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LE NOëL DE CAROLINE

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Musique : Mozart - Concerto in C major - II. Andantino

Illustration tirée du livre: J.-Arthur Lemay;« C’était une créature bien faite et capable à l’ouvrage… »






Texte ou Biographie de l'auteur

Louis DANTIN
critique, poète et romancier québécois (1865 – 1945)

LE NOËL DE CAROLINE

CAROLINE Gingue était la fille d’un habitant à l’aise de la côte du Petit Brûlé. Sa maison était la cinquième après celle du père Saint-Paul Peloche, qui fait le coin de la montée. Elle avait un pignon pointu surmontant une lourde maçonnerie, où les fenêtres perçaient comme des meurtrières. Elle était précédée d’une clôture en pierres brutes, produit de l’érochage de la ferme, et d’un parterre où, en été, poussaient des dahlias et des lis jaunes, mêlés à beaucoup d’herbe-saint-Jean. Et comme il restait des cailloux à revendre, on en avait encore entassé autour du poulailler et du puits à brimbale ; on les avait rangés en bordures blanchies à la chaux le long du chemin de la grange.



Caroline avait vingt-quatre ans. Elle était née dans cette maison et ne l’avait jamais quittée. C’était une créature bien faite et capable à l’ouvrage. Elle pouvait, aussi bien qu’un homme, fardocher, piquer les patates, fauciller le blé-d’inde et fouler un voyage de foin. Elle s’entendait à l’élevage des veaux, les soignant depuis leur  naissance et, une fois ôtés à la mère, mélangeant la moulée qu’elle leur faisait ensuite avaler en boulettes. Un de ses veaux avait eu le ruban à l’exposition agricole. De plus, elle tenait tous les comptes, étant la seule qui eût de l’instruction dans la famille.



Avec cela, plaisante à voir, toujours prête à rire et, sans être effrontée, à donner la riposte à l’attaque des garçons. Comme de juste, les cavaliers ne lui manquaient pas. Ils étaient trois ou quatre qui tournaient autour d’elle et cherchaient à se faire valoir. Elle avait avec tous le cœur sur la main ; mais, dame, il n’en sortait pas, de cette main : elle avait une façon de le retirer vite si quelqu’un s’avançait pour le saisir.



Elle disait : « Je suis bien comme ça. Je suis accoutumée ici ; j’ai mon père et ma mère qui m’aiment et ne me maganent pas. J’ai mon ouvrage, je connais toutes mes poules et toutes mes bêtes à cornes, tous mes pommiers et tous mes carrés de citrouilles. Je tourne et je vire comme je veux : pourquoi m’en irais-je servir un homme ? »



François Bénard surtout la courtisait assidûment. C’était un gars de huit ans plus âgé qu’elle, entré déjà dans la seconde jeunesse. Il cultivait une terre à lui qu’il avait eue par héritage, et ses entreprises prospéraient. Un garçon travailleur, honnête et de bon accord : un excellent parti que bien d’autres filles reluquaient. Très montrable, du reste, avec sa haute stature, sa carrure robuste, et la barbe onduleuse qui lui encadrait le visage. Il la portait, cette barbe, telle que l’avait portée son défunt père Firmin Bénard : libre et touffue, découvrant juste les yeux, le nez et les pommettes, rayonnant à droite et à gauche en « crocs » spatuleux, contournant la mâchoire, enserrant le menton, la lèvre, et s’épanouissant par le bas en deux demi-lunes symétriques. Cette barbe était d’un châtain clair, soyeuse et proprement peignée. Seules quelques petites folles en riaient, la trouvant démodée. Tout le monde admettait que François, sans être absolument beau, avait l’air digne et respectable.



