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LES AVENTURES DE TODD MARVEL-DOUBLE DISPARITION

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Illustration : QwirkSilver

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Chapitre 01 - L'Ingénieur et le Médecin.
Chapitre 02 - Les Fumées rousses.
Chapitre 03 - Le Client du Docteur Godefrey.





Texte ou Biographie de l'auteur

Sixième épisode

DOUBLE DISPARITION

CHAPITRE PREMIER

L'INGÉNIEUR ET LE MÉDECIN

Le silence et l'accablement d'un torride après-midi planaient sur la campagne. Dans le parc d'Isis-Lodge – la féerique création du milliardaire archéologue Oliver Broom – les oiseaux demeuraient silencieux, nul souffle de vent n'agitait le feuillage des grands arbres d'où semblait s'exhaler une impalpable vapeur bleuâtre. Seuls le bruissement des insectes et le murmure des eaux courantes animaient les mystérieuses charmilles, peuplées de divinités de bronze et de porphyre.

 

Le détective John Jarvis et Miss Elsie avaient cherché un refuge contre la chaleur non loin du grand sphynx de granit, sur les rives d'un étang fleuri de lotus bleus, bordé de papyrus et de bambous géants et qu'ombrageaient des hêtres centenaires au feuillage pourpre. Ils s'étaient assis sur un banc de marbre et se parlaient à demi-voix, comme s'ils eussent craint de troubler le recueillement du paysage de rêve qui les entourait.

 

Ils s'entretenaient de choses indifférentes, mais à la façon dont ils étaient rapprochés, aux tendres regards qu'ils échangeaient, on eût pu deviner qu'une étroite intimité régnait sur eux.

 

Depuis la mort du docteur Klaus Kristian, survenue trois jours auparavant, Miss Elsie semblait être brusquement revenue à la santé. Elle s'imaginait sortir de quelque affreux cauchemar. Elle se sentait soulagée d'un poids énorme.

 

– Dans mon dernier voyage à Paris, fit-elle, j'ai pu constater quelle idée inexacte et fausse on se fait de l'Amérique. Les gens du Vieux Monde nous regardent comme ayant atteint le summum de la civilisation et du progrès ; ils ne savent pas que l'Amérique est peut-être le plus farouche et le plus mystérieux pays de l'univers.

 

– Cela est profondément vrai, murmura pensivement John Jarvis. On oublie toujours que les États-Unis sont habités par dix races différentes dont les intérêts et les instincts sont opposés les uns aux autres. Les sociétés secrètes y pullulent aussi sanguinaires et aussi puissantes qu'au Moyen Âge, la Sainte Vehme.

 

– Je ne connais que le Ku Klux Klan qui a déclaré une guerre impitoyable aux Juifs, aux Catholiques et aux Noirs, et qui se signale chaque jour par des incendies, par des meurtres, et par des vols à main armée.

 

– Vous oubliez la Main Noire, surtout composée d'Italiens, les Fenians irlandais, la Mano Nera espagnole, le Lotus Bleu dont font partie des milliers de Chinois, les Lords de la Main Rouge, qui ne sont que de vulgaires bandits, sans compter bien d'autres associations moins importantes.

 

– Auquel de ces groupements appartenait le docteur ? demanda Miss Elsie, dont, à la seule pensée du bandit, le visage s'était couvert d'une pâleur mortelle.

 

– Je ne saurais vous le dire au juste, mais il avait certainement des amis et des complices dans presque toutes ces sociétés, et c'est ce qui a rendu ma tâche si difficile.

 

– Si ce misérable n'était pas mort, reprit la jeune fille, après un long silence, c'est moi qui aurais succombé. Je ne songe qu'en tremblant qu'il y a quelques jours à peine, j'étais encore sous l'influence de la volonté de ce bandit ; qu'il avait fait de moi son jouet, le sujet de ses horribles expériences d'hypnotisme.

 

– Oui, mais maintenant, répondit John Jarvis d'une voix gaie et cordiale, tout cela est de l'histoire ancienne. On ne sera plus obligé de vous faire garder à vue pendant votre sommeil.

 

– Depuis deux nuits seulement j'ai pu dormir tranquille, je ne pouvais fermer les yeux en pensant qu'au milieu de la nuit j'allais peut-être me lever et obéir à l'injonction irrésistible qui m'ordonnait de fuir et d'aller rejoindre le docteur.

 

Et les beaux yeux de Miss Elsie se dilataient avec une expression d'indicible horreur.

 

John Jarvis, qui n'aimait pas à la voir s'appesantir sur ce sujet, essaya de la distraire en écartant de son esprit ces funèbres pensées. Il lui parla de leur mariage qui, en principe, était décidé mais qui, pour diverses raisons, avait dû être remis à une date assez éloignée.

 

Todd Marvel – Elsie savait maintenant que le détective John Jarvis et le célèbre milliardaire n'étaient qu'une seule et même personne – Todd Marvel tenait à ce que la santé de sa fiancée fût complètement rétablie. En outre, avant de se marier, avait-il avoué à la jeune fille, il lui restait à remplir une tâche ardue. Il devait éclaircir un douloureux mystère de famille.

 

Miss Elsie, quelle que fût son impatience d'être unie à l'homme qu'elle aimait, avait compris les graves raisons qui le faisaient agir et s'était soumise à cette nécessité.

 

Tout entiers à leur causerie, les fiancés oubliaient la fuite des heures et le soleil commençait déjà à décliner derrière la cime des grands cèdres, lorsque le vieux majordome Wilbur Dane apparut au détour d'une allée.

 

– C'est moi que vous cherchez ? demanda le détective.

 

– Oui, master. Il y a une jeune femme qui insiste pour être reçue par vous.

 

– Une jeune femme ! fit en souriant Miss Elsie, heureusement que je ne suis pas jalouse.

 

– Faites-la venir, dit John Jarvis. Je suis curieux de savoir ce qu'on me veut. Je ne connais aucune jeune femme dans ce pays.

 

L'instant d'après le majordome revenait accompagné de la visiteuse. Modestement vêtue d'une robe de toile écrue, coiffée d'un chapeau de paille, c'était une petite brune assez jolie mais à la mine inquiète et souffreteuse. Ses yeux étaient rougis comme par des larmes récentes.

 

Elle s'excusa avec beaucoup de tact et de discrétion de l'audace qu'elle prenait, mais elle éprouvait de telles inquiétudes au sujet de son mari qu'elle s'était décidée à venir demander secours et assistance au fameux détective dont tout le pays savait les merveilleux exploits.

 

– Madame, répondit le détective avec une parfaite courtoisie, je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour vous être agréable. Et d'ailleurs, veuillez m'exposer les faits.

 

– Je suis la femme du docteur Godfrey, qui, voilà deux ans, s'est installé à Clairmount. Il y a trois jours un client est venu le chercher et depuis il n'a pas reparu et il ne m'a pas donné de ses nouvelles.

 

– Dites-moi, s'il vous plaît, quel était ce client.

 

– Il a dit venir d'une plantation à vingt milles de Clairmount, qu'il a appelée Maple-Farm[5]. Je ne l'ai qu'entrevu. Tout ce que je puis dire, c'est qu'il était grand, robuste, le teint basané et vêtu en cow-boy, avec un pantalon à la mexicaine, son grand chapeau de feutre et des bottes. Son frère, prétendait-il, venait d'avoir un pied écrasé par une machine à battre…

 

– Vingt milles ! interrompit Miss Elsie, c'est une distance.

 

– Oui, répondit Mrs Godfrey en rougissant, mais mon mari a pour principe de ne jamais refuser ses services à personne. Une auto attendait à la porte de notre maison ; mon mari y monta, depuis je ne l'ai plus revu.

 

– Le docteur peut avoir été retenu par un accident sans gravité.

