de chapeau du général Jarry, duc de Varèse, qui suffisait à vous sacrer Tout-Paris. Au fond, dans le petit vestibule battu par le vent des doubles portes, la comtesse d'Andilly et sa fille, emmitouflées, attendaient leur voiture, tenant à elles seules une banquette. — Eh ! Mon cher François, bonsoir ! s'écria-t-elle, sitôt qu'elle aperçut le duc. Ça va bien, ma belle ? Elle tendit la main à la baronne. Puis, venant à la duchesse : — Bonsoir, mignonne. Les enfants se portent bien ? Chantal ? François ? Toute la maisonnée ?... Que je vous explique pourquoi je vous ai relancée trois fois chez vous aujourd'hui... C'était pour un renseignement... un... petit valet de pied... qui a été chez vous... Mais c'est inutile, j'ai trouvé mon affaire... Dieu ! êtes-vous arrivés assez tard !... On n'avait d'yeux que pour votre loge. — J'avais un peu de migraine... commença la duchesse. — Ah ! la migraine... seulement ? Pauvre petite !... C'est passé, hein ? Préville faisait un nez ! Dame ! Débarquer de Russie, pour jouer devant la mer de glace... N'est-ce pas ? comme elle est engraissée ? ajouta-t-elle, en se tournant vers le duc. Je ne l'aurais pas reconnue... et vous ? — Je vous confie ces dames, dit-il sans répondre. Les gens sont en retard, ou nous en avance, je ne sais pas. Il sortit, héla un gavroche : — Appelle le cocher Pierre de la rue Barbet de Jouy, et Godefroy de la rue de Grenelle ! Il alluma une cigarette et se mit à arpenter la galerie, où des hommes engoncés se tenaient droits, montant la garde devant la porte des artistes. Un grand bruit d'eau venait de la chaussée, fouettée par une subite averse : et c'était dans la nuit une galopade d'ombres agrandies de parapluies énormes, un roulis de voitures, des lumières qui filaient, des cris, des portières claquées. Puis, comme les valets de pied accouraient, le caoutchouc ruisselant, le pardessus troussé comme une robe, il rentra. — Vous savez, mon cher ! fit la comtesse d'Andilly en se levant, si mes chevaux ont une fluxion de poitrine, je vous enverrai la note, comptez-y !... Adieu ! adieu ! Embrassez votre maman pour moi !... Vrai ? Vous ne voulez pas que je vous reconduise, amiral ? Vous allez fondre, je vous préviens !... Viens-tu, Sabine ? Il doit être une heure indue. Elles traversèrent le trottoir, dans une envolée de pelisses et de mantilles. — Bonne nuit, ma chérie ! dit la baronne, qui montait en voiture, avec un joli merci des yeux à son amant qui l'aidait. — Bonne nuit ! répliqua la duchesse. - Elle la baisa au front par la portière. - Couvre-toi bien ! Et Ronserolles, qui s'en allait à pied avec l'amiral, se haussa pour lui jeter dans l'oreille : — Hein ? Elle est roide ! Les voilà qui se bécotent à présent !... Qu'est-ce qu'il chantait donc alors, cet idiot de journal ? I - Un mardi aux Français ... On claqua des mains : le rideau tombait, prenant des temps, comme si, lui aussi, il eût été sociétaire. Et l'orchestre se rua à la queue leu leu des couloirs. Seuls, des vieux à calottes demeuraient, des étrangers, en costumes de voyage, qui, debout, le nez en l'air, lorgnaient les allégories peintes du plafond. Les beaux, les belles au théâtre dormant, se secouaient, cherchaient leur monde, puis, après un petit signe aux intimes, une oeillade à l'unique loge vide aux premières, presque vis-à-vis l'avant-scène d'Andilly, se remettaient à caqueter, même à coqueter quelquefois. Aux passages du balcon, pris d'assaut, les jumelles braquées tiraient à feux plongeants dans les baignoires : des portes battaient dans le pronenoir, plein d'allées, de venues, d'hommes en fracs, les mains aux poches, les coudes en dehors comme des anses. Et, parmi la bourdonnante symphonie des parlottes, le cri des marchands de programmes détonnait. L'air sévère, l'huissier du foyer des artistes venait de se rasseoir, après une courbette, lorsque quelqu'un, qui s'approchait, le jeta debout, très humble, l'échine ployée, et un petit jeune homme, blond fade, prétentieusement étriqué dans sa mise, la moustache poisseuse troussée brin par brin à l'antique, demanda de son peu de voix : — Le duc est là ? — Monsieur le général Jarry, duc de Varèse ? fit l'huissier, détachant ses mots. Non, monsieur le vicomte. — Ah ! monsieur de Ronserolles, vous allez pouvoir me dire... Le blondin se retourna : — Tiens ! cher, bonsoir ! - Puis, ayant chaussé son binocle : « Pardon, ah ! pardon, amiral, je vous prenais pour... » Et il aventura sa main nue comme à regret entre les larges doigts spatulés d'un grand homme solennel et grisonnant, sans moustache, les favoris en brosse, une rosette rouge au revers de l'habit. — Madame de Quéroignes va bien ? ajouta le vicomte. — Mais oui, merci !... C'est-à-dire non : toujours bien souffrante, vous savez ? Cette année, on l'a envoyée à Cannes... C'est pénible... très pénible... Je ne puis pas l'accompagner, moi, avec mes travaux, mon Institut. Et ce cher duc ?... Avez-vous des nouvelles ? — Des nouvelles ?... Mais, j'allais vous en demander, des nouvelles. Hein ? quel potin ! Vous avez lu, ce matin, dans Le Moustique ? « La main droite et la main gauche d'un de nos plus jeunes et plus brillants stratèges (stratêgos)... etc., etc. » - C'est limpide ? — Mais oui, il paraîtrait que... quoique... cependant... Et qui est-ce, la... « main gauche » ? — Comment ! Qui est-ce ?... Vous voulez me faire poser !... Non ?... Votre parole ?... C'est beau, l'innocence !... Hé ! Tout Paris connaît la baronne Simier, amiral ! — En vérité ?... Madame la baronne Simier ? Celle... qui s'occupe de bonnes oeuvres ? Une blonde... superbe, n'est-il pas vrai, que j'ai eu l'honneur de rencontrer chez madame la duchesse de Varèse... son amie... je crois ? — Amie de pension, parfaitement... à tu, à toi ! Et il faut que la duchesse soit myope comme... elle est... pour n'avoir rien vu... C'est le secret de polichinelle. — Ah ! bah ! vraiment ? de... polichinelle ?... Mais cette scène, dont parle le journal, ces... ? — Ces calottes de main droite à main gauche ?... Dame ! Je... ne les ai pas reçues. — J'ai peine à admettre, pour ma part, qu'une personne aussi comme il faut que la duchesse ait pu se laisser emporter à... de pareilles extrémités. Alors ce serait à la