Retour au menu
Retour à la rubrique romans

L'HOMME QUI A VU LE DIABLE

Écoute directe Téléchargement

Biographie ou informations

Illustration des Diaboliques de Jules Barbey d'Aurevilly (1808-1889)
- Domaine public


Téléchargement partie par partie: Première partie - Seconde partie





Texte ou Biographie de l'auteur

Gaston LEROUX [1868 - 1927] est surtout connu pour ses romans policiers empreints d'humour et de fantastique. L'Homme qui a vu le Diable a été publié en 1908.


L'Homme qui a vu le diable

par

Gaston Leroux



Le coup de tonnerre fut si violent que nous pensâmes que le coin de forêt poussant au-dessus de nos têtes avait été foudroyé et que la voûte de la caverne allait être fendue, comme d'un coup de hache, par le géant de la tempête. Au fond de l'antre, nos mains se saisirent, s'étreignirent dans cette obscurité préhistorique, et l'on entendit le gémissement des marcassins que nous venions de faire prisonniers. La porte de lumière, qui, jusqu'alors, avait signalé l'entrée de la grotte naturelle où nous nous étions tapis comme des bêtes, s'éteignit à nos yeux, non point que l'on fût à la fin du jour, mais le ciel se soulageait d'un si lourd fardeau de pluie qu'il semblait avoir étouffé pour toujours, sous ce poids liquide, le soleil.


Il y avait maintenant au fond de l'antre un silence aussi profond que cette nuit soudaine. Les marcassins s'étaient tus sous la botte de Makoko. Makoko était un de nos camarades, que nous appelions ainsi à cause d'une laideur idéale et sublime qui, avec le front de Verlaine et la mâchoire de Troppmann, le ramenait à la splendeur première de l'Homme des Bois.


Ce fut lui qui se décida à traduire tout haut notre pensée à tous les quatre, car nous étions quatre qui avions fui la tempête, sous la terre : Mathis, Allan, Makoko et moi.

- Si le gentilhomme ne nous donne pas l'hospitalité ce soir, il nous faudra coucher ici...


A ce moment, le vent s'éleva avec une telle fureur qu'il sembla secouer la base même de la montagne et faire trembler tout le Jura sous nos pieds. Dans le même temps, il nous parut qu'une main soulevait le rideau de pluie opaque qui obstruait l'entrée de la caverne, et une figure étrange surgit devant nous, dans un rayon vert.


Makoko m'étreignit le bras :

- Le voilà ! dit-il.


Je le regardai.


Ainsi, c'était celui-là que l'on appelait le gentilhomme. Il était grand, maigre, osseux et triste. La pénombre fantastique, le décor exceptionnel dans lequel il nous apparaissait, contribuaient même à le rendre funèbre. Il ne se préoccupait point de nous, ignorant certainement notre présence. Il était resté debout, appuyé sur son fusil, à l'entrée de la grotte, dans le rayon vert. Nous le voyions de profil : un nez fort, aquilin, un nez d'oiseau de proie, une maigre moustache, une bouche amère, un regard éteint. Il était nu-tête ; son crâne était pauvre de cheveux, quelques mèches grises tombaient derrière l'oreille. On n'aurait pu dire exactement l'âge de cet homme ; il pouvait avoir entre quarante et soixante ans. Il était habillé d'un vieux complet de velours marron fort usé et avait de grandes bottes qui lui montaient à mi-cuisses. Mon regard, en descendant le long de ces bottes, rencontra quelque chose que je n'avais point aperçu tout d'abord, et qui était entré dans la caverne en même temps que l'homme : c'était une sorte de chien sans poil, à l'échine huileuse, bas sur pattes et qui, tourné vers nous, aboyait. Mais nous ne l'entendions pas ! ce chien, de toute évidence, muet, et il aboyait contre nous, en silence.


Tout à coup, l'homme se tourna vers le fond de la caverne et nous dit, sur un ton empreint de la politesse la plus exquise :

- Messieurs, vous ne pouvez rentrer à La Chaux-de-Fonds ce soir ; permettez-moi de vous offrir l'hospitalité.


Puis il se pencha sur son chien : - Veux-tu te taire, Mystère ! fit-il.


Le chien ferma sa gueule.


Makoko grogna. Cette invitation était bien faite pour le stupéfier et pour nous étonner. Dans notre détresse, nous avions pensé à l'hospitalité du gentilhomme, sans y croire et... sans l'espérer. Depuis cinq heures que nous chassions sur cette crête, d'où l'on pouvait apercevoir le plateau inculte où s'élevait la gentilhommière, Mathis et Makoko nous avaient raconté, à Allan et à moi qui n'étions point du pays, les histoires les plus invraisemblables sur l'hôte de ces bois. Quelques-unes, inventées par les vieilles de la montagne, le représentaient comme ayant commerce avec l'esprit malin. Toutes aboutissaient à cette conclusion que l'homme était inabordable et n'abordait jamais personne. Il vivait là, enfermé dans sa gentilhommière avec une vieille domestique et un intendant aussi sauvage que lui, et cela depuis des années innombrables. Dans la vallée, personne n'eût pu dire à quelle époque cet être mystérieux, qui ne descendait jamais de son nid d'aigle, s'était installé dans la montagne.


Il fallait nous décider, prendre un parti. Allan et moi, aidés des éléments, eûmes tôt fait de vaincre la répugnance de Makoko et de Mathis et nous suivîmes notre hôte singulier, dès qu'une courte accalmie nous eut permis de quitter notre refuge...


Quand nous arrivâmes à l'antique manoir, une bonne vieille, courbée sur un bâton, semblait nous attendre ou tout au moins attendre son maître sur le seuil d'une grande salle, désolée, et triste telle ces grandes salles des gardes d'autrefois, dont l'unique mobilier et l'unique ornement semblait être fait le foyer immense, dévorateur de forêts.


Elle nous dit qu'elle s'appelait «la mère Appenzel, pour nous servir», puis nous fit signe de la suivre et nous conduisit, par un escalier vermoulu, au premier étage où se trouvaient nos «chambres».


Je revois encore notre hôte - vivrais-je cent ans que je ne saurais oublier cette image - tel qu'il m'apparut dans le cadre de l'âtre, quand je redescendis dans la salle où la mère Appenzel avait préparé notre souper.

Mes amis étaient déjà autour du feu, les bottes aux braises. Lui se tenait devant eux, debout dans un coin, sur la pierre du foyer de cette cheminée vaste comme une chambre. Il était en habit ! Et quel habit ! D'une élégance suprême mais extraordinairement défunte ! Le sien ? Plutôt celui de son grand-père ou de son trisaïeul. Il me parut que Brummel ne pouvait avoir eu d'autre élégance que celle-là !