 

– Impossible ! murmura la jeune femme avec un geste douloureux… Il m'aurait télégraphié ou – si l'accident était grave – ses clients l'auraient ramené en auto…

 

Miss Elsie et son fiancé échangèrent un regard apitoyé ; tous deux étaient sincèrement touchés du chagrin de Mrs Godfrey.

 

– Je suis désespérée, continua-t-elle, et je viens d'apprendre que Maple-Farm est une habitation abandonnée, comme il en existe tant dans cette région. Mon mari a sûrement été attiré dans un guet-apens !

 

« Et je me demande pourquoi, ajouta-t-elle en sanglotant, nous ne sommes pas riches, loin de là, mon mari n'avait sur lui que quelques dollars…

 

– Ne pleurez pas, madame, dit le détective, je vous promets que nous le retrouverons. Avez-vous vu le coroner ?

 

– Oui, mais il ne m'a pas donné beaucoup d'espoir ; il a promis de faire des recherches, mais cette partie du pays couverte d'étangs et de marécages en bordure du Mississippi est à peu près déserte et les bandits y règnent en maîtres. C'est le coroner qui m'a conseillé de venir vous trouver.

 

– Vous dites, interrompit Miss Elsie, que le docteur Godfrey a disparu, il y a trois jours ?

 

– Oui, Miss, dans la matinée.

 

– C'est, par conséquent, quelques heures seulement après la mort de Klaus Kristian et la délivrance de ma femme de chambre Betty.

 

– Je n'avais pas songé à cela, murmura le détective, mais, encore une question, Madame, n'avez-vous recueilli aucun autre indice capable de nous guider ?

 

– Rien, sauf ce morceau de papier que j'ai trouvé dans le cabinet de consultation de mon mari, mais je ne crois pas que cela puisse servir à grand-chose.

 

Mrs Godfrey avait tiré de son sac à main un carré de papier sur lequel ces mots étaient tracés d'une grosse écriture :

 

Dr Godfrey,

 

15, Brownsville Street, Clairmount.

 

John Jarvis examinait avec la plus grande attention cette adresse, lorsque le vieux majordome se présenta de nouveau.

 

– C'est une autre jeune dame qui demande à vous parler, dit-il au détective.

 

– Qu'elle vienne immédiatement.

 

Et comme Mrs Godfrey faisait mine de se retirer.

 

– Ne partez pas si vite, Madame, j'ai encore bien des questions à vous poser.

 

Et il fit signe à la jeune femme de s'asseoir sur le banc de marbre à côté de Miss Elsie.

 

La seconde visiteuse, aussi simplement vêtue que la femme du docteur, était à peu près de l'âge de cette dernière, bien que la nouvelle venue fût blonde ; il y avait même entre les deux jeunes femmes une vague ressemblance. C'était la même physionomie inquiète et résignée, mais pleine de douceur et de bonté et – le détective fut frappé de cette circonstance – toutes deux avaient les yeux rougis par les larmes.

 

– À qui ai-je l'honneur de parler ? demanda-t-il en saluant gravement.

 

– Je suis Mrs Habner, balbutia-t-elle très troublée ; mon mari qui est ingénieur-chimiste a disparu mystérieusement depuis hier matin…

 

Mrs Godfrey et Miss Elsie se regardèrent avec un profond étonnement et attendirent avec une impatiente curiosité les explications de la femme de l'ingénieur.

 

– Mon mari, poursuivit-elle, est l'auteur de nombreux travaux sur les explosifs et particulièrement sur les composés de la nitro-glycérine et sur les picrates. Il a découvert dernièrement une substance qu'il a baptisée la « fracassite » et qui dépasse en puissance la dynamite, la cheddite, la lyddite et tous les autres corps détonants. En outre, elle peut se manier sans danger, et sa fabrication ne coûte qu'un prix insignifiant.

 

« Il y a quelques jours nous eûmes la chance de vendre nos brevets au directeur de la grande fabrique de produits chimiques Hilton et C° à Monroë pour cinquante mille dollars, de plus on proposa à mon mari de devenir chef de la fabrication, avec des appointements magnifiques.

 

« Nous étions très heureux, car vous devez supposer que nous n'avons pu atteindre un résultat pareil qu'après beaucoup de luttes et de privations…

 

– Je sais combien sont pénibles les débuts, ne put s'empêcher de dire Mrs Godfrey, avec un regard plein de sympathie adressé à Mrs Habner.

 

– Il y a quelques jours nous reçûmes de l'usine un chèque de cinquante mille dollars accompagné d'une lettre par laquelle Mr Hilton donnait rendez-vous à mon mari pour signer le contrat qui l'engageait comme chef de fabrication, en même temps qu'il toucherait le chèque.

 

« Et ce rendez-vous était pour aujourd'hui, ajouta Mrs Habner en se tordant les mains.

 

« Mais, nous n'avons véritablement pas de chance, reprit-elle, en s'efforçant de retenir ses larmes. Avant-hier mon mari s'aperçut qu'il avait perdu – ou qu'on lui avait volé – la lettre qui renfermait le chèque. Il s'apprêtait après une soirée de vaines recherches à informer Mr Hilton de cet accident quand il reçut la lettre que voici et que j'ai heureusement conservée.

 

La jeune femme lut :

 

Mister, je viens de trouver une lettre et un chèque vous appartenant. Je serai heureux de vous les restituer et je les tiens à votre disposition chez moi, 115, route de Monroë. Je pars le matin à sept heures pour travailler aux plantations. Tâchez de venir auparavant. Autrement je serai chez moi dans la soirée à partir de dix-huit heures. Salutations.

 

Jim Wilder.

 

« Mon mari, tout heureux, s'est levé de bonne heure et s'est rendu route de Monroë. Il n'est pas revenu.

 

– Vous n'avez pas eu l'idée d'aller voir au n° 115 ? demanda le détective.

 

– C'est la première chose que j'ai faite. Le numéro existe, mais c'est presqu'en pleine campagne, en bordure de la grande route, un hangar rempli de paille et appartenant à un entrepreneur de Clairmount, absolument inhabité d'ailleurs… Je tremble en pensant qu'on a pu assassiner mon pauvre Fred pour toucher le chèque à sa place…

 

– Cette lettre est-elle venue par la poste ?

 

– Non, c'est un enfant qui l'a apportée assez tard dans la soirée.

 

– Donnez-moi cette lettre.

 

Le détective l'examina quelques minutes avec la plus grande attention, puis il tira de sa poche le carré de papier que lui avait remis Mrs Godfrey.

 

– Voilà qui est extraordinaire ! s'écria-t-il au bout d'un instant, avec l'accent de la plus grande surprise, l'adresse et la lettre sont de la même écriture !

 

– Alors, dit Mrs Godfrey, ce sont les mêmes bandits qui on attiré dans un guet-apens mon mari et Mr Habner ?

 

– Sans aucun doute. Il ne nous reste qu'une chose à faire, courir à l'usine Hilton, s'il en est temps encore. À quelle heure était fixé le rendez-vous ?

 

– À dix-huit heures, répondit Mrs Habner.

 

– Nous avons deux heures devant nous. Nous pouvons peut-être atteindre Monroë avant six heures, pourvu que nous n'ayons pas de panne.

 

« À tantôt, chère Elsie, ajouta-t-il en effleurant d'un baiser la main que lui tendait la jeune fille. J'emmène ces dames, leur présence est nécessaire. »

 

Avec une célérité dont s'émerveillèrent les deux femmes qui commençaient à reprendre quelqu'espoir, l'auto fut tirée de son garage et mise en marche, le Canadien Floridor prit place au volant tandis que le détective s'asseyait en face de ses clientes et l'on dévora vertigineusement la distance qui sépare Clairmount de la ville de Monroë.

 

– Pourquoi, demanda tout à coup John Jarvis à Mrs Habner n'avez-vous pas télégraphié à l'usine Hilton ?

