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Illustration: La Guerre des boutons-L3 Chap8-10 - Louis Pergaud

La Guerre des boutons-L3 Chap8-10


Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2010-02-19

Lu par Christophe
Livre audio de 54min
Fichier Mp3 de 49,5 Mo

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Feuilleton audio - Livre 3 - Chapitres 8,9 et 10(26 Chapitres)

+++ Chapitres Précédents

Photo: abac077 - Certains droits réservés (licence Creative Commons)
Musique: Mystery March


La Guerre des boutons

Louis Pergaud


Le traître châtié

Le trouble de mon âme étant sans guérison, Le vœu de la vengeance est un vœu légitime.

MALHERBE (Sur la mort de son fils).


– Si on allait faire un tour à la cabane ? proposa insidieusement La Crique, le dimanche après vêpres, quand tous ses camarades furent réunis, sous l'auvent de l'abreuvoir, autour du général.

Bacaillé frémit de joie sans se douter le moins du monde qu'il était observé discrètement.

Au reste, à part les quatre chefs qui avaient pris part à la promenade de la veille, nul, pas même les Gibus, ni Gambette, ne se doutait de l'état dans lequel se trouvait la cabane.

– Faudra pas se battre aujourd'hui, conseilla Camus, allons-y par la vie à Donzé.

On acquiesça à ces propositions diverses et la petite armée, babillante, gaie et sans penser à mal, s'achemina vers la forteresse.

Lebrac, selon son habitude, tenait la tête ; Tintin, au milieu de la colonne et sans avoir l'air de penser à rien, marchait à hauteur de Bacaillé sur qui il ne jetait même pas les yeux ; à l'arrière-garde, fermant la marche et ne perdant point de vue l'accusé, venaient La Crique et Camus dont les blessures étaient en bonne voie de guérison.

Bacaillé était visiblement agité de pensées complexes, car il ne savait rien au juste de ce qu'avaient fait les Velrans : qu'allait-on trouver à la cabane ? Quelle gueule feraient Lebrac et Camus et les autres si…

Il les regardait de temps à autre à la dérobée, et ses yeux pétillaient malgré lui de malice contenue, de joie refrénée et aussi d'un léger sentiment de crainte.

Et s'ils allaient se douter ! Mais comment pourraient-ils savoir et surtout prouver ?

On avançait dans le sentier du bois. Et La Crique penché vers le grimpeur lui disait :

– Hein, Camus, tes corbeaux d'hier, tu te souviens… j'aurais jamais cru. C'est tout de même vrai que ça porte malheur quelquefois ces bêtes-là !

– Demande voir à Bacaillé, riposta Camus, qui, par un inexplicable revirement, redevenait sceptique, demande-z'y voir s'il en a vu ce matin, des corbeaux. Il ne se doute guère que nous savons et ne sait pas ce qui l'attend. Regarde-le, mais regarde-le donc un peu ce salaud-là !

– Crois-tu qu'il a du toupet ? Oh ! il se croit bien sûr et bien tranquille !

– Tu sais, faut pas le laisser échapper !

– Penses-tu, un bancal comme ça !

– Oh ! mais il court bien tout de même, ce sauteré-là88 !

À l'autre extrémité de la colonne, on entendait Boulot qui disait :

– Ce que je ne comprends pas, c'est qu'ils reviennent encore après les tatouilles qu'on leur z'y a foutues !

– Pour moi, répondait Lebrac, ils doivent avoir une cache, eux aussi. Vous avez bien vu que pour la culotte de Tintin ils n'avaient plus de triques en sortant du bois.

– Oui, ils ont sûrement une cabane comme nous, concluait Tigibus.

Bacaillé, à cette affirmation, eut un ricanement muet qui n'échappa point à Tintin pas plus qu'à La Crique ni à Camus.

– Eh bien ! es-tu sûr maintenant ? fit La Crique.

– Oui ! répondit l'autre. Ah ! la crapule ! Faudra bien qu'il avoue !

On sortait du bois, on allait arriver, on s'engageait dans les chemins creux.

– Ah ! nom de Dieu ! s'exclama Lebrac s'arrêtant, et, ainsi que c'était convenu, jouant la rage et la surprise, comme s'il eût tout ignoré.

