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LA FEMME ET LE PANTIN (CHAP10-11)

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Feuilleton audio (15 Chapitres)

Chapitres 10 et 11
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Chapitre 10

OÙ MATEO SE TROUVE ASSISTER À UN SPECTACLE INATTENDU

Toute la nuit j'errai sur les remparts. L'intarissable vent de la mer douchait ma fièvre et ma lâcheté. Oui, je m'étais senti lâche devant cette femme. Je n'avais que des rougissements en songeant à elle et à moi ; je me disais en moi même les pires outrages qu'on puisse adresser à un homme. Et je devinais que le lendemain je n'aurais pas cessé de les mériter.
Après ce qui s'était passé, je n'avais que trois partis à prendre : la quitter, la forcer, ou la tuer.
Je pris le quatrième, qui était de la subir.
Chaque soir, je revenais à ma place, comme un enfant soumis, la regarder et l'attendre.
Elle s'était peu à peu adoucie. Je veux dire qu'elle ne m'en voulait plus de tout le mal qu'elle m'avait fait. Derrière la scène, s'ouvrait une grande salle blanche où attendaient, en somnolant, les mères et les sœurs des danseuses ; Concha me permettait de me tenir là, par une faveur particulière que chacune de ces jeunes filles pouvait accorder à son amant de cœur. Jolie société, vous le voyez. Les heures que j'ai passées là comptent parmi les plus lamentables. Vous me connaissez : vraiment je n'avais jamais mené cette vie de bas cabaret et de coudes sur la table. Je me faisais horreur.
La señora Perez était là, comme les autres. Elle semblait ne rien connaître de ce qui avait eu lieu calle Trajano. Mentait−elle aussi ? je ne m'en inquiétais même pas. J'écoutais ses confidences, je payais son eau−de−vie... Ne parlons plus de cela, voulez−vous ?
Mes seuls instants de joie m'étaient donnés par les quatre danses de Concha.
Alors, je me tenais dans la porte ouverte par où elle entrait en scène et pendant les rares mouvements où elle tournait le dos au public j'avais l'illusion passagère qu'elle dansait de face pour moi seul.
Son triomphe était le flamenco. Quelle danse, Monsieur ! quelle tragédie ! C'est toute la passion en trois actes : désir séduction, jouissance. Jamais oeuvre dramatique n'exprima l'amour féminin avec l'intensité, la grâce et la furie de trois scènes l'une après l'autre.
Concha y était incomparable.
Comprenez−vous bien le drame qui s'y joue ? À qui ne l'a pas vu mille fois j'aurais encore à l'expliquer. On dit qu'il faut huit ans pour former une flamenca, ce qui veut dire qu'avec la précoce maturité de nos femmes ; à l'âge où elles savent danser elles ne sont déjà plus belles. Mais Concha était née flamenca ; elle n'avait pas l'expérience, elle avait la divination.
Vous savez comment on le danse à Séville. Nos meilleures bailarinas, vous les connaissez ; aucune n'est parfaite, car cette danse épuisante (douze minutes ! trouvez donc une danseuse d'opéra qui accepte une variation de douze minutes !) voit se succéder en elle trois rôles que rien ne relie : l'amoureuse, l'ingénue et la tragédienne.
Il faut avoir seize ans pour mimer la seconde partie, où maintenant Lola Sanchez réalise des merveilles de gestes sinueux et d'attitudes légères. Il faut avoir trente ans pour jouer la fin du drame, où la Rubia, malgré ses rides, est encore, chaque soir, excellente.
Conchita est la seule femme que j'aie vue égale à elle-même pendant toute cette terrible tâche. Je la vois toujours, avançant et reculant d'un petit pas balancé, regarder de côté sous sa manche levée, puis baisser lentement, avec un mouvement de torse et de hanches, son bras au−dessus duquel émergeaient deux yeux noirs. Je la vois délicate ou ardente, les yeux spirituels ou baignés de langueur, frappant du talon les planches de la scène, ou faisant crépiter ses doigts à l'extrémité du geste, comme pour donner le cri de la vie à chacun de ses bras onduleux.