suite de ce... drame domestique, que la duchesse aurait déposé une demande en séparation ? — D'après Le Moustique, oui !... Moi, je ne sais rien, dit Ronserolles. Pas faute d'avoir couru !... Tel que vous me voyez, amiral, j'ai fait mes quatre cercles avant de venir, ce soir... Inutile de chercher la quadrature. La voilà, la quadrature ! Eurêka ! Je vous autorise à en instruire l'Académie des Sciences... Savez-vous ce qu'ils m'ont répondu au cercle ? « Tiens ! à propos ! le duc ! C'est vrai qu'il plaide en séparation ?... » Voilà pourtant comme ils sont renseignés, ces crétins-là !... J'entrais au foyer... Mais zut ! Du moment que le duc n'y est pas ! Pour me trouver avec son hippopotame de Préville... — Ah ! est-ce que... ? — Oui ! il n'a pas encore assez de la baronne... sans compter les passades : il vient de se recoller avec Préville, retour de Russie... Oh ! pour la pose seulement ; il casque, mais il ne couche pas... D'abord il n'y aurait pas la place : avec une poitrine pareille !... Une poitrine pour six, boum !... C'est la rédaction du Moustique qui couche... en se fractionnant... à tour de rôle ?... Tiens ! Mais j'y pense ! Est-ce que... ? - Voulez-vous venir par là, amiral ?... Nous serons peut-être moins carambolés qu'ici. Le vicomte Ubald de Ronserolles passa son bras sous celui de M. de Quéroignes, et l'entraîna dans la galerie. — Merci, non ! dit-il à l'amiral, qui lui tendait son étui à cigarettes. Cristi ! Vous voulez sortir sur le balcon ?... Il fait un froid de chien, vous savez ! — Oh ! dans le cas où vous craignez... ! Vraiment, vous ne fumez pas ?... Est-ce que vous auriez les bronches... ? — Oui, les bronches, un peu... — Comme madame de Quéroignes. Elle aussi, ce sont les bronches ! soupira l'amiral. Vous n'avez jamais essayé de Cannes ?... C'est très bon, je vous assure !... Vous devriez essayer... Madame de Quéroignes serait ravie de... Pour en revenir au duc, on assure qu'il est très... gêné... depuis le krach... — Gêné, le duc ? Oh ! non !... C'est ratissé qu'il est, et raide ! repartit Ronserolles, en se rapprochant de la grande cheminée, où des charbons s'écroulaient dans un poudroiement d'étincelles. Mais pas la faute du krach ! La baronne avait de l'Union, elle ; lui pas, allez ! Il n'a même plus d'Union, le beau duc. Dame ! au train dont il va ! En couvrant d'or... Cristi ! Que ce feu est chaud !... En couvrant d'or les femmes ! Ah ! j'en sais long... Mais vous, amiral, vos travaux ? Ça va toujours ?... J'ai aperçu quelque chose de vous dans la Revue... Je n'ai pas lu, parce que je ne lis jamais ces choses-là... c'est trop fort !... La marine cochinchinoise, hein ?... Il était question de sirènes, là-dedans ? — De trirèmes, permettez, de trirèmes... hum !... carthaginoises... ! Alors c'est votre idée que le duc... ? Sa mère est fort riche cependant ? — La maréchale ?... Je vous crois ! Mais raide à la détente, elle, oh ! bigre !... J'ai l'oeil, moi, voyez-vous... ! Un pari qu'il bazarde sa galerie et tout avant six mois ?... Je tiens mon Velasquez ! Un Velasquez épatant, que je guigne depuis que le duc l'a acheté à la vente d'Albe... Ah ! pardon, amiral, Machin qui passe là !... Il sait peut-être quelque chose, lui... Et, sa canne sous le bras, le vicomte de Ronserolles s'élança dans le couloir. On commençait à rentrer : l'escalier s'emplissait d'un flot de monde. En faction, devant la porte des artistes, l'huissier sommeillait sur sa chaise. — Dites donc, mon ami, vous n'auriez pas vu par hasard le duc de Varèse ? fit une voix bourrue derrière lui. Il allait se mettre droit, quand, tordant son cou maigre, il se trouva nez à nez avec un petit homme sec, rouge de peau, blanc de moustache et de cheveux, sanglé dans une redingote montante. Alors, sans achever le mouvement pour cette figure quelconque, il répéta : — Mon-sieur le gé-né-ral Jar-ry, duc de Va-rèse ? — Oui, je vous dis, le général de Varèse... Je suis le général Salmon, son parrain, le général de division d'artillerie en retraite Salmon... de Metz... sénateur... ancien ministre... Ça vous est égal ?... Je comprends ça ! Enfin, l'avez-vous vu, sacredié ?... Oui ? Non ?... Non ?... Eh bien ! On répond non, voilà ! Est-ce que je vous demande une conférence, moi ? Et, sur un contre-dégagé de sa canne, le général furieux fit demi-tour par principes, et disparut, sacrant, dans le promenoir, tandis que l'huissier, perplexe, songeait : — Mais qu'est-ce qu'ils ont donc tous, ce soir, après monsieur le général duc ? — Auguste, le duc est-il arrivé ? dit quelqu'un. L'huissier se leva, cette fois, devant un gros homme roux, à mine de quaker, dont les yeux pochés, la bouche largement fendue, surmontée d'un nez rouge en bec d'aigle qui saignait comme une plaie dans la pâleur farineuse et glabre du visage, étaient bien connus de « ces dames ». Et ce fut avec son sourire des grands jours qu'il répondit : — Non, monsieur Varon-Bey, pas encore... — Ah ! — Monsieur Varon-Bey a vu dans la salle ? Mais, sans répondre, anhélant et soucieux, le gros homme regagnait le foyer du public, où tintait la sonnette d'entracte. Il tourna dans le couloir, et, arrivé au bout, fit un signe à l'ouvreuse, qui courut lui ouvrir l'avant-scène. Un coin tiède et parfumé, ce fond de loge, dans le demi-jour opalin de ses globes, plein de rires, de jacasseries, de frous-frous. Pas d'autres femmes que la comtesse d'Andilly - pimpante vieille, en robe puce, et des diamants partout, une dentelle jetée sur ses cheveux blancs à la diable -, et sa fille, Mlle Sabine, une brune, en rose, décolletée à outrance, l'air d'un garçon avec sa petite tête falote, ébouriffée à la Titus, toutes deux noyées parmi une douzaine d'habits noirs. - La comtesse avait toujours eu un joli faible pour les hommes, ses maris exceptés, comme de juste : pauvres gens, auxquels elle avait fait voir du pays, le premier en date, un marin, malade à la mer, et qui s'y était vu à vie condamné, le second, un maniaque, de l'Académie des Inscriptions, mort très avant dans l'intimité des momies. Veuve, et l'âge venu, qui lui commandait la sagesse, elle se consolait en donnant à dîner et plus encore à bavarder dans son hôtel de la rue de Varennes, avec un parfait dessouci des