 

– Tout d'abord, je n'y ai pas pensé ; quand j'ai voulu le faire, on m'a répondu que la ligne était en réparation, un vol de plusieurs centaines de yards de fils conducteurs a été commis tout récemment. Regardez plutôt.

 

D'un geste, la jeune femme montrait à droite de la route les poteaux télégraphiques qui s'alignaient à perte de vue entièrement dépouillés de leurs fils.

 

– Évidemment, pensa le détective, nous sommes en présence d'une machination soigneusement préparée et si Klaus Kristian n'était pas mort…

 

– Savez-vous, dit brusquement Floridor en se penchant vers l'intérieur de la voiture, que si nos pneus n'étaient pas ferrés de façon spéciale, nous serions en panne depuis longtemps, sur un long parcours la route est semée de ces étoiles d'acier aux pointes aiguës qui crèvent le meilleur caoutchouc. Les bandits n'ont rien négligé. Et si Klaus Kristian était encore de ce monde…

 

John Jarvis tressaillit. Floridor venait d'avoir la même idée que lui.

 

L'auto roula encore quelque temps avec la furieuse rapidité d'une trombe, puis, brusquement, son allure se ralentit, un frottement singulier se fit entendre. Floridor dut stopper.

 

– Ça y est ! s'écria-t-il furieux, en sautant lestement à terre, voilà ce que je craignais, les pneus sont crevés !

 

– Je vais t'aider à les changer.

 

– Nous allons perdre un temps énorme. D'ailleurs, ceux que nous mettrons auront le même sort que les autres.

 

– Changeons-les toujours. Peut-être que le chemin qui nous reste à parcourir n'est pas préparé de la même façon.

 

Les deux détectives se mirent à l'ouvrage, mais bien qu'il s'efforçât de garder tout son calme pour ne pas désespérer les deux femmes, John Jarvis était vivement contrarié. Son chronomètre marquait dix-sept heures. Il était maintenant matériellement impossible d'atteindre Monroë en temps voulu.
CHAPITRE II

LES FUMÉES ROUSSES

Dix-huit heures allaient sonner à la grande horloge électrique de l'usine Hilton (produits pharmaceutiques, tinctoriaux, explosifs, etc.) lorsqu'un gentleman correctement vêtu de noir franchit les imposantes grilles et demanda au concierge s'il pouvait être reçu par le directeur.

 

– Qui dois-je annoncer ? demanda l'homme en décrochant le récepteur du téléphone privé qui mettait en communication tous les bâtiments de l'immense usine.

 

– L'ingénieur Fred Habner ; d'ailleurs, j'ai rendez-vous avec Mr Hilton.

 

La réponse ne se fit pas attendre.

 

– M. le directeur est dans son cabinet de travail et sera très heureux de vous recevoir. Je vais vous conduire.

 

Après avoir traversé une cour où s'alignaient par centaines des bonbonnes, des touries et des bidons préparés pour l'expédition, le visiteur fut introduit dans une luxueuse pièce où l'or avait été répandu à profusion ; les sièges étaient dorés, le plafond était orné de moulures d'or, et les tentures de cuir étaient à fleurs d'or.

 

Mr Hilton, un petit vieillard au crâne entièrement glabre, dont le teint semblait avoir gardé un reflet de tout cet or et qui portait lui-même des lunettes d'or, fit à l'ingénieur l'accueil le plus empressé.

 

– Charmé de faire votre connaissance, cher Mr Habner, lui dit-il en le forçant à s'asseoir dans un des fauteuils dorés. On ne rencontre pas souvent, par malheur, des chimistes de votre force. Génial votre procédé ! Vous m'entendez, il n'y a pas d'autre mot.

 

– Vous êtes trop bon, murmura l'ingénieur, qui semblait singulièrement gêné par ces éloges.

 

– Allons, ne rougissez pas, vous êtes par trop modeste. Et naturellement vous venez pour le chèque ? La caisse de l'usine est fermée, mais je dois avoir ce qu'il vous faut dans ma caisse personnelle.

 

– Voici votre lettre et le chèque.

 

– Très bien, voulez-vous endosser et signer pendant que je compte les bank-notes.

 

L'ingénieur prit le stylographe (un stylographe en or) que lui tendait Mr Hilton et signa d'une main tremblante.

 

– Parfait ! fit l'aimable directeur en séchant l'encre d'une pincée de poudre d'or, voulez-vous maintenant vérifier la liasse.

 

La main qui avait tremblé en signant, tremblait en agrippant les bank-notes, elle tremblait encore en les comptant. Enfin quand la liasse entière eut disparu dans une poche intérieure, l'homme poussa un profond soupir.

 

– Hein ! murmura l'obligeant directeur, cela fait tout de même plaisir de palper ces diables de papiers ? Bon, voilà une affaire réglée, maintenant, nous allons parler de vos travaux. Je ne vous cache pas qu'en tant que directeur technique, vous allez avoir ici beaucoup, beaucoup de besogne et pas mal de responsabilités, mais avec un gaillard de votre trempe, je suis tranquille. Et d'abord quand voulez-vous entrer en fonctions ?

 

– Quand il vous plaira.

 

– Demain, serait-ce trop tôt ?

 

– Demain, si vous le désirez.

 

– Voilà qui est parler. Votre zèle m'enchante. On voit tout de suite avec vous à qui l'on a affaire.

 

– Seulement, aujourd'hui, je suis pressé, très pressé, j'ai certaines dispositions à prendre. Je vais donc vous demander la permission de me retirer.

 

L'ingénieur s'était levé et comme s'il eût été attiré par un aimant invisible, avait fait quelques pas vers la porte.

 

– Diable ! grommela le directeur, d'un air contrarié, et moi qui voulais vous faire visiter en détail toute l'usine. C'est regrettable, très regrettable ! Enfin vous pouvez bien, j'espère, m'accorder un quart d'heure, je tiens à vous faire voir au moins le laboratoire des explosifs.

 

Et sans laisser le temps à son interlocuteur de formuler la moindre protestation, Mr Hilton ouvrit une porte et le poussa dans une longue galerie vitrée.

 

– C'est que, balbutia l'ingénieur, d'une voix étranglée, je ne pourrai pas vous accorder beaucoup de temps… Demain.

 

– Juste le temps de vous demander deux ou trois explications… Ce sera vite fait.

 

Ils venaient d'entrer dans une vaste salle pavée de verre, aux murailles revêtues de carreaux de porcelaine blanche. De hautes armoires vitrées étaient remplies de cornues de cristal, de tubes, d'éprouvettes, de toute la verrerie compliquée indispensable aux laboratoires modernes. Au centre, un ballon rempli d'un liquide jaune était relié par des tubes en U à une série de flacons à tubulures destinés à condenser les gaz. L'ingénieur jeta sur tout ce qui l'entourait un regard chargé de méfiance.

 

– Nous sommes très bien outillés, fit le directeur. Savez-vous qu'ici même, nous avons préparé en quantité assez forte de l'azotate de mercure. J'avoue que c'était imprudent.

 

– Tout ce qu'il y a de plus imprudent.

 

– Quand on songe que ce composé azoté détone au plus léger choc, au contact d'une barbe de plume, en produisant une formidable explosion ; mais nous ne recommencerons plus.

 

– Je l'espère bien, déclara Mr Habner, avec une réelle conviction.

 

– Je vois avec plaisir que vous êtes prudent. Ce qui me causait le plus de tracas ce sont ces fameuses « fumées rousses », – du protoxyde d'azote, somme toute – dont vous avez trouvé le moyen d'empêcher la production. Il y a eu plusieurs accidents assez graves. Dans la fabrication des explosifs ces fumées se produisent fréquemment lorsqu'on emploie le procédé ordinaire, tandis qu'avec le vôtre…

 

– Le mien est excellent.

