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LA DAME AUX CAMéLIAS-CHAPITRE5

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Musique : Ludwig van Beethoven - Laendler in C Minor Hess 68

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Texte ou Biographie de l'auteur

Chapitre V

Un assez long temps s'écoula sans que j'entendisse parler
d'Armand ; mais, en revanche, il avait souvent été question de
Marguerite.
Je ne sais pas si vous l'avez remarqué, il suffit que le nom
d'une personne qui paraissait devoir vous rester inconnue ou tout
au moins indifférente soit prononcé une fois devant vous, pour
que des détails viennent peu à peu se grouper autour de ce nom,
et pour que vous entendiez alors tous vos amis vous parler d'une
chose dont ils ne vous avaient jamais entretenu auparavant. Vous
découvrez alors que cette personne vous touchait presque, vous
vous apercevez qu'elle a passé bien des fois dans votre vie sans
être remarquée ; vous trouvez dans les événements que l'on vous
raconte une coïncidence, une affinité réelles avec certains
événements de votre propre existence. Je n'en étais pas
positivement là avec Marguerite, puisque je l'avais vue,
rencontrée, et que je la connaissais de visage et d'habitudes ;
cependant, depuis cette vente, son nom était revenu si
fréquemment à mes oreilles, et dans la circonstance que j'ai dite
au dernier chapitre, ce nom s'était trouvé mêlé à un chagrin si
profond, que mon étonnement en avait grandi, en augmentant
ma curiosité.
Il en était résulté que je n'abordais plus mes amis auxquels je
n'avais jamais parlé de Marguerite, qu'en disant :
– Avez-vous connu une nommée Marguerite Gautier ?
– La Dame aux Camélias ?
– Justement.
– Beaucoup ! Ces « beaucoup ! » étaient quelquefois
accompagnés de sourires incapables de laisser aucun doute sur
leur signification.
– Eh bien, qu'est-ce que c'était que cette fille-là ? continuaisje.
– Une bonne fille.
– Voilà tout ?
– Mon Dieu ! oui, plus d'esprit et peut-être un peu plus de
coeur que les autres.
– Et vous ne savez rien de particulier sur elle ?
– Elle a ruiné le baron de G…
– Seulement ?
– Elle a été la maîtresse du vieux duc de…
– Était-elle bien sa maîtresse ?
– On le dit : en tous cas, il lui donnait beaucoup d'argent.
Toujours les mêmes détails généraux.
Cependant j'aurais été curieux d'apprendre quelque chose sur
la liaison de Marguerite et d'Armand.
Je rencontrai un jour un de ceux qui vivent continuellement
dans l'intimité des femmes connues. Je le questionnai.
– Avez-vous connu Marguerite Gautier ?
Le même beaucoup me fut répondu.
– Quelle fille était-ce ?
– Belle et bonne fille. Sa mort m'a fait une grande peine.
– N'a-t-elle pas eu un amant nommé Armand Duval ?
– Un grand blond ?
– Oui.
– C'est vrai.
– Qu'est-ce que c'était que cet Armand ?
– Un garçon qui a mangé avec elle le peu qu'il avait, je crois,
et qui a été forcé de la quitter. On dit qu'il en a été fou.
– Et elle ?
– Elle l'aimait beaucoup aussi, dit-on toujours, mais comme
ces filles-là aiment. Il ne faut pas leur demander plus qu'elles ne
peuvent donner.
– Qu'est devenu Armand ?
– Je l'ignore. Nous l'avons très peu connu. Il est resté cinq ou
six mois avec Marguerite, mais à la campagne. Quand elle est
revenue, il est parti.
– Et vous ne l'avez pas revu depuis ?
– Jamais.
Moi non plus je n'avais pas revu Armand. J'en étais arrivé à
me demander si, lorsqu'il s'était présenté chez moi, la nouvelle
récente de la mort de Marguerite n'avait pas exagéré son amour
d'autrefois et par conséquent sa douleur, et je me disais que peutêtre
il avait déjà oublié avec la morte la promesse faite de revenir
me voir.
Cette supposition eût été assez vraisemblable à l'égard d'un
autre, mais il y avait eu dans le désespoir d'Armand des accents
sincères, et passant d'un extrême à l'autre, je me figurai que le
chagrin s'était changé en maladie, et que, si je n'avais pas de ses
nouvelles, c'est qu'il était malade et peut-être bien mort.
Je m'intéressais malgré moi à ce jeune homme. Peut-être
dans cet intérêt y avait-il de l'égoïsme ; peut-être avais-je entrevu
sous cette douleur une touchante histoire de coeur, peut-être
enfin mon désir de la connaître était-il pour beaucoup dans le
souci que je prenais du silence d'Armand.
Puisque M. Duval ne revenait pas chez moi, je résolus d'aller