A côté de lui, regardant de ses yeux mi-clos le brasillement de la bûche, Mystère, le museau sur ses pattes, est étendu. Un moment, il ouvre une large gueule et bâille, comme il avait aboyé, en silence.


Et je demande :

- Il y a longtemps que votre chien est muet ? Quel singulier accident lui est-il donc arrivé ?

- Il est muet de naissance, répond l'hôte, après une courte hésitation, comme si ce sujet de conversation ne lui plaisait point.


Mais j'insiste.

- Son père était muet ? Sa mère-peut-être ?

- Sa mère... et la mère de sa mère, fait rudement le gentilhomme. Et la mère de la mère de sa mère...

- Vous avez été le maître de l'arrière grand-mère de Mystère ?

- Oui, monsieur. Et c'était une bête fidèle qui m'aimait bien... Une bête de garde surprenante... ajouta l'hôte en marquant soudain une émotion qui m'étonna.

- Et elle était muette aussi, de naissance ?

- Non, monsieur... Non, elle n'était point muette, mais elle l'est devenue, une nuit qu'elle avait trop aboyé !... Eh bien, la mère Appenzel ! Le souper est-il prêt ?...


Le gentilhomme veille à ce que la conversation, malgré nos appétits déchaînés, ne languisse point. Il nous demande si nous sommes contents de nos chambres.

- Monsieur notre hôte, il faut que je vous fasse une prière...

C'est moi qui parle. Toutes les têtes sont tournées vers moi.

- Je désirerais coucher dans «la mauvaise chambre » !


Je n'ai pas plus tôt prononcé cette phrase que je vois la figure de notre hôte, si pâle déjà, blêmir encore.

- Qui vous a dit qu'il y avait ici une «mauvaise chambre» ? demande-t-il, retenant à grand-peine une irritation certaine.


La mère Appenzel, qui apportait un magnifique morceau d'Emmenthal sur une assiette, se prend à trembler si fort qu'on entend l'assiette tambouriner contre la table.

- C'est toi, mère Appenzel ?

- Ne grondez pas cette excellente femme, mon indiscrétion seule est coupable... Je voulais entrer dans une chambre dont la porte était restée close et votre servante me l'a défendu : «N'entrez pas, m'a-t-elle dit, dans la mauvaise chambre».

- Et vous n'y êtes pas entré ?

- Si, j'y suis entré !

- Ah ! mon Dieu ! gémit la mère Appenzel, en laissant tomber un verre qui se brise avec un singulier fracas.

- Va-t'en ! crie l'homme, brutal.


Et quand elle est partie :

- Vous ne coucherez point dans cette chambre, on n'y couche plus.. On n'y a point couché depuis cinquante ans...

- Et qui donc y a couché pour la dernière fois ?

- Moi... Et je ne conseillerai jamais à personne d'y coucher après moi !


Cela est dit avec un tel ton de colère mêlé d'effroi que mon désir et ma curiosité redoublent.

- Il y a cinquante ans ! Vous étiez un enfant à cette époque, à l'âge où l'on a encore peur la nuit...

- Il y a cinquante ans, j'avais vingt-huit ans !


Vingt-huit ans ! Ainsi cet homme a soixante-dix-huit ans ! Qui l'eût cru ? Il est si droit, si haut, si volontaire!


Ah ! c'est un beau spectre de vieillard bien vivant !


- Mais enfin... est-il indiscret de vous demander ce qui vous est arrivé dans cette chambre ? Moi, je viens de la visiter et il ne m'est rien arrivé du tout. Elle m'a bien paru la plus naturelle des chambres. J'ai essayé de redresser une armoire...

- Vous avez touché à l'armoire ! hurle l'homme en jetant sa serviette et en venant vers moi avec des yeux de fou. Vous avez touché à l'armoire !...

- Oui, dis-je tranquillement, elle allait tomber...

- Mais, monsieur, elle ne tombe pas ! Elle ne tombera jamais ! Et elle ne se redressera jamais ! C'est sa manière à elle d'être comme ça pour toujours, vacillante du poids qu'elle a porté... frémissante pour l'éternité !


Nous nous étions tous levés. La voix de l'homme était rauque. De grosses gouttes de sueur coulaient de son front..


Fébrile, il poussa un profond soupir, fit quelques pas désordonnés, et, comme il passait près du foyer et que son chien le regardait curieusement aller et venir, toute sa colère, qu'il essayait visiblement de calmer, le reprit :


- Et toi ! Et toi, n'es-tu pas fatigué de me regarder en silence ! A la niche ! A la niche !... Est-ce pour aujourd'hui ? Pour demain ?... Quand parleras-tu donc, Mystère ? Où crèveras-tu comme les autres ? En silence !


Il avait ouvert la porte qui donnait sur la tour et il talonnait furieusement son chien qui, à chaque coup, ouvrait la gueule, de douleur.


Nous étions fort impressionnés par cette scène inattendue. L'homme s'était enfoncé dans l'ombre de la tour, toujours poursuivant son chien.


Makoko fit à mi-voix :

- Qu'est-ce que je vous avais dit ? Vous ferez ce que vous voudrez, mais moi, je ne me couche pas cette nuit. Je reste ici, dans cette pièce, jusqu'au matin...

- Moi aussi ! dit Mathis.

- C'est un malade, dit Allan.

- Oui, approuvai-je, un monomane. Normal le reste du temps, il est repris de sa frénésie quand il est subitement en face de sa manie. C'est un malheureux qui a certainement la manie de la persécution de l'au-delà. Son cerveau est la proie du diable !

- Ne prononce pas ce nom-là, surtout ici, fit hâtivement Makoko.


Allan et moi nous mîmes à rire.

- Ne riez pas ! supplia Mathis.

- Ah ! zut ! s'exclama Allan, vous n'allez pas, avec vos têtes de mort, nous empêcher de nous amuser. Il n'est pas onze heures ! Tâchez d'avoir le sourire... Nous avons six heures devant nous. Si nous faisions un petit poker ? On va inviter notre hôte, ça lui changera les idées...


Et Allan, joueur forcené, tira un jeu de cartes de sa poche, le jeu avec lequel nous avions fait tous deux, pendant le voyage de Paris à La Chaux-de-Fonds, d'interminables parties d'écarté.


Déjà, le gentilhomme rentrait dans la salle ; il était relativement calme et l'on voyait qu'il avait occupé ces quelques minutes à reprendre ses esprits. Mais, par un phénomène dont nous ne pouvions comprendre la raison, dès qu'il aperçu le jeu de cartes sur la table, sa figure se transforma immédiatement et prit une telle expression d'épouvante et de fureur que j'en fus moi-même effrayé.