 

– Si vous disiez admirable ! Mais il faut que je vous fasse voir quelque chose.

 

Mr Hilton avait allumé le fourneau à gaz placé au-dessous du grand ballon de verre.

 

– Vous allez constater par vous-même, dit-il à son interlocuteur, qui paraissait de plus en plus mécontent, qu'avant dix minutes il va se produire des fumées. Il y a là un vice de préparation qui m'échappe. Vous m'expliquerez cela.

 

L'ingénieur avait tiré sa montre.

 

– Nous aurions peut-être pu – proposa-t-il avec hésitation – remettre cette expérience à demain.

 

– Pas du tout. C'est l'affaire d'une minute. Il faut battre le fer pendant qu'il est chaud.

 

Une sonnerie de téléphone interrompit cette conversation. Mr Hilton s'élança hors du laboratoire en criant qu'il allait revenir.

 

Resté seul, l'ingénieur regarda autour de lui avec inquiétude. Il s'approcha des fenêtres, mais il remarqua qu'elles étaient munies de solides barreaux. En se retournant ses regards tombèrent sur un carton placé bien en vue et qui portait cette inscription : « Beware of the yellow fumes »[6].

 

– Que le diable les emporte avec leur fumée ! grommela-t-il. Il me semble avoir déjà vu cela dans les papiers.

 

Il prit son portefeuille et en retira une carte couverte d'une écriture très fine au-dessus de laquelle s'étalaient ces mots : « Préparation de la fracassite ». Il la relut, mais sans perdre des yeux le ballon dont le liquide commençait à bouillir. Ce passage attira particulièrement son attention. « La production des fumées rousses est l'indice immanquable d'une explosion imminente ; voici d'ailleurs le moyen de les éviter… »

 

Il n'acheva pas sa lecture ; l'intérieur du ballon venait de se colorer faiblement en rouge.

 

– Ma foi, tant pis ! s'écria-t-il, je ne reste pas là. Et il prit son élan dans la direction de la porte, bien décidé à s'enfuir sans demander son reste. La malchance voulut qu'il tombât presque dans les bras de Mr Hilton qui revenait.

 

– Ah çà ! où courez-vous ainsi ? demanda le directeur très surpris.

 

– Les fumées rousses !… tout va sauter ! Je détale…

 

Mr Hilton n'eut qu'à jeter un coup d'œil sur le ballon, pour constater le danger.

 

– Mille bombes, s'écria-t-il. Et il bondit jusqu'au fourneau à gaz dont il ferma le robinet.

 

– Ouf ! fit-il en s'épongeant le front. J'ai eu chaud.

 

Et il ajouta en se tournant vers l'ingénieur.

 

– Alors c'est comme cela que vous faites attention ! Vraiment je ne comprends pas…

 

Il s'arrêta. Brusquement il venait de remarquer l'épaisse carrure du soi-disant ingénieur, son visage basané par le soleil et ses grosses mains rouges.

 

– Ah çà, mon garçon, dit-il à brûle-pourpoint, vous êtes ingénieur comme je suis Président de la République. Vous avez plutôt l'air d'un cow-boy que d'un chimiste…

 

Pâle et déconfit, l'homme ne répondait pas un mot mais il cherchait sournoisement à se rapprocher de la porte pendant que Mr Hilton, allant et venant d'un bout à l'autre du laboratoire comme un lion en cage, donnait libre cours à sa colère.

 

Un garçon de bureau qui portait un télégramme mit fin à cette scène.

 

– Un sans fil – grommela le directeur – d'où ça vient-il ? Tom, attendez un instant.

 

Il s'absorba quelques minutes dans la lecture du message. Le faux Mr Habner n'était plus qu'à quelques pas de la porte, lorsque Mr Hilton s'aperçut de son manège. Cette constatation produisit chez lui un redoublement de colère.

 

– Et vous vous figurez, s'écria-t-il, que vous allez comme cela filer tranquillement en m'emportant cinquante mille dollars ? Vous m'avez pris pour un autre, mon garçon !

 

Pendant que le directeur s'abandonnait ainsi à une fureur bien légitime, le faux ingénieur calculait froidement les chances qu'il avait de sortir de ce mauvais pas. Il décida enfin que le meilleur moyen d'y arriver était d'étourdir d'un solide coup de poing d'abord Mr Hilton, puis Tom, le garçon de bureau et de filer en les enfermant tous deux dans le laboratoire.

 

Au moment où il s'y attendait le moins, Mr Hilton à demi assommé alla rouler à dix pas de la porte ; Tom qui reçut presque en même temps que son directeur un formidable direct au creux de l'estomac soutint beaucoup mieux le choc, et presque aussitôt il répliqua au direct par un swing qui atteignit la tempe de son adversaire et le fit trébucher. Le combat continua pendant quelques minutes, avec des chances diverses et sans que le faux ingénieur pût ouvrir la porte dont Tom lui barrait obstinément l'accès.

 

Pendant ce temps, Mr Hilton fort mal en point et la mâchoire sérieusement endolorie, s'était relevé péniblement et s'était accoté à une des tables de porcelaine. Quand il eut un peu repris ses sens, son premier soin fut d'appuyer sur un bouton électrique qui se trouvait à sa portée et qui provoqua immédiatement l'apparition d'un second garçon de bureau pour le moins aussi robuste que Tom lui-même. Cette fois, la lutte devenait impossible pour le prétendu Mr Habner. En un clin d'œil il fut terrassé et solidement garrotté. La première chose que fit Mr Hilton quand il vit le malandrin réduit à l'impuissance fut de lui reprendre la liasse de cinquante mille dollars qu'il reporta paisiblement dans sa caisse.

 

– Faut-il appeler un policeman ? demanda Tom.

 

– Non ! Laissez-le où il est. J'attends quelqu'un auquel ce bandit aura des comptes à rendre. Mais que l'un de vous ne quitte pas la pièce. Il faut que ce gredin soit gardé à vue.

 

Et l'honorable Mr Hilton se retira pour aller poser des compresses sur sa mâchoire tuméfiée tout en se félicitant de la chance qu'il avait eue de conserver ses bank-notes et de n'être pas assassiné.

 

Il venait de regagner son cabinet de travail lorsqu'on lui annonça que deux gentlemen et deux dames demandaient à lui parler.

 

– Faites entrer, dit-il, je suis prévenu de cette visite.

 

Et il se leva pour aller au-devant de John Jarvis qu'accompagnaient Mrs Godfrey, Mrs Habner et Floridor.

 

– Je suis heureux d'être arrivé à temps, expliqua le détective. Nous avons affaire à une bande puissamment organisée, sans nul doute celle de feu le docteur Kristian. Toutes les précautions avaient été prises pour que vous acquittiez le chèque volé. La ligne télégraphique est coupée, la route semée de pointes qui ont crevé mes pneus.

 

– Comment avez-vous fait pour me prévenir ?

 

– Mon auto est munie d'un appareil de T. S. F. Je m'en suis souvenu heureusement.

 

– Cela ne m'explique pas comment vous avez pu arriver si tôt.

 

– La panne s'est produite quand nous avions déjà fait les deux tiers du chemin. Floridor s'est rappelé qu'il y avait une station de chemin de fer à une demi-heure de marche. Nous avons abandonné l'auto et nous nous sommes rendus à la gare à pied.

 

– Je vous admire ! s'écria Mr Hilton sincèrement émerveillé. Allons voir notre homme. Il est dans la pièce voisine confortablement garrotté.

 

Tous passèrent dans le laboratoire.

 

Le faux ingénieur étendu dans un fauteuil sous la garde de Tom, jeta sur les nouveaux venus le regard farouche d'un fauve pris au piège.

 

– C'est le cow-boy qui est venu chez nous ! s'écria Mrs Godfrey avec une profonde émotion. Je le reconnais formellement. Il va falloir qu'il dise où est mon mari !