Il y eut un vacarme effroyable de cris et de bousculades pour voir plus vite, et ce fut bientôt un concert farouche de malédictions.

– Bon Dieu de bon Dieu ! C'est-y possible !

– Cochons de cochons !

– Qui est-ce qui a bien pu faire ça ?

– Le trésor ?

– Rien, pus rien ! râlait Grangibus.

– Et notre toit, et nos sabres, not'arrosoir, nos images, le lit, la glace, la table !

– Le balai ?

– C'est les Velrans !

– Pour sûr ! qui ça serait-il ?

– Peut-on savoir, hasarda Bacaillé, pour dire quelque chose lui aussi.

Tous étaient entrés derrière le chef. Seuls, Camus et La Crique, sombres et silencieux, leur trique au poing, comme le Chéroub au seuil du paradis perdu, gardaient la porte.

Lebrac laissa ses soldats se plaindre, se lamenter et hurler ainsi que des chiens qui sentent la mort. Lui, comme écrasé, s'assit à terre, au fond, sur les pierres qui avaient contenu le trésor, et, la tête dans les mains, sembla s'abandonner à son désespoir.

Personne ne songeait à sortir : on criait, on menaçait ; puis l'effervescence de cris se calma et cette grande colère bruyante et vaine fit place à la prostration qui suit les irréparables désastres.

Camus et La Crique gardaient toujours la porte. Enfin Lebrac, relevant la tête et se redressant, montra sa figure ravagée et ses traits crispés.

– C'est pas possible, rugit-il, que les Velrans aient fait ça tout seuls ; non, c'est pas possible qu'ils aient réussi à trouver not'cabane sans qu'on leur ait enseigné où elle était ! C'est pas possible, on leur a dit ! Il y a un traître ici !

Et son accusation proférée tomba dans le grand silence comme un coup de fouet cinglant sur un troupeau désemparé. Les yeux s'écarquillèrent et papillotèrent. Un silence plus lourd plana.

– Un traître ! reprirent en écho lointain et affaibli quelques voix, comme si c'eût été monstrueux et impossible.

– Un traître ! oui ! tonna derechef Lebrac. Il y a un traître et je le connais.

– Il est ici, glapit La Crique, brandissant son épieu d'un geste exterminateur.

– Regardez et vous le verrez, le traître ! reprit Lebrac, fixant Bacaillé de ses yeux de loup.

– C'est pas vrai ; c'est pas vrai ! balbutia le bancal qui rougissait, blêmissait, verdissait, tremblait devant cette accusation muette comme toute une frondaison de bouleau et chancelait sur ses jambes.

– Vous voyez bien qu'il se dénonce tout seul, le traître. Le traître, c'est Bacaillé ! Là, le voyez-vous ?

– Judas ! va, hurla Gambette, terriblement ému, tandis que Grangibus, frémissant, lui posait la griffe sur l'épaule et le secouait comme un prunier.

– C'est pas vrai, c'est pas vrai ! protestait de nouveau Bacaillé ; quand est-ce que j'aurais pu leur dire, moi, je ne les vois pas, les Velrans, je ne les connais pas !

– Silence, menteur ! coupa le chef. Nous savons tout. Jeudi la cabane était intacte, c'est vendredi qu'on l'a sacquée, puisqu'hier elle y était déjà. Allez, dites-le, ceux qui sont venus hier soir avec moi !

– Nous le jurons, firent ensemble Camus, Tintin et La Crique, levant la main droite préalablement mouillée de salive et crachant par terre, serment solennel.

– Et tu vas dire, canaille, ou je t'étrangle, t'entends ! tu vas avouer à qui tu l'as dit jeudi en revenant de Baume ! C'est jeudi que t'as vendu tes frères !

Une secouée brutale rappela à Bacaillé ahuri sa situation terrible.

– C'est pas vrai, na ! continua-t-il à nier, et j'veux m'en aller puisque c'est comme ça.

– On ne passe pas, grogna La Crique, levant son bâton.

– Lâches ! vous êtes des lâches ! riposta Bacaillé.