vingt-huit ans de Mlle Sabine, qu'elle croyait fille du maniaque, sans en être plus sûre que cela. Aussi loin qu'elle aperçut Varon-Bey, elle battit des mains, faisant l'enfant. — Ubald, dit-elle au vicomte de Ronserolles, son neveu, assis près d'elle sur le divan, vite une place au plus vertueux des amis !... C'est ça qui est bien de penser aux vieux débris !... Vous venez purger votre purgatoire, cher monsieur ? C'est comme cela qu'on gagne le ciel... Parions que vous avez commencé par l'enfer !... Vous arrivez des coulisses, ne le niez pas ? — Mais non, je vous assure... Votre santé est bonne, ce soir, madame la comtesse ? — Oui, oui, bon pied, bon oeil... bonne langue surtout. Vous tombez bien. Je suis dans mon jour d'oeuvre-pie : ce que nous allons jaboter !... Tenez ! Mettez-vous là que je vous confesse. Puis, plus bas, elle ajouta : — Quelles nouvelles ? — Mais... Du krach ? — Non. Vous savez bien que je ne tripote pas... Que dit-on de ce canard du journal ? Je suis d'une mortelle inquiétude... Oh ! n'ayez peur, on n'en meurt pas !... Ce matin, dès patron-rninette, j'ai volé chez la maréchale... Elle ne savait rien !... Quant à tirer les vers du nez à Honorine, on aurait plutôt fait de les tirer à la Vénus de Milo... sans comparaison... La duchesse sortie avec ça !... J'y suis retournée trois fois... Couleur de renseignements à prendre... Oh ! J'étais d'une colère !... Rester ainsi toute une journée le bec dans l'eau, et dans de l'eau trouble encore !... Enfin, plaident-ils ? — Je ne le crois pas, répondit Varon-Bey. Pourquoi plaideraient-ils ? — Eh bien ! et cette scène avec la baronne... ? Sans compter les autres... — Bah ! la duchesse doit être habituée, depuis le temps... — Il paraît que non, puisqu'elle se rebiffe... Et ses dettes donc ! Il a des montagnes de dettes... — Le duc ?... Il en a toujours eu, comtesse. Cela fait partie du train, cela : on a des dettes comme on a des chevaux ! — Pauvre petite duchesse !... Hein ! les amies intimes !... Non, restez, ce n'est rien, c'est l'amiral... Est-ce que vous ne le trouvez pas tout bonnement effrayant, ce beau duc, avec ses maîtresses... par paire ?... Cependant je n'ai jamais ouï dire que... Elle finit bas sa phrase, puis reprit dans le plein de la voix : — Et vous ?... en votre double qualité d'oriental et de débauché ?... Non plus ? — Je plains du plus profond de mon coeur cette infortunée petite duchesse, intervint l'amiral. — Bravo ! Vous êtes toujours du côté des femmes, à ce qu'il paraît... Oh ! pas de la vôtre, entendons-nous. Vous préférez le ménage à longue portée... comme les canons... Avez-vous vu les boutons d'oreille de cette Préville ? C'est de l'obscénité !... Un cadeau du beau duc ? — Oui ! dit Varon-Bey ! Ci : trente-cinq mille francs à la vente Blanc. — Trente-cinq mille ! Peste !... Ah ! comme il n'est pas le fils de sa maman ! Pauvre Clémentine... elle, si... si peu... Et on prétend que les garçons tiennent de leur mère !... Encore une illusion qui tombe. Amiral, vous devriez bien mettre cela au prochain concours de l'Académie des Sciences : une pommade hygiénique contre la chute des... — Chut ! chut ! Un grand silence tomba : l'acte commençait. — Comtesse... ! fit Varon-Bey, qui saluait pour sortir. — Ah ! vous partez ? Bonsoir et merci. Quand me montrez-vous votre musée secret ? — Je suis à vos ordres... — Vous dites cela... Et puis si on vous prenait au mot... ! - Et, se penchant, elle lui souffla à l'oreille : — Vous êtes toujours amoureux de Chantal ? Il fit « oui » des paupières, soufflant très fort, et du sang lui monta aux oreilles. — Allons ! adieu et... bonne chance ! Il y eut un chassé-croisé dans la loge, où entrait un bel homme blond, la barbe en éventail. — Pstt !... Marquis ? La comtesse lui indiqua un fauteuil près d'elle, dans l'angle opposé à la scène. — Là ! Et ne causez pas trop fort : le paradis vous jetterait des oranges, tout marquis de Boisgelais que vous êtes. La marquise... ? — Va bien, madame, je vous remercie !... Vous savez qu'elle ne met jamais les pieds au théâtre. — Jamais ? Oh ! c'est sublime, une foi pareille. Et, à son tour, elle lui donna la question, longuement, à demi-mots entêtés. Lui se défendait avec de grands bras, des hochements de tête, parfois une main à plat sur son plastron, dans une pantomime cocasse de vertu outragée. — Enfin vous ne voulez rien dire ? Le duc est votre beau-frère : ça se comprend... Quoique pourtant dans les familles... ajouta-t-elle, avec un petit clignement qui soulignait des brouilles intestines. — Maintenant je vous permets de lorgner Préville... S'est-elle assez arrondie ! Vous la rappelez-vous dans le Caprice ? Elle était tout en côtes - comme le chemin du Paradis... Oh ! ce n'est pas de moi. C'est de Breux... Hein, de Breux ? — Parfaitement, dit celui-ci, sans entendre. C'était un joli brun, la moustache assassine, qui, assis derrière Mlle d'Andilly, d'une mine très froide, l'air en bois, lui contait des choses lestes. Celle-ci, tout en croquant des fruits frappés, riait à petits coups sous l'éventail. Comme il s'arrêtait au fin bord d'une plaisanterie plus risquée, elle l'encouragea : — Allons donc ! dites toujours ! Qu'est-ce que ça fait ? Moi, je suis si mal élevée ! De la scène des bribes de phrases montaient, dans un goutte à goutte de chantepleure, ponctuées de toux, de chuchoteries, de bravos grêles. — N'est-ce pas ? poursuivit la comtesse. Préville est très bien, très bien... Votre beau-frère a de la chance : il quitte un oeuf, on lui rend un boeuf, et gras encore... Elle joue presque à présent... À peine si elle zézaye un tout petit peu... Ubald prétend que c'est un Grand-Duc, là-bas, en Russie, qui lui a donné des leçons... à coups de pieds... Et il lui a enlevé ça... comme avec la main... Quel homme charmant que votre beau-frère ! Un grand coeur, trop grand même... un peu... omnibus : il met du monde jusque sur l'impériale... C'est égal, ils devraient bien arriver... J'en ai des palpitations. C'est agaçant, cette loge vide. Connaissez-vous le nom de cet acteur qui fait Dorante ? Demandez à de Breux : un confrère, il doit connaître... Mais oui, vous ne savez donc pas ? Ce petit, il va débuter au Gymnase. Une toquade... Sa