 

– Et le mien ! ajouta Mrs Habner.

 

– Je vous promets qu'il le dira ! affirma John Jarvis.

 

– Je n'ai rien à dire, murmura l'homme, les dents serrées. Allez chercher le policeman, c'est mon droit de comparaître devant un juge.

 

– Les policemen sont tout à fait inutiles dans cette affaire, déclara froidement le détective. J'ai un meilleur moyen de le faire parler. Vous disposez sans doute ici Mr Hilton d'un sérieux courant électrique.

 

– Plus de mille volts.

 

– Parfait. Rien ne sera plus facile que de faire goûter par avance à ce gredin les douceurs de l'électrocution. Je vous garantis qu'à la troisième secousse, il parlera.

 

– Excellente idée, dit Mr Hilton, en allant chercher dans un coin un tabouret isolant à pieds de verre et un rouleau de gros fil de cuivre.

 

À la vue de ces préparatifs, le prisonnier était devenu livide.

 

Mr Hilton s'était fait apporter un casque de téléphoniste appartenant à une des employées de l'usine, il y adapta une des extrémités du fil de cuivre et relia l'autre à une prise de courant.

 

– Ce sera prêt dans une minute, déclara-t-il.

 

Du coup le prisonnier n'y tint plus.

 

– Je parlerai, balbutia-t-il d'une voix éteinte.

 

Aussi pâles que l'homme étendu dans le fauteuil, les deux jeunes femmes se tenaient l'une près de l'autre, le cœur serré par une angoisse inexprimable.

 

– Le médecin et l'ingénieur sont vivants, reprit le bandit d'un ton plus assuré, cela, je le jure, on ne leur a pas fait de mal !…

 

– Mon Dieu ! Je n'osais plus l'espérer !… murmura Mrs Godfrey.

 

Et elle s'évanouit. Mrs Habner, presque aussi émue que sa compagne d'infortune la reçut dans ses bras. Pendant que Mr Hilton faisait respirer des sels à la malade et lui lotionnait les tempes avec de l'eau glacée, le détective poursuivit l'interrogatoire du prisonnier.

 

– Comment vous appelez-vous ? lui demanda-t-il.

 

– Jonathan.

 

– Vous appartenez à la bande de Klaus Kristian.

 

– Oui, fit le bandit avec hésitation, mais il est mort, tous ses hommes sont en fuite.

 

– Nous verrons cela. J'exige maintenant des explications complètes sur la disparition de MM. Godfrey et Habner. Si vous faites preuve d'une entière franchise et si – bien entendu – les deux victimes sont saines et sauves, il pourra se faire que je ne vous livre pas à la justice.

 

– Les deux disparitions, répondit Jonathan qui avait recouvré tout son aplomb, s'expliquent très naturellement. C'est pour soigner un camarade blessé que j'ai été chercher le docteur Godfrey, on l'a séquestré par mesure de prudence, jusqu'à la guérison complète de son malade, ce n'est pas un grand crime après tout.

 

– Soit, mais l'ingénieur ?

 

– Je ne suis pas un gentleman, moi, dit rudement le bandit, je suis un coureur de frontières, un aventurier…

 

– Ou pour mieux dire un voleur et un assassin.

 

– Comme il vous plaira. Je trouve un portefeuille, j'eusse été bien bête de ne pas essayer de toucher le chèque qu'il renfermait, mais pour y réussir il fallait faire disparaître pour quelque temps le véritable bénéficiaire du chèque. C'est ce que j'ai fait. Là encore le crime n'est pas grand. Qui aurait été volé ? Hilton, il est archimillionnaire.

 

– Vous avez une morale singulièrement élastique.

 

– On a la morale qu'on peut. Je dis les choses comme elles sont.

 

Jonathan avait parlé avec une affectation de brutale franchise dont le détective ne fut pas entièrement dupe, cependant il jugea que les faits ainsi présentés devaient être à peu près exacts.

 

– Maintenant vous allez me conduire à l'endroit où sont séquestrés le docteur et l'ingénieur, et cela immédiatement.

 

– Je suis à votre disposition. Ce n'est pas très loin d'ici, à Maple-Farm.

 

Après s'être concerté avec Mr Hilton et les deux femmes, le détective sortit en compagnie de Floridor pour se procurer une auto. Resté seul dans son coin, Jonathan eut un ricanement silencieux, Mrs Habner qui l'observait à la dérobée, fut frappée de l'expression d'astuce et de fourberie qu'offraient en ce moment ses traits et elle fit part de ses impressions à Mrs Godfrey.

 

– Je crains bien, lui dit-elle, que ce bandit ne nous attire dans quelque traquenard, avez-vous observé sa physionomie il y a un instant ?

 

La femme du docteur ne partagea pas cette appréhension.

 

– Cet homme a l'air d'un scélérat déterminé, répondit-elle, mais avec Mr John Jarvis nous n'avons rien à redouter. Maintenant j'ai bon espoir.

 
CHAPITRE III

LE CLIENT DU DOCTEUR GODFREY

Il faisait nuit noire lorsque l'auto de louage où avaient pris place John Jarvis, Mrs Godfrey et Mrs Habner sortit de la ville de Monroë, pilotée par Floridor, à côté duquel on avait installé Jonathan, toujours garrotté. Une autre voiture où se trouvaient une demi-douzaine d'ouvriers choisis parmi les plus robustes de l'usine Hilton, suivait à distance. Devant l'insistance des deux femmes qui avaient tenu à ne pas le quitter, le détective avait jugé bon de se faire ainsi escorter, au grand mécontentement du bandit.

 

Il avait eu l'effronterie de se plaindre qu'on n'eût pas confiance en lui, mais John Jarvis n'avait tenu aucun compte de ses observations.

 

Jonathan se l'était tenu pour dit. D'un air maussade, il indiquait à Floridor la route à suivre à travers un réseau compliqué de chemins creux, bordés de rizières, de champs de maïs et de cotonniers.

 

Quand elles avaient vu disparaître les lumières de la ville de Monroë, qu'elles s'étaient trouvées en pleines ténèbres dans la campagne silencieuse, les deux femmes avaient senti renaître toutes leurs angoisses. Elles se taisaient ; John Jarvis lui-même – préoccupé – prononçait à peine, de loin en loin, quelques paroles banales d'encouragement.

 

On avançait lentement, dans une obscurité aggravée par la brume qui montait du Mississippi et des étangs voisins. Enfin la lune se leva, versant sa magique lueur sur le paysage endormi, découpant sur les nuages couleur d'étain, la haute silhouette des peupliers, le fantôme blanc des bouleaux toujours frissonnants, allumant de mille paillettes opalines le linceul traînant des brouillards.

 

Les deux jeunes femmes se serrèrent silencieusement la main ; elles avaient la sensation de pénétrer dans une fantastique région pleine de mystérieux périls et chacune d'elles craignait de communiquer à l'autre les vagues appréhensions dont elle était assaillie.

 

– Maple-Farm, c'est ici, cria tout à coup Jonathan.

 

De loin, il montrait, sur une éminence, un bâtiment carré d'aspect misérable, construit avec des troncs d'arbres non équarris et de la terre battue et couvert d'un chaume de roseaux. La maison paraissait abandonnée ; tout autour le terrain était couvert de mauvaises herbes et les fenêtres étroites étaient privées de presque toutes leurs vitres.

 

Les deux autos avaient stoppé ; tout le monde mit pied à terre.

 

John Jarvis qui redoutait quelque guet-apens, fit placer les hommes de l'usine de façon à ce qu'ils entourassent la ferme, il leur recommanda de se dissimuler derrière le tronc des arbres, au cas où les bandits qui pouvaient se trouver cachés à l'intérieur s'aviseraient de tirer sur eux. Les deux femmes furent priées de rester à l'abri des voitures qui leur serviraient au besoin de rempart contre les balles perdues. Chaque homme était muni d'un excellent browning et de plusieurs chargeurs.