– Canaille ! gibier de bagne ! beugla Camus ; il nous trahit, il nous fait voler et il nous insulte encore par-dessus le marché !

– Liez-le ! ordonna Lebrac d'un ton sec.

Et, avant que la chose fût faite, il se saisit du prisonnier et le calotta vigoureusement.

– La Crique, interrogea-t-il ensuite, d'un air grave, toi qui connais ton histoire de France, dis-nous un peu comment on s'y prenait au bon vieux temps pour faire avouer leurs crimes aux coupables ?

– On leur « roustissait » les doigts de pied.

– Déchaussez le traître, alors, et allumez du feu.

Bacaillé se débattait.

– Oh ! tu as beau faire, prévint le chef, tu n'échapperas pas ; avoueras-tu, canaille ?

Une fumée épaisse et blanche montait déjà d'un amas de mousse et de feuilles sèches.

– Oui, fit l'autre affolé, oui !

Et le bancal, toujours maintenu par des ficelles et des mouchoirs roulés en forme de lien, au milieu du cercle menaçant et furibond des guerriers de Longeverne, avoua par petites phrases qu'il était en effet revenu de Baume avec Boguet de Velrans et le père d'icelui, qu'ils s'étaient arrêtés chez eux, là-bas, pour boire un litre et une goutte, et qu'il avait, étant saoul, raconté, sans croire mal faire, où se trouvait la cabane de Longeverne.

– C'est pas la peine d'essayer de nous monter le coup, tu sais, coupa La Crique, j'ai bien vu la gueule que tu faisais en rentrant de Baume, tu savais bien ce que tu disais ; et en venant ici tout à l'heure, nous t'avons bien vu aussi. Tu savais !

– Tout ça, « c'est passe que tu bisques » de ce que la Tavie aime mieux Camus. Elle a sûrement raison de se foutre de ta gueule ! Mais est-ce qu'on t'avait fait du mal après l'affaire de vendredi ? Est-ce qu'on t'a seulement empêché de revenir te battre avec nous ? Pourquoi alors que tu te venges aussi salement ? T'as pas « d'escuses » !

– Voilà, conclut Lebrac, serrez les nœuds. On va le juger.

Un grand silence tomba. Camus et La Crique, geôliers sinistres, barraient toujours le seuil. Une houle de poings se tendaient vers Bacaillé. Comprenant qu'il n'avait pas de pitié à attendre des geôliers et sentant venir l'heure des expiations suprêmes, il eut une révolte désespérée et terrible et essaya de ruer, de se débattre et de mordre.

Mais Gambette et les Gibus, qui avaient assumé le rôle de garde-chiourme, étaient des gars solides et râblés, et on ne le leur faisait pas comme ça, d'autant que la colère, une colère folle qui leur faisait les oreilles rouges, décuplait encore leurs forces.

Les poignets de Bacaillé, serrés dans des étaux de fer, devinrent bleus, ses jambes furent en un clin d'œil ligotées plus étroitement encore et on le jeta comme un paquet de chiffons au milieu de la cabane, sous le trou du toit, défoncé, du toit si solide que, malgré tous leurs efforts, les Velrans ne l'avaient pu crever qu'en un seul endroit. Lebrac en chef parla :

– La cabane, dit-il, est foutue ; on connaît notre cache ; tout est à refaire ; mais ça ce n'est rien : il y a le trésor qui a disparu, il y a l'honneur qui est atteint.

« L'honneur on le redressera, on sait ce que valent nos poings, mais le trésor… le trésor valait bien cent sous !

« Bacaillé, continua-t-il gravement, tu es complice des voleurs, tu es un voleur, tu nous a volé cent sous ; as-tu un écu de cinq livres à nous rendre ? »

La question était de pure forme et Lebrac ne l'ignorait pas. Qui est-ce qui avait jamais eu cent sous à soi, cent sous ignorés des parents et sur lesquels ces derniers ne pussent avoir à toute heure droit de haute main ?

Personne !

– J'ai trois sous, gémit Bacaillé.

– Fous-toi-les « quéque » part tes trois sous ! rugit Gambette.

– Messieurs, reprit Lebrac, solennel, voici un traître et nous allons le juger et l'exécuter sans rémission.

