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LES éPINGLES

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Biographie ou informations

Musique : Eric SATIE Gnosienne n°6 Licence MUSOPEN
Pochette d_apres une toile de:  Alfred Stevens





Texte ou Biographie de l'auteur

- Ah ! mon cher, quelles rosses, les femmes !



 







 



- Pourquoi dis-tu ça ?



 







 



- C'est qu'elles m'ont joué un tour abominable.



 







 



- A toi ?



 







 



- Oui, à moi.



 







 



- Les femmes, ou une femme ?



 







 



- Deux femmes.



 







 



- Deux femmes en même temps ?



 







 



- Oui.



 







 



- Quel tour ?



 







 



Les deux jeunes gens était assis devant un grand café du boulevard et buvaient des liqueurs mélangées d'eau, ces apéritifs qui ont l'air d'infusions faites avec toutes les nuances d'une boîte d'aquarelles.



 







 



Ils avaient à peu près le même âge : vingt-cinq à trente ans. L'un était blond et l'autre brun. Ils avaient la demi-élégance des coulissiers, des hommes qui vont à la Bourse et dans les salons, qui fréquentent partout, vivent partout, aiment partout. Le brun reprit :



 







 



- Je t'ai dit ma liaison, n'est-ce pas, avec cette petite bourgeoise rencontrée sur la plage de Dieppe ?



 







 



- Oui.



 







 



- Mon cher, tu sais ce que c'est. J'avais une maîtresse à Paris, une que j'aime infiniment, une vieille amie, une bonne amie, une habitude enfin, et j'y tiens.



 







 



- A ton habitude ?



 







 



- Oui, à mon habitude et à elle. Elle est mariée aussi avec un brave homme, que j'aime beaucoup également, un bon garçon très cordial, un vrai camarade ! Enfin c'est une maison où j'avais logé ma vie.



 







 



- Eh bien ?



 







 



- Eh bien ! ils ne peuvent pas quitter Paris, ceux-là, et je me suis trouvé veuf à Dieppe.



 







 



- Pourquoi allais-tu à Dieppe ?



 







 



- Pour changer d'air. On ne peut pas rester tout le temps sur le boulevard.



 







 



- Alors ?



 







 



- Alors j'ai rencontré sur la plage la petite dont je t'ai parlé.



 







 



- La femme du chef de bureau ?



 







 



- Oui. Elle s'ennuyait beaucoup. Son mari, d'ailleurs, ne venait que tous les dimanches, et il est affreux. Je la comprends joliment. Donc nous avons ri et dansé ensemble.



 







 



- Et le reste ?



 







 



- Oui, plus tard. Enfin, nous nous sommes rencontrés, nous nous sommes plu, je le lui ai dit, elle me l'a fait répéter pour mieux comprendre, et elle n'y a pas mis d'obstacle.



 







 



- L'aimais-tu ?



 







 



- Oui, un peu ; elle est très gentille.



 







 



- Et l'autre ?



 







 



- L'autre était à Paris ! Enfin, pendant six semaines, ç'a été très bien et nous sommes rentrés ici dans les meilleures termes. Est-ce que tu sais rompre avec une femme, toi, quand cette femme n'a pas un tort à ton égard ?



 







 



- Oui, très bien.



 







 



- Comment fais-tu ?



 







 



- Je la lâche.



 







 



- Mais comment t'y prends-tu pour la lâcher ?



 







 



- Je ne vais plus chez elle.



 







 



- Mais si elle vient chez toi ?



 







 



- Je... n'y suis pas.



 







 



- Et si elle revient ?



 







 



- Je lui dit que je suis indisposé.



 







 



- Si elle te soigne ?



 







 



- Je... lui fais une crasse.



 







 



- Si elle l'accepte ?



 







 



- J'écris des lettres anonymes à son mari pour qu'il la surveille les jours où je l'attends.



 







 



- Ca c'est grave ! Moi je n'ai pas de résistance. Je ne sais pas rompre. Je les collectionne. Il y en a que je ne vois plus qu'une fois par an, d'autres tous les dix mois, d'autres au moment du terme, d'autres les jours où elles ont envie de dîner au cabaret. Celles que j'ai espacées ne me gênent pas, mais j'ai souvent bien du mal avec les nouvelles pour les distancer un peu.



 







 



- Alors...



 







 



- Alors, mon cher, la petite ministère était tout feu, tout flamme, sans un tort, comme je te l'ai dit ! Comme son mari passe tous ses jours au bureau, elle se mettait sur le pied d'arriver chez moi à l'improviste. Deux fois elle a failli rencontrer mon habitude.



 







 



- Diable !



 







 



- Oui. Donc, j'ai donné à chacune ses jours, des jours fixes pour éviter les confusions. Lundi et samedi à l'ancienne. Mardi, jeudi et dimanche à la nouvelle.



 







 



- Pourquoi cette préférence ?



 







 



- Ah ! mon cher, elle est plus jeune.



 







 



- Ca ne te faisait que deux jours de repos par semaine.



 







 



- Ca me suffit.



 







 



- Mes compliments !



 







 



- Or, figure-toi qu'il m'est arrivé l'histoire la plus ridicule du monde et la plus embêtante. Depuis quatre mois tout allait parfaitement ; je dormais sur mes deux oreilles et j'étais vraiment très heureux, quand soudain, lundi dernier tout craque.



 







 



J'attendais mon habitude à l'heure dite, une heure et quart, en fumant un bon cigare.



