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LE FIASCO DE LOS AMIGOS

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Traduction : Albert Savine (1859 – 1927).
Illustration : La première chaise électrique, qui a été utilisée pour exécuter William Kemmler en 1890.





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LE FIASCO DE LOS AMIGOS
I
 
J’étais le principal médecin exerçant à Los Amigos.
Tout le monde, évidemment a entendu parler de la grande usine d’électricité qui s’y trouve.
La ville est très étendue, et il y a des douzaines de petites villes et de villages tout autour, qui sont alimentés par ce même centre, de sorte que l’installation a été faite sur une très grande échelle.
Les gens de Los Amigos disent qu’elle est la plus grande du monde, mais alors nous devons en dire autant pour tout ce qui existe à Los Amigos, sauf la prison et la mortalité.
On dit que celles-ci sont les plus petites de la terre entière.
Avec une si grande provision d’électricité, on trouva que c’était faire un impardonnable gaspillage de chanvre que d’exécuter à la mode d’autrefois.
On apprit alors les électrocutions employées dans l’Est pour nettoyer la terre de malfaiteurs avérés, et on sut, qu’après tout, le résultat n’était pas aussi instantané qu’on l’avait espéré.
Les ingénieurs de l’Ouest fronçaient leurs sourcils lorsqu’ils lisaient les faibles chocs par lesquels ces hommes avaient péri, et ils jurèrent qu’à Los Amigos, lorsque quelque incorrigible se trouverait sur leur chemin, on le traiterait de belle façon, et qu’on lui enverrait le courant de toutes les grosses dynamos.
— On ne regarderait pas à la dépense, disaient les ingénieurs ; il recevrait tout ce qu’elles peuvent donner.
Quel serait le résultat, nul ne pouvait le prévoir, sauf que ce serait foudroyant, mortel.
Jamais auparavant un homme n’aurait été aussi chargé d’électricité qu’ils lui en donneraient.
Il serait frappé par une concentration de dix coups de foudre.
Les uns prédisaient une combustion, d’autres la désintégration et l’anéantissement.
Tous ces savants personnages attendaient avec impatience que la question fût réglée par une démonstration pratique, et ce fut juste à ce moment que se présenta Duncan Warner.
Pendant plusieurs années, Warner avait été recherché au nom de la loi, et personne, en dehors d’elle, ne se souciait de lui.
Forcené, assassin, pilleur de trains, voleur de grand chemin, c’était un homme qui avait excédé les limites de la pitié humaine.
Il avait mérité une douzaine de fois la mort, et les habitants de Los Amigos l’admiraient malgré eux, d’être un individu aussi remarquable.
Il semblait se reconnaître indigne de cette admiration ; car il fit deux tentatives violentes d’évasion.
C’était un homme fort, musclé, avec une tête de lion, des boucles noires entremêlées, une longue barbe qui couvrait sa large poitrine.
Pendant son procès, il n’y avait pas de tête aussi belle dans la foule du prétoire.
Ce n’est pas une chose nouvelle de trouver sur le banc des accusés les plus beaux visages. Mais sa belle apparence ne pouvait contrebalancer ses mauvaises actions.
Son avocat fit tout ce qu’il put, mais les cartes lui étaient contraires, et Duncan Warner fut condamné à subir la merci et la miséricorde des grosses dynamos de Los Amigos.
J’étais à la réunion du comité lorsque le sujet fut discuté.
Le conseil de la ville avait choisi quatre experts pour s’occuper des préparatifs.
Trois d’entre eux étaient merveilleux.
C’était Joseph Mac Connor, l’homme qui avait en personne dessiné les dynamos, et Joshua Westmacott, le président de la Compagnie de distribution d’électricité de Los Amigos.
Puis, il y avait moi-même, comme médecin chef, et finalement un vieil Allemand du nom de Peter Stulpnagel.
Les Allemands formaient un groupement compact à Los Amigos.
Tous votèrent pour leur candidat.
C’est ainsi qu’il fit partie du comité.