François aimait Caroline Gingue à n’en pas dormir les nuits. Depuis deux ans au moins il lui consacrait ses dimanches et le plus de veillées qu’il pouvait. Il pensait à elle sans relâche et ne trouvait son plaisir qu’à côté d’elle. À force de se trouver ensemble, ils étaient devenus comme des camarades et se traitaient de frère à sœur. La présence de François semblait à la fille aussi naturelle que celle d’un meuble familier. Quand elle entendait sa voiture franchir la barrière, elle disait : « C’est François », sans plus de surprise que de voir coucher le soleil. Quand il entrait, elle lui souriait tout en poursuivant sa besogne, et leurs paroles semblaient la suite d’un entretien récemment interrompu. Elle l’employait sans gêne à toutes sortes de menus services. Elle disait :



— Tiens, si tu me sasses ma farine, je te donnerai une galette toute chaude. Tiens, si tu me barattes mon beurre, j’irai avec toi ce soir à la danse chez les Gendron. Mais tout cela ne contentait pas François. Il voulait Caroline pour sa femme. Les fois qu’il l’avait demandée en mariage ne se comptaient plus. Il l’avait tourmentée à toute heure du jour et du soir, à la maison, dans la cour et dans la tasserie, dans le mil, le trèfle et l’avoine, à pied, en charrette et en carriole. En fait, il ne se passait pas de visite qu’il ne lui soufflât :



— Quand est-ce qu’on publie, Caroline ?



— Dimanche de la semaine passée. Pourquoi se marier ? Est-on pas bons amis comme ça ?



— Certes, mais pas assez à mon goût. Je te voudrais toujours avec moi. T’aurais tout ce que j’ai, tu serais maîtresse. Tu sais que j’ai personne pour me donner un coup de main ; tu m’aiderais, et moi, je ferais tout à ton désir.



— Oui, c’est ça, que je t’aide ; mais j’en ai d’autres à aider ici. Non, non, pense pas à moi pour le mariage. 



Puis, le voyant tout déconfit, elle le plaignait un peu et ajoutait, pour le faire sourire :



— Fais pas c’te mine longue, allons. J’t’aime mieux que tous les autres, mais j’ai pas dans l’idée de changer. Tiens, va donc jusqu’au trécarré me chercher mon mantelet que j’ai laissé là à midi.



L’été s’était passé dans ces espoirs toujours déçus. On était en novembre, et déjà le sol se crispait sous la menace de l’hiver. Le chaume prenait des teintes de rouille dans les champs où personne ne passait plus. Le parterre des Gingue disparaissait sous les feuilles mortes, et les derniers dahlias pendaient aux tiges comme des loques froissées.



Un soir, François étant entré pour sa visite habituelle, Caroline dit, au cours de la veillée :



— François, faut que tu me donnes trente sous. Monsieur le curé m’a passé une liste pour la crèche.



— La crèche ? s’enquit François, que veux-tu dire ?



— Je veux dire qu’à Noël on va étrenner une crèche neuve pour remplacer celle d’à c’t’heure qui perd ses morceaux : une trois fois plus grande et plus belle que c’qu’on a jamais vu. Toutes les filles de Sainte-Anne sont zélatrices. 



— Ben, ma belle, de grand cœur : v’là une piastre pour ta crèche. C’est pas trop tôt qu’on la démanche, la vieille bâtisse. Mais je te demande une faveur : c’est qu’ça soit moi qui t’mène à la messe de minuit.



Caroline hésita un peu, puis reprit :



— Tu sais, Fanfan Poupart et le p’tit Luc à Bénoni m’ont déjà invitée ; mais j’peux pas dire que j’ai promis. Entendu, j’irai avec toi.



François plaça le billet vert dans la main de la fille comme il eût fait les arrhes d’un contrat. Puis, toujours à son idée fixe :



— Dis donc, ajouta-t-il, câlin, si on allait, après la messe, faire une visite au presbytère ?



— Ça, on n’en parle pas, François, soit dit sans t’faire de peine. Tiens, va donc voir derrière la grange : j’entends la petite génisse qui cornaille dans le tombereau.



Maintenant l’hiver s’abattait sur toute la campagne. Des neiges hâtives avaient brûlé les dernières végétations, et forcé hommes et bêtes à se calfeutrer à l’abri. Dans les veillées plus longues les jaseries s’éternisaient, tandis que les poêles dévoraient les bûches et dégageaient l’odeur friande des beignes et des tourtières. On prévoyait cette année un Noël blanc, escorté du crissement des lisses et de la chanson des grelots.