 

Ces précautions prises à tout événement, John Jarvis décida de pénétrer lui-même dans l'intérieur de la ferme avec Floridor, mais en ayant soin d'y faire entrer Jonathan le premier.

 

Cet arrangement ne fut nullement du goût du cow-boy ; les choses ne prenaient en rien la tournure qu'il avait espérée. Il avait été d'abord très désappointé par la présence des hommes de l'usine, maintenant, on voulait lui faire jouer le rôle de bouclier. Il s'éleva avec véhémence contre cette prétention.

 

– Pourquoi voulez-vous que j'entre avec vous ? grommela-t-il ; j'ai loyalement tenu parole en vous conduisant à l'endroit où se trouvent les prisonniers. Il est tout à fait inutile que je vous accompagne pour m'exposer aux insultes et aux reproches de Mr Godfrey et de Mr Habner, qui certes ont quelques raisons de m'en vouloir !

 

Le détective ne se paya pas de ces mauvaises raisons. Irrité de cette résistance inexplicable – ou plutôt qu'il s'expliquait trop bien – il arma son browning et en appuya le canon sur la tempe de Jonathan.

 

– Marche, lui ordonna-t-il ou je te brûle la cervelle. Et d'abord ouvre la porte !

 

Le cow-boy fit quelques pas en donnant les signes de la plus vive terreur, puis il s'arrêta net.

 

– Non, décidément, balbutia-t-il, je ne peux pas ouvrir la porte.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Je ne peux pas…

 

Le détective avait repris son browning.

 

– Je te donne une minute pour te décider, fit-il, il faut que tu ouvres cette porte ou que tu m'expliques pourquoi tu ne veux pas le faire.

 

John Jarvis avait tiré de sa poche son chronomètre.

 

– Il y a déjà vingt secondes d'écoulées, fit-il froidement.

 

Jonathan tremblait de tous ses membres, son front se couvrait de gouttelettes de sueur.

 

– Tu n'as plus que vingt-cinq secondes pour te décider, reprit le détective.

 

– J'avoue tout… balbutia le misérable en articulant péniblement ses mots : la porte actionne un détonateur qui détermine l'explosion d'une mine chargée de dynamite… celui qui ouvrira la porte fera de ce seul geste sauter toute la maison !…

 

– Tu nous avais attirés dans un traquenard ! Tu comptais sans doute t'évader à la faveur de l'explosion. Je m'explique pourquoi tu as oublié – intentionnellement – l'adresse de Maple-Farm chez le docteur.

 

– Que faire ? demanda Floridor, cet infâme gredin a dû nous mentir sur toute la ligne, les prisonniers ne sont sans doute pas ici. Je tremble qu'ils n'aient été assassinés.

 

– Je vous jure qu'ils sont dans la ferme, bien vivants tous les deux ! protesta Jonathan avec énergie.

 

– C'est ce que nous allons voir, déclara John Jarvis. Je crois avoir trouvé la meilleure solution. Jonathan va pénétrer dans la ferme en passant par une des fenêtres, ensuite il désamorcera son engin et nous ouvrira la porte toute grande. S'il essaye de fuir ou de nous tendre quelque piège il sait ce qui l'attend.

 

Jonathan, bien que peu flatté du rôle qu'on lui faisait jouer, fut contraint de s'exécuter. On lui délia les mains, et sous la menace de deux revolvers, il sauta par la fenêtre dans l'intérieur de la ferme.

 

Une minute s'écoula, puis une autre, la porte demeurait toujours fermée.

 

– Écartons-nous un peu, dit le prudent Canadien. Je ne suis pas rassuré. Nous avons eu tort de laisser ce sacripant entrer seul. Voyez-vous qu'il s'évade par quelque souterrain, après avoir mis le feu à la mine…

 

John Jarvis se rendit à ces raisons et tous deux se reculèrent d'une vingtaine de pas.

 

Le temps passait et Jonathan ne donnait toujours pas signe de vie.

 

– Je vais voir… dit le détective.

 

Il ne put achever sa phrase. Une colonne de flamme livide jaillit du seuil de la maison ; la terre trembla, John Jarvis et Floridor furent brutalement renversés sur le sol pendant que la violence de l'explosion dispersait dans toutes les directions, des pierres, des pièces de bois et des débris humains, au milieu d'une pluie sanglante.

 

Une tête hideusement défigurée avait roulé à côté de Floridor, c'était celle de Jonathan.

 

– Le misérable a été terriblement puni, murmura le détective. À-t-il été victime de sa maladresse en désamorçant l'engin ? S'est-il suicidé en essayant de nous entraîner dans la mort ? Nous ne le saurons jamais…

 

Mrs Godfrey, un peu plus loin, poussait des cris déchirants, dans une main humaine tombée près d'elle, elle croyait reconnaître celle de son mari ; Mrs Habner s'était évanouie.

 

– Nous nous occuperons d'elles tout à l'heure, dit le détective, le plus urgent est de voir s'il n'y a personne à sauver dans ces décombres.

 

On se mit aussitôt à l'œuvre. Remis de l'effroyable secousse et du saisissement qu'ils venaient d'éprouver, les ouvriers de l'usine aidèrent les deux détectives à déblayer l'amoncellement des gravats et des poutres, d'où semblaient partir de faibles gémissements.

 

– Je ne serais pas surpris que la cave fût intacte, dit John Jarvis. Ceux qui ont placé cette mine connaissaient mal les effets de la dynamite, cet explosif agit toujours dans le sens de la verticale, de bas en haut, jamais latéralement. Voyez, la façade de la ferme est entièrement détruite, il n'en reste rien, mais le mur du fond, tout crevassé qu'il soit, est encore indemne.

 

– On entend très distinctement des plaintes et des gémissements, fit un ouvrier.

 

Le travail fut un instant interrompu, tous prêtèrent l'oreille. Dans le silence qui s'était fait, une voix assourdie s'éleva des profondeurs du sol.

 

– À moi ! à moi ! au secours.

 

– Ils sont là certainement, s'écria le détective, et l'un d'eux au moins est encore vivant ! Courage mes amis ! Je vous promets que vous serez largement payé de votre peine.

 

Ainsi encouragés, les ouvriers se remirent au travail avec une nouvelle ardeur, bien qu'ils fussent dépourvus d'outils. Les uns creusaient l'argile du sol avec la lame de leur bowie-knife, d'autres se servaient de planches en guise de pelles, les plus vigoureux emportaient au-dehors les poutres et les plus grosses pierres. Après trois quarts d'heure d'un labeur acharné, l'entrée de l'escalier de la cave fut enfin désobstruée.

 

Les cris déchirants du malheureux enterré vif s'entendaient maintenant distinctement et John Jarvis y avait répondu plusieurs fois par des paroles d'encouragement.

 

On était allé chercher un des phares de l'auto. Floridor le prit et descendit le premier les marches de bois vermoulu. John Jarvis le suivait.

 

Ils atteignirent une première pièce dont le plafond rompu par l'explosion s'abaissait d'inquiétante façon. Sur un monceau de paille pourrie, gisait un homme garrotté, il portait encore autour du cou le bâillon qu'il avait réussi à faire glisser. C'était lui qui avait appelé au secours, mais il paraissait si épuisé qu'il n'eut pas la force de dire un mot à ceux qui venaient l'arracher à la mort.

 

– L'ingénieur Habner sans doute ? demanda Floridor.

 

L'homme fit un signe de tête affirmatif, et en même temps il montrait le plafond dont le centre se bombait de façon menaçante.

 

– Il a dû passer de cruelles minutes avec la terreur incessante de se voir d'une seconde à l'autre écrasé par la chute de la voûte et enseveli sous les débris, dit John Jarvis. Il faut le tirer de là.