- Des cartes ! s'écria-t-il. Vous aviez des cartes...


Ces mots sortent avec peine de sa gorge, comme si une main invisible l'eût étranglé.

- Vous êtes de bons enfants. Il faut que vous sachiez... Vous ne vous en irez pas d'ici comme ça, en me prenant pour un fou... pour un pauvre malheureux fou...


Makoko et Mathis écoutent le vieil homme, à en perdre la respiration. Allan et moi l'examinons, comme de bons élèves de la Faculté de Paris doivent considérer un «cas curieux».

- Oui, fait-il, oui, vous saurez tout. Cela pourra vous servir.


Et il se lève, marche, s'arrête en face de nous, nous fixe de son regard éteint à nouveau.

- Mon nom ? Pourquoi vous dire mon nom ? C'est bien inutile, et cela ne fait point partie de tout ce qu'il faut que vous sachiez. Il y a soixante ans - j'entrais dans ma dix-huitième année - j'étais plus que vous, messieurs de Paris, audacieux et sceptique ; j'avais toute l'outrecuidance de la jeunesse. Je ne doutais de rien, avec la prétention de nier tout ! La nature m'avait fait beau et fort ; le destin m'avait mis entre les mains une fortune redoutable. Je fus l'homme à la mode le plus célèbre de mon époque, messieurs. Paris, avec toutes ses joies, toutes ses fureurs, toutes ses orgies, m'a appartenu pendant dix ans. Quand j'atteignis mes vingt-huit ans, j'étais à peu près ruiné. Il me restait deux ou trois cent mille francs et cette gentilhommière avec les terres qui l'entourent, héritées par ma famille, qui ne s'en était jamais occupée. A cette époque, je tombai éperdument épris d'un ange, messieurs, quelque chose de plus beau et de plus pur que tout ce que vous avez pu jamais imaginer. Celle que j'aimais ignorait cette folle passion qui commençait à me dévorer, et l'ignora toujours. Elle appartenait à une des plus riches familles d'Europe. Pour rien au monde, je n'eusse voulu qu'elle soupçonnât que je briguais l'honneur de sa main pour remplir, avec sa dot, mes coffres vides. Je pris le chemin des tripots et je jouai ce qui me restait, avec la folle espérance de retrouver mes millions. Je perdis et, un soir, je quittai Paris pour venir m'enterrer dans cette vieille gentilhommière, mon dernier refuge. Je trouvai dans cette retraite un vieillard, le père Appenzel, sa petite-fille, dont j'ai fait plus tard ma servante, et son petit-fils, un enfant en bas âge, qui a grandi sur ces terres et qui est mon intendant. J'y trouvai aussi, dès le premier soir, l'ennui et le désespoir. C'est le premier soir que tout arriva.


Ici, le gentilhomme suspendit un instant son récit, sembla écouter anxieusement le vent, qui soufflait par toutes les lézardes et les brèches du manoir, puis, sans nous regarder, comme se parlant à lui-même, répéta :

- Oui, c'est le premier soir que tout arriva ! Quand je fus monté dans ma chambre - dans la chambre que l'on me demande la faveur d'habiter cette nuit - j'ouvris la fenêtre. La lune éclairait de ses rayons morts la solitude sauvage des plateaux.

» Je regardai cet affreux désert où, désormais, il me faudrait vivre ; j'écoutai mon coeur, qui était si désemparé, si désemparé, messieurs, que j'en eus pitié, et, quand je refermai la fenêtre, j'avais résolu de me tuer. Mes pistolets se trouvaient sur la commode ; je n'eus qu'à allonger la main... Ah ! j'oubliais de vous dire que j'avais amené de Paris mon dernier ami : ma chienne fidèle... une simple chienne que j'avais trouvée une nuit que je rentrais du tripot, en maudissant le ciel, couchée devant ma porte. Comme je ne savais d'où elle venait, ni à qui elle avait appartenu, je l'avais appelée «Mystère». Au moment même où je prenais mes pistolets, elle se mit à hurler dans la cour... à ululer, mais d'un ululement tel que je ne saurais le comparer à rien. Elle hurlait comme je n'ai jamais entendu hurler le vent, excepté ce soir... «Tiens, pensai-je, voilà Mystère qui hurle à la mort ; elle sait donc que je vais me tuer ce soir !»

» Je jouai avec mes pistolets, pensant soudain à ce qu'avait été ma vie et songeant pour la première fois à ce que serait ma mort. Mon regard indifférent rencontra, au-dessus de la commode, dans une petite bibliothèque pendue au mur, quelques vieux ouvrages et leurs titres. Je fus étonné de voir que tous traitaient de diableries et de sorciers. Je pris un livre : Les Sorciers du Jura, et, avec le sourire sceptique de l'homme qui s'est placé au-dessus du destin, je l'ouvris. Les deux premières lignes, écrites à l'encre rouge, me sautèrent aux yeux : «Quand on veut voir sérieusement le diable, on n'a qu'à l'appeler de tout son coeur, il vient !» Suivait l'histoire d'un homme qui, amoureux désespéré comme moi, ruiné comme moi, avait sincèrement appelé à son secours le prince des ténèbres et qui avait été secouru ; car, quelques mois plus tard, redevenu incroyablement riche, il épousait celle qu'il aimait. Je lus cette histoire jusqu'au bout. «Eh bien, en voilà un qui a eu de la chance !» m'écriai-je, et je rejetai le livre sur la commode. Dehors, Mystère ululait toujours... Je soulevai le rideau de la fenêtre et ne pus m'empêcher de tressaillir devant l'ombre dansante de ma chienne sous la lune. On eût dit vraiment que la bête était possédée, tant ses bonds étaient désordonnés et inexplicables. Elle avait l'air de happer une forme que je ne voyais pas.

» - Elle empêche peut-être le diable d'entrer, fis-je tout haut. Pourtant, je ne l'ai pas encore appelé !...

» J'essayais de plaisanter, mais l'état d'esprit dans lequel je me trouvais, la lecture que je venais de faire, le hurlement de ma chienne, ses bonds bizarres, le lieu sinistre, cette vieille chambre, ces pistolets chargés pour moi, tout avait contribué à m'impressionner, plus que je n'avais la bonne foi de me l'avouer...