– Sans haine et sans crainte, redressa La Crique, qui se remémorait des lambeaux de phrases d'instruction civique.

– Il a avoué qu'il était coupable, mais il a avoué parce qu'il ne pouvait pas faire autrement et que nous connaissions son crime. Quel supplice doit-on lui faire subir ?

– Le saigner ! rugirent dix voix.

– Le pendre ! beuglèrent dix autres.

– Le châtrer ! grondèrent quelques-unes.

– Lui couper la langue !

– On va d'abord, interrompit le chef, plus prudent et gardant inconsciemment, malgré sa colère, une plus saine idée des choses et des conséquences de leur acte, on va d'abord lui nettoyer tous ses boutons pour reconstituer un noyau de trésor et remplacer en partie celui qui nous a été volé par ses amis les Velrans.

– Mes habits du dimanche ? sursauta le prisonnier. J'veux pas, j'veux pas ! je l'dirai à nos gens89 !

– Chante toujours, mon petit, tu nous amuses ; mais tu sais, tu n'as qu'à recommencer à cafarder pour voir un peu, et j'te préviens que si tu brailles trop fort ici on te la boucle, ta gueule, avec ton « tire-jus », comme on a fait à l'Aztec des Gués !

Comme ces menaces ne décidaient point Bacaillé à se taire, on le bâillonna et on fit sauter tous ses boutons.

– Ce n'est pas tout ça, n… d. D… ! reprit La Crique, si on ne fait que ça à un traître, c'est vraiment pas la peine ! Un traître !… c'est un traître ! n… d. D… ! et ça n'a pas le droit de vivre !

– On va le fouetter, proposa Grangibus, chacun son coup puisqu'il nous a fait du mal à tertous.

On ligota de nouveau Bacaillé nu sur les planches de la table démolie.

– Commencez ! ordonna Lebrac.

Un à un, la baguette de coudre à la main, les quarante Longevernes défilèrent devant Bacaillé, qui, sous leurs coups, hurlait à fendre le roc, et ils lui crachèrent sur le dos, sur les reins, sur les cuisses, sur tout le corps en signe de mépris et de dégoût.

Durant ce temps une dizaine de guerriers, sous la conduite de La Crique, étaient sortis avec les habits du condamné.

Ils revinrent quand finissait l'opération et Bacaillé, débâillonné et délié, reçut au bout de longs bâtons les diverses pièces de son habillement veuves de boutons qui avaient été de plus largement compissées et abondamment souillées d'autre façon encore par les justiciers de Longeverne.

– Va te faire recoudre ça par les Velrans ! lui conseilla-t-on pour finir.

Tragiques rentrées

Les sanglots des martyrs et des suppliciés Sont une symphonie enivrante sans doute…

CH.BAUDELAIRE (Les Fleurs du Mal).


Bacaillé, dépêtré de ses liens, les fesses en sang, la face congestionnée, les yeux révulsés d'horreur, reçut en pleine figure les paquets malodorants qu'étaient ses habits, cependant que toute l'armée, suivant ses chefs, l'abandonnait à son sort et quittait dignement la cabane pour aller un peu plus loin, dans un endroit désert et caché, se concerter sur ce qu'il convenait de faire en si pressante et pénible occurrence.

Pas un ne se demandait ce qu'il allait advenir du traître démasqué, châtié, fessé, déshonoré, empuanti. Ça, c'était son affaire, il n'avait que ce qu'il méritait et tout juste encore. Des râles et des hoquets de rage, des sanglots d'un homme qu'on assassine parvenaient bien jusqu'à leurs oreilles, ils ne s'en soucièrent point.

Bientôt, par degrés, l'autre reprenant conscience et se sauvant à toute allure, les sanglots et les cris et les hurlements diminuèrent et l'on n'entendit plus rien.

Alors Lebrac commanda :

– Il faut aller prendre à la cabane tout ce qui peut servir encore et aller le cacher ailleurs en attendant.

À deux cents mètres de là, dans le taillis, une petite excavation, insuffisante pour remplacer celle que l'on venait de perdre par le crime de Bacaillé, pouvait, faute de mieux, abriter momentanément les débris de ce qui avait été le palais de gloire de l'armée de Longeverne.