Je la vois : elle sortait de scène dans un état d'excitation et de lassitude qui la faisait encore plus belle. Son visage empourpré était couvert de sueur, mais ses yeux brillants, ses lèvres tremblantes, sa jeune poitrine agitée, tout donnait à son buste une expression d'exubérance et de jeunesse vivace : elle était resplendissante.
Pendant un mois, il en fut ainsi de nos relations. Elle me tolérait dans l'arrière−boutique de son estrade théâtrale. Je n'avais pas même le droit de l'accompagner à sa porte, et je ne gardais ma place auprès d'elle qu'à la condition de ne lui faire aucun reproche, ni sur le passé, ni sur le présent. Quant à l'avenir, j'ignore ce qu'elle en pensait ; pour moi, je n'avais nulle idée d'une solution quelconque à cette aventure pitoyable.
Je savais vaguement qu'elle habitait avec sa mère − dans l'unique faubourg de la ville, près de la plaza de Toros, − une grande maison blanche et verte qui abritait aussi les familles de six autres bailarinas.
Ce qui se passait dans une telle cité de femmes, je n'osais l'imaginer. Et pourtant, nos danseuses mènent une vie bien réglée : de huit heures du soir à cinq heures du matin elles sont en scène ; elles rentrent exténuées à l'aube, elles dorment, souvent toutes seules, jusqu'au milieu de l'après−midi. Il n'y a guère que la fin du jour dont elles pourraient abuser ; encore la crainte d'une grossesse ruineuse retient−elle ces pauvres filles, qui d'ailleurs ne se résoudraient pas tous les soirs à augmenter par d'autres fatigues les efforts d'une pénible nuit.
Toutefois, je n'y songeais pas sans inquiétude. Deux des amies de Concha, deux sœurs, avaient un frère plus jeune qui vivait dans leur chambre ou dans celles des voisines et excitait des jalousies dont je fus témoin plusieurs fois. On l'appelait le petit brun. J'ai toujours ignoré son vrai nom. Concha l'appelait à notre table, le nourrissait à mes frais et me prenait des cigarettes qu'elle lui mettait entre les lèvres.
À tous mes mouvements d'impatience, elle répondait par des haussements d'épaules, ou par des phrases glaciales qui me faisaient souffrir davantage.
“ Le petit brun est à tout le monde. Si je prenais un amant, il serait à moi comme ma bague et tu le saurais, Mateo. ”
Je me taisais. D'ailleurs les bruits qui couraient sur la vie privée de Concha la représentaient comme inattaquable, et j'avais trop le désir de la croire telle pour ne pas accepter de confiance même des rumeurs sans fondement. Aucun homme ne l'approchait avec le regard si particulier de l'amant qui retrouve en public sa femme de la nuit précédente. J'eus des querelles à son propos, avec des prétendants que je gênais sans doute, mais jamais avec personne qui se vantât de l'avoir connue.
Plusieurs fois, j'essayai de faire parler ses amies. On me répondait toujours : “ Elle est mozita. Et elle a bien raison. ”
De rapprochement avec moi, il n'était même pas question. Elle ne demandait rien. Elle ne m'accordait rien. Si joyeuse autrefois, elle était devenue grave et ne parlait presque plus. Que pensait−elle ? Qu'attendait−elle de moi ? C'eût été peine perdue que de lire dans son regard. Je ne voyais pas plus clair dans cette petite âme que dans les yeux impénétrables d'un chat.
Une nuit, sur un signe de la directrice, elle quitta la scène avec trois autres danseuses, et monta au premier étage, pour faire une sieste, me dit−elle.
Elle avait souvent de ces absences d'une heure, dont je ne prenais pas ombrage, car toute menteuse et fausse qu'elle fût, je croyais ses moindres paroles.
“Quand nous avons bien dansé, m'expliquait−elle, on nous fait un peu dormir. Sans cela, nous aurions des rêves sur la scène. ”
Elle était donc montée cette fois encore, et pour respirer un air plus pur, j'avais quitté la salle pendant une demi−heure.
