Retour au menu
Retour à la rubrique contes

LE RêVE D'ANTOINETTE

Écoute ou téléchargement Commentaires

Biographie ou informations

Photo Sabine Huchon








Texte ou Biographie de l'auteur


 
Joséphine Marchand (née Joséphine-Hersélie-Henriette Marchand), 1861-1925 est une journaliste, écrivaine, conférencière et militante féministe canadienne française.
Elle a publié ses contes de noël sous le speudonyme de Josette.
 
LE RÊVE D’ANTOINETTE.

À ma nièce.
Quatre fois j’ai vu, quand c’était le printemps, les grosses branches noires se revêtir de feuilles, et, fières de leur nouvelle toilette, l’agiter avec un gai froufrou en se pavanant au-dessus de ma tête, et les oiseaux tout joyeux revenir endormir leurs petits dans les berceaux de mousse neuve, au milieu des feuilles fraîches.
Quatre fois j’ai vu, suspendues aux arbres, les corbeilles renouvelées de fleurs blanches et roses que le petit Jésus y accroche au mois de mai.
Quatre fois aussi, depuis ma naissance, le tapis blanc de l’hiver s’est étendu sur la terre nue et laide pour la cacher à nos yeux attristés…
J’ai bien hâte de vous faire part de ce qui me préoccupe ; mais je tenais à vous dire cela auparavant, afin de vous donner une idée de mon âge. Le calcul n’est pas difficile, et si vous êtes un peu perspicace, vous avez deviné que j’ai eu mes quatre ans au mois de juillet dernier…

C’était la veille du jour de l’an ; il s’agissait pour maman de m’amener à la ville pour m’acheter une coiffure… Le petit frère malade l’avait empêchée de s’en occuper plus tôt.
Le détail peut paraître futile, mais il est très important. La suite de mon récit le prouvera.
À deux heures, j’étais habillée, mais d’une drôle de façon ! Ne trouvez-vous pas — je le demande aux personnes de mon âge — que les mères ont une tendresse bien chaleureuse ? Je l’appelle ainsi, parce que leur sollicitude et leur frayeur du froid les portent à nous emmitoufler de manière à nous faire périr par un excès pour éviter l’autre.
Je ris beaucoup quand, au moment de partir, je m’aperçus dans la glace. Un vrai peloton de laine !…
De mes boucles blondes, pas une n’avait osé s’échapper sous le triple tour du nuage bleu qui m’enveloppait la tête. Mon nez, enfoui dans tout ce lainage, paraissait si peu, que c’était à faire croire que je n’en avais pas.
On ne m’avait laissé que les yeux de libres, car on savait que cela me ferait tant de peine de ne rien voir… C’était déjà assez triste de ne pouvoir parler !…
Ma bouche, il ne fallait pas y songer ! Elle avait assez à faire de respirer à travers tout ce qui la couvrait.

Enfin nous montons en voiture ; puis, glin ! glin ! les grelots résonnent, et nous glissons vite sur la neige unie.
Oh ! que de jolies choses partout ! Des équipages par centaines, de belles dames, des petits enfants drôlement encapuchonnés comme moi !… Et, dans les vitrines, que de merveilles ! Des chevaux superbes qui semblent attendre leur maître ; à côté, des familles de poupées, les bras tendus et les yeux grands ouverts, comme pour appeler et chercher leurs petites mères parmi tous les enfants qui défilent devant elles.
À la fin, la voiture s’arrête, et Jacques, me prenant dans ses bras, me dépose sur le seuil d’un grand magasin.
Une demoiselle, habillée de noir, avec beaucoup de colliers et des cheveux frisés qui lui descendent dans les yeux, s’avance vers nous.
À la demande de maman, elle nous apporte plusieurs bonnets qu’on commence à m’essayer.
Je n’ai pas besoin de vous dire que je profitai de ce moment de liberté pour raconter tout ce que j’avais vu !
Après m’avoir mis, ôté et remis bien des choses plus ou moins pyramidales, il se trouva qu’une certaine coiffure, que la demoiselle en noir appelait très à la mode, sembla plaire davantage.
— Combien ?
— Cinq piastres seulement ! fit la demoiselle frisée, avec un air très aimable et d’un ton engageant — un peu comme Marguerite quand elle veut me coucher et que je n’ai pas sommeil.
Petite mère ouvrit des yeux plus grands que d’ordinaire.
— C’est bien cher !
— Remarquez que la peluche de soie est très dispendieuse, Madame, observa la marchande avec dignité, en flattant le bonnet sur ma tête, comme on caresse un petit chat. Celle-ci est de qualité supérieure… Puis, cela va si bien à votre joli bébé ! continua-t-elle en se penchant pour me voir… Et c’est chaud. Cela couvre entièrement les oreilles…
Elle dit encore beaucoup de choses en tournant et retournant le bonnet très à la mode.
Pendant ce temps, maman versait sur la table un grand nombre de sous blancs que la demoiselle frisée donna à un monsieur en lui disant : Cache ! [1]
Elle avait peur que nous ne les reprissions, probablement.