chez lui. Le prétexte n'était pas difficile à trouver ; malheureusement
je ne savais pas son adresse, et, parmi tous ceux que
j'avais questionnés, personne n'avait pu me la dire.
Je me rendis rue d'Antin. Le portier de Marguerite savait
peut-être où demeurait Armand. C'était un nouveau portier. Il
l'ignorait comme moi. Je m'informai alors du cimetière où avait
été enterrée Mademoiselle Gautier. C'était le cimetière
Montmartre.
Avril avait reparu, le temps était beau, les tombes ne devaient
plus avoir cet aspect douloureux et désolé que leur donne l'hiver ;
enfin, il faisait déjà assez chaud pour que les vivants se
souvinssent des morts et les visitassent. Je me rendis au
cimetière, en me disant : à la seule inspection de la tombe de
Marguerite, je verrai bien si la douleur d'Armand existe encore, et
j'apprendrai peut-être ce qu'il est devenu.
J'entrai dans la loge du gardien, et je lui demandai si, le 22 du
mois de février, une femme nommée Marguerite Gautier n'avait
pas été enterrée au cimetière Montmartre.
Cet homme feuilleta un gros livre où sont inscrits et
numérotés tous ceux qui entrent dans ce dernier asile, et me
répondit qu'en effet le 22 février, à midi, une femme de ce nom
avait été inhumée.
Je le priai de me faire conduire à la tombe, car il n'y a pas
moyen de se reconnaître, sans cicérone, dans cette ville des morts
qui a ses rues comme la ville des vivants. Le gardien appela un
jardinier à qui il donna les indications nécessaires et qui
l'interrompit en disant :
– Je sais, je sais… Oh ! la tombe est bien facile à reconnaître,
continua-t-il en se tournant vers moi.
– Pourquoi ? lui dis-je.
– Parce qu'elle a des fleurs bien différentes des autres.
– C'est vous qui en prenez soin ?
– Oui, monsieur, et je voudrais que tous les parents eussent
soin des décédés comme le jeune homme qui m'a recommandé
celle-là.
Après quelques détours, le jardinier s'arrêta et me dit :
– Nous y voici.
En effet, j'avais sous les yeux un carré de fleurs qu'on n'eût
jamais pris pour une tombe, si un marbre blanc portant un nom
ne l'eût constaté.
Ce marbre était posé droit, un treillage de fer limitait le
terrain acheté, et ce terrain était couvert de camélias blancs.
– Que dites-vous de cela ? me dit le jardinier.
– C'est très beau.
– Et chaque fois qu'un camélia se fane, j'ai ordre de le
renouveler.
– Et qui vous a donné cet ordre ?
– Un jeune homme qui a bien pleuré, la première fois qu'il est
venu ; un ancien à la morte, sans doute, car il paraît que c'était
une gaillarde, celle-là. On dit qu'elle était très jolie. Monsieur l'at-
il connue ?
– Oui.
– Comme l'autre ? me dit le jardinier avec un sourire malin.
– Non, je ne lui ai jamais parlé.
– Et vous venez la voir ici ; c'est bien gentil de votre part, car
ceux qui viennent voir la pauvre fille n'encombrent pas le
cimetière.
– Personne ne vient donc ?
– Personne, excepté ce jeune monsieur qui est venu une fois.
– Une seule fois ?
– Oui, monsieur.
– Et il n'est pas revenu depuis ?
– Non, mais il reviendra à son retour.
– Il est donc en voyage ?
– Oui.
– Et vous savez où il est ?
– Il est, je crois, chez la soeur de mademoiselle Gautier.
– Et que fait-il là ?
– Il va lui demander l'autorisation de faire exhumer la morte,
pour la faire mettre autre part.
– Pourquoi ne la laisserait-il pas ici ?
– Vous savez, monsieur, que pour les morts on a des idées.
Nous voyons cela tous les jours, nous autres. Ce terrain n'est
acheté que pour cinq ans, et ce jeune homme veut une concession
à perpétuité et un terrain plus grand ; dans le quartier neuf ce
sera mieux.
– Qu'appelez-vous le quartier neuf ?
– Les terrains nouveaux que l'on vend maintenant, à gauche.
Si le cimetière avait toujours été tenu comme maintenant, il n'y
en aurait pas un pareil au monde ; mais il y a encore bien à faire
avant que ce soit tout à fait comme ce doit être. Et puis les gens
sont si drôles.
– Que voulez-vous dire ?
– Je veux dire qu'il y a des gens qui sont fiers jusqu'ici. Ainsi,
cette demoiselle Gautier, il paraît qu'elle a fait un peu la vie,
passez-moi l'expression. Maintenant, la pauvre demoiselle, elle
est morte ; et il en reste autant que de celles dont on n'a rien à
dire et que nous arrosons tous les jours ; eh bien, quand les
parents des personnes qui sont enterrées à côté d'elle ont appris
qui elle était, ne se sont-ils pas imaginé de dire qu'ils
