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LE GRENIER D'AMANDINE

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Photo: Pink Sherbet
Certains droits réservés (licence Creative Commons)



Musiques Ludwig van Beethoven - Symphony No. 7 in A Major, Op. 92 - II. Allegretto Interprétation: Peter J - Domaine Public

Note : Disciple d'Épicure s'il en est, Denis Nerincx est, avant tout, un grand amateur de la vie, gastronome et fin cuisinier à ses heures. C'est pourquoi, il se plaît à décrire des situations inattendues, où se mêlent adroitement le chaud et le froid, le suave et l'amer, toutes ces épices et condiments qui mettent en exergue la réalité, parfois acerbe, de notre vécu mais aussi la douceur irréelle de nos rêves.
C'est par un style et un ton très directs qu'il vous met en présence de certains dilemmes et interdits. De son regard cynique sur les vicissitudes de la vie sont nés ses autres textes. Souvent déroutants, ils vous feront saliver comme le feraient des bonbons acidulés. Au gré de ses foisonnantes passions, il vous emmène dans son monde, situé aux confins du vôtre, où le réel frôle le rêve que d'aucuns réalisent parfois.




Texte ou Biographie de l'auteur

Denis Nerincx

Le grenier d'Amandine,


« Je déteste les vieux. J'ai froid. Il fait humide. Je ne vois plus. Je vis dans le noir. Il n'y a pas de lumière dans mon grenier. Je vis sur un matelas.
J'ai faim. Je suis fatiguée. Je ne veux plus dormir.
C'est quand je dors que papy vient dans mon grenier. Alors, je dois lui montrer mon amande, comme il dit. »
— Viens Amandine, je veux voir ton amande.
« Et mammy, elle ne voit plus rien. Elle doit être aveugle. Elle est peut-être sourde aussi, elle entend jamais quand je pleure. Elle ne dit rien. Elle n'a jamais mal.
Je déteste les vieux. Ils sentent le rance et ils sont lents. Ils ne connaissent plus le sourire. Ils n'osent plus sourire parce que leurs dents sont pourries.
J'ai mal à ma tête. Papa, pourquoi tu viens pas ? Maman ? Où tu es partie ? Pourquoi tu es pas là ? »
— Amandine chérie, je n'arrive plus à m'occuper de toi. J'ai trop de problèmes depuis que maman est partie. Alors tu vas aller passer quelques temps chez papy et mammy.
— Papa ? Où elle est maman ? Est-ce qu'elle reviendra un jour ? Tu vas venir me voir ? Ça sent pas bon chez papy et mammy. J'aime pas aller chez eux.
— Allez, Amandine. Fais un effort. Tu ne vois pas comme je suis épuisé ? Mets ta plus jolie robe et ton beau collier.
— Tu viendras me voir, papa ? Elle est où maman ?
— Maman ? Là-haut ! Tu le sais bien, Amandine. On en a déjà parlé souvent. Tu te rappelles ?
— Tu viendras me voir, papa ? Tu viendras ?
*
* *
— Amandine ! Ne fais pas l'enfant. Viens.
— Je déteste les vieux. Ça sent pas bon chez eux.
— Amandine !
— Oui, papa. J'arrive.
La porte de la chambre d'Amandine se referma en couinant une pointe de regret. Les yeux embués, la jeune fille s'assit dans la voiture. Elle allait bientôt découvrir son grenier. Son nouvel univers. Son nouveau monde.
— Elle est où maman ? Tu viendras me voir souvent, papa ? Tu me promets ?
— Amandine. S'il te plaît. La circulation est difficile, tu sais. Je dois me concentrer.
À quatorze ans, on n'est plus une petite fille. Une demoiselle déjà, avec une poitrine bien ferme, un ventre légèrement rebondi et un fruit attirant.
« Je déteste les vieux. Chez eux, on vit au ralenti. Tout est mort ! »
À la vue du perron de la maison bourgeoise qui se dessina à leurs yeux, elle ne put retenir un sanglot. Amandine cacha son visage de ses mains moites. De petits tremblements parcoururent son corps de jeune femme.
— Papa. Pourquoi tu vas me laisser chez papy et mammy ?