On disait qu’il avait été un merveilleux électricien dans son pays.
Il travaillait toujours avec des fils, des isolateurs et des bouteilles de Leyde.
Mais, comme il ne parut jamais avoir un autre but, ni obtenir de résultats dignes d’êtres publiés, on avait fini par le considérer comme un individu inoffensif qui avait fait de la science sa marotte.
Nous autres, les trois praticiens en divers genres, nous sourîmes en apprenant qu’il avait été élu notre collègue, et au comité nous arrangeâmes en famille les choses entre nous, sans songer beaucoup au vieux compagnon qui se tenait assis, ses mains formant pavillon à ses oreilles, car il avait l’ouïe un peu dure, ne se mêlant pas plus de la discussion que les messieurs de la presse qui prenaient des notes sur les bancs, en arrière du comité.
Nous ne fûmes pas longs à tout arranger.
À New York, une force de deux mille volts avait été employée, et la mort n’avait pas été instantanée.
Évidemment, le choc avait été trop faible.
Los Amigos ne tomberait pas dans cette erreur.
La charge serait six fois plus grande et, par suite, naturellement six fois plus effective.
Rien ne pouvait être plus logique que ce raisonnement.
On concentrerait sur Duncan Warner la puissance des grandes dynamos.
C’est ce qui fut convenu entre nous, et nous nous étions déjà levés pour mettre fin à la séance, lorsque notre silencieux compagnon ouvrit la bouche pour la première fois.
— Messieurs, dit-il, vous paraissez montrer une ignorance extraordinaire au sujet de l’électricité. Vous ne possédez pas les premiers principes sur son action sur l’être humain.
Le comité fut sur le point de répondre avec colère à ce commentaire, mais le président de la Compagnie électrique frappa sur son front, comme pour demander l’indulgence pour la hardiesse de l’orateur.
— Veuillez nous dire, monsieur, dit-il avec un sourire ironique, ce que vous trouvez d’erroné dans nos conclusions.
— Votre affirmation qu’une forte dose d’électricité augmentera simplement l’effet d’une petite dose. Ne croyez-vous pas qu’il soit diamétralement opposé ? Savez-vous quelque chose, par expérience pratique, des effets de chocs aussi puissants ?
— Nous le savons par analogie, dit pompeusement le président. Toutes les drogues augmentent leur effet quand on en augmenta la dose. Par exemple… par exemple…
— Le whisky, dit Joseph Mac Connor.
— Justement, le whisky, vous voyez…
Peter Stulpnagel sourit et secoua la tête.
— Votre argument n’est pas très bon, dit-il. Quand j’avais l’habitude de prendre du whisky, je trouvais d’ordinaire qu’un verre m’excitait, mais que six me faisaient dormir, ce qui est juste le contraire. Maintenant, supposez que l’électricité agisse juste en sens contraire, qu’arrivera-t-il alors ?
Nous autres, les trois praticiens, nous partîmes d’un éclat de rire.
Nous savions que notre collègue était un original, mais nous n’avions jamais pensé qu’il le fût à ce point.
— Qu’arrivera-t-il, alors ?… répéta Peter Stulpnagel.
— Nous courrons le risque, dit le président.
— Je vous prie de considérer, dit Peter, que des ouvriers qui ont touché les fils et qui ont reçu le choc de seulement quelques centaines de volts, sont morts instantanément. Le fait est bien connu. Et cependant, lorsqu’une force beaucoup plus grande fut employée sur un criminel à New York, l’homme résista quelque temps. Ne voyez-vous pas clairement qu’une dose plus petite est plus sûrement mortelle ?
— Je pense, messieurs, que cette discussion a assez duré, dit le président en se levant de nouveau. La question a déjà été réglée par la majorité du comité, et Duncan Warner sera électrocuté mardi, en mettant en jeu toutes les puissances des dynamos de Los Amigos. N’est-ce pas cela ?
— D’accord, dit Joseph Connor.
— D’accord, dis-je.
— Et moi, je proteste, dit Peter Stulpnagel.
— La motion est votée. Votre protestation sera dûment portée au procès-verbal, dit le président, et la séance fut levée.
 