En rentrant, je rencontrai dans le couloir une danseuse un peu simple d'esprit et, cette nuit−là, un peu grise, qu'on surnommait la Gallega.
“ Tu reviens trop tôt, me dit−elle.
− Pourquoi ?
− Conchita est toujours là−haut.
− J'attendrai qu'elle s'éveille. Laisse−moi passer. ”
Elle paraissait ne pas comprendre.
“ Qu'elle s'éveille ?
− Eh bien oui, qu'as−tu ?
− Mais elle ne dort pas.
− Elle m'a dit...
− Elle t'a dit qu'elle allait dormir ? Ah ! bien ! ” Elle voulait se contenir. Mais quoi qu'elle en eût, et malgré ses lèvres pincées avec effort, le rire éclata dans sa bouche.
J'étais devenu blême.
“ Où est−elle ? dis−le−moi immédiatement ! criai−je en lui prenant le bras.
− Ne me faites pas de mal, caballero. Elle montre son nombril à des Anglais. Dieu sait que ça n'est pas ma faute. Si j'avais su, je ne vous aurais rien dit. Je ne veux me brouiller avec personne, je suis bonne fille, caballero. ”
Le croirez−vous ? Je restai impassible. Seulement un grand froid m'envahit, comme si une haleine de cave s'était glissée entre mes vêtements et moi ; mais ma voix n'était pas tremblante.
“ Gallega, lui dis−je, conduis−moi là−haut. ” Elle secoua la tête.
Je repris. :
“ On ne saura pas que tu m'as parlé. Fais vite... C'est ma novia, tu comprends... J'ai le droit de monter.... Conduis−moi. ” Et je lui mis un napoléon dans la main.
Un instant après, j'étais seul, sur le balcon d'une cour intérieure, et par la porte−fenêtre je voyais, Monsieur une scène d'enfer.
Il y avait là une seconde salle de danse, plus petite, très éclairée, avec une estrade et deux guitaristes. Au milieu, Conchita nue et trois autres nudités quelconques de femmes, dansaient une jota forcenée devant deux Anglais assis au fond.
J'ai dit nue, elle était plus que nue. Des bas noirs, longs comme des jambes de maillot, montaient tout en haut de ses cuisses, et elle portait aux pieds de petits souliers sonores qui claquaient sur le parquet.
Je n'osai pas interrompre. J'avais peur de la tuer.
Hélas ! mon Dieu ! jamais je ne l'ai vue si belle ! Il ne s'agissait plus de ses yeux ni de ses doigts : tout son corps était expressif comme un visage, plus qu'un visage, et sa tête enveloppée de cheveux se couchait sur l'épaule comme une chose inutile. Il y avait des sourires dans le pli de sa hanche, des rougissements de joue au tournant de ses flancs ; sa poitrine semblait regarder en avant par deux grands yeux fixes et noirs. Jamais je ne l'ai vue si belle : les faux plis de la robe altèrent l'expression de la danseuse et font dévier à contresens la ligne extérieure de sa grâce ; mais là, par une révélation, je voyais les gestes, les frissons, les mouvements des bras, des jambes, du corps souple et des reins musclés naître indéfiniment d'une source visible : le centre même de la danse, son petit ventre noir et brun.
J'enfonçai la porte.
La regarder dix secondes et me jurer que je ne l'assassinerais pas, c'était tout ce que ma volonté avait pu faire. Et maintenant rien ne me retiendrait plus.
Des cris perçants m'accueillirent. J'allai droit à Concha et je lui dis d'une voix brève :
“ Suis−moi. Ne crains rien. Je ne te ferai pas de mal. Mais viens à l'instant, ou prends garde ! ”
Ah ! non ! elle ne craignait rien ! Elle s'était adossée au mur, et là, étendant les bras de chaque côté :
“ Pas plus que le Christ ne partit de la croix, moi je ne partirai d'ici ! cria−t−elle, et tu ne me toucheras pas parce que je te défends d'avancer plus loin que la chaise. Laissez−moi, Madame. Descendez, vous, les autres. Je n'ai besoin de personne, je me charge de lui ! ”


Chapitre 11
COMMENT TOUT PARAIT S'EXPLIQUER

On nous laissa. Les Anglais avaient disparu les premiers.