— Mais ce n'est pas pour longtemps, ma chérie. Tu verras, le temps passera vite, très vite.
— Et comment je vais faire pour aller à l'école ? Elle est loin mon école et papy n'a pas de voiture.
— Pour le moment, ce sont les vacances. Ne t'en fais pas. Sois raisonnable.
— Je sais que tu ne viendras pas. Je le sais !
*
* *
La porte en fer forgé s'ouvrit lentement et Amandine fit ses premiers pas sur le carrelage marbré du couloir d'entrée.
— Et bien, Amandine, tu n'embrasses pas ton papy ?
— ...
— Je vais te montrer ta chambre. Mammy nous rejoindra plus tard. Elle se repose.
Papy gravit péniblement les marches en s'appuyant sur les frêles épaules d'Amandine.
— Nous t'avons préparé une place au grenier. Tu as de la chance, c'est la plus grande pièce de la maison.
Le trio pénétra dans les combles. L'atmosphère était lourde, l'air irrespirable.
— Papa, il n'y a pas de lumière et je vois pas la fenêtre, pleurnicha Amandine.
Papy se mit en devoir de préciser qu'il devait encore remplacer l'ampoule et que le carreau de la tabatière avait été occulté pour éviter les infiltrations.
— Papa, tu viendras me voir ? implora Amandine qui se résignait sur son sort. Papa ? Papa ? Tu es où ?
— Il est déjà parti ma petite, reprit papy. C'est ton domaine, ici. Tu resteras dans ta chambre, mammy ne supporte plus le bruit. Tu veilleras à marcher sur la pointe des pieds et garder le silence. Mammy n'est pas très bien ces derniers temps.
Amandine s'effondra. Elle fut prise d'une violente crise d'angoisse mais ne laissa rien paraître. « Ne pas lui faire plaisir en lui montrant ! Je déteste les vieux ! Je déteste les vieux ! »
Papy redescendit les quelques marches en prenant bien soin de fermer la porte du grenier à clé. Le sort d'Amandine était scellé.
*
* *
Dans le grenier, il faisait tout noir, l'air était lourd. Amandine s'écroula sur le matelas et pleura. Le retard mental qu'elle accusait ne l'empêchait pas d'avoir une sensibilité et une lucidité très éveillées.
Elle se rendit compte que son papa l'abandonnait tel un chien dont on se défait lâchement au début des vacances.
« Maman ? Pourquoi tu n'es pas là ? Papa m'a laissé chez des vieux. Je déteste les vieux ! Il fait tout noir. J'ai peur. Maman ? »
Un bruit la fit sursauter. Quelqu'un montait l'escalier. Les marches gémirent les unes après les autres. Le pas était lent et appuyé. Le vent s'invita entre les tuiles et la porte s'ouvrit lentement.
— Tu es contente Amandine ? lui assena papy d'une voix chevrotante. Je vais prendre soin de toi. Tu pourras descendre au cabinet de toilette le matin et le soir et tu mangeras dans la cuisine.
— Où est mon papa ? Pourquoi maman elle est pas là ? Où elle est ma maman ?
— Ta maman est morte à cause de toi. Morte de chagrin parce qu'elle a mis au monde une


handicapée. Elle n'a pas supporté le regard des autres et tes yeux débiles. Elle s'est pendue, à cause de toi. À cause de toi, Amandine ! Tu es responsable de la mort de ta mère. Souviens-t-en toute la vie, Amandine !
Les images tournaient dans la tête d'Amandine qui ne comprenait pas. Papy referma la porte du grenier et Amandine se retrouva coupée du monde, livrée à elle-même, à sa tristesse, déjà humiliée sans le savoir.
*
* *
De temps à autre, un rayon de lumière filtrait entre les tuiles que la précédente tempête avait mises à mal. Elle découvrit son univers, petit à petit. Caisses en carton, valises, armoires déglinguées et objets divers formaient le décor. Elle eut juste le temps d'apercevoir une énorme araignée qui s'enfuyait à toute allure devant elle.
« Je déteste les vieux ! »
— Alors araignée ! Toi aussi tu vis ici ? Tu dois pas avoir peur. Moi je n'ai pas peur de toi ! Approche, on va jouer.
Mais l'aranéide velue ne comprit pas le langage d'Amandine et se cacha hors de sa vue.
La clé tourna dans la serrure de la porte du grenier. Papy !
— Amandine, le repas est prêt dans la cuisine. Descends et lave-toi les mains. Dépêche-toi !
Amandine découvrit la maison qu'elle connaissait déjà pour avoir participé quelques fois aux repas dominicaux.
« Des patates et du lard ! Je déteste les vieux. »
— Où est mammy ? Pourquoi mon papa il est pas là ? Quand il va venir mon papa ?
Pour toute réponse, elle perçut le regard ulcéré de papy. Elle comprit qu'elle devait se taire, s'assit à la table en formica® et enfourna une patate.
Il flottait toujours cette même odeur désagréable qui lui donnait la nausée. Papy la poussa à manger plus rapidement.
« Je déteste les vieux ! Ça sent mauvais les vieux ! »
— Mammy n'est pas bien et se repose encore. Tu ne la verras pas ce soir. Mange ! Après tu iras te laver et retourneras dans ta chambre pour dormir.
*
* *
Amandine n'eut pas le temps de vider son assiette que papy, visiblement pressé, l'exhorta à se déshabiller dans l'étroit cabinet de toilette. Gênée, elle resta en sous-vêtements voyant que papy siégeait avec insistance à l'entrée de la pièce et la fixait d'un oeil prédateur.
— Je veux pas me laver devant toi. Pars d'ici !
— Montre-moi ton amande, Amandine ! articula-t-il d'un ton empreint de sévérité.
— Où est mon papa ? Je vais lui dire ! Je veux pas me laver devant toi.
Pour toute réponse, Amandine reçut une grosse claque sur ses petites fesses bombées et ne put s'empêcher de pousser un cri.
— Mammy ! Papa ! Maman !
« Je déteste les vieux ! »
Confuse et humiliée, rouge de honte, elle dégrafa son soutien orné de petits lapins roses et ôta sa petite culotte. Les yeux de papy brillèrent d'envie.
Son regard accusait le moindre détail de l'anatomie de la jeune fille qui passa rapidement le gant de toilette sur le fruit convoité.