– Il faut tout apporter, ici, décida-t-il.

Et immédiatement la majeure partie de la troupe s'occupa à ce travail.

– Fichez aussi le mur en bas, compléta-t-il, enlevez le toit et murez la provision de bois ; il faut qu'on ne voie plus rien de rien.

Les ordres étant donnés, pendant que les soldats vaquaient à ces corvées réglementaires et pressées, il conféra avec les autres chefs : Camus, La Crique, Tintin, Boulot, Grangibus et Gambette.

Ce fut une conférence longue et mystérieuse. L'avenir et le présent y furent confrontés au passé, non sans regrets et sans plaintes, et surtout l'on agita la question de reconquérir le trésor. Ce trésor était sûrement dans la cabane des Velrans et la cabane était dans le bois ; mais comment le trouver et surtout quand pourrait-on le chercher ? Il n'y avait que Gambette habitant sur la Côte et quelquefois Grangibus occupé au moulin qui pouvaient invoquer des motifs plausibles d'absence sans courir le risque d'un contrôle immédiat et sérieux. Gambette n'hésita pas.

– Je gouepperai90 l'école tant qu'il faudra ; je battrai le bois en long, en large, en haut, en travers, j'en laisserai pas un pouce d'inesqueploré91, tant que j'aurai pas démoli leur cabane et repris notre sac.

Grangibus déclara que, toutes les fois qu'il pourrait se joindre à lui, il le trouverait à la carrière à Pepiot, une demi-heure environ avant l'entrée en classe.

Dès que la traque de Gambette aurait abouti et qu'on aurait reconquis le trésor, on rebâtirait la cabane sur un emplacement qu'on déterminerait plus tard, après les recherches les plus précieuses.

Pour l'heure, on se contenterait de protéger jusqu'au contour des Menelots et à la marnière de Jean-Baptiste le retour au Vernois des Gibus.

Le transport des matériaux était achevé ; les guerriers vinrent se grouper autour des chefs.

Lebrac, au nom du Conseil, annonça gravement que la guerre à la Saute était suspendue jusqu'à une date prochaine qu'on fixerait de façon précise dès qu'on aurait retrouvé ce qu'il fallait.

Le Conseil, prudent, gardait en effet pour lui le secret de ses grandes décisions.

On effaça aussi bien que possible les traces qui menaient de l'ancienne cabane à la nouvelle réserve, après quoi, le soleil baissant, on se résolut à regagner le village sans se douter qu'à cette heure il était en pleine révolution.

Les conscrits qui jouaient aux quilles, les hommes qui buvaient leur litre à l'auberge de Fricot, les commères allant faire la causette avec la voisine, les grandes filles s'exerçant à la broderie ou au crochet derrière les rideaux de la fenêtre, toute la population de Longeverne, se récréant ou se reposant, fut tout d'un coup attirée, aspirée devrait-on dire, au milieu de la rue, par des cris épouvantables, par les râles qui n'avaient plus rien d'humain d'un malheureux qui est à bout, qui va tomber, rendre l'âme, et chacun, les yeux arrondis d'angoisse, se demandait ce qu'il y avait.

Et voilà que l'on vit surgir du « traje » des Cheminées, bancalant plus que jamais et courant et hurlant autant qu'on peut hurler, Bacaillé tout nu ou presque, car il n'avait sur son dos que sa chemise et aux pieds des souliers sans cordons. Il tenait sur ses bras deux paquets d'habits et il sentait, il empoisonnait plus que trente-six charognes en train de pourrir.

Les premiers qui accoururent à sa rencontre reculèrent en se bouchant le nez, puis, un peu aguerris, se rapprochèrent tout de même, complètement ahuris, interrogeant :

– Qu'est-ce qu'il y a ?

Bacaillé avait les fesses rouges de sang, des rigoles de crachat lui descendaient le long des cuisses, ses yeux chavirés n'avaient plus de larmes, ses cheveux étaient tout droits et agglutinés comme les poils d'un hérisson, et il tremblait comme une feuille morte qui va se détacher de son rameau et s'envoler au vent.

– Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qu'il y a ?