mère est folle de chagrin. — Je crois que c'est Laroche, madame. — Avez-vous jamais rien vu de si crispant que cette loge vide ?... Ils le font exprès de ne pas venir... il est trop tard maintenant... Voulez-vous gager qu'ils ne viendront plus ?... Oh ! dites-moi donc comment s'appelle cette belle petite... là... au balcon... près de ce monsieur chauve... qui se mouche ! Belle petite ou grande laide, si vous aimez mieux !... Sabine m'a demandé son nom, tantôt, au Bois, et je n'ai pas su... C'est humiliant, vous comprenez, pour une mère... Réveillez donc l'amiral, il se croit à l'Académie... Quelle voix pointue, cette Jouassain ! J'ai les oreilles qui saignent... Là, quand je vous disais qu'ils viendraient, moi ! Il y eut un frémissement dans la salle. Le balcon se bougeait, lorgnant de côté, pendant que l'orchestre, lui, se retournait carrément. La petite duchesse de Varèse arrivait, en tulle mauve, sans un bijou, avec son amie, la baronne Simier, une blonde, royalement belle, habillée de satin feu et diamantée jusque-là. Derrière, au-dessus de la fine tête brune de la duchesse, la mâle et souriante figure du duc apparaissait, ses cheveux courts frisottants d'un noir bleu, sa moustache forte, retroussée d'un long pointu qui s'accrochait aux joues. De-ci de-là on se penchait dans les loges, la jumelle haut, guettant ses moindres gestes, ses battus de paupières aux intimes et son salut régence avec trois doigts. Vrai coup de fouet que cette arrivée, qui ressuscitait la salle morte. Cependant il y avait de la déception dans les regards. Pur racontar, alors, cet article du Moustique ? Tant pis ! L'histoire était charmante, qui disait que, la veille, à son « cinq heures », la duchesse de Varèse avait ni plus ni moins fait jeter dehors son amie, après explication de vive... main ; on parlait de pierreries achetées à une vente fameuse et offertes par le duc à sa maîtresse avec le bordereau acquitté d'une forte différence de Bourse. D'où scandale et instance en séparation. Et voici qu'ils venaient ensemble au spectacle. Tard, c'est vrai. À peine pour le dernier acte : et la duchesse était pâle et la baronne rayonnait... Préville enrageait sur la scène : quoi ! ensemble, la femme et la maîtresse ? Elle augurait mieux de cet article de journal. Un peu son oeuvre, en effet, ce cancan du Moustique, où la comédienne comptait à tout le moins un amant. Mise en goût par le renouveau de passion du « beau duc » - une passion qui valait une mine d'or -, le partage de cette mine taquinait tous ses principes d'économie bourgeoise, et elle l'eût souhaité à elle - sans baronne. Quoi de mieux pour cela que de jeter du drame dans le ménage ? Et rien : pas le plus petit éclat ! Mais quelle femme était-ce donc que cette duchesse ? Une des premières, elle avait aperçu le duc, l'avait salué d'un clin d'oeil, et, sans comprendre, elle épluchait ses rivales, tout en distillant ses répliques. Pas un effet ne portait. Araminte ? Dorante ? Marton ? Qui s'en souciait ? La duchesse de Varèse, à la bonne heure ! Et le balcon, les loges, l'orchestre, de potiner à qui mieux sur l'extraordinaire de la chose, absence de parures chez la femme, pluie de diamants chez les maîtresses et si parfaite harmonie entre deux. - Quelques-uns guettaient un éclat. De loin en loin, une phrase du rôle, perfidement accentuée, était soulignée d'un murmure. Et à chaque fois on lorgnait la duchesse, immobile et sereine dans son beau calme de statue. ... On commençait à partir. Juste dans le plein d'une tirade à passion, le « numéro 36 ! » appelé fort d'un vestiaire, excita un fou rire dans la salle. Et ce fut un sauve-qui-peut. Dehors on se hâtait, curieux d'entrevoir le duc à la sortie, flanqué de « ses femmes ». Des couples se massèrent en haut sur l'escalier, tandis que d'autres s'échelonnaient jusqu'au vestibule. Soudain, sur une toux en signal, on se rangea, faisant la haie : c'étaient eux. Le duc d'abord, superbe, dans sa belle prestance d'ex-Cent-Gardes, le collet de loutre de sa pelisse largement rabattu aux épaules, donnant le bras à la baronne Simier ; la duchesse suivait, avec le général Salmon, petite et frêle, mais très crâne sous le feu de tous ces regards allumés. On se taisait. Alors quelqu'un se précipita, demi-prosterné, soufflant des : — Madame la duchesse... ! Madame la baronne... ! Mon cher duc... ! C'était Varon-Bey. — Bonsoir... bonsoir, mon cher ! fit le duc, bon garçon toujours, mais souriant de haut, sans s'arrêter. Le Bey, lui, s'accrochait à ses mains. Oh ! comme il les serrait, ces chères mains aristocratiques ! - Elles étaient vides cependant. Ils passèrent enfin, salués très bas presque à chaque marche : connaissances de cercle, de rue ou de boudoir, très jalouses de ce fameux coup de chapeau du général Jarry, duc de Varèse, qui suffisait à vous sacrer Tout-Paris. Au fond, dans le petit vestibule battu par le vent des doubles portes, la comtesse d'Andilly et sa fille, emmitouflées, attendaient leur voiture, tenant à elles seules une banquette. — Eh ! Mon cher François, bonsoir ! s'écria-t-elle, sitôt qu'elle aperçut le duc. Ça va bien, ma belle ? Elle tendit la main à la baronne. Puis, venant à la duchesse : — Bonsoir, mignonne. Les enfants se portent bien ? Chantal ? François ? Toute la maisonnée ?... Que je vous explique pourquoi je vous ai relancée trois fois chez vous aujourd'hui... C'était pour un renseignement... un... petit valet de pied... qui a été chez vous... Mais c'est inutile, j'ai trouvé mon affaire... Dieu ! êtes-vous arrivés assez tard !... On n'avait d'yeux que pour votre loge. — J'avais un peu de migraine... commença la duchesse. — Ah ! la migraine... seulement ? Pauvre petite !... C'est passé, hein ? Préville faisait un nez ! Dame ! Débarquer de Russie, pour jouer devant la mer de glace... N'est-ce pas ? comme elle est engraissée ? ajouta-t-elle, en se tournant vers le duc. Je ne l'aurais pas reconnue... et vous ? — Je vous confie ces dames, dit-il sans répondre. Les gens sont en retard, ou nous en avance, je ne sais pas. Il sortit, héla un gavroche : — Appelle le cocher Pierre de la rue Barbet de Jouy, et Godefroy de la rue de Grenelle ! Il alluma une cigarette et se mit à arpenter la