II
 
À l’électrocution, l’assistance était très réduite.
Les quatre membres du comité étaient naturellement présents avec l’exécuteur qui devait opérer sous leurs ordres.
Les autres témoins étaient le Marshall des États-Unis, le gouverneur de la prison, l’aumônier et trois membres de la presse.
La chambre d’exécution était une petite pièce en briques, qui formait un pavillon extérieur à la station centrale électrique.
Elle avait servi de buanderie.
Il y avait une étuve et une chaudière d’un côté ; mais pas d’autres meubles, sauf une simple chaise pour le condamné.
Une plaque de métal pour y reposer ses pieds était placée devant la chaise.
Un gros fil isolé y aboutissait.
Au-dessus, un autre fil pendait du plafond, on pouvait le joindre avec une petite baguette métallique, qui émergeait d’un bonnet qui devait être placé sur sa tête.
Lorsque les deux pièces seraient reliées, la dernière heure de Warner aurait sonné.
Il régnait un silence solennel tandis que nous attendions le prisonnier.
Les ingénieurs étaient un peu pâles et maniaient nerveusement les fils.
Le Marshall lui-même, quoique endurci, était mal à l’aise, car une simple pendaison était une chose, et cette combustion de chair et de sang en était une autre très différente.
Quant les journalistes, leur figure était plus blanche que les feuilles de papier sur lesquelles ils devaient écrire leur compte-rendu.
Le seul homme qui ne paraissait pas influencé par ces préparatifs était le petit bonhomme allemand, qui allait de l’un à l’autre, le sourire sur les lèvres et de la malice dans les yeux.
Plus d’une fois, même, il laissa entendre un éclat de rire, au point que l’aumônier dut le réprimander sévèrement pour sa légèreté déplacée.
— Comment pouvez-vous vous oublier à ce point, monsieur Stulpnagel, de plaisanter en présence de la mort ?…
Mais l’Allemand n’était nullement intimidé.
— Si j’étais en présence de la mort, répliqua-t-il, je ne plaisanterais pas ; comme je n’y suis pas, je fais ce que bon me semble.
Cette réponse cavalière allait amener un autre reproche plus sévère encore de la part de l’aumônier, lorsque la porte s’ouvrit, et deux gardiens entrèrent, conduisant Duncan Warner.
Il jeta un regard autour de lui, le visage calme, et s’avança résolument.
De lui-même, il s’assit sur la chaise.
— Lancez votre décharge ! dit-il.
Il était barbare de le laisser en suspens.
L’aumônier lui murmura quelques mots à l’oreille.
L’aide lui plaça le bonnet sur la tête, et alors, tandis que nous retenions notre souffle, le fil et le métal furent amenés en contact.
— Grand Dieu ! cria Duncan Warner.
Il avait bondi sur sa chaise lorsque l’épouvantable secousse parcourut son système nerveux. Mais il n’était pas mort.
Au contraire, ses yeux étaient beaucoup plus brillants qu’auparavant.
Il n’y avait qu’un changement, mais il était singulier.
Le noir de ses cheveux et de sa barbe avait disparu comme une ombre disparaît d’un paysage.
Ils étaient devenus blancs comme neige.
Et cependant, il n’y avait pas d’autre signe de dépérissement.
Sa peau était douce, potelée, luisante comme celle d’un enfant.
Le Marshall lança un regard de reproche au comité.
— Il me semble qu’il y a quelque chose qui ne va pas, messieurs, dit-il.
Nous autres, les trois praticiens, nous nous regardâmes.
Peter Stulpnagel souriait pensivement.
— Je pense qu’une seconde décharge fera l’affaire, dis-je.
On rétablit de nouveau la liaison des fils, et de nouveau, Duncan Warner bondit sur sa chaise et poussa un cri.
Certes, si ce n’était qu’il était resté sur sa chaise, aucun de nous n’aurait pu le reconnaître.
Ses cheveux et sa barbe avaient été éparpillés en un instant, et la chambre avait l’air d’une boutique de barbier un samedi soir.
Le condamné était assis là, ses yeux brillants, sa peau reflétant une santé parfaite, le crâne chauve comme un fromage de Hollande, son menton sans aucune trace d’affaissement.
Il commença par remuer un bras, d’abord lentement et avec quelque appréhension, puis avec plus de confiance.
— Voilà, dit-il, ce qui va embarrasser la moitié des médecins du versant du Pacifique. Ce membre est aussi bon que s’il était neuf, aussi frais qu’une baguette de noyer.
— Vous sentez vous tout à fait bien, dit le vieil Allemand.
— Je ne me suis jamais senti mieux de ma vie, dit gaiement Duncan Werner.
La situation était pénible.
Le Marshall regardait le comité.
Peter Stulpnagel riait et se frottait les mains.
Les ingénieurs se grattaient la tête.
Le prisonnier chauve agitait les bras et semblait heureux.
— Je crois qu’une troisième décharge,… commença le président.
— Non, monsieur, dit le Marshall, voilà assez de sottises pour une matinée. Nous sommes ici pour une exécution, et nous aurons une exécution.
— Qu’est-ce que vous proposez ?
— Il y a un crampon tout prêt au plafond : allez chercher une corde, et nous aurons bientôt fait de rétablir les choses.
Il y eut une autre terrible attente, tandis que les gardiens allaient chercher une corde.
Peter Stulpnagel se pencha sur Duncan Warner et lui chuchota quelque chose à l’oreille.
Le criminel eut un sursaut de surprise.
— Vous ne le dites pas ? demanda-t-il.
L’Allemand secoua la tête.
— Quoi ! pas moyen ?
Peter secoua la tête, et tous deux se mirent à rire comme s’ils avaient échangé quelque grosse plaisanterie entre eux.
La corde fut apportée, et le Marshall lui-même passa le nœud coulant autour du cou du criminel.
Alors les deux gardiens, l’aide et lui hissèrent leur victime en l’air.
Pendant une demi-heure, il resta suspendu au plafond, affreux spectacle.
Alors, dans un silence solennel, on le redescendit ; l’un des gardiens sortit pour donner l’ordre d’amener la bière.
Mais à notre grande surprise, dès qu’il eut touché terre, Duncan Warner porta ses mains à son cou, défit le nœud et respira longuement, profondément.
— La vente marche bien chez Paul Jefferson, remarqua-t-il. De là-haut, je voyais la foule…
Et il montrait le crampon au plafond.
— Remontez-le ! cria le Marshall ; il faut que nous ayons sa vie, coûte que coûte.
En un instant la victime était remontée au crampon.
On le laissa là une heure, mais quand il redescendit, il causait très paisiblement.
— Le vieux Plimket va trop au Salon d’Arcadie, dit-il. Il y est entré trois fois en une heure et il a une famille ! Le vieux Plimket ferait bien d’y renoncer.
 