Je ne puis vous dire tout ce que je vis d’étonnant dans cet après-midi ! J’étais fatiguée de tant regarder, et me sentis presque heureuse quand maman monta dans la voiture une dernière fois en disant à Jacques de nous reconduire chez nous.
Une multitude de lumières brillaient partout.
Les rues étaient remplies de monde, de voitures, et de bruit.
Tout à coup, à l’angle d’une rue, au milieu d’une foule de personnes qui passaient en riant et parlant très haut, que croyez-vous que j’aperçus ?… Une maman très vieille, avec sa petite fille, appuyées au mur d’une grosse maison.
La mère avait les yeux fermés et mettait sa main sur l’épaule de son enfant.
Elle, la pauvre mignonne, avait une robe bien laide et toute déchirée, un vilain mouchoir sur sa tête ; ses mains étaient nues. Elle avait des grands yeux bleus pleins de larmes, qu’elle levait parfois en tendant sa petite main rougie vers les passants qui ne la regardaient pas.
Oh ! qu’ils étaient méchants !
Quand je la vis ainsi grelottante et si triste, je frissonnai moi-même sous mes flanelles.
Je fis un grand effort pour désigner la pauvrette ; mais comment remuer sous les robes pesantes qui m’entortillaient et m’emprisonnaient complètement !
J’essayai de crier, mais le bruit de la rue couvrit ma voix. D’ailleurs, nous allions très vite, et la petite mendiante disparut…
Je pleurai tout bas, et j’y pensai longtemps.
À la fin, comme j’étais bien fatiguée, je m’appuyai sur le bras de petite mère, et ne vis plus qu’à demi les lumières qui dansaient en fuyant.
Jacques me porta dans la maison. Papa nous attendait, et tout le monde se mit à table pour dîner.
Je fus d’une sagesse exemplaire ce jour-là !
C’était charmant de voir comme je ne parlais pas, moi qu’on gronde toujours pour trop bavarder !… Je ne mangeais pas beaucoup non plus ; on trouvait cela bien singulier, car habituellement j’ai l’appétit d’un gros loup.
À la vérité, je me sentais bien pesante, et ma tête alourdie avait des envies folles de tomber sur l’épaule de maman.
— Comme je serais bien dans mon lit ! me disais-je tout bas.
Marguerite m’amena avant qu’on eût fini.
Je me laissai faire sans pleurer, ce qui est très rare ; et, quand elle me déposa dans mon lit tiède et mollet, l’égoïste Antoinette s’endormit sans songer à la pauvre chérie qui avait faim là-bas, dans la grande rue froide.

Soudain, quelque chose passe devant moi en m’effleurant… C’est un quelqu’un mystérieux, vêtu d’une longue tunique blanche et vaporeuse. Marguerite m’assure que c’est mon ange gardien.
Sa douce figure me sourit et m’invite. Fascinée par cet appel irrésistible, je mets ma main dans celle qu’il me tend, et nous nous envolons doucement tous les deux…
Me voilà de nouveau dans les rues claires et bruyantes.
Je ne sais comment il se fait que le joli bonnet de peluche est sur ma tête !… Maman, craignant toujours les intempéries de l’hiver, me l’aura mis à mon insu au moment du départ, je suppose.
Nous avions voyagé à travers la ville éblouissante pendant quelques instants seulement, quand mon compagnon s’arrêta… J’avais devant moi, qui ?… la petite mendiante !
Sa main glacée est tendue, et ses yeux humides m’implorent. La vieille pleure aussi, les yeux toujours fermés. Elle est bien lasse et s’appuie pesamment sur l’épaule fatiguée de l’enfant.
Pauvre petite, je pouvais enfin contempler ce doux regard si triste qui m’avait tant émue !
Je la caressais affectueusement en essuyant ses larmes et en l’appelant sœur chérie.
Je voyais de près aussi le vieux haillon noué sous son menton, et qui cachait si imparfaitement ses oreilles que souffletait la bise glacée. Je l’avais enlevé pour mettre mon bonnet très à la mode sur sa jolie tête, mais elle, l’ôtant aussitôt, me le rendit avec un sourire navré :
— J’ai bien froid, dit-elle, mais nous avons tellement faim, grand’maman et moi !… et son regard, sa main ouverte me suppliait encore…
— Un sou, un pauvre sou, s’il vous plaît ! murmura sa compagne en gémissant.
Que faire !… Je regardai la douce figure ; elle souriait toujours, mais restait muette.
Une idée me vint tout à coup à l’esprit.
— Pourquoi prodigue-t-on sans remords tant de sous blancs pour les coiffures de certaines petites filles, tandis qu’il en est qui n’en ont même pas pour acheter un morceau de pain lorsqu’elles se sentent mourir d’inanition !
Cela me parut absurde, et je résolus d’aller tout de suite rendre son méchant bonnet à la demoiselle, afin de rapporter les sous à la pauvrette.
Après avoir couru longtemps, cherchant en vain le magasin aux bonnets, je m’arrêtai, désolée, haletante, à bout de forces ; puis, à la pensée de celles qui m’attendaient là-bas, le cœur palpitant d’espérance, je repris ma course stérile…