 

Floridor était déjà occupé à couper les cordes qui garrottaient le malheureux ingénieur, mais cette besogne terminée, ses membres étaient tellement ankylosés qu'il ne put faire un mouvement, alors le Canadien le prit à bras-le-corps et l'emporta jusqu'à l'étage supérieur, comme si ce n'eût été qu'un enfant.

 

Pendant ce temps John Jarvis poussait une porte et pénétrait dans un second compartiment de la cave.

 

Là aussi il y avait un homme garrotté et bâillonné, certainement le docteur Godfrey, mais il ne donnait plus signe de vie et ses yeux étaient fermés.

 

John Jarvis se hâta tout d'abord de couper les liens et d'arracher le bâillon, puis il constata que le docteur respirait encore quoique d'une façon presque imperceptible. C'est à peine si son souffle ternit la petite glace que le détective approcha de ses lèvres. À ce moment, le Canadien revenait.

 

– Le docteur n'est pas mort, déclara John Jarvis, mais il n'en vaut guère mieux. Aide-moi à lui frictionner les bras et les jambes pour rétablir la circulation. Je vais lui desserrer les dents et tâcher de lui faire avaler quelques gouttes de whisky.

 

Au bout d'un quart d'heure de soins énergiques le docteur Godfrey ouvrit les yeux pour les refermer presqu'aussitôt.

 

Le Canadien le chargea sur son dos et le transporta à l'air libre comme il l'avait fait pour l'ingénieur Habner.

 

Ce dernier, ranimé par quelques gorgées de cordial, avait recouvré l'usage de la parole. Après avoir chaleureusement exprimé sa gratitude à ses sauveurs, il expliqua en quelques mots son aventure.

 

– Quand je me suis rendu à l'endroit où l'on devait me restituer mon portefeuille, j'ai d'abord été fort étonné de ne trouver qu'un hangar sur une grande route déserte. Avant que je sois revenu de ma surprise quatre hommes qui s'étaient tenus cachés dans un champ de maïs ont surgi brusquement, se sont élancés sur moi et m'ont bâillonné et garrotté avant que j'aie pu faire un mouvement pour me défendre. Puis on m'a transporté ici et jeté dans cette cave sans la moindre explication.

 

« Pourvu, ajouta-t-il, que les bandits n'aient pas encaissé le chèque !

 

– Il s'en est fallu de peu, répondit John Jarvis et il exposa brièvement à l'ingénieur toutes les péripéties qui s'étaient succédé dans le cours de la journée.

 

Quand Mr Habner sut que sa femme était présente il voulut la rejoindre, mais on lui fit comprendre que sa brusque apparition pourrait causer à Mrs Habner une trop vive émotion. Ce fut Floridor qui fut chargé de la délicate mission d'annoncer aux deux épouses affligées que leurs maris étaient bien vivants, sinon en parfaite santé et que l'explosion n'avait tué personne que Jonathan.

 

Pendant ce temps le docteur Godfrey était revenu à lui, malgré son extrême faiblesse, il insista pour raconter à John Jarvis, qu'il connaissait de réputation comment il avait été enlevé par les bandits. Le docteur était d'un tempérament extrêmement nerveux, aussi prompt à l'exaltation qu'à l'abattement. Ce fut avec une singulière vivacité qu'il commença.

 

– Je suis souvent appelé chez les cultivateurs des plantations, aussi étais-je sans méfiance, quand je montai en auto avec l'homme qui était venu me chercher. Nous parcourûmes une vingtaine de milles dans la direction du nord. Je commençais à trouver que c'était, quand même, un peu loin du centre de ma clientèle ordinaire, quand l'auto s'arrêta au bord d'un de ces vastes étangs qui communiquent avec le Mississippi ou quelques-uns de ses affluents.

 

« Nous sommes bientôt arrivés, m'expliqua mon guide, mais ici l'auto nous devient inutile, une barque nous attend. Il lança deux coups de sifflet : une yole manœuvrée par deux rameurs sortit d'un massif de roseaux et vint accoster le rivage. Je pris place à l'arrière, les rameurs se courbèrent sur leurs avirons et nous filâmes rapidement sur les eaux calmes de l'étang, puis la yole s'engagea dans un rio au courant rapide qui nous conduisit à un autre étang.

 

« À mesure que nous avancions, la navigation devenait plus difficile, nous suivions d'étroites allées d'eau, bordées de joncs et de bambous, nous passions à la surface de marécages embarrassés de grandes herbes où, malgré son faible tirant d'eau, la yole faillit échouer dix fois sur des bancs de boue. Je commençais à être inquiet. J'avais compris que je me trouvais dans cette région des marais, à peu près inhabitée, et où, à ma connaissance, il n'existe guère de fermes. Il était malheureusement trop tard pour reculer.

 

« Enfin nous prîmes terre sur une espèce d'îlot couvert d'une forêt de roseaux géants et d'arbres aquatiques, et on me mena à une longue hutte de terre battue, si bien dissimulée sous les feuillages qu'on aurait pu faire dix fois le tour de l'îlot sans en soupçonner l'existence. J'entrai, un homme gisait sur un tas de couvertures, la poitrine traversée d'une affreuse blessure…

 

– Et c'était il y a trois jours ? interrompit précipitamment John Jarvis.

 

– Mais oui.

 

– Regardez cette photographie.

 

– Eh bien, dit tranquillement le docteur, c'est bien là le portrait de l'homme que j'ai soigné.

 

– Soigné ? s'écria le détective avec stupeur, il n'était donc pas mort.

 

– Pas le moins du monde.

 

– Continuez, reprit John Jarvis, en s'efforçant de dissimuler le trouble qu'il ressentait. Je vous écoute avec la plus vive attention…

 

– L'homme paraissait mort en effet, mais je constatai d'abord que la blessure de la poitrine n'était que superficielle et ne lésait aucun viscère important. On eût dit qu'elle avait été faite volontairement, comme pour donner l'illusion d'un coup de poignard dans le cœur, mais les extrémités étaient froides et la respiration était arrêtée. J'allais déclarer que mon art n'allait pas jusqu'à ressusciter les morts et demander à quitter cet étrange endroit, quand l'homme qui m'avait amené me prit à part : « Cet homme n'est pas mort comme vous pourriez le croire, me dit-il, la blessure de la poitrine est insignifiante, mais il a absorbé un poison de la même nature que le curare, un poison qui a la propriété de paralyser les mouvements du cœur pendant un certain temps : il s'agit de le rappeler à la vie. »

 

« Je ne m'en sens pas capable, répondis-je, et d'ailleurs je n'ai ni médicaments ni instruments. – Je vous donnerai tout cela, me répondit-il, et même des instructions écrites sur la méthode à suivre, mais il faut réussir. Vous devez bien comprendre que votre vie me répond de celle de votre malade. Il faut le guérir ou mourir.

 

« Je me mis aussitôt en besogne, les instructions écrites étaient claires et lucides, elles émanaient à n'en pas douter d'un savant de premier ordre. On me remit aussi deux fioles, l'une renfermant un révulsif, l'autre un puissant tonique du cœur…

 

– Vous avez réussi ? demanda John Jarvis impatiemment.

 

– Oui, mais au bout de plusieurs heures d'effort ; je pratiquai la respiration artificielle, les tractions rythmées de la langue, certaines piqûres… Enfin le cœur se remit à battre…

 

– Maintenant voulez-vous connaître le nom de votre malade, de l'homme dont je viens de vous montrer la photographie ?

 

– Eh bien ?

 

– C'est tout simplement un célèbre bandit, le docteur Klaus Kristian.

 

– Serait-il possible !

 

– C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire. Il a réussi à me glisser entre les doigts en faisant le mort. J'y ai été trompé. J'avoue que je n'aurais jamais pensé à cet audacieux stratagème…

 

– Il fallait qu'il fût bien sûr de ceux qui l'entouraient – et aussi qu'il connût admirablement bien la physiologie du cœur – pour tenter une expérience aussi téméraire.