III
 
C’était monstrueux et incroyable, mais c’était réel.
Il n’y avait pas d’échappatoire.
L’homme était là qui causait, alors qu’il aurait dû être mort.
Nous restâmes tous à le regarder avec étonnement, mais le Marshall n’était pas homme à se laisser démonter si facilement.
Il fit ranger tout le monde d’un côté, de manière que le prisonnier restât isolé.
— Duncan Warner, dit-il lentement, vous êtes ici pour jouer votre rôle, et je suis ici pour jouer le mien. Votre jeu est de vivre si vous pouvez, et mon jeu est d’exécuter la sentence de la loi… Vous nous avez battus en électricité : je vous donne un point. Vous nous avez battus en pendaison, car vous avez l’air de vous en trouver bien. Maintenant, c’est à mon tour de vous battre, car je dois faire mon devoir…
Tout en parlant, il tira un revolver à six coups de son habit, et tira toutes les balles à travers le corps du prisonnier.
La chambre était si remplie de fumée que nous ne pouvions rien voir, mais quand elle s’éclaircit, le prisonnier était encore là, debout, regardant d’un air mécontent le devant de son habit.
— Les vêtements doivent coûter bon marché d’où vous venez, dit-il. Celui-ci m’a coûté trente dollars, et voyez-le, transformé en écumoire, maintenant. Les six trous sur le devant sont assez désagréables, mais quatre des balles ont traversé de part en part, et le dos doit être dans un bel état…
Le revolver du Marshall lui tomba des mains, il laissa retomber ses bras.
Il était battu.
— Peut-être l’un de vous, messieurs, pourrait me dire ce que cela signifie, dit-il, regardant les membres du comité d’un air découragé.
Peter Stulpnagel fit un pas en avant.
— Je vais tout vous expliquer, dit-il.
— Vous avez l’air d’être le seul qui y connaisse quelque chose.
— Je suis la seule personne qui y connaisse quelque chose. J’aurais voulu prévenir ces messieurs, mais comme ils n’ont pas consenti à m’écouter, je les ai laissés s’instruire par l’expérience. Ce que vous avez fait avec l’électricité, ç’a été d’augmenter la vitalité de cet homme au point qu’il défie la mort pour des siècles…
— Des siècles !
— Oui, il faudra des centaines d’années pour épuiser l’énorme énergie nerveuse que vous avez versée sur lui. L’électricité, c’est la vie ; et vous l’en avez surchargé à l’extrême. Peut-être, dans cinquante ans vous pourriez l’exécuter, mais je n’en suis pas très certain.
— Grand Dieu ! Que vais-je en faire, s’écria le malheureux Marshall.
Peter Stulpnagel haussa les épaules.
— Il me semble que peu importe ce que vous en ferez maintenant, dit-il.
— Peut-être pourrions-nous faire pleuvoir sur lui l’électricité de nouveau. Supposez que nous le pendions par les pieds…
— Non, non, il ne s’agit pas de cela.
— Bien, bien… de toute façon, il ne commettra plus de méfaits à Los Amigos maintenant, dit le Marshall avec décision. Il ira à la nouvelle prison : la prison l’usera.
— Au contraire, dit Peter Stulpnagel, je crois qu’il est beaucoup plus probable qu’il usera la prison :
C’était un fiasco.
 
IV
 
Pendant des années, nous n’en avons plus parlé, mais maintenant ce n’est plus un secret, et j’ai pensé qu’il vous serait agréable d’en prendre note sur votre carnet…

Source: https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Fiasco_de_Los_Amigos


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