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SUIVRE LA FLèCHE

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Note de l'auteur: Cette vieillerie n'aurait jamais quitté l'abri de darbraleph.org sans l'aide amicale et rigolarde de François Baure, qui a méticuleusement pointé du doigt toutes ses imperfections. S'il en subsiste, elles ne sont que de mon fait.

Illustration : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Silhouette.svg





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G@rp
Suivre la flèche

« Je ne rêve jamais !

- Impossible ! Il serait plus juste d'affirmer : je ne me souviens pas de mes rêves. Tout le monde rêve. Certains s'en souviennent, d'autres pas. Quelqu'un qui ne rêve pas, ça n'existe pas. »

Thomas, lippe dubitative, tripota le pied de son verre :

« M'ouais. Ben n'empêche que moi, je ne rêve pas. »

Face à lui, Christophe se mit les mains sur la tête : comment pouvait-on être borné à ce point ? Il s'apprêtait à tout réexpliquer à Saint Thomas lorsque Sylvain l'arrêta net, d'une main posée sur son bras :

« N'insiste pas, tu n'en tireras rien, il est rond comme une queue de pelle. »

Christophe considéra tour à tour Sylvain - haussement d'épaules fataliste - puis Thomas - mine renfrognée, abîmé dans la contemplation aveugle et alcoolisée de son verre vide - avant de hocher la tête et d'écarter les mains :

« OK. Tu ne rêves pas.

- Je le sais bien. Pas la peine de répéter tout ce que je dis. »

Sylvain et Christophe se comprirent en un clin d'œil. Se levèrent sans un mot. Attrapèrent Thomas chacun sous un bras. Dans l'escalier, ce dernier plia les jambes et rit niaisement de se voir flotter à 20 centimètres au-dessus des marches.

Il riait toujours lorsqu'ils le balancèrent sans ménagement sur son lit, le seul endroit ad hoc pour cuver une cuite de cette ampleur. La tête dans l'oreiller, sans se départir de son sourire béat, Thomas ressassa une dernière phrase pâteuse et avinée :

« N'empêche que je ne rêve jamais.

- Faut toujours qu'il ait le dernier mot… » observa Christophe.

Moins loquace, comme à son habitude, Sylvain se contenta d'un nouveau haussement d'épaules.

*


Le lendemain, bien qu'englué dans les souvenirs migraineux de cette soirée, Thomas n'avait rien oublié de son affirmation. La confirmait, même : il ne rêvait jamais. Qu'ensuite on débatte « De la rémanence des rêves », pourquoi pas ? La question pouvait s'avérer instructive. Instructive, certes, mais stérile : affirmer qu'il rêvait sans en conserver le moindre souvenir ne s'avérait pas davantage probant que son : « je ne m'en souviens pas, id est je ne rêve pas. »

Quoiqu'il en soit, le fait est que Thomas ignorait ce que rêver signifiait.

Il avait beau s'être documenté sur le sujet, ce verbe relevait pour lui du concept.

Ni plus.

Ni moins.

*

Une flèche rouge.

D'environ deux mètres d'envergure.

Voilà ce qui, un matin, tira Thomas du lit en sursaut. Interposée entre ses yeux écarquillés et l'état de veille.

D'abord surpris, il bascula ensuite dans une forme de ravissement béat : il tenait là son premier rêve ! Aucun doute.

Une flèche rouge de deux mètres : incroyable, merveilleux, admirable !

Thomas bondit sur son téléphone, un tel événement - une première - méritait d'être partagé, composa le numéro de Christophe…

… puis raccrocha.

Rien ne pressait, après tout.

Mieux valait pour lui repenser à cette flèche.

Curieux rêve, tout de même. Pour ne pas dire… du n'importe quoi.

Mais à premier rêve donné, on ne regarde pas les dents et Thomas passa la journée à siffloter, l'esprit léger.

*

Une flèche rouge.

D'environ deux mètres d'envergure.

Sur fond blanc…

… « Et merde ! »

À peine l'image semblait-elle se préciser, ses yeux s'ouvraient.

Assis sur son lit, Thomas grogna.

Depuis une semaine aujourd'hui, le rêve se répétait. Pour lui échapper dès qu'apparaissait le fond blanc…

Le bien-être avait cédé la place à la frustration.

Une flèche rouge.

De deux mètres d'envergure.

Il avait entrepris des recherches, brûlant de décrypter ce qui ne devait, ne pouvait être innocent. Aucun des ouvrages ni des sites consultés n'avait été en mesure de combler sa curiosité : pas la moindre trace de flèche, rouge, de deux mètres d'envergure.

Nulle part.

Il soupira.

Christophe et Sylvain ne lui avaient été d'aucun secours.