galerie, où des hommes engoncés se tenaient droits, montant la garde devant la porte des artistes. Un grand bruit d'eau venait de la chaussée, fouettée par une subite averse : et c'était dans la nuit une galopade d'ombres agrandies de parapluies énormes, un roulis de voitures, des lumières qui filaient, des cris, des portières claquées. Puis, comme les valets de pied accouraient, le caoutchouc ruisselant, le pardessus troussé comme une robe, il rentra. — Vous savez, mon cher ! fit la comtesse d'Andilly en se levant, si mes chevaux ont une fluxion de poitrine, je vous enverrai la note, comptez-y !... Adieu ! adieu ! Embrassez votre maman pour moi !... Vrai ? Vous ne voulez pas que je vous reconduise, amiral ? Vous allez fondre, je vous préviens !... Viens-tu, Sabine ? Il doit être une heure indue. Elles traversèrent le trottoir, dans une envolée de pelisses et de mantilles. — Bonne nuit, ma chérie ! dit la baronne, qui montait en voiture, avec un joli merci des yeux à son amant qui l'aidait. — Bonne nuit ! répliqua la duchesse. - Elle la baisa au front par la portière. - Couvre-toi bien ! Et Ronserolles, qui s'en allait à pied avec l'amiral, se haussa pour lui jeter dans l'oreille : — Hein ? Elle est roide ! Les voilà qui se bécotent à présent !... Qu'est-ce qu'il chantait donc alors, cet idiot de journal ? I - Un mardi aux Français ... On claqua des mains : le rideau tombait, prenant des temps, comme si, lui aussi, il eût été sociétaire. Et l'orchestre se rua à la queue leu leu des couloirs. Seuls, des vieux à calottes demeuraient, des étrangers, en costumes de voyage, qui, debout, le nez en l'air, lorgnaient les allégories peintes du plafond. Les beaux, les belles au théâtre dormant, se secouaient, cherchaient leur monde, puis, après un petit signe aux intimes, une oeillade à l'unique loge vide aux premières, presque vis-à-vis l'avant-scène d'Andilly, se remettaient à caqueter, même à coqueter quelquefois. Aux passages du balcon, pris d'assaut, les jumelles braquées tiraient à feux plongeants dans les baignoires : des portes battaient dans le pronenoir, plein d'allées, de venues, d'hommes en fracs, les mains aux poches, les coudes en dehors comme des anses. Et, parmi la bourdonnante symphonie des parlottes, le cri des marchands de programmes détonnait. L'air sévère, l'huissier du foyer des artistes venait de se rasseoir, après une courbette, lorsque quelqu'un, qui s'approchait, le jeta debout, très humble, l'échine ployée, et un petit jeune homme, blond fade, prétentieusement étriqué dans sa mise, la moustache poisseuse troussée brin par brin à l'antique, demanda de son peu de voix : — Le duc est là ? — Monsieur le général Jarry, duc de Varèse ? fit l'huissier, détachant ses mots. Non, monsieur le vicomte. — Ah ! monsieur de Ronserolles, vous allez pouvoir me dire... Le blondin se retourna : — Tiens ! cher, bonsoir ! - Puis, ayant chaussé son binocle : « Pardon, ah ! pardon, amiral, je vous prenais pour... » Et il aventura sa main nue comme à regret entre les larges doigts spatulés d'un grand homme solennel et grisonnant, sans moustache, les favoris en brosse, une rosette rouge au revers de l'habit. — Madame de Quéroignes va bien ? ajouta le vicomte. — Mais oui, merci !... C'est-à-dire non : toujours bien souffrante, vous savez ? Cette année, on l'a envoyée à Cannes... C'est pénible... très pénible... Je ne puis pas l'accompagner, moi, avec mes travaux, mon Institut. Et ce cher duc ?... Avez-vous des nouvelles ? — Des nouvelles ?... Mais, j'allais vous en demander, des nouvelles. Hein ? quel potin ! Vous avez lu, ce matin, dans Le Moustique ? « La main droite et la main gauche d'un de nos plus jeunes et plus brillants stratèges (stratêgos)... etc., etc. » - C'est limpide ? — Mais oui, il paraîtrait que... quoique... cependant... Et qui est-ce, la... « main gauche » ? — Comment ! Qui est-ce ?... Vous voulez me faire poser !... Non ?... Votre parole ?... C'est beau, l'innocence !... Hé ! Tout Paris connaît la baronne Simier, amiral ! — En vérité ?... Madame la baronne Simier ? Celle... qui s'occupe de bonnes oeuvres ? Une blonde... superbe, n'est-il pas vrai, que j'ai eu l'honneur de rencontrer chez madame la duchesse de Varèse... son amie... je crois ? — Amie de pension, parfaitement... à tu, à toi ! Et il faut que la duchesse soit myope comme... elle est... pour n'avoir rien vu... C'est le secret de polichinelle. — Ah ! bah ! vraiment ? de... polichinelle ?... Mais cette scène, dont parle le journal, ces... ? — Ces calottes de main droite à main gauche ?... Dame ! Je... ne les ai pas reçues. — J'ai peine à admettre, pour ma part, qu'une personne aussi comme il faut que la duchesse ait pu se laisser emporter à... de pareilles extrémités. Alors ce serait à la suite de ce... drame domestique, que la duchesse aurait déposé une demande en séparation ? — D'après Le Moustique, oui !... Moi, je ne sais rien, dit Ronserolles. Pas faute d'avoir couru !... Tel que vous me voyez, amiral, j'ai fait mes quatre cercles avant de venir, ce soir... Inutile de chercher la quadrature. La voilà, la quadrature ! Eurêka ! Je vous autorise à en instruire l'Académie des Sciences... Savez-vous ce qu'ils m'ont répondu au cercle ? « Tiens ! à propos ! le duc ! C'est vrai qu'il plaide en séparation ?... » Voilà pourtant comme ils sont renseignés, ces crétins-là !... J'entrais au foyer... Mais zut ! Du moment que le duc n'y est pas ! Pour me trouver avec son hippopotame de Préville... — Ah ! est-ce que... ? — Oui ! il n'a pas encore assez de la baronne... sans compter les passades : il vient de se recoller avec Préville, retour de Russie... Oh ! pour la pose seulement ; il casque, mais il ne couche pas... D'abord il n'y aurait pas la place : avec une poitrine pareille !... Une poitrine pour six, boum !... C'est la rédaction du Moustique qui couche... en se fractionnant... à tour de rôle ?... Tiens ! Mais j'y pense ! Est-ce que... ? - Voulez-vous venir par là, amiral ?... Nous serons peut-être moins carambolés qu'ici. Le vicomte Ubald de Ronserolles passa son bras sous celui de M. de Quéroignes, et l'entraîna dans la galerie. — Merci, non ! dit-il à l'amiral, qui lui tendait son étui à cigarettes. Cristi ! Vous