» Je quittai la fenêtre et marchai un peu dans ma chambre. Tout à coup, je me vis dans l'armoire à glace. Ma pâleur était telle que je crus que j'étais déjà mort ! Hélas, non ! L'homme qui était devant cette armoire n'était point mort. Mais c'était un vivant qui évoquait le roi des morts ! Oui, écoutez-moi... j'ai fait ça... De tout mon coeur... je l'appelais ! A mon secours !... A mon secours !... Car j'étais trop jeune pour mourir. Je voulais jouir encore de la vie, être riche encore... pour elle !... Moi, moi, j'ai appelé le diable ! Et alors, dans la glace, à côté de ma figure, quelque chose est venu... quelque chose de surhumain, une pâleur, un brouillard, une petite nuée trouble qui fut bientôt des yeux, des yeux d'une beauté terrible... puis toute une figure, resplendissante soudain à côté de ma propre face de damné... et une bouche, une bouche qui me dit : «Ouvre !...» Alors, j'ai reculé, mais la bouche disait encore : «Ouvre ! Ouvre si tu l'oses !...» Et comme je n'osais pas, on a frappé trois coups dans la porte de l'armoire... et la porte de l'armoire s'est ouverte... toute seule...


A ce moment, le récit du vieillard fut interrompu : à l'instant même où il se dressait, les bras grands ouverts devant la vision surgie du fond de son souvenir, trois coups retentirent si fortement à la porte de la salle que nous sursautâmes sur nos escabeaux. Quant à notre hôte, il regarda la porte, ne dit plus un mot et s'appuya à la muraille.


La porte s'ouvrit lentement. Le vent entra d'abord, aboyant de ses cent voix comme une meute, puis derrière vint un homme. Il repoussa le battant et se tint immobile sur le seuil. On ne voyait point sa figure, cachée sous les larges bords de son chapeau de feutre mou qu'il avait enfoncé jusqu'aux oreilles. Un manteau le recouvrait entièrement du col aux pieds. Pas plus que nous, il ne se décidait à parler. Mais il voulut bien enfin ôter son chapeau, et nous vîmes une rude figure de montagnard, indifférente et flegmatique.

- C'est toi qui a frappé comme ça, Guillaume ? demanda le gentilhomme qui essayait vivement de se remettre de son émoi.

- Oui, mon maître.

- Je ne t'attendais plus ce soir. Les verrous n'étaient donc pas à la porte ? Pousse les verrous... Tu as vu le notaire ?

- Oui, et je ne voulais pas conserver une pareille somme sur moi.


Nous comprîmes que Guillaume était l'intendant du gentilhomme. Il s'avança jusqu'à la table, sortit un petit sac de dessous son manteau, se mit à en extraire des papiers qu'il jeta sur la table et il regarda son maître.

- Eh bien, qu'est-ce que tu attends ! demanda celui-ci.


Le nouveau venu nous montra.

- Ces messieurs ?... Ce sont des amis à moi.


L'homme fit paraître quelque étonnement. Il ne savait évidemment point que son maître pouvait avoir des amis. Tout de même, il sortit encore une enveloppe de son sac, la vida sur la table. Elle contenait des billets de banque. Il compta douze billets de mille.

- Voilà le prix du Bois de Misère, fit-il.

- C'est bien, Guillaume, dit notre hôte en prenant les billets de banque et en les remettant dans l'enveloppe. Tu dois avoir faim ; tu coucheras ici ce soir...

- Non, impossible, il faut que j'aille chez le fermier. Nous avons affaire demain à la première heure. Mais je vais manger un morceau.

- Va trouver la mère Appenzel, mon garçon, elle te soignera.


Et, comme l'intendant se dirigeait déjà vers la cuisine :

- Remporte toutes tes paperasses...

- Au fait ! dit l'homme.


Et il ramasse les papiers, pendant que le gentilhomme sort un portefeuille de la poche de son habit, y place l'enveloppe contenant les douze billets de mille et remet le portefeuille dans sa poche.


Sitôt que l'intendant a disparu par la porte de l'office, Makoko, que l'intermède prosaïque de cette vulgaire affaire d'argent n'a pu détourner de l'histoire de l'hôte, Makoko, impatient et inquiet, demande :

- Et alors ?...

- Alors ?... reprit l'hôte, les sourcils rapprochés subitement.

- Oui, alors... qu'est-ce qu'il y avait dans l'armoire ?

- Vous voulez savoir ce qu'il y avait dans l'armoire ?... Eh bien, je vais vous le dire, messieurs, ce qu'il y avait dans l'armoire... Il y avait quelque chose que j'ai vu, des yeux que voilà, quelque chose qui m'a brûlé les yeux... Il y avait, messieurs, des lettres de feu au fond de l'armoire... des lettres qui m'annonçaient une grande nouvelle... En deux mots : TU GAGNERAS !

» Oui ! ajouta le gentilhomme d'une voix sombre, le diable m'avait, au fond de l'armoire, en lettres brûlantes, écrit mon destin ! Il avait laissé là sa signature ! La preuve supérieure du pacte abominable que je passai avec lui, dans cette nuit tragique ! TU GAGNERAS ! Ne l'avais-je pas appelé de tout mon coeur ? Sincèrement, désespérément, de toutes les forces de mon être qui ne voulait pas mourir, ne l'avais-je pas appelé ? Eh bien, il était venu !

» Cette phrase de l'enfer, messieurs, me foudroya. Le lendemain matin, le père Appenzel me trouva écroulé au pied de l'armoire. Quand on me réveilla, hélas ! je n'avais rien oublié ! Je ne devais rien oublier jamais...


Allan secoua le malaise qui nous étreignit :

- Monsieur, dit-il d'une voix hésitante, vous avez certainement été victime d'une hallucination...


Le gentilhomme redressa sa tête effroyable.

- Ah ! voilà une idée, jeune homme ! Cela fait plaisir à entendre, des idées pareilles ! Je l'ai eue, messieurs, cette idée-là ! Dès le lendemain de la nuit fatale. Quand j'eus repris mes esprits, je me dis : «Tu as eu une hallucination. Arrête-toi sur le bord de l'abîme. Garde-toi de devenir fou à cause d'un rêve ! Toi, gagner... mais c'est à mourir de rire !»

»Et je me mis à rire, en effet... Et comme je riais, le père Appenzel entra dans ma chambre. Il faut que vous sachiez que mon hallucination, comme vous dites, m'avait tellement ému que j'avais dû garder le lit. Le père Appenzel m'apportait quelque tisane. Il me dit : «Monsieur, il se passe une chose incroyable ! Votre chienne est devenue muette ! Elle aboie en silence !»

»- Oh ! je sais, je sais ! m'écriai-je. Elle ne doit retrouver la voix que lorsqu'IL REVIENDRA !...

» Qui avait prononcé ces mots ?... Moi ? Vraiment, oui, c'était moi !... Le père Appenzel me regarda stupéfait et épouvanté, car il paraît qu'à ce moment-là, mes cheveux se dressaient sur ma tête. Mes yeux allaient, malgré moi, à l'armoire. Le père Appenzel, aussi inquiet, aussi agité que moi, me dit encore :

» - Quand j'ai trouvé Monsieur ce matin, l'armoire était penchée comme elle l'est en ce moment, avec la porte ouverte. J'ai refermé la porte, mais je n'ai pu redresser l'armoire. Elle retombe toujours !