« Tu as fait un rêve dont tu t'es souvenu. C'est nouveau pour toi, d'accord. Mais ça ne doit pas…t'empêcher de dormir ! »

- Ah ah ah. Très drôle. -

Le second, qui devait juger ses mots trop précieux pour les gaspiller, s'était contenté de hocher la tête.

Thomas s'était renfrogné. Tant d'indifférence…

Une flèche rouge.

De deux mètres d'envergure.

Et sur fond blanc. Ce putain de fond blanc…!



*



Il la voyait à présent jour et nuit, partout, tout le temps. La réalité ne transparaissait que derrière le prisme de cette flèche rouge. De deux mètres. Ça ne pouvait plus durer.

Ce rêve unique, par sa répétition, se muait en cauchemar. Thomas décida de consulter avant que le stroboscope de cette image réitérée ne le mette en pièces.

*

La seule présence de l'homme en blouse blanche illuminait la pièce meublée de noir, aux murs gris, faiblement éclairée. Cet effet savamment étudié laissa Thomas indifférent. À 50 Euros la consultation, il était prêt à accepter que le praticien se promène nu, couvert de peinture rose à pois verts. Il ne payait pas une tenue, un uniforme, mais une compétence. Une aide potentielle.

Mais à ce tarif-là, Thomas aurait pu escompter autre chose que des hochements de tête entendus ponctués de borborygmes, conclus par une ordonnance diarrhéique de noms en AX, ENE, AC. Comprimés aux consonances de gifles qui allaient le sonner pour le compte.

Groggy.

Drogué.

Les nuits de Thomas devinrent de longues plages de coma -

- AX, ENE, AC ! - Knock out ! -

*

Lorsqu'il reprenait conscience, au matin, la première chose qu'il voyait demeurait identique -

Une flèche rouge.

De deux mètres d'envergure.

Sur fond blanc…

- lancinante, aliénante. La décrypter briserait le maléfice de cette chaîne infernale, Thomas s'en persuada jusqu'à tourner en rond entre les murs capitonnés de son obsession.

Pour tenter de gripper ce mécanisme monomaniaque, il se jeta avec davantage de rage sur les comprimés,

- AX, ENE, AC ! -

s'infligea une avalanche de gifles chimiques afin de traverser ses journées avec la légèreté d'un mouton de poussière surfant sur un courant d'air. Pourtant, derrière cette lucidité chancelante, une image, tapie dans un recoin obscur de son âme, guettait son sommeil.

Patiente.

Thomas n'eut d'autre recours que de s'immerger au plus profond de ses nuits coma - AX, ENE, AC ! - nuits KO, nuits H.S : sans rêve.

Trêve.

Temps mort.

*

À trop vouloir sombrer dans l'obscurité abyssale d'un sommeil assisté par IMAO, Thomas en arriva à ne plus se ressembler.

« Tu ne peux pas continuer à te détruire ainsi, s'inquiéta Christophe. Tu dois réagir, mon vieux !

- …

- Je sais ce que tu vas faire : prendre des vacances. Foutre le camp d'ici, changer d'air.

- …

- Mes parents ont une bergerie dans le Luberon. Bon, d'accord, c'est un peu isolé, mais c'est exactement ce qu'il te faut… Enfin j'esp… je crois : le silence, la nature… »

Sylvain acquiesça tandis que Christophe posait un jeu de clés d'une taille impressionnante sur la table basse.

« Voilà. La bergerie est à toi pour une quinzaine de jours. »

Thomas resta amorphe, les yeux vides.

« OK, reprit Christophe d'un ton aussi enjoué que mal joué. Profites-en à fond, vieux ! Tiens, tu pourrais même partir maintenant. Comme ça, dès ce soir, calme ab-so-lu ! Tu verras, c'est le rêve… !

- Flèche… rouge… deux mètres… »

C'était loin d'être gagné.

Christophe et Sylvain durent, une fois encore, prendre les choses en mains. La bergerie pouvait attendre, pas la santé mentale de Thomas.

*

Au terme du week-end de désintoxication qu'ils lui imposèrent, c'est un Thomas sinon transformé, du moins consolidé qu'ils expédièrent vers le Luberon.

Ils préparèrent ses bagages, lui mirent les clés de la bergerie dans la poche - « les clés du Paradis » plaisanta Christophe - griffonnèrent un itinéraire sommaire sur une page d'agenda. Collèrent Thomas d'autorité dans sa voiture.

La Twingo disparut en direction de l'autoroute.

Sylvain se tourna vers Christophe, un pli soucieux marquait son front :

« Tu penses qu'il va trouver son chemin ?

- J'espère surtout qu'il va arriver intact…

− Si on l'avait laissé partir avant-hier, je n'aurais pas parié…»

*

Au bout de quelques kilomètres, une étrange mutation s'opéra en Thomas.