Pour l’honneur attendu, François avait muni sa carriole de robes neuves au poil ruisselant, bordées de rondelles vertes et rouges. Il s’était acquis pour lui-même un casque en chien de mer, dont la fourrure, prolongeant celle de sa barbe, donnait l’idée d’une expédition arctique. Il était bien triste, pourtant, des refus persistants de son amie : il désespérait presque et, comme dernière ressource, il allumait chaque soir un cierge devant l’image de saint Joseph. L’ennui de cet hiver à passer dans la solitude étreignait d’avance le jeune homme et lui mettait un frisson au cœur.



Ce fut, malgré tout, avec orgueil que, le soir du vingt-quatre décembre, il arrêta son flamboyant attelage devant la porte du père Gingue. Sa bien-aimée, emmitouflée de laines qui laissaient à peine saillir son joli museau, les épaules enserrées d’un châle en tricot, les pieds protégés de chaussons par-dessus les bottines, lui parut plus belle et plus captivante que jamais. Durant tout le trajet son âme fut prête à déborder ; il fut dix fois sur le point de tenter l’inutile requête ; mais la crainte de déplaire le retint. On parla de la crèche. Ils l’avaient déballée la veille ; la mère Lefebvre l’avait vue, et c’était une beauté : il n’existait rien de pareil à sa connaissance. Elle était même plus belle que la crèche des pères franciscains qu’on admirait tant à la ville.



Sur le fond sombre de la nuit, l’église tout illuminée et toute vibrante du son des cloches se détachait de loin comme un château de féerie. Par les routes des côtes et des rangs, de longues files de voitures s’acheminaient, vivantes de cliquetis et de rires. À la porte, les groupes arrivés amorçaient leurs pipes en attendant l’heure du tinton. François amarra son cheval à l’un des poteaux, salua quelques connaissances et, précédé de Caroline, il entra. Il eut la gloire publique d’escorter sa compagne tout le long de la grande allée, suivi du regard curieux des femmes ; de noter la grimace de Fanfan Poupart, la mine rageuse de Luc à Bénoni, et d’introduire la reine convoitée dans son banc de famille, placé à l’un des premiers rangs.



Une chaleur bienfaisante pénétrait la nef et contrastait avec l’air glacé du dehors. Des lustres, pendus par toute la voûte, scintillaient de la flamme jaune des bougies. L’autel n’était plus qu’un bouquet de velours, de cierges et de vases. À droite près de la « balustre », juste en face du jeune couple, surgissait la crèche neuve flanquée de rocailles, encadrée de mousses et de sapinages.



Mais ils n’eurent qu’un instant pour embrasser toute cette splendeur. Le prêtre s’avançait déjà, paré de ses robes ; un flot d’enfants en fines dentelles inondait le chœur ; l’orgue tonitruait, et les chantres, la voix un peu rauque de l’éveil nocturne, scandaient les neumes de l’introït.



Ayant déroulé le « nuage » qui l’enveloppait, secoué la neige de sa mante et ouvert son livre de messe, Caroline releva les yeux vers la crèche et réellement la vit pour la première fois. Mais alors ce fut un éblouissement. Tout ce qu’elle eût pu rêver de surprenant et de magique s’étalait là devant elle. À la lueur de lampions multicolores émettant un jour idéal et quasi-céleste, la scène évangélique revivait dans ses plus intimes détails. L’étable avait son toit de chaume où l’ouate semée de paillettes simulait une nappe de frimas. Il était soutenu d’un croisé de poutrelles vernies, ornées de guirlandes. Le parquet se jonchait de brindilles vertes et de paille fraîche. Aux angles du fond, l’âne et le bœuf avançaient leurs grosses têtes paisibles au-dessus des mangeoires débordantes de foin. Quant aux personnages, leur port, leur expression, la noblesse de leurs gestes, la beauté de leurs robes et de leurs figures, plongeaient la jeune fille dans l’extase. L’Enfant Jésus, rond et potelé, souriait dans ses langes, tendait ses fines menottes et exhibait des orteils mignons et roses à croquer. La Vierge, en manteau étoilé, se penchait sur lui, radieuse, tout son être exprimant la tendresse et l’adoration d’une mère. Les rois mages se groupaient, vêtus de moires précieuses, haussant dans leurs mains des coffrets dont la laque jetait des éclairs : Gaspard et Balthazar, coiffés de hauts bonnets pointus, et Melchior, le nègre, sous un turban aux nattes opulentes. Derrière eux se dressait une bête grave et bossue dont Caroline ignorait le nom.