» Je priai le père Appenzel de me laisser. Une fois seul, je suis descendu de mon lit, je suis allé à l'armoire, je l'ai ouverte. Et la phrase, messieurs, la phrase écrite avec du feu, y était encore ! Elle était gravée dans les planches du fond ; elle avait brûlé les planches en s'y imprimant... Et j'ai lu le jour, comme j'avais lu la nuit, ces mots : TU GAGNERAS !

» Je m'habillai. Je m'enfuis comme un fou de cette demeure : l'air de la montagne me fit du bien. Quand je rentrai le soir, j'étais tout à fait calme, j'avais réfléchi : ma chienne pouvait être devenue muette par un phénomène physiologique tout naturel. Quant à la phrase de l'armoire, elle n'était pas venue là toute seule, et, comme je ne connaissais pas ce meuble auparavant, il est probable que les deux mots fatidiques se trouvaient là depuis des années innombrables, inscrits par quelque fétichiste, à la suite d'une histoire de jeu qui ne me regardait pas !... Je soupai, je me couchai dans la même chambre, et la nuit se passa sans incident. Le lendemain, je m'en fus à La Chaux-de-Fonds chez un notaire. Toute cette aventure hallucinante de l'armoire n'avait réussi qu'à me donner l'idée de tenter une dernière fois la chance du jeu, avant de mettre mes projets de suicide à exécution ; et je m'étais tout à fait nettoyé de la pensée du diable. Je pus emprunter quelques billets de mille sur les terres de la gentilhommière et je pris le train pour Paris. Quand je gravis l'escalier du cercle, je me souvins de mon cauchemar et me dis ironiquement, car je ne croyais guère au succès de cette suprême tentative : «Nous allons voir, cette fois, si, le diable aidant...» Je n'ai point achevé ma phrase. On mettait la banque aux enchères quand je pénétrai dans le salon. Je l'ai prise pour deux cents louis... Je n'étais pas arrivé au milieu de la taille que je gagnais deux cent cinquante mille francs !... Seulement, on ne pontait plus contre moi... oui, j'avais effrayé la ponte, car je gagnais tous les coups... J'étais radieux ; je n'avais jamais songé à la possibilité d'une chance pareille... J'ai donné «une suite», c'est-à-dire que j'ai abandonné la fin de la banque. Personne n'a pris la suite. Je me suis alors amusé à donner les coups pour rien, pour voir, pour le plaisir. J'ai perdu tous les coups ! Ce furent des exclamations sans fin. On me trouvait une chance d'enfer. Et vraiment, j'avais abandonné la banque au bon moment !... J'ai ramassé mon gain et je suis sorti. Sur le boulevard, j'ai réfléchi et j'ai commencé à être inquiet. La coïncidence entre la scène de l'armoire et cette banque fantastique me troublait. Et, tout à coup, je me surpris retournant au cercle. Voilà, je voulais en avoir le coeur net !... Ma joie éphémère était troublée par le fait que je n'avais pas perdu un coup, un vrai coup, avec de l'argent ! » Eh bien, je voulais perdre un coup ! Je ne retournais au cercle que pour perdre un coup... Cette fois, messieurs, quand je suis sorti du cercle, à six heures du matin, je gagnais, tant en argent que sur parole, deux millions !... Mais je n'avais pas perdu un coup !... Pas... un... seul ! Et je me sentais devenir fou furieux. Quand je dis que je n'avais pas perdu un coup, je parle des coups d'argent, car ceux que je donnais «en blanc», pour voir, pour rien, pour le plaisir, ceux-là je les perdais inexorablement ! Mais dès qu'un ponte mettait contre moi dix sous sur une carte - oui, j'avais essayé, j'avais voulu essayer dix sous ! - ces dix sous, je les gagnais. Un sou ou un million, c'était tout comme ! Je ne pouvais plus perdre ! Huit jours ! Pendant huit jours, j'ai essayé. Je suis allé dans d'affreux tripots, je me suis assis chez des Grecs qui donnaient à jouer... je gagnais contre les Grecs, je gagnais contre tout le monde ! Je gagnais !...

»Ah ! vous ne riez plus, messieurs ! Voyez-vous, il ne faut rire de rien. Me croyez-vous, maintenant ? J'avais la certitude, la preuve palpable, de mon pacte abominable avec le diable !... Il n'y avait plus de probabilités. Il n'y avait plus que la certitude inhumaine du gain éternel... éternel jusqu'à la mort. Et pour la première fois, j'avais peur de la mort, à cause de ce qui m'attendait au bout ! Ah ! racheter mon âme ! Je suis entré dans les églises, j'ai vu des prêtres, je me suis agenouillé sur les parvis... J'ai prié Dieu pour perdre, comme j'avais prié le diable pour gagner !... Au sortir du lieu saint, j'allais hâtivement dans le lieu infâme et je mettais quelques louis sur une carte... et il faut croire, messieurs, que le diable est au moins aussi puissant que Dieu, car j'ai continué à gagner, à gagner toujours !


L'homme s'arrêta, la tête retombée sur sa poitrine. Il semblait en proie à quelque rêve affreux qui l'éloignait tout à fait de nous. Nous n'existions plus pour lui. Quelques minutes s'écoulèrent ainsi, dans un pesant silence.

- Et qu'avez-vous fait ? demanda Makoko.

- Oui, fit Mathis. Comment, après cette horrible révélation, avez-vous pu vivre ?


Notre hôte nous regarda, désespérément.

- Messieurs, dit-il, j'avais été élevé en chrétien. Ma famille était très croyante et ma mère était une sainte. Les quelques années de désordre de ma première jeunesse d'homme n'avaient pas réussi à étouffer en moi tout sentiment religieux. Je n'avais plus qu'une terreur, quand j'examinais mon épouvantable situation, la terreur d'avoir perdu mon âme pour toujours ; plus qu'un espoir, celui de la racheter, et je cherchai par quel sacrifice, au-dessus des forces humaines, je pourrais y réussir. Je vous ai dit de quel violent et pur amour mon coeur était empli. Les millions regagnés et ceux qui pouvaient m'appartenir encore me permettaient d'aspirer enfin à la main de celle que j'aimais plus que tout au monde. Pas une seconde, je ne voulus m'arrêter à cette idée que je pourrais tenir mon bonheur de ces millions maudits. J'offris mon coeur à Dieu, en holocauste, et les millions gagnés aux pauvres, et je suis venu ici, messieurs, attendre patiemment la mort qui ne vient pas... et dont j'ai peur.