Bacaillé ne pouvait rien dire : il hoquetait, râlait, se tordait, hochait la tête, se laissait aller. Son père et sa mère accourus l'emportèrent à la maison à demi évanoui, cependant que tout le village intrigué les suivait. On pansa les fesses de Bacaillé, on le débarbouilla, on mit tremper ses habits dans une seille à la remise, on le coucha, on lui chauffa des briques, des cruchons, des bouillottes ; on lui fit boire du thé, du café, des grogs et, toujours hoquetant, il se calma un peu et baissa les paupières.

Un quart d'heure après, un peu remis, il rouvrait les yeux et racontait à ses parents, ainsi qu'aux nombreuses femmes qui entouraient sa couche, tout ce qui venait de se passer à la cabane, en omettant toutefois soigneusement de spécifier les motifs qui lui avaient valu ce traitement barbare, c'est-à-dire sa trahison.

Il dit tout le reste : il vendit tous les secrets de l'armée de Longeverne, il narra les escapades à la Saute et les batailles, il confessa les boutons chipés et la contribution de guerre, il dévoila tous les trucs de Lebrac, dénonça tous ses conseils ; il chargea Camus autant qu'il put ; il dit les planches dérobées, les clous soustraits, les outils empruntés et la noce, la goutte, le vin, les pommes et le sucre volés, les chants obscènes, la dégueulade au retour, et les farces à Bédouin et le culottage de saint Joseph avec les dépouilles de l'Aztec des Gués, tout, tout, tout ; il se dégonfla, se vida, se vengea et s'endormit là-dessus avec la fièvre et le cauchemar.

Marchant sur la pointe des pieds, une à une ou par petits groupes, s'arrêtant de temps à autre pour jeter un coup d'œil sur l'intéressant malade, les visiteuses se retirèrent. Mais elles s'attendirent au seuil de la porte, et, toutes réunies, conférèrent, s'animèrent, s'excitèrent, se montèrent jusqu'à la fureur folle : œufs volés, boutons raflés, clous chipés, sans compter ce qu'on ne savait pas, et bientôt pas un chat dans le village – si toutefois ces gracieux animaux eurent le mauvais goût de prêter l'oreille aux discours de leurs patronnes – n'ignora un mot de la terrible affaire.

– Les gredins ! les gouillands ! les gouapes ! les voyous ! les saligauds !

– Attendez un peu qu'il rentre, j'vais le soigner.

– J'vais lui servir quéque chose aussi, au nôtre ! le mien !

– Si c'est permis, des gamins de leur âge !

– Y a pus d'enfants, voyez-vous !

– Moi, c'est son père qui va lui en foutre !

– Attendez seulement qu'ils reviennent !

Le fait est qu'ils ne paraissaient point autrement pressés de rentrer, les gars de Longeverne, et ils l'auraient été bien moins encore s'ils avaient pu se douter de l'état de surexcitation dans lequel le retour et les révélations de Bacaillé avaient mis les auteurs de leurs jours.

– Vous ne les avez pas encore revus ?

– Non ! quelles sottises peuvent-ils bien être encore en train de faire ?

Les pères venaient de rentrer pour arranger les bêtes, leur donner à manger, les mener boire et renouveler la litière. Ils criaient moins que leurs épouses, mais ils avaient les traits crispés et durcis.

Le père Bacaillé avait parlé de maladie, procès, dommages-intérêts, et, dame ! quand il était question de leur faire desserrer les cordons de la bourse, cela n'allait point ; aussi promettaient-ils intérieurement, et même à haute voix, de fabuleuses raclées à leurs rejetons.

– Les voici, annonça la mère Camus, du haut de sa levée de grange, la main en abat-jour sur les yeux.

Et, en effet, presque aussitôt, se poursuivant et discutant comme à l'ordinaire, les gamins du village apparurent dans le chemin près de la fontaine.

– File chez nous, tout de suite, commanda sèchement à son fils le père Tintin, qui abreuvait ses bêtes.

« Lebrac, ajouta-t-il, et toi aussi, Camus, y a ton père qui t'a déjà appelé trois fois.

– Ah bien ! on y va alors, répondirent nonchalamment les deux chefs.