Le matin, à mon réveil, petit frère gazouillait dans son berceau, non loin de moi, et je voyais les vitres, toutes rouges et d’or, étinceler à travers le rideau de mon lit.
En ouvrant bien les yeux, je découvris à mes pieds une ravissante poupée !… Le plus joli bébé, avec une masse de cheveux bruns, frisés comme une toison !
Folle de joie, je me mis à courir pour montrer dans toute la maison le cadeau du Petit Jésus.
J’embrassais tout le monde ; je berçais mon joli bébé en chantant ; — je caressais ses boucles soyeuses en lui contant toutes sortes de choses.
Ah ! j’étais bien heureuse !
En regardant les yeux bleus de Mimie (ma poupée avait été baptisée tout de suite, naturellement), certain souvenir qui me revint me rendit toute triste…
— Papa, dis-je, en jetant mes bras autour de son cou, veux-tu me faire un bien grand plaisir ?
— Mais oui. On ne refuse rien à sa petite fille le jour de l’an, répondit ce cher petit père, qui me gâte beaucoup, paraît-il, que désires-tu ?
Je racontai alors tout ce qui s’était passé, et, joignant mes mains avec ferveur, comme pour prier le bon Dieu, je le suppliai de nous amener les deux mendiantes pour les réchauffer et me laisser partager mes bonbons avec la douce enfant.
— Mais nous ne les connaissons pas, cher ange, objecta mon père en m’embrassant avec tendresse.
— Oui, oui, reprit maman, je crois les connaître. Cette pauvre aveugle est l’aïeule et le seul support de six orphelins, dont la mère est morte de privations l’automne dernier.
— Veux-tu, petite mère ? répétai-je tout bas.
Elle me prit sur ses genoux et me pressa sur son cœur, en promettant de m’accorder tout ce que je demanderais.

Après la grand’messe, en effet, on revint me chercher.
Je m’installai dans la voiture, parée de mon fameux bonnet de peluche, munie d’un cornet de bonbons, et accompagnée de mademoiselle Mimie, qui faisait des grands yeux étonnés en se trouvant dehors.
Jacques nous déposa dans une petite rue que je n’avais jamais vue, devant une vieille masure.
Oh ! que c’était noir et triste làdedans ! Pas de feu, pas de lits blancs, rien !… Tous les petits frères, appuyés sur les genoux de la grand’mère, pleuraient amèrement en lui demandant du pain. Marie (c’est le nom de la mendiante) avait ses bras autour du cou de son aïeule.
Jacques tira de dessous le siège de la voiture un grand panier qu’il emporta dans la maison.
Figurez-vous que maman y avait entassé des robes, des bas, des gâteaux, du vin, du pain, des poulets, des bonbons… Je donnai tous les miens aux petits frères, qui me faisaient rire, aux larmes en les avalant tout ronds.
Je prêtai aussi ma poupée à Marie. Elle osait à peine y toucher, et disait avec admiration à la vieille aveugle :
— Oh ! grand’mère ! situ voyais comme elle est gentille. Un vrai bébé vivant !
La pauvre grand’maman pleurait, elle… C’est drôle comme les vieilles gens pleurent toujours, même quand ils sont heureux.
Elle tenait les mains de maman et disait en secouant sa tête blanche :
— Que le bon Dieu vous bénisse, bonne petite dame ! Que le bon Dieu vous bénisse !
Elle répétait constamment les mêmes paroles en sanglotant.
Mais les orphelins étaient bien heureux.
Ils dévoraient les tartines que Marie leur distribuait, et allaient tous en offrir un morceau à leur bonne vieille maman.
— Ne sois pas triste, grand’mère, nous n’avons plus faim ! criaient-ils tous ensemble, sans toutefois perdre l’occasion d’enlever d’énormes bouchées à leurs gâteaux ébréchés.
J’aurais voulu passer la journée à les regarder faire. Maman interrompit ma contemplation en me prenant par la main pour me conduire vers la vieille femme assise près de l’âtre sombre. Elle m’approcha tout près de celle-ci et dit en lui touchant l’épaule :
— Bénissez-la ! C’est elle qui m’a amenée ici.
L’aveugle se leva toute chancelante, et, posant sur ma tête ses mains qui tremblaient, elle prononça lentement ces mots :
— Ange du bon Dieu, soyez bénie !…
Petite mère lui aida à se rasseoir et m’entraîna hors de la maison.
Les dernières paroles que j’entendis avant que la porte se refermât sur nous furent celles-ci :
— Que le bon Dieu vous bénisse !
Ainsi-soit-il !
Source: http://fr.wikisource.org/wiki/Contes_de_No%C3%ABl_(Josette)/Le_r%C3%AAve_d%E2%80%99Antoinette


Retour à la rubrique contes
Retour au menu