s'opposeraient à ce qu'on la mît ici, et qu'il devait y avoir des
terrains à part pour ces sortes de femmes comme pour les
pauvres. A-t-on jamais vu cela ? Je les ai joliment relevés, moi ;
des gros rentiers qui ne viennent pas quatre fois l'an visiter leurs
défunts, qui apportent leurs fleurs eux-mêmes, et voyez quelles
fleurs ! Qui regardent à un entretien pour ceux qu'ils disent
pleurer, qui écrivent sur leurs tombes des larmes qu'ils n'ont
jamais versées, et qui viennent faire les difficiles pour le
voisinage. Vous me croirez si vous voulez, monsieur, je ne
connaissais pas cette demoiselle, je ne sais pas ce qu'elle a fait ; eh
bien, je l'aime, cette pauvre petite, et j'ai soin d'elle, et je lui passe
les camélias au plus juste prix. C'est ma morte de prédilection.
Nous autres, monsieur, nous sommes bien forcés d'aimer les
morts, car nous sommes si occupés, que nous n'avons presque
pas le temps d'aimer autre chose.
Je regardais cet homme, et quelques-uns de mes lecteurs
comprendront, sans que j'aie besoin de le leur expliquer,
l'émotion que j'éprouvais à l'entendre.
Il s'en aperçut sans doute, car il continua :
– On dit qu'il y avait des gens qui se ruinaient pour cette fillelà,
et qu'elle avait des amants qui l'adoraient ; eh bien, quand je
pense qu'il n'y en a pas un qui vienne lui acheter une fleur
seulement, c'est cela qui est curieux et triste. Et encore, celle-ci
n'a pas à se plaindre, car elle a sa tombe, et s'il n'y en a qu'un qui
se souvienne d'elle, il fait les choses pour les autres. Mais nous
avons ici de pauvres filles du même genre et du même âge qu'on
jette dans la fosse commune, et cela me fend le coeur quand
j'entends tomber leurs pauvres corps dans la terre. Et pas un être
ne s'occupe d'elles, une fois qu'elles sont mortes ! Ce n'est pas
toujours gai, le métier que nous faisons, surtout tant qu'il nous
reste un peu de coeur. Que voulez-vous ? C'est plus fort que moi.
J'ai une belle grande fille de vingt ans, et, quand on apporte ici
une morte de son âge, je pense à elle, et, que ce soit une grande
dame ou une vagabonde, je ne peux pas m'empêcher d'être ému.
« Mais je vous ennuie sans doute avec mes histoires et ce
n'est pas pour les écouter que vous voilà ici. On m'a dit de vous
amener à la tombe de mademoiselle Gautier, vous y voilà ; puis-je
vous être bon encore à quelque chose ?
– Savez-vous l'adresse de M. Armand Duval ? demandai-je à
cet homme.
– Oui, il demeure rue de… c'est là du moins que je suis allé
toucher le prix de toutes les fleurs que vous voyez.
– Merci, mon ami.
Je jetai un dernier regard sur cette tombe fleurie, dont malgré
moi j'eusse voulu sonder les profondeurs pour voir ce que la terre
avait fait de la belle créature qu'on lui avait jetée, et je m'éloignai
tout triste.
– Est-ce que monsieur veut voir M. Duval ? reprit le jardinier
qui marchait à côté de moi.
– Oui.
– C'est que je suis bien sûr qu'il n'est pas encore de retour,
sans quoi je l'aurais déjà vu ici.
– Vous êtes donc convaincu qu'il n'a pas oublié Marguerite ?
désir de la changer de tombe n'est que le désir de la revoir.
– Comment cela ?
– Le premier mot qu'il m'a dit en venant au cimetière a été :
« Comment faire pour la voir encore ? » Cela ne pouvait avoir lieu
que par le changement de tombe, et je l'ai renseigné sur toutes les
formalités à remplir pour obtenir ce changement, car vous savez
que pour transférer les morts d'un tombeau dans un autre, il faut
les reconnaître, et la famille seule peut autoriser cette opération, à
laquelle doit présider un commissaire de police. C'est pour avoir
cette autorisation que M. Duval est allé chez la soeur de
mademoiselle Gautier, et sa première visite sera évidemment
pour nous.
Nous étions arrivés à la porte du cimetière ; je remerciai de
nouveau le jardinier en lui mettant quelques pièces de monnaie
dans la main et je me rendis à l'adresse qu'il m'avait donnée.
Armand n'était pas de retour.
Je laissai un mot chez lui, le priant de me venir voir dès son
arrivée, ou de me faire dire où je pourrais le trouver.
Le lendemain, au matin, je reçus une lettre de Duval, qui
m'informait de son retour, et me priait de passer chez lui,
ajoutant qu'épuisé de fatigue, il lui était impossible de sortir.
Source: http://www.ebooksgratuits.com

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