Ses pupilles s'étrécirent, l'ouvrant paradoxalement au réel : le long ruban de l'autoroute dévidé devant lui, l'air doux de cette matinée d'été, le ronronnement régulier du moteur de la Twingo, l'odeur de plastique chaud. Tout cela le submergea.

Il secoua la tête. Écarquilla les yeux. Rassembla les morceaux épars de sa personnalité fragmentée.

« Mes parents ont une bergerie dans le Luberon »

Il posa les yeux sur le magistral trousseau de clés alangui sur le siège passager.

« …pour une quinzaine de jours… »

Thomas esquissa un sourire.

Après tout, pourquoi pas ?

Il se sentait mieux, presque détendu. Plus la perspective de ce séjour solitaire se frayait un chemin dans la jungle compacte de ses neurones, plus elle l'enchantait.

Peut-être même parviendrait-il à se passer définitivement de cachets…

Il eut un petit rire nerveux. Ça, ça dépendait du bon vouloir de son foutu rêve !

À propos, ça faisait bien, disons, deux jours au moins qu'il n'avait pas pensé à la…

Il expira lentement.

C'était curieux, tout de même, cette disparition. D'autant plus qu'il avait levé le pied sur les comprimés…

« Ca suffit. On se détend, mon petit Thomas. »

Une cigarette.

Oui, tiens, ça aussi, ça faisait longtemps que…

Aiguille bloquée à 130, la Twingo avalait les kilomètres luisants de l'A7 avec une gourmandise disciplinée. Thomas était seul sur cette portion d'autoroute. Rien que lui, un long trait gris rectiligne scintillant sous le soleil, et le défilé stroboscopique des pointillés.

« Plutôt monotone » fit-il à voix haute.

Il avisa l'autoradio. Tendit le bras pour le mettre en route - pestant contre l'absence de commandes au volant -, ce qui l'obligea à se pencher tel un petit vieux à la conduite myope. La musique envahit l'habitacle avec une force telle que la Twingo parut enfler sous la pression des décibels.

« …highway to hell… »

Thomas rigola. AC/DC ? Celle-là ne datait pas d'aujourd'hui, mais après tout…

Il assassina deux couplets à tue-tête dans un anglais de karaoké avant de se souvenir de son envie de cigarette - ses idées suivaient encore un chemin parfois tortueux - tourna la tête à la recherche de…

Son sac ?

Une valise ?

Rien.

Sur la banquette arrière ?

Rien non plus.

« Merde ! Ils ont dû le mettre dans le coffre ! »

…I'm on a highway to…

La boite à gants !

Quelle cruche ! Il gardait toujours un paquet de secours dans la boite à gants. Et si sa mémoire ne lui jouait pas des tours, il y trouverait même un briquet. Un zippo. Réplique du modèle original, excusez du peu.

Tenant le volant d'une main, Thomas dut pratiquement s'allonger pour ouvrir cette foutue…

Voilà. Voyons voir…Kleenex (il balança la boite sur le sol)… cartes routières : France Nord… France Sud…

Sa main peinait à atteindre le fond. Il s'allongea davantage, mâchoires crispées. Grimaçant. Ses doigts finirent par agripper quelque chose.

La boite de fusibles.

Thomas soupira. S'étendit encore, se mordant les lèvres sous l'effort. Dix contre un que les clopes allaient être tout au fond, c'est toujours comme ça quand on…

…HELL !…

Thomas se figea ¼ de seconde. Glacé.

Un coup de frein.

Il jaillit littéralement de la boite à gants.

Sans même le réflexe de freiner.

*

Un semi-remorque en accent grave, pneus bloqués vomissant une épaisse fumée noire, âcre, barre l'autoroute sur toute sa largeur. Obturant son champ de vision.

Aucune échappatoire.

AC/DC cesse de couiner à l'instant précis où la Twingo s'encastre sous le 35 tonnes - les mains de Thomas cramponnent toujours le volant.

La carcasse de la Renault, mastiquée puis régurgitée, tournoie au milieu d'une gerbe d'étincelles, toupie métallique aux arêtes acérées tranchant à vif la chair du bitume.

Puis s'immobilise.

Le silence épais qui s'ensuit a quelque chose de malsain.

*

Incarcéré dans une gangue de plastique et de métal mêlés, paralysé, Thomas attend avec la sérénité propre à ceux qui se savent condamnés.

Il ne souffre pas.

Ou souffre trop pour souffrir.

Sa vie ne défile pas devant ses yeux : « un lieu commun de moins » ricane-t-il.

Un ricanement qui s'étrangle dans sa gorge, se mue en hoquet.

Son dernier hoquet.

De surprise.

Non pas face à la mort - il l'attend.

Face à l'ultime image qu'il lui est donné de voir.

Sur le flanc du 35 tonnes, sous la raison sociale de l'entreprise de transport, le logo de la compagnie.

Une flèche rouge.

De deux mètres d'envergure.

Sur fond -

- blanc.


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