Et bientôt, de tous les coins, sur tous les seuils, on vit surgir des mamans ou des papas hélant à haute voix leur fils et le priant de rentrer immédiatement.

Les Gibus et Gambette, presque instantanément abandonnés, se résolurent, puisqu'il en était ainsi, à regagner également leurs domiciles respectifs ; mais Gambette, en montant la côte, et les Gibus, la dernière bicoque dépassée, s'arrêtèrent court.

De toutes les maisons du village, des cris, des hurlements, des vociférations, des râles, mêlés à des coups de pieds claquant, à des coups de poings sonnant, à des tonnerres de chaises et de meubles s'écroulant, se mariaient à des jappements épouvantés de chiens se sauvant, de chats faisant claquer les chatières pour le plus effroyable charivari qu'oreille humaine pût rêver.

On eût dit que partout à la fois on s'égorgeait.

Gambette, le cœur serré, immobile, écoutait.

C'étaient… oui, c'étaient bien les voix de ses amis : c'étaient les rugissements de Lebrac, les cris de putois de La Crique, les meuglements de Camus, les hurlements de Tintin, les piaillements de Boulot, les pleurs des autres et leurs grincements de dents : on les battait, on les rossait, on les étrillait, on les assommait !

Qu'est-ce que ça pouvait bien signifier ?

Et il revint par derrière, à travers les vergers, n'osant repasser devant chez Léon, le buraliste, où quelques célibataires endurcis, fumant leur bouffarde, jugeaient des coups d'après les cris et discutaient avec ironie sur la vigueur comparée des poignes paternelles.

Il aperçut les deux Gibus, arrêtés, aux aussi, comme des lièvres qui écoutent la chasse, l'œil rond et les cheveux hérissés…

– Entends-tu ? entendez-vous ?

– Ils les éreintent ! Pourquoi ?

– Bacaillé !… fit Grangibus, c'est à cause de Bacaillé, je parierais ! Oui, il est rentré tout à l'heure au village, peut-être tel qu'on l'avait laissé, avec ses habits pleins de merde, et il a dû recafarder !

– Peut-être qu'il a tout raconté, le salaud !

– Alors, nous aussi, quand les vieux le sauront, on va recevoir la danse !

– S'il n'a pas dit nos noms et qu'on en parle chez nous, on dira qu'on n'y était pas.

– Écoute ! écoute !…

Une bordée de sanglots et de râles et de cris et d'injures et de menaces s'évadait de chaque maison, montait, se mêlait, emplissait la rue pour une effarante cacophonie, un sabbat infernal, un vrai concert de damnés. Toute l'armée de Longeverne, du général au plus humble soldat, du plus grand au plus petit, du plus malin au moins dégourdi, tous recevaient la pile et les paternels y allaient sans se retenir (la question d'argent ayant été évoquée), à grands coups de poings et de pieds, de souliers et de sabots, de martinets et de triques ; et les mères s'en mêlaient elles aussi, farouches, impitoyables sur les questions de gros sous, tandis que les sœurs, navrées et un peu complices, pleuraient, se lamentaient et suppliaient qu'on ne tuât pas pour si peu leur pauvre petit frère.

La Marie Tintin voulut intervenir directement. Elle reçut de sa mère une paire de gifles lancées à toute volée avec cette menace :

– Toi, petite garce, mêle-toi de ce qui te regarde, et que j'entende dire encore par les voisines que tu fricotes avec ce jeune gouilland de Lebrac, je veux t'apprendre ce qui est de ton âge.

La Marie voulut lui répliquer : une nouvelle paire de claques du père lui en coupa l'envie et elle s'en fut pleurer silencieusement dans un coin.

Et Gambette et les Gibus, épouvantés, s'en furent aussi, chacun de leur côté, après avoir convenu que Grangibus irait en classe le lendemain matin pour avoir des renseignements sur ce qui s'était passé et qu'il accompagnerait le mardi Gambette à la Saute dans sa recherche de la cabane des Velrans pour lui raconter comment tout ça avait tourné.

Dernières paroles

Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là !

VICTOR HUGO (Les Châtiments).