- Et vous n'avez jamais joué depuis ? m'écriai-je.

- Je n'ai jamais joué depuis....


Allan avait compris ma pensée. Il songeait, lui aussi, qu'il serait peut-être possible de sauver de sa monomanie cet homme que nous nous obstinions tous deux à considérer comme un fou.

- Je suis sûr, dit-il, qu'après un pareil sacrifice, vous avez été pardonné... Votre désespoir a été certain, sincère, votre punition terrible. Qu'est-ce que Dieu pourrait exiger de plus ? Ah ! monsieur, moi, à votre place, j'essaierais...

- Vous essaieriez quoi ? s'écria l'homme, se levant, tout droit.

- J'essaierais de savoir... si je gagne toujours.


Notre hôte regarda Allan avec une expression de haine indicible. - Vraiment, monsieur, c'est ce que vous me conseillez !... Mais qui donc êtes-vous pour me conseiller une chose pareille ? Vous ne savez donc pas, pauvres gens, que j'ai résisté à cette tentation-là pendant cinquante ans ? Et que, pour la vaincre, il m'a fallu de force et d'énergie qu'il n'en faudrait à un homme qui n'a pas mangé depuis huit jours pour refuser de prendre le morceau de pain qu'une main charitable lui tendrait ?

- Une main charitable... repris-je.


L'homme frappa la table d'un coup de poing terrible.

- Vous appelez ça de la charité ? C'est de la charité que de me tendre un jeu de cartes, n'est-ce pas ? Et de me dire : «Jouez !» *Et si je gagne !...

- Vous perdrez la seconde partie...

- Et si je gagne encore ?...

- Vous jouerez encore et je suis sûr qu'un moment viendra où vous perdrez !...


Je ne m'imaginais point que j'allais déchaîner une pareille colère. L'homme rugit :

-- Alors, c'est tout ce que vous avez trouvé ? Faire jouer un vieux fou pour lui démontrer qu'il n'est pas fou ! Car je vois bien dans vos yeux ce que vous pensez de moi : Il est fou ! Il est fou !

- Mais non !...

- Taisez-vous ! Vous mentez !... De tout ce que je vous ai dit, vous ne croyez rien !


Il m'avais saisi le poignet, à le briser. Et sa colère se dirigea de nouveau sur Allan.

- Et vous aussi, vous croyez que je suis fou ! Je vous dis que j'ai vu le diable en personne ! Le vieux fou a vu le diable! Et il vous le prouvera, par l'enfer !... Des cartes ! Où sont les cartes ?


Il les vit sur le coin de la table et sauta dessus.

- C'est vous qui l'aurez voulu. J'avais gardé cet espoir suprême de mourir sans avoir à nouveau tenté l'infernale expérience... Ainsi, à l'heure de ma mort, j'aurais pu m'imaginer avoir été pardonné. Vous ne l'aurez pas voulu !... Que le diable, à son tour, vous damne ! Tenez, voici vos cartes. Je ne veux pas y toucher ; elles sont à vous, battez-les, arrangez-les. Distribuez-moi les cartes que vous voudrez. Je vous dis que je vais gagner ! Me croyez-vous maintenant ?...


Allan, tranquillement, avait pris les cartes et en extrayait un jeu de trente-deux.


L'homme lui mit la main sur l'épaule.

- Vous ne me croyez pas ?

- Nous allons voir, fit Allan.

- Oui, répétai-je, nous allons voir...


Makoko se leva et se mit entre nous, car il eut peur d'une dernière violence de l'hôte. Et puis, cette affaire-là ne lui allait pas du tout, à Makoko.

- Il ne faut pas faire ça, me dit-il, très ému. Je vous en prie, ne faites pas ça...

- Oui, ajouta Mathis, laissez-le tranquille. Vous avez tort, il ne faut jamais tenter le diable...

- Ah ! fichez-nous la paix avec votre diable ! fit Allan impatienté. Voici les cartes, monsieur.


Notre hôte, pendant cette rapide intervention de mes amis, semblait avoir recouvré un peu de sang-froid. Il s'était rapproché de la table, s'était assis. Allan et moi avions pris place en face de lui.

- Que jouons-nous ? demandai-je.


L'homme répondit d'une voix sinistre :

- Je ne sais pas, messieurs, si vous êtes riches... mais je vous annonce, à vous qui venez me prendre mon dernier espoir, que vous êtes ruinés.


Là-dessus, il prit son portefeuille dans sa poche, le portefeuille dans lequel nous lui avions vu ranger les douze mille francs. Il le plaça sur la table entre lui et nous et dit :

- Je vous joue, en cinq secs à l'écarté, tout ce qu'il y a dans ce portefeuille. Ceci pour commencer. Je vous jouerai ensuite toutes les parties que vous voudrez, jusqu'à ce que je vous rejette à ma porte tout nus, votre ami et vous, ruinés pour la vie.


- Tous nus! reprit Allan qui était beaucoup moins impressionné que moi. Vous voulez donc jusqu'à nos chemises ?

- Jusqu'à vos âmes, dit l'homme, que je donnerai au diable pour qu'il me rende la mienne en échange.


Allan se tourna vers moi.

- Ça va ? me demanda-t-il en clignant de l'oeil. Nous sommes de moitié dans la partie. Toi qui es fort à l'écarté, tiens les cartes...


Je pris la place d'Allan, un vague sourire aux lèvres, mais au fond assez ému. Et cependant, il ne faisait point de doute pour moi que, puisque nous pouvions jouer toutes les parties que nous voudrions, je finirais bien par gagner une fois... ne serait-ce qu'une fois ! Et cette fois-là nous rendrait tout ce que nous avions perdu, Allan et moi, et, de plus, ramènerait peut-être le calme dans le cerveau troublé de notre hôte. Je me mis à battre rapidement les cartes et présentai le paquet à mon partenaire.


Il coupa, je donnai. Je retournai le valet de coeur. L'hôte regarda son jeu et joua le jeu qu'il avait en main : trois petits trèfles, la dame de carreau et le sept de pique. Il fit la dame de carreau, je fis les quatre autres plis et, comme il avait joué d'autorité, je marquai deux points. Il ne faisait pas de doute pour nous que le gentilhomme faisait tout son possible pour perdre. Ce fut à son tour de donner. Il tourna le roi de pique ; il ne put se défendre d'un mouvement convulsif quand il aperçut sous ses doigts cette image noire qui lui donnait, malgré lui, un point.