voulez sortir sur le balcon ?... Il fait un froid de chien, vous savez ! — Oh ! dans le cas où vous craignez... ! Vraiment, vous ne fumez pas ?... Est-ce que vous auriez les bronches... ? — Oui, les bronches, un peu... — Comme madame de Quéroignes. Elle aussi, ce sont les bronches ! soupira l'amiral. Vous n'avez jamais essayé de Cannes ?... C'est très bon, je vous assure !... Vous devriez essayer... Madame de Quéroignes serait ravie de... Pour en revenir au duc, on assure qu'il est très... gêné... depuis le krach... — Gêné, le duc ? Oh ! non !... C'est ratissé qu'il est, et raide ! repartit Ronserolles, en se rapprochant de la grande cheminée, où des charbons s'écroulaient dans un poudroiement d'étincelles. Mais pas la faute du krach ! La baronne avait de l'Union, elle ; lui pas, allez ! Il n'a même plus d'Union, le beau duc. Dame ! au train dont il va ! En couvrant d'or... Cristi ! Que ce feu est chaud !... En couvrant d'or les femmes ! Ah ! j'en sais long... Mais vous, amiral, vos travaux ? Ça va toujours ?... J'ai aperçu quelque chose de vous dans la Revue... Je n'ai pas lu, parce que je ne lis jamais ces choses-là... c'est trop fort !... La marine cochinchinoise, hein ?... Il était question de sirènes, là-dedans ? — De trirèmes, permettez, de trirèmes... hum !... carthaginoises... ! Alors c'est votre idée que le duc... ? Sa mère est fort riche cependant ? — La maréchale ?... Je vous crois ! Mais raide à la détente, elle, oh ! bigre !... J'ai l'oeil, moi, voyez-vous... ! Un pari qu'il bazarde sa galerie et tout avant six mois ?... Je tiens mon Velasquez ! Un Velasquez épatant, que je guigne depuis que le duc l'a acheté à la vente d'Albe... Ah ! pardon, amiral, Machin qui passe là !... Il sait peut-être quelque chose, lui... Et, sa canne sous le bras, le vicomte de Ronserolles s'élança dans le couloir. On commençait à rentrer : l'escalier s'emplissait d'un flot de monde. En faction, devant la porte des artistes, l'huissier sommeillait sur sa chaise. — Dites donc, mon ami, vous n'auriez pas vu par hasard le duc de Varèse ? fit une voix bourrue derrière lui. Il allait se mettre droit, quand, tordant son cou maigre, il se trouva nez à nez avec un petit homme sec, rouge de peau, blanc de moustache et de cheveux, sanglé dans une redingote montante. Alors, sans achever le mouvement pour cette figure quelconque, il répéta : — Mon-sieur le gé-né-ral Jar-ry, duc de Va-rèse ? — Oui, je vous dis, le général de Varèse... Je suis le général Salmon, son parrain, le général de division d'artillerie en retraite Salmon... de Metz... sénateur... ancien ministre... Ça vous est égal ?... Je comprends ça ! Enfin, l'avez-vous vu, sacredié ?... Oui ? Non ?... Non ?... Eh bien ! On répond non, voilà ! Est-ce que je vous demande une conférence, moi ? Et, sur un contre-dégagé de sa canne, le général furieux fit demi-tour par principes, et disparut, sacrant, dans le promenoir, tandis que l'huissier, perplexe, songeait : — Mais qu'est-ce qu'ils ont donc tous, ce soir, après monsieur le général duc ? — Auguste, le duc est-il arrivé ? dit quelqu'un. L'huissier se leva, cette fois, devant un gros homme roux, à mine de quaker, dont les yeux pochés, la bouche largement fendue, surmontée d'un nez rouge en bec d'aigle qui saignait comme une plaie dans la pâleur farineuse et glabre du visage, étaient bien connus de « ces dames ». Et ce fut avec son sourire des grands jours qu'il répondit : — Non, monsieur Varon-Bey, pas encore... — Ah ! — Monsieur Varon-Bey a vu dans la salle ? Mais, sans répondre, anhélant et soucieux, le gros homme regagnait le foyer du public, où tintait la sonnette d'entracte. Il tourna dans le couloir, et, arrivé au bout, fit un signe à l'ouvreuse, qui courut lui ouvrir l'avant-scène. Un coin tiède et parfumé, ce fond de loge, dans le demi-jour opalin de ses globes, plein de rires, de jacasseries, de frous-frous. Pas d'autres femmes que la comtesse d'Andilly - pimpante vieille, en robe puce, et des diamants partout, une dentelle jetée sur ses cheveux blancs à la diable -, et sa fille, Mlle Sabine, une brune, en rose, décolletée à outrance, l'air d'un garçon avec sa petite tête falote, ébouriffée à la Titus, toutes deux noyées parmi une douzaine d'habits noirs. - La comtesse avait toujours eu un joli faible pour les hommes, ses maris exceptés, comme de juste : pauvres gens, auxquels elle avait fait voir du pays, le premier en date, un marin, malade à la mer, et qui s'y était vu à vie condamné, le second, un maniaque, de l'Académie des Inscriptions, mort très avant dans l'intimité des momies. Veuve, et l'âge venu, qui lui commandait la sagesse, elle se consolait en donnant à dîner et plus encore à bavarder dans son hôtel de la rue de Varennes, avec un parfait dessouci des vingt-huit ans de Mlle Sabine, qu'elle croyait fille du maniaque, sans en être plus sûre que cela. Aussi loin qu'elle aperçut Varon-Bey, elle battit des mains, faisant l'enfant. — Ubald, dit-elle au vicomte de Ronserolles, son neveu, assis près d'elle sur le divan, vite une place au plus vertueux des amis !... C'est ça qui est bien de penser aux vieux débris !... Vous venez purger votre purgatoire, cher monsieur ? C'est comme cela qu'on gagne le ciel... Parions que vous avez commencé par l'enfer !... Vous arrivez des coulisses, ne le niez pas ? — Mais non, je vous assure... Votre santé est bonne, ce soir, madame la comtesse ? — Oui, oui, bon pied, bon oeil... bonne langue surtout. Vous tombez bien. Je suis dans mon jour d'oeuvre-pie : ce que nous allons jaboter !... Tenez ! Mettez-vous là que je vous confesse. Puis, plus bas, elle ajouta : — Quelles nouvelles ? — Mais... Du krach ? — Non. Vous savez bien que je ne tripote pas... Que dit-on de ce canard du journal ? Je suis d'une mortelle inquiétude... Oh ! n'ayez peur, on n'en meurt pas !... Ce matin, dès patron-rninette, j'ai volé chez la maréchale... Elle ne savait rien !... Quant à tirer les vers du nez à Honorine, on aurait plutôt fait de les tirer à la Vénus de Milo... sans comparaison... La duchesse sortie avec ça !... J'y suis retournée trois fois... Couleur de renseignements à prendre... Oh ! J'étais d'une colère !... Rester ainsi toute une journée le bec dans l'eau, et