 

– Vous avez dû vous en apercevoir, le docteur Klaus Kristian est un savant génial. Celles de ses découvertes qu'il a bien voulu publier sont de la plus haute portée scientifique. En général, malheureusement il garde égoïstement pour lui ses plus heureuses trouvailles et n'emploie son immense savoir qu'à faire le mal.

 

– Sa conversation est passionnante. Je passe pour avoir fait d'excellentes études médicales. J'ai beaucoup travaillé certaines questions, j'ai publié de nombreux articles dans les revues spéciales. Eh bien, en quelques phrases – je le dis parce que c'est la vérité – Klaus Kristian m'a démontré ma profonde ignorance.

 

– N'exagérez pas, rappelez-vous que le docteur Kristian – malgré sa science – est aussi le plus rusé des charlatans et le plus habile des metteurs en scène. Il possède un talent tout particulier pour produire sur ses auditeurs une profonde impression.

 

– Il est certain que pour mon compte je ne l'oublierai de ma vie.

 

Le docteur Godfrey demeura silencieux pendant quelques instants, comme quelqu'un qui en s'éveillant se retracerait avec terreur le cauchemar qui a troublé son sommeil.

 

– J'aurai toujours devant les yeux, reprit-il, cette face carrée aux lourdes mâchoires qu'encadre une forêt de cheveux roux, ses petits yeux d'un jaune verdâtre, d'une acuité pénétrante, derrière des sourcils d'un blond décoloré, et ses poings énormes, ses doigts d'assassin-né, au bout de ces bras trop longs, aux muscles terriblement puissants.

 

Le docteur Godfrey porta la main à son front moite de sueur.

 

– Je souhaite de tout mon cœur, fit-il, de ne jamais revoir cet homme, de n'avoir jamais rien à démêler avec lui !

 

– Beaucoup de gens – moi tout le premier – ont fait le même souhait que vous, répondit le détective en songeant à Miss Elsie. Il est fâcheux qu'au cours de votre visite, vous n'ayez pu rien surprendre des projets de votre redoutable client.

 

– Ce dont je suis sûr, c'est que les bandits ont quitté l'îlot qui leur servait de refuge. En ma présence, Klaus Kristian a donné des ordres en conséquence à ses hommes.

 

– Et où vont-ils ?

 

– Dans leur conversation il a été question du Mexique, puis du Venezuela…

 

– Que ne me disiez-vous cela plus tôt, s'écria le détective dont la physionomie inquiète se dérida brusquement. Je serais délivré d'un grave souci si je savais Klaus Kristian au Mexique ou dans l'Amérique Centrale. Tant qu'il restera aux États-Unis, je suis obligé – pour me défendre moi-même – de le traquer d'une façon impitoyable.

 

Et John Jarvis raconta au docteur Godfrey, avec lequel il se sentait en confiance, les péripéties mouvementées de la lutte qu'il avait soutenue contre Klaus Kristian pendant ces derniers mois. Mr Godfrey qui ne connaissait les faits que par les journaux et encore de façon assez inexacte, fut à la fois émerveillé et épouvanté.

 

– Dieu me préserve d'un pareil client ! s'exclama-t-il. Avec vous heureusement, il a trouvé à qui parler.

 

– Je fais ce que je peux, répondit modestement le célèbre détective, mais vous voyez que la besogne est ingrate.

 

Il reprit après un silence.

 

– Vous ne m'avez pas encore dit quelle fut la mine de Klaus Kristian quand il reprit connaissance et quelle attitude il adopta envers vous.

 

– En ouvrant les yeux, il regarda autour de lui avec stupeur d'abord, puis avec méfiance ; c'était le regard circulaire du tigre traqué par les chasseurs, je frissonne rien qu'en pensant à ce coup d'œil. Après, quand il se fut rendu compte de l'endroit où il était, il grimaça une sorte de sourire et referma les paupières. Il demeura ainsi plusieurs minutes qui me parurent interminables…

 

– Sans doute qu'il réfléchissait, interrompit Floridor, qui écoutait avidement le récit du rescapé.

 

– Enfin, il rouvrit les yeux de nouveau et il m'examina longuement avec autant de fixité aiguë que si j'eusse été quelque microbe inconnu, sur la lamelle de verre du super-microscope. Ce regard, d'une insistance gênante, était accompagné d'un méprisant sourire, d'une expression à la fois cruelle et goguenarde. Ce regard et ce sourire me mettaient au supplice.

 

« – Mon cher confrère, me dit-il enfin, car je devine que vous êtes un confrère, vous venez d'opérer sur ma personne une cure superbe, mes bien sincères compliments.

 

« Et comme je lui demandais naïvement qui il était – Ne vous occupez pas de cela, ricana-t-il, vous le saurez bien assez tôt.

 

« Et sans m'accorder plus de considération que si j'avais été un des bandits placés sous ses ordres, il me posa diverses questions sur les moyens que j'avais mis en œuvre pour le ranimer. Tantôt il approuvait, tantôt il blâmait. Ensuite il entama une longue dissertation sur le rôle des poisons du cœur et c'est alors qu'il m'émerveilla par l'étendue de ses connaissances et la clarté avec laquelle il les exposait. Jamais doyen de faculté ne fit de cours aussi brillant.

 

« Brusquement, il cessa de s'occuper de moi et se mit à discuter à mi-voix avec deux des bandits. Je demeurai dans un coin de la hutte aussi inquiet que j'étais humilié de la façon dont on me traitait. Enfin, sans que Klaus Kristian m'eût adressé la moindre parole de politesse, on me conduisit dans une autre hutte où on m'offrit du poisson bouilli et des épis de maïs grillés. Je refusai, j'avais le cœur trop serré pour me sentir le moindre appétit, je bus seulement un verre d'eau.

 

« – Vous avez tort, me dit un vieux bandit d'un ton qui me donna le frisson, il ne faut jamais laisser passer l'occasion de se restaurer, la possibilité de faire un aussi bon repas ne se présentera peut-être pas de si tôt pour vous.

 

« Depuis, dans le caveau humide où on me laissait mourir de faim, j'ai compris l'horrible signification de ces paroles.

 

« Que vous dirai-je de plus, on me fit remonter en barque et on m'amena dans cette ferme où, sans votre intervention, je serais infailliblement mort.

 

– Il y a dans tout cela, bien des points obscurs encore, déclara Floridor, pourquoi, par exemple, la mine qui vient de faire explosion ?

 

– C'est en notre honneur qu'elle avait été posée, répliqua John Jarvis ; les bandits avaient deviné que Mrs Godfrey s'adresserait à moi et c'est certainement avec intention que l'adresse de la ferme des Érables avait été oubliée. Enfin Jonathan avait reçu l'ordre de nous attirer dans ce piège, si par hasard il était pris. Je reconnais bien dans cette combinaison l'ingéniosité machiavélique de ce scélérat de Klaus Kristian. Cette fois encore nous l'avons échappé belle.

 

*

* *

 

Il était près de minuit quand John Jarvis et Floridor – après avoir reconduit Mr Habner, Mr Godfrey et leurs femmes – rentrèrent à Isis-Lodge où leurs amis les attendaient, assez inquiets. Elsie qui avait refusé de se coucher avant le retour de son fiancé voulut entendre le récit des aventures de la journée, pendant que les deux détectives soupaient de grand appétit.

 

John Jarvis tout en racontant exactement les faits jugea prudent de ne pas dire que Klaus Kristian était encore vivant. Il savait combien Elsie était impressionnable, et il ne doutait pas qu'une semblable nouvelle n'exerçât sur la santé de la jeune fille la plus néfaste influence.
Source: http://www.ebooksgratuits.com

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