Il regarda son jeu, anxieusement. Ce fut à mon tour de demander des cartes. Il m'en refusa, croyant évidemment avoir très mauvais jeu, mais j'avais aussi mauvais jeu que lui et, comme il avait un dix de coeur qui prit immédiatement mon neuf que j'avais joué pour risquer le coup de la couleur longue (j'avais le neuf, le huit et le sept de la même couleur), il dut jouer du carreau que je ne pus lui fournir et deux trèfles plus forts que les miens. Ni l'un ni l'autre n'avions d'atout. Il marqua un point, ce qui, avec le point du roi, lui en faisait deux. Nous étions à égalité : l'un ou l'autre pouvait finir du coup, s'il faisait trois points.


La donne m'appartenait ; je tournai le huit de carreau. Cette fois, chacun demanda des cartes. Il en demanda une et me montra celle qu'il jetait, c'était le sept de carreau. Il ne voulait pas avoir d'atout en main. Il réussit dans ses désirs et parvint à me faire marquer deux points de plus, ce qui me faisait quatre. Allan et moi regardâmes malgré nous le portefeuille.


Nous pensions : «Il y a là une petite fortune qui va nous appartenir et que nous n'aurons pas eu, en conscience, assez de mal à gagner». Quand l'hôte eut donné à son tour et que je vis le jeu qu'il m'avait distribué, je crus que l'affaire était réglée. Cette fois, le gentilhomme n'avait pas tourné un roi, mais le sept de trèfle. J'avais deux coeurs et trois atouts : le roi et l'as de coeur, l'as, le dix et le neuf de trèfle. Je jouai d'autorité le roi de coeur, mon partenaire fournit la dame, je jetai sur la table l'as de coeur, mon partenaire fut forcé de le prendre avec le valet de coeur qui lui restait et il joua un carreau que je coupai avec mon atout. Je rejouai atout de l'as : il me le prit avec la dame d'atout, mais je l'attendais à sa dernière carte avec mon dix de trèfle. Il avait le valet d'atout !... Comme j'avais joué d'autorité, il marqua deux points ; cela nous faisait «quatre à...». Entre ses lèvres closes, l'hôte retint une malédiction.

- Allons ! fis-je, il n'y a encore rien de gagné ! Ne vous désolez pas !...


Il grogna, d'un grognement de fauve à l'affût que l'on dérange.


Ses yeux ne quittèrent pas les cartes.

- Nous allons vous démontrer, fit Allan dans le silence général, que vous pouvez perdre comme le plus simple des hommes.

- Je ne puis pas perdre...


L'intérêt de la partie atteignait à son maximum d'intensité. Un seul point de part ou d'autre et l'un de nous avait gagné ! Si je tournais le roi, la partie était finie et je gagnais douze mille francs à cet homme qui prétendait ne point pouvoir perdre. Pendant que je donnais, une anxiété générale nous tenait tous muets. On n'entendait que le tumulte d'un vent qui, dehors, ébranlait le manoir jusque dans ses fondements. J'avais donné. Il me restait à retourner la carte qui allait indiquer l'atout. Je tournai le roi... Le roi de coeur ! J'avais gagné !


Le gentilhomme poussa un cri d'allégresse qui nous déchira le coeur, tant il ressemblait à un cri de désespoir. Il se pencha sur la carte, la prit, la considéra, la palpa... Il l'approcha de ses yeux, et nous avons pu croire qu'il l'approcherait de ses lèvres...

Il murmura :

- Est-ce bien possible, mon Dieu ! Alors ?... Alors j'ai perdu ?

- Il paraît, dis-je, en essayant de sourire.


Mais la joie de notre hôte était si pénible à voir que nous n'eûmes pas le courage de triompher.


Seulement, Allan ne put retenir une réflexion :

- Vous voyez bien qu'il ne faut pas croire tout ce que raconte le diable !


Makoko et Mathis essuyèrent leur front en sueur. Déjà, ils nous avaient vus ruinés, damnés, maudits, Allan et moi. Le gentilhomme, dans une émotion telle qu'il laissait à nouveau couler ses larmes, des larmes de bonheur cette fois, prit son portefeuille et l'ouvrit.

- Ah ! Messieurs, gémit-il, soyez bénis, vous qui m'avez gagné tout ce qu'il y a là-dedans ! Que ne s'y trouve-t-il un million ! Je vous l'aurais donné avec joie...


Et, en tremblant, il fouilla dans le portefeuille, le vida des quelques papiers qu'il contenait, s'étonnant de ne point y trouver tout de suite les douze mille francs qu'il y avait mis. Il ne les trouva point. Ils n'y étaient pas ! Le portefeuille, retourné fébrilement de tous les côtés dans toutes ses poches, était vide ! Le gentilhomme avait perdu... ce qu'il y avait dans le portefeuille. Mais il n'y avait rien dans le portefeuille !... Rien !


Notre hôte avait rejeté loin de lui son fauteuil. Il était debout. Ses ongles labouraient la chair de ses joues.


Quant à nous, nous étions moins effrayés de son aspect que de ce phénomène inexplicable : le portefeuille vide ! Car nous avions vu, tous les quatre, l'intendant compter les douze mille francs, les remettre au vieillard, et nous voyions encore celui-ci les replacer dans l'enveloppe et mettre l'enveloppe dans une poche du portefeuille ! Sans prononcer une parole, nous prîmes le portefeuille et le touchâmes de nos doigts. Nos doigts sont allés jusqu'au fond du portefeuille et n'y ont rien trouvé... L'hôte, hagard, hors de lui, se fouillait et nous suppliait de le fouiller. Nous l'avons fouillé, parce qu'il était impossible de résister en ce moment à sa volonté en délire, et nous n'avons rien trouvé... Rien !

- Oh ! oh! fit-il. Ecoutez !... Ecoutez !...

- Quoi ? Quoi ?

- Le vent !

- Eh bien, le vent ?

- Vous ne trouvez pas que le vent a une voix de chienne ce soir ?


Nous avons écouté, et Makoko a dit :

- Oui, c'est vrai, on dirait que le vent aboie... là, derrière la porte...


Et tout à coup nous avons fait tous un mouvement de recul, car la porte était secouée étrangement et nous entendions une voix qui disait : Ouvre !


Le vieillard nous faisait signe qu'il ne pouvait pas parler, mais son geste énergique nous défendait d'ouvrir.

- Ouvre ! criait-on encore derrière la porte.


Et je me suis décidé à crier, moi aussi :

- Qui est là ?


Et tous :

- Qui est là ?... Qui est là ?... Qui est là ?


Makoko prit le fusil que j'avais déposé en entrant dans cette salle, au coin du buffet, et il l'arma.

- Tu es ridicule ! fis-je d'une voix mal assurée, et j'allai à la porte. Je collai l'oreille au battant.

- Qui est là ?...

- N'ouvre pas ! firent ensemble Mathis et Makoko.


Je tirai les verrous et j'ouvris la porte ; une forme humaine s'engouffra dans la pièce.