dans de l'eau trouble encore !... Enfin, plaident-ils ? — Je ne le crois pas, répondit Varon-Bey. Pourquoi plaideraient-ils ? — Eh bien ! et cette scène avec la baronne... ? Sans compter les autres... — Bah ! la duchesse doit être habituée, depuis le temps... — Il paraît que non, puisqu'elle se rebiffe... Et ses dettes donc ! Il a des montagnes de dettes... — Le duc ?... Il en a toujours eu, comtesse. Cela fait partie du train, cela : on a des dettes comme on a des chevaux ! — Pauvre petite duchesse !... Hein ! les amies intimes !... Non, restez, ce n'est rien, c'est l'amiral... Est-ce que vous ne le trouvez pas tout bonnement effrayant, ce beau duc, avec ses maîtresses... par paire ?... Cependant je n'ai jamais ouï dire que... Elle finit bas sa phrase, puis reprit dans le plein de la voix : — Et vous ?... en votre double qualité d'oriental et de débauché ?... Non plus ? — Je plains du plus profond de mon coeur cette infortunée petite duchesse, intervint l'amiral. — Bravo ! Vous êtes toujours du côté des femmes, à ce qu'il paraît... Oh ! pas de la vôtre, entendons-nous. Vous préférez le ménage à longue portée... comme les canons... Avez-vous vu les boutons d'oreille de cette Préville ? C'est de l'obscénité !... Un cadeau du beau duc ? — Oui ! dit Varon-Bey ! Ci : trente-cinq mille francs à la vente Blanc. — Trente-cinq mille ! Peste !... Ah ! comme il n'est pas le fils de sa maman ! Pauvre Clémentine... elle, si... si peu... Et on prétend que les garçons tiennent de leur mère !... Encore une illusion qui tombe. Amiral, vous devriez bien mettre cela au prochain concours de l'Académie des Sciences : une pommade hygiénique contre la chute des... — Chut ! chut ! Un grand silence tomba : l'acte commençait. — Comtesse... ! fit Varon-Bey, qui saluait pour sortir. — Ah ! vous partez ? Bonsoir et merci. Quand me montrez-vous votre musée secret ? — Je suis à vos ordres... — Vous dites cela... Et puis si on vous prenait au mot... ! - Et, se penchant, elle lui souffla à l'oreille : — Vous êtes toujours amoureux de Chantal ? Il fit « oui » des paupières, soufflant très fort, et du sang lui monta aux oreilles. — Allons ! adieu et... bonne chance ! Il y eut un chassé-croisé dans la loge, où entrait un bel homme blond, la barbe en éventail. — Pstt !... Marquis ? La comtesse lui indiqua un fauteuil près d'elle, dans l'angle opposé à la scène. — Là ! Et ne causez pas trop fort : le paradis vous jetterait des oranges, tout marquis de Boisgelais que vous êtes. La marquise... ? — Va bien, madame, je vous remercie !... Vous savez qu'elle ne met jamais les pieds au théâtre. — Jamais ? Oh ! c'est sublime, une foi pareille. Et, à son tour, elle lui donna la question, longuement, à demi-mots entêtés. Lui se défendait avec de grands bras, des hochements de tête, parfois une main à plat sur son plastron, dans une pantomime cocasse de vertu outragée. — Enfin vous ne voulez rien dire ? Le duc est votre beau-frère : ça se comprend... Quoique pourtant dans les familles... ajouta-t-elle, avec un petit clignement qui soulignait des brouilles intestines. — Maintenant je vous permets de lorgner Préville... S'est-elle assez arrondie ! Vous la rappelez-vous dans le Caprice ? Elle était tout en côtes - comme le chemin du Paradis... Oh ! ce n'est pas de moi. C'est de Breux... Hein, de Breux ? — Parfaitement, dit celui-ci, sans entendre. C'était un joli brun, la moustache assassine, qui, assis derrière Mlle d'Andilly, d'une mine très froide, l'air en bois, lui contait des choses lestes. Celle-ci, tout en croquant des fruits frappés, riait à petits coups sous l'éventail. Comme il s'arrêtait au fin bord d'une plaisanterie plus risquée, elle l'encouragea : — Allons donc ! dites toujours ! Qu'est-ce que ça fait ? Moi, je suis si mal élevée ! De la scène des bribes de phrases montaient, dans un goutte à goutte de chantepleure, ponctuées de toux, de chuchoteries, de bravos grêles. — N'est-ce pas ? poursuivit la comtesse. Préville est très bien, très bien... Votre beau-frère a de la chance : il quitte un oeuf, on lui rend un boeuf, et gras encore... Elle joue presque à présent... À peine si elle zézaye un tout petit peu... Ubald prétend que c'est un Grand-Duc, là-bas, en Russie, qui lui a donné des leçons... à coups de pieds... Et il lui a enlevé ça... comme avec la main... Quel homme charmant que votre beau-frère ! Un grand coeur, trop grand même... un peu... omnibus : il met du monde jusque sur l'impériale... C'est égal, ils devraient bien arriver... J'en ai des palpitations. C'est agaçant, cette loge vide. Connaissez-vous le nom de cet acteur qui fait Dorante ? Demandez à de Breux : un confrère, il doit connaître... Mais oui, vous ne savez donc pas ? Ce petit, il va débuter au Gymnase. Une toquade... Sa mère est folle de chagrin. — Je crois que c'est Laroche, madame. — Avez-vous jamais rien vu de si crispant que cette loge vide ?... Ils le font exprès de ne pas venir... il est trop tard maintenant... Voulez-vous gager qu'ils ne viendront plus ?... Oh ! dites-moi donc comment s'appelle cette belle petite... là... au balcon... près de ce monsieur chauve... qui se mouche ! Belle petite ou grande laide, si vous aimez mieux !... Sabine m'a demandé son nom, tantôt, au Bois, et je n'ai pas su... C'est humiliant, vous comprenez, pour une mère... Réveillez donc l'amiral, il se croit à l'Académie... Quelle voix pointue, cette Jouassain ! J'ai les oreilles qui saignent... Là, quand je vous disais qu'ils viendraient, moi ! Il y eut un frémissement dans la salle. Le balcon se bougeait, lorgnant de côté, pendant que l'orchestre, lui, se retournait carrément. La petite duchesse de Varèse arrivait, en tulle mauve, sans un bijou, avec son amie, la baronne Simier, une blonde, royalement belle, habillée de satin feu et diamantée jusque-là. Derrière, au-dessus de la fine tête brune de la duchesse, la mâle et souriante figure du duc apparaissait, ses cheveux courts frisottants d'un noir bleu, sa moustache forte, retroussée d'un long pointu qui s'accrochait aux joues. De-ci de-là on se penchait dans les loges, la jumelle haut, guettant ses moindres gestes, ses battus de paupières aux intimes et son salut régence avec trois doigts. Vrai coup de