— Recommence, je n'ai pas bien vu. Et applique-toi où tu t'en ramasses une autre ! scanda papy d'une voix ferme.
Amandine se sentit défaillir, ses jambes ne la portaient plus. Des tremblements convulsifs agitaient son corps de la tête aux pieds. Elle ne pouvait qu'obéir sous le ton menaçant de papy.
D'une main ferme, celui-ci empoigna l'épaule d'Amandine, lui fit faire un demi-tour et la gifla.
— Comme ça tu sais que tu me dois obéissance. Fais ce que je te dis et tais-toi. Va maintenant !
*
* *
Amandine pleura en silence. Elle se sentit violée dans son intimité et s'appuya sur le rebord de l'évier pour prendre une grande respiration. Papy la guida d'une main ferme vers l'escalier et alluma toutes les lumières du couloir.
Amandine tenta de monter les marches tout en serrant les jambes. Les bras croisées sur sa poitrine, elle avança prestement. Mais papy avait l'oeil.
— Tu vas trop vite pour moi. Attends-moi et écarte tes jambes.
Le sang d'Amandine se figea dans ses veines lorsque papy lui colla une main sur la fesse gauche et l'empoigna. Elle se dégagea de l'étreinte et courut se jeter sur son lit.
Papy la suivit. Elle se recroquevilla sur un coin du matelas et se mit en position foetale, se cachant le visage avec les mains. Papy se rendit compte qu'il faisait trop sombre dans la pièce, lui souhaita une bonne nuit et s'en alla.
Amandine commença à se rassurer lorsqu'elle entendit la clé tourner à deux reprises dans la serrure.
Tremblant de tout son corps, honteuse et pleurant à chaudes larmes, elle sentit un chatouillis sur ses jambes. Elle lâcha un cri d'effroi. C'était l'araignée qui rejoignait son domaine.
« Je déteste les vieux ! »
Amandine ne put trouver le sommeil. Les yeux rougis, elle se demanda ce qu'elle avait fait pour subir ces outrages et, après un temps d'une longueur infinie, s'endormit dans la honte de vivre et la culpabilité d'être.
*
* *
« Je déteste les vieux ! »
Un rayon de soleil filtra entre les tuiles et se déposa sur le front d'Amandine. La nuit fut courte, trop courte, hachée par les cauchemars. Elle ouvrit un oeil et le referma aussitôt.
L'arachnide avait trouvé une place, juste devant son visage. L'atmosphère dans le grenier était suffocante, l'air pestilentiel.
Réveillée, craintive, Amandine vérifia que la porte était toujours verrouillée. Elle fouilla dans son sac et enfila quelques vêtements. Se recouchant sur le matelas, dans la pénombre, elle tenta de retrouver l'araignée.
— Eh, toi, araignée ! T'as pas envie de partir d'ici ? Tu vas m'aider ? Où tu es ? Viens ! Pas peur ! On va jouer à deux.
« Je déteste les vieux ! Ils sentent le rance et ils ne sourient plus ! »