 







 



Je rêvassais, très satisfait de moi, quand je m'aperçus que l'heure était passé. Je fus surpris, car elle est très exacte. Mais j'ai cru à un petit retard accidentel. Cependant une demi-heure se passe, puis une heure, une heure et demie et je compris qu'elle avait été retenue pour une cause quelconque, une migraine peut-être ou un importun. C'est très ennuyeux ces choses-là, ces attentes...inutiles, très ennuyeux et très énervant. Enfin, j'en ai pris mon parti, puis je suis sorti, et ne sachant que faire, j'allai chez elle.



 







 



- Je la trouvai en train de lire un roman.



 







 



- Eh bien ? lui dis-je.



 







 



Elle répondit tranquillement :



 







 



- Mon cher, je n'ai pas pu, j'ai été empêchée.



 







 



- Par quoi ?



 







 



- Par des... occupations.



 







 



- Mais... quelles occupations ?



 







 



- Une visite ennuyeuse.



 







 



Je pensais qu'elle ne voulait pas me dire la vraie raison,et, comme elle était très calme, je ne m'en inquiétai pas davantage. Je comptais rattraper le temps perdu, le lendemain avec l'autre.



 







 



Le mardi donc, j'étais très... très ému et très amoureux, en expectative, de la petite ministère, et même étonné qu'elle ne devançât pas l'heure convenue. Je regardais la pendule à tout moment suivant l'aiguille avec impatience.



 







 



Je la vis passer le quart, puis la demie, puis deux heures... Je ne tenais plus en place, traversant à grandes enjambées ma chambre, collant mon front à la fenêtre et mon oreille contre la porte pour écouter si elle ne montait pas l'escalier.



 







 



Voici deux heures et demie, puis trois heures ! Je saisis mon chapeau et je cours chez elle. Elle lisait, mon cher, un roman !



 







 



Eh bien ? dis-je avec anxiété.



 







 



Elle répondit, aussi tranquillement que mon habitude :



 







 



- Mon cher, je n'ai pas pu, j'ai été empêchée.



 







 



- Par quoi ?



 







 



- Par... des occupations.



 







 



- Mais... quelles occupations ?



 







 



- Une visite ennuyeuse.



 







 



Certes, je supposai immédiatement qu'elle[s] savai[en]t tout ; mais elle semblait pourtant si placide, si paisible, que je finis par rejeter mon soupçon, par croire à une coïncidence bizarre, ne pouvant imaginer une pareille dissimulation de sa part. Et après une heure de causerie amicale, coupée d'ailleurs par vingt entrées de sa petite fille, je dus m'en aller fort embêté.



 







 



Et figure-toi que le lendemain...



 







 



- Ca a été la même chose ?



 







 



- Oui... et le lendemain encore. Et ç'a a duré ainsi trois semaines, sans explication, sans que rien me révélât cette conduite bizarre dont cependant je soupçonnais le secret.



 







 



- Elles savaient tout ?



 







 



- Parbleu. Mais comment ? Ah ! j'en eu du tourment avant de l'apprendre.



 







 



- Comment l'as-tu su enfin ?



 







 



- Par lettres. Elles m'ont donné, le même jour, dans les mêmes termes, mon congé définitif.



 







 



- Et ?



 







 



- Et voici... Tu sais, mon cher, que les femmes ont toujours sur elles une armée d'épingles. Les épingles à cheveux, je les connais, je m'en méfie, et j'y veille, mais les autres sont bien plus perfides, ces sacrées petite épingles à tête noire qui nous semblent toutes pareilles, à nous grosses bêtes que nous sommes, mais qu'elles distinguent, elles, comme nous distinguons un cheval d'un chien.



 







 



Or, il paraît qu'un jour ma petite ministère avait laissé une de ces machines révélatrices piquée dans ma tenture, près de ma glace.



 







 



Mon habitude, du premier coup, avait perçu sur l'étoffe ce petit point noir gros comme une puce, et sans rien dire l'avait cueilli, puis avait laissé à la même place une de ses épingles à elle, noire aussi, mais d'un modèle différent.



 







 



Le lendemain, la ministère voulut reprendre son bien et reconnut aussitôt la substitution ; alors un soupçon lui vint, et elle en mit deux, en les croisant.



 







 



L'habitude répondit à ce signe télégraphique par trois boules noires, l'une sur l'autre.



 







 



Une fois ce commerce commencé, elles continuèrent à communiquer, sans rien se dire, seulement pour s'épier. Puis il paraît que l'habitude plus hardie, enroula le long de la petite pointe d'acier un mince papier où elle avait écrit : " Poste restante, boulevard Malesherbes, C.D. "



 







 



Alors elles s'écrivirent. J'étais perdu. Tu comprends que ça n'a pas été tout seul entre elles. Elles y allaient avec précaution, avec mille ruses, avec toute la prudence qu'il faut en pareil cas. Mais l'habitude fit un coup d'audace et donna rendez-vous à l'autre.



 







 



Ce qu'elles se sont dit, je l'ignore ! Je sais seulement que j'ai fait les frais de leur entretien. Et voilà !



 







 



- C'est tout ?



 







 



- Oui.



 







 



- Tu ne les vois plus ?



 







 



- Pardon, je les vois encore comme ami ; nous n'avons pas rompu tout à fait.



 







 



- Et elles, se sont-elles revues ?



 







 



- Oui, mon cher, elles sont devenues intimes.



 







 



- Tiens, tiens. Et ça ne te donne pas une idée, ça.



 







 



- Non, quoi ?



 







 



- Grand serin, l'idée de leur faire repiquer des épingles doubles ?




Source: http://www.bmlisieux.com/litterature/maupassant/epingles.htm



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