Monsieur, jusqu'à cette heure−là, j'aurais traité de misérable un homme, n'importe lequel, dont on m'aurait dit qu'il eût frappé une femme. Et pourtant je ne sais par quel ascendant sur moi−même je parvins à me contenir en face de celle−ci. Mes doigts s'ouvraient et se refermaient, comme pour étrangler un cou. Une lutte épuisante se livrait en moi entre ma colère et ma volonté.
Ah ! c'est bien le signe suprême de la toute−puissance féminine, que cette immunité dont nous les cuirassons. Une femme vous insulte à la face, elle vous outrage : saluez. Elle vous frappe : protégez−vous, mais évitez qu'elle se blesse. Elle vous ruine : laissez−la faire. Elle vous trompe : n'en révélez rien, de peur de la compromettre. Elle brise votre vie : tuez−vous s'il vous plaît ! −
Mais que jamais, par votre faute, la plus fugitive souffrance ne vienne endolorir la peau de ces êtres exquis et féroces pour qui la volupté du mal surpasse presque celle de la chair. Les Orientaux ne les ménagent pas comme nous, eux qui sont les grands voluptueux. Ils leur ont coupé les griffes afin que leurs yeux fussent plus doux. Ils maîtrisent leur malveillance pour mieux déchaîner leur sensualité. Je les admire. Mais pour moi, Concha demeurait invulnérable.
Je n'approchai point. Je lui parlais à trois pas.
Elle était toujours debout le long du mur, les mains croisées derrière le dos, la poitrine bombée et les pieds réunis, toute droite sur ses longs bas noirs, comme une fleur dans un vase fin.
“ Eh bien ! commençai−je, qu'as−tu à me dire ? Voyons, invente ! défends−toi ! mens encore ; tu mens si bien !
− Ah ! voilà qui est superbe ! s'écria−t−elle. C'est moi qu'il accuse ! Il entre ici comme un voleur par la fenêtre, en brisant tout, il me menace, il trouble ma danse, il fait partir mes amis...
− Tais−toi !
− ... Il va peut−être me faire chasser d'ici, et c'est à moi, maintenant, de répondre ! c'est moi qui ai fait le mal, n'est−ce pas ? Cette scène ridicule, c'est moi qui la cherche ! Tiens, laisse−moi, tu es trop bête ! ”
Et comme, après sa danse mouvementée, des perles de sueur naissaient en mille endroits de sa peau brillante, elle prit dans un buffet une serviette−éponge, et se frictionna du ventre à la tête comme si elle sortait du bain.
“ Ainsi, repris−je, voilà ce que tu faisais dans la maison même où je te vois ! Et voilà ton métier ! Voilà la femme que j'aime !
− N'est−ce pas, tu n'en savais rien, innocent ?
− Moi ?
− Mais non. C'est bien cela. Tous les Espagnols le répètent ; on le sait à Paris et à Buenos−Ayres ; des enfants de douze ans à Madrid vous disent que les femmes dansent toutes nues dans le premier bal de Cadiz. Mais toi, tu veux me faire croire qu'on ne t'avait rien dit, toi qui n'es pas marié, toi qui as quarante ans !
− J'avais oublié.
− Il avait oublié ! Il vient ici depuis deux mois, il me voit monter quatre fois par semaine à la petite salle...
− Tais−toi, Concha, tu me fais mal affreusement.
− À ton tour, donc ! Je me vengerai, Mateo, de ce que tu m'as fait ce soir car tu agis méchamment, par une jalousie stupide, et je me demande de quel droit ! Car enfin qui es−tu pour me traiter ainsi ? Es−tu mon père ? non ! Es−tu mon mari ? non ! Es−tu mon amant... ?
− Oui ! je suis ton amant ! je le suis !