— Araignée ? Pas peur araignée. Tu es mon amie.
Amandine s'assit en tailleur sur le matelas. « Papa, j'ai faim mais je veux pas qu'il vienne me chercher pour manger. Papa ? Quand tu viens ? »
Elle sentit la présence de l'araignée sur ses jambes. À tâtons, elle entreprit de la caresser.
Ne sentant aucun danger, la grosse araignée se laissa faire et Amandine passa délicatement ses doigts sur le duvet soyeux.
— Tu vas m'aider ? Tu veux bien ? Quand il va venir, je vais courir très vite et très loin. Je te porterai sur mes épaules et tu lui feras peur. Et comme il ne court pas...
La clé tourna dans la serrure. Amandine se pétrifia sur place.
*
* *
Incapable d'esquisser le moindre geste, Amandine resta clouée sur place. La peur d'être une nouvelle fois humiliée la prenait à la gorge et l'enserrait de plus en plus fort.
— Qu'attends-tu ? Viens te laver et prendre ton petit déjeuner. Je n'ai pas que ça à faire ! lui intima papy de sa voix forte.
Amandine chercha l'araignée mais celle-ci avait disparu. Tremblant de tout son être, elle se leva péniblement. Il lui sembla que son corps était trop lourd pour elle.
Papy, engoncé dans un pyjama boutonné à l'ancienne, l'attendait sur le pas de la porte.
— Comment ? Tu es déjà habillée ? Déshabille-toi. Je veux te voir toute nue. Allons, ne fais pas cette tête !
Amandine s'approcha de papy qui, d'un geste précis, la gifla.
— J'ai dit ôte tes vêtements. Et plus vite que ça.
Amandine n'eut d'autre choix que d'obtempérer et rejoindre la salle d'eau dans le plus simple appareil. De son bras droit, elle cachait sa poitrine tandis que de sa main gauche, elle couvrait son pubis.
Elle descendit les marches sous l'oeil attentif de papy qui, au passage, la força à lui montrer ses petits seins.
« Je déteste les vieux. Et ça pue de plus en plus chez eux. »
Sa toilette achevée sous le regard et les attouchements de papy, elle se rendit à la cuisine.
— Ça sent très mauvais chez toi, lâcha-t-elle brutalement.
Pour toute réponse, son visage s'orna du sceau de la main de papy. La sonnette retentit.
— C'est le facteur, tu ne bouges pas d'ici, j'arrive.
*
* *
La porte de la cuisine se ferma sèchement. Amandine voulut profiter de l'absence de papy pour fuir par le jardin mais la seule issue était fermée à clé.
De grands bruits dans les pièces du rez-de-chaussée la terrorisèrent. Elle rejoignit sa place devant la table en bois mélaminé et cacha du pain dans la poche de sa robe. Des gens montaient et descendaient l'escalier. Elle perçut de grands éclats de voix.
Papy criait qu'il n'y était pour rien, que la mort était naturelle. Elle entendit d'autres bribes de phrases auxquelles elle ne comprit rien. « Recel de cadavre... meurtre... ça va vous coûter cher... »
Figée sur place, n'osant plus bouger, elle avala en vitesse une tartine. Un policier pénétra avec fracas dans la pièce. Il fixa Amandine d'un oeil étonné.
— Chef ! Il y a une enfant ici.


Les lieux furent bientôt investis par trois policiers lourdement armés encadrant papy, les poignets menottés dans le dos, le visage blafard.
— Ne touchez pas à ma petite fille, je vous l'interdis.
— Dis-moi, petite, lui demanda un policier. Comment tu t'appelles ? Qu'est-ce que tu fais ici ?
Les regards de papy et d'Amandine se croisèrent furtivement.
— C'est mon papy et je l'aime bien. Il n'a rien fait de mal. Il ne peut plus sourire parce que ses dents sont pourries.
— Appelez les services sociaux et occupez-vous d'elle. Que dit le légiste ?
— Date du décès estimée à trois semaines, chef !
*
* *
— Le croque-mort attendra que nos techniciens aient fini leur boulot avant d'enlever le corps ! Alors, le social ? Il arrive ?
— Dis, ma grande, tu veux bien me montrer ta chambre ?
— C'est le grenier, Monsieur. J'ai même une araignée qu'est devenue mon amie.
— Tu as des parents ? Je veux dire, une maman ?
— Maman s'est pendue à cause de moi, lâcha Amandine très sûre d'elle.
Le policier n'en crut pas ses oreilles et lui fit répéter.
— Maman elle est morte, Monsieur. C'est de ma faute.
— Et ton papa ? Tu sais ce qu'il fait ? Où il est ?
— Mon papa a beaucoup de problèmes depuis que maman elle est partie et il ne peut plus s'occuper de moi. Alors il m'a dit que j'allais passer quelques temps chez papy et mammy.
— Tu te souviens quand tu es arrivée chez papy et mammy ?
— Oui, Monsieur. C'est hier après-midi. Je peux aller voir mon araignée ?
— Comment tu t'appelles ?
— Amandine, Monsieur. Amandine.
Amandine pensa qu'elle était sortie de l'enfer, que son papa allait revenir. Elle ne se doutait pas un seul instant qu'elle ne le reverrait plus.
L'enfer ! Elle allait peut-être seulement y entrer.


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