fouet que cette arrivée, qui ressuscitait la salle morte. Cependant il y avait de la déception dans les regards. Pur racontar, alors, cet article du Moustique ? Tant pis ! L'histoire était charmante, qui disait que, la veille, à son « cinq heures », la duchesse de Varèse avait ni plus ni moins fait jeter dehors son amie, après explication de vive... main ; on parlait de pierreries achetées à une vente fameuse et offertes par le duc à sa maîtresse avec le bordereau acquitté d'une forte différence de Bourse. D'où scandale et instance en séparation. Et voici qu'ils venaient ensemble au spectacle. Tard, c'est vrai. À peine pour le dernier acte : et la duchesse était pâle et la baronne rayonnait... Préville enrageait sur la scène : quoi ! ensemble, la femme et la maîtresse ? Elle augurait mieux de cet article de journal. Un peu son oeuvre, en effet, ce cancan du Moustique, où la comédienne comptait à tout le moins un amant. Mise en goût par le renouveau de passion du « beau duc » - une passion qui valait une mine d'or -, le partage de cette mine taquinait tous ses principes d'économie bourgeoise, et elle l'eût souhaité à elle - sans baronne. Quoi de mieux pour cela que de jeter du drame dans le ménage ? Et rien : pas le plus petit éclat ! Mais quelle femme était-ce donc que cette duchesse ? Une des premières, elle avait aperçu le duc, l'avait salué d'un clin d'oeil, et, sans comprendre, elle épluchait ses rivales, tout en distillant ses répliques. Pas un effet ne portait. Araminte ? Dorante ? Marton ? Qui s'en souciait ? La duchesse de Varèse, à la bonne heure ! Et le balcon, les loges, l'orchestre, de potiner à qui mieux sur l'extraordinaire de la chose, absence de parures chez la femme, pluie de diamants chez les maîtresses et si parfaite harmonie entre deux. - Quelques-uns guettaient un éclat. De loin en loin, une phrase du rôle, perfidement accentuée, était soulignée d'un murmure. Et à chaque fois on lorgnait la duchesse, immobile et sereine dans son beau calme de statue. ... On commençait à partir. Juste dans le plein d'une tirade à passion, le « numéro 36 ! » appelé fort d'un vestiaire, excita un fou rire dans la salle. Et ce fut un sauve-qui-peut. Dehors on se hâtait, curieux d'entrevoir le duc à la sortie, flanqué de « ses femmes ». Des couples se massèrent en haut sur l'escalier, tandis que d'autres s'échelonnaient jusqu'au vestibule. Soudain, sur une toux en signal, on se rangea, faisant la haie : c'étaient eux. Le duc d'abord, superbe, dans sa belle prestance d'ex-Cent-Gardes, le collet de loutre de sa pelisse largement rabattu aux épaules, donnant le bras à la baronne Simier ; la duchesse suivait, avec le général Salmon, petite et frêle, mais très crâne sous le feu de tous ces regards allumés. On se taisait. Alors quelqu'un se précipita, demi-prosterné, soufflant des : — Madame la duchesse... ! Madame la baronne... ! Mon cher duc... ! C'était Varon-Bey. — Bonsoir... bonsoir, mon cher ! fit le duc, bon garçon toujours, mais souriant de haut, sans s'arrêter. Le Bey, lui, s'accrochait à ses mains. Oh ! comme il les serrait, ces chères mains aristocratiques ! - Elles étaient vides cependant. Ils passèrent enfin, salués très bas presque à chaque marche : connaissances de cercle, de rue ou de boudoir, très jalouses de ce fameux coup de chapeau du général Jarry, duc de Varèse, qui suffisait à vous sacrer Tout-Paris. Au fond, dans le petit vestibule battu par le vent des doubles portes, la comtesse d'Andilly et sa fille, emmitouflées, attendaient leur voiture, tenant à elles seules une banquette. — Eh ! Mon cher François, bonsoir ! s'écria-t-elle, sitôt qu'elle aperçut le duc. Ça va bien, ma belle ? Elle tendit la main à la baronne. Puis, venant à la duchesse : — Bonsoir, mignonne. Les enfants se portent bien ? Chantal ? François ? Toute la maisonnée ?... Que je vous explique pourquoi je vous ai relancée trois fois chez vous aujourd'hui... C'était pour un renseignement... un... petit valet de pied... qui a été chez vous... Mais c'est inutile, j'ai trouvé mon affaire... Dieu ! êtes-vous arrivés assez tard !... On n'avait d'yeux que pour votre loge. — J'avais un peu de migraine... commença la duchesse. — Ah ! la migraine... seulement ? Pauvre petite !... C'est passé, hein ? Préville faisait un nez ! Dame ! Débarquer de Russie, pour jouer devant la mer de glace... N'est-ce pas ? comme elle est engraissée ? ajouta-t-elle, en se tournant vers le duc. Je ne l'aurais pas reconnue... et vous ? — Je vous confie ces dames, dit-il sans répondre. Les gens sont en retard, ou nous en avance, je ne sais pas. Il sortit, héla un gavroche : — Appelle le cocher Pierre de la rue Barbet de Jouy, et Godefroy de la rue de Grenelle ! Il alluma une cigarette et se mit à arpenter la galerie, où des hommes engoncés se tenaient droits, montant la garde devant la porte des artistes. Un grand bruit d'eau venait de la chaussée, fouettée par une subite averse : et c'était dans la nuit une galopade d'ombres agrandies de parapluies énormes, un roulis de voitures, des lumières qui filaient, des cris, des portières claquées. Puis, comme les valets de pied accouraient, le caoutchouc ruisselant, le pardessus troussé comme une robe, il rentra. — Vous savez, mon cher ! fit la comtesse d'Andilly en se levant, si mes chevaux ont une fluxion de poitrine, je vous enverrai la note, comptez-y !... Adieu ! adieu ! Embrassez votre maman pour moi !... Vrai ? Vous ne voulez pas que je vous reconduise, amiral ? Vous allez fondre, je vous préviens !... Viens-tu, Sabine ? Il doit être une heure indue. Elles traversèrent le trottoir, dans une envolée de pelisses et de mantilles. — Bonne nuit, ma chérie ! dit la baronne, qui montait en voiture, avec un joli merci des yeux à son amant qui l'aidait. — Bonne nuit ! répliqua la duchesse. - Elle la baisa au front par la portière. - Couvre-toi bien ! Et Ronserolles, qui s'en allait à pied avec l'amiral, se haussa pour lui jeter dans l'oreille : — Hein ? Elle est roide ! Les voilà qui se bécotent à présent !... Qu'est-ce qu'il chantait donc alors, cet idiot de journal ?
Source: https://www.atramenta.net/lire/la-marechale/25956/3#oeuvre_page


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