− Vraiment ! tu te contentes de peu ! ” Elle éclata de rire.
J'avais pâli de nouveau.
“ Concha, mon enfant, dis−moi, parle−moi, tu en as un autre ? Si tu es à quelqu'un, je te jure que je te quitte. Tu n'as qu'un mot à dire.
− Je suis à moi, et je me garde. Je n'ai rien de plus précieux que moi, Mateo. Personne n'est assez riche pour m'acheter à moi−même.
− Mais ces hommes, ces deux hommes qui étaient là tout à l'heure...
− Quoi encore ? Est−ce que je les connais ?
− C'est bien vrai ? Tu ne les connais pas ?
− Mais non, je ne les connais pas ! Où veux−tu que je les aie vus ? Ce sont des Anglais qui sont venus avec un guide d'hôtel. Ils partent demain pour Tanger. Je ne me suis guère compromise, mon ami.
− Et ici ? ici même ?
− Voyons, regarde : est−ce une chambre ? cherche dans toute la maison : y a−t−il un lit ? Enfin tu les as vus, Mateo. Ils étaient habillés comme des mannequins, le chapeau sur la tête et le menton sur la canne. Tu es fou, je te le dis, tu es fou de faire un scandale pareil quand je n'ai pas un reproche à recevoir de toi.
Elle se serait défendue plus mal encore, je crois que je l'aurais justifiée. J'avais un tel besoin de pardon ! Je ne craignais que de la voir avouer.
Une dernière question me torturait d'avance. Je la posai tout tremblant :
“ Et le Morenito ?... Concha, dis−moi la vérité. Cette fois, je veux savoir Jure−moi que tu ne me cacheras rien, que tu me diras tout s'il y a quelque chose. Je t'en supplie, ma petite enfant !
− Le Morenito ? Il était dans mon lit ce matin. ”
Je restai un moment sans conscience, puis mes bras se refermèrent sur elle, et je l'étreignis ne sachant moi−même si je voulais l'étouffer, ou la ravir à quelqu'un d'imaginaire.
Elle le comprit, et tout en riant, elle s'écria :
“ Lâche−moi ! lâche−moi, Mateo. Tu es dangereux pour une minute. Tu me prendrais de force dans un accès de jalousie. Bien. Maintenant, reste où tu es ! Je vais t'expliquer... Mon pauvre ami, il n'y a pas de quoi trembler comme tu le fais, je t'assure.
− Tu crois ?
− Le Morenito habite avec ses deux sœurs, Mercédès et la Pipa. Elles sont pauvres ; pour elles et leur frère, il n'y a qu'un lit, et qui n'est pas large. Aussi depuis qu'il fait si chaud, elles aiment mieux dormir moins serrées, après leurs huit heures de danse, et elles envoient le petit aux voisines.
Cette semaine, maman fait l'Adoration perpétuelle à la paroisse ; elle n'est pas là quand je suis au lit ; alors Mercédès m'a demandé si j'avais une place pour son frère et je lui ai répondu oui. Je ne vois pas ce qui peut t'inquiéter
” Je la regardais sans répondre.
“ Oh ! reprit−elle, si c'est encore cela, sois tranquille ! Je ne lui cède pas plus que ses sœurs, tu sais. Crois−m'en sur parole. C'est à peine s'il m'embrasse quatre ou cinq fois avant de dormir et puis, je lui tourne le dos, comme si nous étions mariés. ” Elle tira son bas sur sa cuisse droite et ajouta sans se hâter : “ Comme si j'étais avec toi. ”
L'inconscience, la hardiesse ou la rouerie de cette femme, car je ne savais à quoi m'en tenir, achevaient d'égarer tous mes sentiments, hors celui de la souffrance morale. J'étais encore plus malheureux qu'irrésolu ; mais malheureux à pleurer Je la pris sur mes genoux, très doucement. Elle se laissa faire.