Mais ce qui la saisit surtout, c’est étrange à dire, ce fut la figure humble et effacée de saint Joseph qui, couvert d’un froc d’artisan, s’absorbait tout en ce spectacle. Quelque chose, au premier coup d’œil, l’attirait et l’intriguait dans cette face, si bien qu’elle ne s’en pouvait détacher. Visage doux et honnête, pénétré de bonté aimable ; mais il avait de plus un aspect vague de souvenir, quelque chose de connu qui cherchait à se préciser. Elle le fixait, presque inquiète, avec une attention intense. Puis, tout à coup, ce quelque chose se dévoila, devint un fait extraordinaire, prit un caractère personnel tenant du miracle, si bien que la jeune fille se crut l’objet d’une vision d’en haut, que la crèche tout entière lui parut n’exister là que pour elle.



Les traits de saint Joseph portaient la ressemblance frappante de François Bénard ! 



C’étaient les mêmes yeux bleus et calmes, le même front élargi par un soupçon de calvitie, le même nez long et droit, le même contour de la joue et des lèvres. La barbe était du même châtain et de coupe identique, affectait les mêmes courbes, se fondait en deux demi-lunes pareilles. On eût dit un portrait, bien plus, une transposition de personnes.



Plus elle regardait cette physionomie, plus son étonnement croissait, en même temps que naissait en elle une sorte de douceur émue. Elle revenait maintenant aux autres acteurs de la scène ; son œil errait de la Vierge à l’Enfant, des animaux aux mages ; mais ils lui semblaient tous être occupés de saint Joseph ; tous la dirigeaient comme du doigt vers cette apparition mystique qui était celle de son ami. Et chaque fois qu’elle croisait le regard bienveillant du patriarche, elle eût juré que François Bénard lui souriait.



Cependant la grand’messe battait son plein ; les mesures larges du Credosuccédaient aux volutes du Kyrie ; les officiants circulaient selon le rite dans la fumée blanche des encensoirs. Alternant aux laudes liturgiques, les noëls frétillaient sur de menus airs de danse. Les cierges échauffés lançaient des flammes plus hautes. Peu à peu une joie innocente, faite de ferveur et de charme, gagnait cette foule. On était vraiment à une fête, où participaient à la fois l’âme et les sens.



Caroline s’asseyait, se relevait, s’agenouillait comme tout le monde, mais sans s’apercevoir de ce qui se passait autour d’elle. La crèche seule l’occupait et la possédait.



Comme ils avaient l’air tous bons, tranquilles et heureux ! C’était la vraie famille, père, mère, enfant, dans leur milieu rustique, entourés des bêtes bienfaisantes. Et les mages étaient là comme des amis venus pour passer une veillée. Tout respirait dans cette demeure l’aise et le bien-être. Le bébé reposait sur un beau coussin écarlate ; les autres avaient des habits neufs, bien ajustés et sans une tache. La santé, l’absence de soucis, brillaient dans le coloris de leurs joues. Les animaux étaient reluisants et rassasiés de fourrage. La neige du toit elle-même avait l’air molle et chaude comme un duvet.



C’était pour la jeune fille comme la révélation d’une vie, cette peinture d’êtres qui se trouvaient si bien ensemble, qui témoignaient en tout s’entendre, s’entr’aider et s’aimer. Jamais elle ne s’était figuré l’existence domestique sous ces couleurs vives et charmantes. Et toujours saint Joseph, sous les traits de François Bénard, l’obsédait doucement, la suivait des yeux, l’invitait par mille signes aperçus d’elle seule. Tandis que les refrains s’enlevaient par la nef, répandant sur l’office qui s’achevait un vol de gaieté presque profane, tout-à-coup son cœur se gonfla : elle se sentit prête à pleurer.