- C'est l'intendant ! dis-je.


C'était en effet l'intendant. Il s'avança en pleine lumière. Il paraissait très troublé. Il dit :

- Monsieur... Monsieur...

- Eh bien, quoi ? demandâmes-nous tous, pressés de savoir, haletants. - Monsieur... je croyais vous avoir... je vous avais remis... je suis sûr de vous avoir remis vos douze mille francs... Ces messieurs on pu voir...

- Oui ! oui !

- Eh bien, je viens de les retrouver dans mon sac... Je ne sais pas comment cela se fait. Je vous les rapporte... encore une fois... Les voilà !


Et l'intendant ressortit la même enveloppe et recompta les douze billets de mille... et il ajouta :

- Je ne sais pas ce que la montagne a ce soir... mais elle me fait peur. Et je vais coucher ici...


Maintenant les douze mille francs sont sur la table. Nous les regardons tous, ces douze billets qui viennent et qui s'en vont et qui se meuvent d'une façon si inquiétante. Et nous ne savons que dire, ni que penser, ni que croire, ni que ne pas croire.


Mais le vieillard nous crie :

- Cette fois, ils sont là, devant nous ! Ne les perdez pas de vue, n'y touchez pas ! Nous ne les toucherons que lorsque nous les aurons gagnés !... Au jeu !... Où sont les cartes ? Tenez ! Donnez-les... Les douze mille, en cinq secs, pour voir... pour savoir !


Et il me bouscule, m'assied de force sur un escabeau, me met le jeu dans la main et se replace en face de moi, dans son vaste fauteuil.


Je donne les cartes. Mon partenaire m'en demande. Je refuse. Il a cinq atouts !... Il marque deux points... Il donne les cartes. Il tourne le roi... Je joue d'autorité. Il a encore cinq atouts ! Trois et deux cinq ! Il a gagné !...


Alors... alors, il hurle. Oui, comme le vent... comme le vent qui a une voix de chien ce soir. Il arrache les cartes, il les jette dans le brasier... Au feu, les cartes ! Au feu, les cartes !... Ils sont deux à hurler : lui, dedans, le vent, dehors...


Mais le voilà qui se dirige vers la porte, recourbé, le visage en avant comme une bête de proie qui va bondir.


C'est que, dehors, c'est bien un chien qui aboie. Un chien dont le hurlement farouche domine la voix du vent...


L'homme est arrivé à la porte : il se redresse le long de la porte et, là, à travers le bois, il demande à voix basse :

- Est-ce toi, Mystère ?


Par quel phénomène le chien et le vent se taisent-ils ensemble, en même temps ?...


L'homme, tout doucement, tire les verrous, entrouve la porte... Celle-ci n'est pas plutôt ouverte que le jappement infernal reprend avec un éclat si lugubre que nous en frissonnons jusqu'aux moelles. Et le vieillard s'est rejeté sur la porte avec une telle force que nous avons pu croire qu'il l'avait brisée. Non content d'avoir tiré les verrous, il la maintient longtemps encore de ses genoux et de ses bras étendus, sans un mot, ne nous laissant entendre que le bruit de sa respiration haletante.


Puis, quand le jappement eut cessé, qu'il n'y eut plus que le silence, dehors comme dedans, il se retourna vers nous, fit quelques pas d'une démarche d'automate et nous dit :

- Il est revenu ! Prenez garde !


Minuit... On s'est séparés. Le vieillard nous a quittés. Makoko et Mathis sont restés auprès du foyer mourant, en bas. Allan est allé se coucher dans sa chambre, et moi, conduit par je ne sais quelle force intérieure qui me domine, je me retrouve dans la mauvaise chambre...


Je me prends à faire les mêmes gestes que l'autre ; je touche au même livre, je l'ouvre à la même page, je vais à la fenêtre ; je soulève le rideau ; je vois le même paysage lunaire, car le vent a chassé depuis longtemps toutes les nuées de la tempête, tous les brouillards. Il n'y a plus là que des rochers nus, éclatants comme l'acier sous les rayons de l'astre des nuits, et... sur le plateau désert... une ombre dansante, incroyablement dansante : celle de Mystère qui ouvre une gueule formidable... une gueule que je vois aboyer. Mais l'entends-je ? Oui, en vérité, il me semble que je l'entends... Je laisse retomber le rideau. Je prends ma bougie sur la commode, je m'avance vers l'armoire, je me regarde dans la glace. Je songe à celui qui a écrit les mots qui sont dans l'armoire... Ma pensée ne peut se détacher de celui-là... Quelle est cette figure dans la glace ? C'est la mienne... Mais est-il possible que la face de notre hôte, lors de la nuit fatale, ait été plus pâle que la mienne ? Oh ! oui, j'ai la figure d'un mort... Et, à côté... là... là... ce petit nuage... cette petite buée trouble dans la glace... à côté de ma figure... ces yeux si terribles... cette bouche... Ah ! crier ! Crier !... Je ne le puis pas !... Je ne puis même pas crier quand j'entends frapper trois coups !... Et ma main... ma main va d'elle-même à la porte de l'armoire... ma main curieuse, ma main maudite...


Soudain ma main est prise dans un étau que je connais. Je me retourne. Je suis en face de notre hôte qui me dit, d'une voix d'outre-tombe :

- N'ouvrez pas !


Le lendemain nous n'avons point demandé au gentilhomme de nous donner notre revanche. Nous avons littéralement fui sa demeure sans l'avoir revu. Le soir, par les soins du père de Makoko à qui nous avions raconté notre aventure, douze mille francs furent portés à notre singulier hôte. Il nous les renvoya avec ce mot : «Nous sommes quittes. Lors de la première partie que vous avez gagnée comme lors de la seconde que vous avez perdue, nous avons cru, vous et moi, jouer douze mille francs. Cela doit nous suffire. Le diable a mon âme, mais il n'aura pas mon honneur».


Nous ne tenions pas du tout à conserver ces douze mille francs. Nous en fîmes don à un hôpital de La Chaux-de-Fonds qui en avait grand besoin. Quand les réparations urgentes, grâce à notre générosité, furent faites, l'hôpital, une nuit d'hiver, brûla si bien que, le lendemain à midi, il n'en restait que des cendres. Heureusement, il n'y eut aucun accident de personne à déplorer.


Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (09.09.1997)

Texte relu par : A. Guézou

Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 216, 14107 Lisieux cedex

-Tél. : 02.31.48.66.50.- Minitel : 02.31.48.66.55

E-mail : bmlisieux@mail.cpod.fr, [Olivier Bogros] bib_lisieux@compuserve.com

http://ourworld.compuserve.com/homepages/bib_lisieux/



Retour à la rubrique romans
Retour au menu