“ Mon enfant, lui dis−je, écoute−moi. Je ne peux plus vivre ainsi que je fais depuis un an à ton caprice. Il faut que tu me parles en toute franchise et peut−être pour la dernière fois. Je souffre abominablement. Si tu restes encore un jour dans ce bal et dans cette ville, tu ne me reverras plus jamais. Est−ce cela que tu veux, Conchita ? ”
Elle répondit, et d'un ton si nouveau qu'il me semblait entendre une autre femme :
“ Don Mateo, vous ne m'avez jamais comprise. Vous avez cru que vous me poursuiviez et que je me refusais à vous, quand au contraire c'est moi qui vous aime et qui vous veux pour toute ma vie. Souvenez−vous de la Fabrique. Est−ce vous qui m'avez abordée ? Est−ce vous qui m'avez emmenée ? Non. C'est moi qui ai couru après vous dans la rue, qui vous ai entraîné chez ma mère, et retenu presque de force tant j'avais peur de vous perdre.
Et le lendemain... vous rappelez−vous aussi ? Vous êtes entré. J'étais seule. vous ne m'avez même pas embrassée. Je vous vois encore, dans le fauteuil, le dos tourné à la fenêtre... Je me suis jetée sur vous, j'ai pris votre tête avec mes mains, votre bouche avec ma bouche et, − je ne vous l'avais jamais dit, − mais j'étais toute jeune alors et c'est pendant ce baiser, Mateo, que j'ai senti fondre en moi le plaisir pour la première fois de ma vie... J'étais sur vos genoux, comme maintenant... ”
Je la serrai dans mes bras, brisé d'émotion. Elle m'avait reconquis en deux mots. Elle jouait de moi comme elle voulait.
“ Je n'ai jamais aimé que vous, poursuivit−elle, depuis cette nuit de décembre où je vous ai vu en chemin de fer, comme je venais de quitter mon couvent d'Avila. Je vous aimais d'abord parce que vous êtes beau. Vous avez des yeux si brillants et si tendres qu'il me semblait que toutes les femmes avaient dû en être amoureuses. Si vous saviez combien de nuits j'ai pensé à ces yeux−là. Mais ensuite je vous ai aimé surtout parce que vous êtes bon. Je n'aurais pas voulu lier ma vie à celle d'un homme égoïste et beau, car vous savez que je m'aime trop moi−même pour accepter de n'être heureuse qu'à moitié. Je voulais tout le bonheur et j'ai vu bien vite que si je vous le demandais, vous me le donneriez.
− Mais alors, mon cœur, pourquoi ce long silence ?
− Parce que je ne me contente pas de ce qui suffit à d'autres femmes. Non seulement je veux tout le bonheur, mais je le veux pour toute ma vie.
Je veux vous épouser, Mateo, pour vous aimer encore quand vous ne m'aimerez plus. Oh ! ne craignez rien : nous n'irons pas à l'église, ni devant l'alcade. Je suis bonne chrétienne, mais Dieu protège les amours sincères, et j'irai en paradis avant bien des femmes mariées. Je ne vous demanderai pas de m'épouser publiquement parce que je sais que cela ne se peut pas... Vous n'appellerez, jamais doña Concepcion Perez de Diaz la femme qui a dansé nue dans l'horrible bouge où nous sommes, devant tous les Anglais qui ont passé là... ”
Et elle éclata en larmes.
“ Concepcion, mon enfant, disais−je bouleversé, calme−toi. Je t'aime. Je ferai ce que tu voudras.
− Non, cria−t−elle avec un sanglot. Non, je ne le veux pas ! C'est une chose impossible ! Je ne veux pas que vous souilliez votre nom par le mien. Voyez, maintenant, c'est moi qui n'accepte plus votre générosité. Mateo, nous ne serons pas mariés pour le monde, mais vous me traiterez comme votre femme et vous me jurerez de me garder toujours. Je ne vous demande pas grand−chose : seulement une petite maison à moi quelque part près de vous. Et une dot. La dot que vous donneriez à celle qui vous épouserait. En échange, moi je n'ai rien à vous donner mon âme.
Rien que mon amour éternel, avec ma virginité que je vous ai gardée contre tous. ”


Source: InLibroVeritas

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