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UNE NATURE éNIGMATIQUE

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Traduction: Denis Roche









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UNE NATURE ÉNIGMATIQUE

Un compartiment de première classe. Sur la banquette, recouverte de velours grenat, une jolie petite dame est à demi couchée. Un éventail précieux, à franges, crépite dans sa main nerveusement serrée. Son lorgnon tombe à tout instant de son joli petit nez. Une broche se soulève sur sa gorge et descend comme une frêle barque sur des vagues. La petite dame est agitée…
En face d'elle est assis un Fonctionnaire pour Missions spéciales du gouverneur, jeune écrivain débutant qui place des petits récits dans les Messagers du Gouvernement, ou, comme il les appelle lui-même des novelle de la vie du grand monde… Il regarde la petite dame bien en face ; il la regarde avec insistance d'un oeil de connaisseur. Il observe, étudie, tâche de saisir cette nature excentrique, énigmatique. Il la comprend, il la découvre.
Son âme, toute sa psychologie sont claires pour lui comme s'il les tenait sur sa main.
– Oh ! je vous conçois, dit le fonctionnaire, lui baisant la main près du bracelet ; votre âme, sensible, impressionnable,cherche à sortir du labyrinthe… Oui ! C'est une lutte terrible, formidable, mais… ne désespérez pas ! Vous triompherez ! Oui !
– Peignez-moi dans une de vos oeuvres, Voldemar23 ! dit la petite dame en souriant mélancoliquement. Ma vie est si pleine, si diverse, si bigarrée… Mais surtout… je suis malheureuse. Je souffre comme un héros de Dostoïevski… Faites connaître mon âme à l'univers, Voldemar ; montrez-lui cette pauvre âme !
Vous êtes psychologue. Il n'y a pas une heure que nous sommes ensemble à parler dans ce compartiment et vous m'avez déjà devinée toute, toute !
– Parlez ! Je vous en supplie, parlez !
– Écoutez. Je naquis dans la pauvre famille d'un fonctionnaire.
Mon père était un bon diable, intelligent, mais… vous comprenez24… les idées de ce temps, le milieu… Je n'accuse pas mon pauvre père… Il buvait, jouait aux cartes… touchait des pots-de-vin… Et ma mère !… Que puis-je en dire ? La gêne, la lutte pour la bouchée de pain, la conscience de son effacement…
Ah ! ne me forcez pas à m'en souvenir ! Je dus moi-même frayer ma route… Absurde éducation de l'Institut25, lecture de romans bêtes, erreurs de jeunesse, premier amour timide… Et la lutte avec le milieu ? Atroce !… Et les doutes ?… Les souffrances de sentir que l'on doute de soi, de la vie… Ah ! vous êtes un écrivain
et vous nous connaissez, nous, les femmes !… Vous allez comprendre…
Je suis douée, par malheur, d'une nature généreuse…
J'attendais le bonheur, et quel bonheur ! J'avais soif d'être quelqu'un ! Oui ! Être quelqu'un, c'est là que je voyais le bonheur !
– Ravissante ! murmure l'écrivain en baisant la main de la petite dame près du bracelet. Ce n'est pas vous que je baise, divine, mais la souffrance humaine ! Vous rappelez-vous Raskôlnikov ?… C'est ainsi qu'il embrassait.
– Oh ! Voldemar, j'avais besoin de gloire… de bruit, d'éclat, comme en a besoin – pourquoi faire la modeste ? – toute nature hors ligne. J'avais soif de quelque chose d'extraordinaire, de non-féminin ! Et voilà… Voilà !… Un vieux général riche se
trouva sur ma route… Comprenez-vous, Voldemar ! C'était le sacrifice, l'abnégation, le comprenez-vous ? Je ne pouvais agir autrement. J'enrichis ma famille. Je voyageai, je fis du bien,mais comme je souffris ! Combien insupportables, bassement
viles étaient les étreintes de ce général, bien que – il faut lui en rendre la justice, – il se fût bravement battu en son temps ! Il y eut des minutes… d'horribles minutes ! Mais l'idée que le vieux mourrait aujourd'hui ou demain me soutenait ; l'idée que je vivrais comme je voudrais, que je me donnerais à l'homme que j'aimerais, que je serais heureuse… Et j'ai cet homme à ma disposition,
Voldemar ! Que Dieu m'en soit témoin, je l'ai !
La petite dame agite son éventail avec accélération ; sa figure prend une expression dolente.
– Voilà donc que le vieux est mort… Il m'a laissé quelque argent ; je suis libre comme l'oiseau. Maintenant je n'aurais qu'à vivre heureuse… N'est-ce pas, Voldemar ? Le bonheur frappe à ma fenêtre. Il n'y aurait qu'à lui ouvrir… mais non ! Voldemar,
écoutez-moi, je vous en conjure ! Maintenant, il faudrait se donner à l'homme aimé, devenir sa compagne, son aide, le soutien de son idéal, être heureuse… souffler. Mais, comme tout est banal, laid, bête en ce monde !… Comme tout est vil, Voldemar !
Je suis malheureuse, malheureuse, malheureuse ! Il se dresse à nouveau sur ma route un obstacle ! Je sens à nouveau que mon bonheur est loin, loin !… Ah ! que de souffrances si vous saviez, Voldemar ! Que de souffrances !
– Mais qu'est-ce donc ? Qu'y a-t-il donc sur votre route ? Je vous en supplie, parlez ! Qu'est-ce donc ?
– Encore un vieillard riche…
L'éventail brisé cache la jolie figure. L'écrivain soutient de son poing sa tête lourde de pensées, soupire, et, de l'air d'un connaisseur en psychologie, il réfléchit.
La locomotive siffle, souffle. Les rideaux des portières rougissent au soleil couchant…


1883


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