Elle fut réveillée de son rêve par le fracas de l’orgue qui trombonait la marche finale. Le monde se levait pour sortir. François était à son côté, empressé à tenir l’écharpe dont elle allait couvrir son cou. Encore hypnotisée, elle le suivit vers la grande porte. Par deux fois elle se retourna pour revoir l’étable et la crèche, qui maintenant s’effaçaient dans une pénombre, car le bedeau, un à un, en soufflait déjà les lampions.



Elle se trouva dehors ; elle prit place dans la carriole, et François l’abriachaudement avec les robes à poil. Elle souriait, songeuse, remerciait du geste, mais se taisait, ne trouvant rien à dire, saisie comme d’un respect devant cet homme. Ils reprirent, sur la neige craquante, le chemin du Petit Brûlé. Le premier à parler fut le garçon.



— Ç’a ben l’air de Noël, hein, Caroline ?



— Oui, ç’a ben l’air de Noël, François.



Les champs étincelaient sous la lune qui s’était levée. Les sapins avaient des aigrettes, des colliers, des médaillons pendus à leurs branches, et leurs glaçons flambaient comme des météores. De tous côtés montait le carillon grêle des clochettes, marquant le trot des attelages ; leur trémolo courait sur la neige des prairies, et ressemblait de loin à des chants de cigales joyeuses.



— Pour une crèche, dit François, c’est une belle crèche.



— Oh ! une belle crèche ! soupira Caroline.



Ils se turent de nouveau, pendant que les grelots sonnaient leur cligne, cligne, obstiné, qui semblait dire : « Allons ! la vie, l’espoir, le rêve, en avant, en branle ! Il n’y a qu’un Noël par an ! »



Mais enfin le pauvre François n’y put tenir. Malgré la certitude d’un nouveau refus, au risque de troubler le grand calme qui les enveloppait tous deux, poussé quand même par le flot de son cœur trop plein, il tenta un effort désespéré et vaincu d’avance :



— N’m’en garde pas rancune, Caroline, mais faut que j’parle encore. Y a trop et trop d’choses dans mon âme. J’te veux, j’te veux en mariage : et toi, tu n’m’aimes pas, on dirait, t’as que « non » à me dire. Écoute-moi donc, ma belle, y a rien d’béni comme une famille : le père, la mère, l’enfant, tous l’un pour l’autre ; la terre, les animaux, quéq’bons amis… J’suis pas fort beau, sans doute, mais t’es la femme du monde que j’considère le plus après la Sainte Vierge, et j’t’aime comme j’ai jamais aimé personne. Va, on serait bien heureux ensemble ! 



— François, dit la jeune fille, j’étais comme ça, c’est vrai ; mais j’t’ai pas refusé par malice.



— Non, je le sais ; seulement v’là deux ans faits que j’te tourmente, et tu n’sais pas comme je pâtis. Te souviens-tu qu’à Noël passé, quand y avait la vieille crèche, je t’ai demandé comme à c’t’heure en revenant de la messe ?



— Ah ! oui ; mais aujourd’hui, François, c’est la crèche neuve, vois-tu… Tiens, j’vas t’dire, l’idée m’a changé : je suis consentante à t’épouser, si tu m’veux encore.



François eut un sursaut qui fit se cabrer le cheval, et les sonnettes s’agitèrent éperdument.



— Parles-tu sérieux, ma Line ? demanda-t-il, retenant son souffle.



— J’te parle comme je pense, François.



Non, elle ne jouerait pas, surtout cette nuit, une farce aussi cruelle. Pourtant, dans l’excès de sa joie, un reste de doute le tenaillait.



— Caroline, reprit-il, si c’est vrai devant Dieu que tu t’engages à moi, veux-tu me donner un baiser ?



Elle lui tendit simplement ses joues, que l’air hivernal durcissait comme deux pommes gelées ; puis ses lèvres plus chaudes ; et tout son minois s’engouffra dans la barbe fleurie de François Bénard, qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à celle de saint Joseph.



Cligne, cligne, cligne ! les grelots sonnaient maintenant comme de petits rires satisfaits, avec un accent de triomphe.


Source: https://fr.wikisource.org/wiki/Contes_de_No%C3%ABl_(Dantin)/Le_No%C3%ABl_de_Caroline


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