Sous la pression de la poigne toute-puissante et des irrésistibles arguments que sont des coups de pied au cul bien appliqués, une promesse, un serment avaient été arrachés à presque tous les guerriers de Longeverne : la promesse de ne plus se battre avec les Velrans, le serment de ne plus détourner à l'avenir ni boutons, ni clous, ni planches, ni œufs, ni sous au détriment du ménage.

Seuls les Gibus et Gambette, habitant des métairies éloignées du centre, avaient momentanément échappé à la sauce ; quant à Lebrac, plus têtu qu'une demi-douzaine de mules, il n'avait rien voulu avouer ni sous la menace, ni sous la trique. Il n'avait rien promis, ni juré ; il était resté muet comme une carpe, c'est-à-dire qu'il n'avait pas proféré, durant la bastonnade furieuse qu'il reçut, de sons humainement articulés ; mais, par contre, il s'était copieusement rattrapé en beuglements, en rugissements, en hennissements, en hurlements qui auraient pu rendre jaloux tous les animaux sauvages de la création.

Et naturellement tous les jeunes Longevernois se couchèrent ce soir-là sans souper ou bien eurent pour toute pitance, avec le morceau de pain sec, la permission d'aller boire un coup à l'arrosoir ou au bassin92.

On leur défendit le lendemain de s'amuser avant la classe, on leur ordonna de rentrer immédiatement après onze et quatre heures ; interdiction aussi de parler aux camarades, recommandation au père Simon de donner des devoirs supplémentaires et des leçons itou, de veiller à l'isolement, de punir dur et de doubler chaque fois qu'un audacieux oserait troubler le silence et enfreindre la défense générale donnée de concert par tous les chefs de famille.

À huit heures moins cinq minutes on les lâcha.

Les Gibus, arrivant, voulurent interpeller Tintin, qui filait sous les yeux de son père, Tintin, les yeux rouges et les épaules renfoncées, qui eut en les entendant un regard affolé et se tut obstinément comme si le chat lui eût mangé la langue. Ils n'eurent pas plus de succès auprès de Boulot.

Décidément, ça devenait grave.

Tous les pères étaient sur le seuil de leur porte. Camus fut aussi muet que Tintin, et La Crique eut un geste d'épaules qui en disait long, très long.

Grangibus pensait se rattraper dans la cour de l'école. Mais le père Simon ne leur permit pas d'y entrer.

En arrêt devant la porte, il les parquait par deux dès leur arrivée avec défense d'ouvrir la bouche.

Grangibus regretta amèrement de n'avoir pas suivi son impulsion première qui lui commandait d'accompagner Gambette dans ses recherches et d'avoir laissé à son frère le soin de les renseigner.

On entra.

Le maître, du haut de sa chaire, droit et sévère, sa règle d'ébène à la main, commença par flétrir en termes énergiques leur conduite sauvage de la veille, indigne de citoyens civilisés, vivant en République dont la devise était : liberté, égalité, fraternité !

Il les compara ensuite aux êtres apparemment les plus horrifiques et les plus dégradés de la création : aux apaches, aux anthropophages, aux ilotes antiques, aux singes de Sumatra et de l'Afrique équatoriale, aux tigres, aux loups, aux indigènes de Bornéo, aux Bachibouzouks, aux Barbares des temps jadis, et, c'était le plus grave, comme conclusion à ce discours, déclara qu'il ne tolérerait pas un mot, que le premier geste de communication qu'il surprendrait soit en classe, soit en récréation vaudrait, à son auteur, trente jours de retenue et dix pages, par soir, d'histoire de France ou de géographie à copier et à réciter.

Ce fut une classe morne pour tous ; on n'entendait que le bruit crissant des plumes mordant rageusement le papier, quelques claquements de sabots, le frottement léger et étouffé des pupitres levés avec prudence, et, quand venait l'heure des leçons, la voix rogue du père Simon et le récitatif hésitant et timide de l'interrogé.

Les Gibus pourtant auraient bien voulu être fixés, car l'appréhension de la raclée, comme une épée de Damoclès, pendait toujours sur leur destin.

À la fin, Grangibus, par l'intermédiaire de ses voisins et avec d'infinies précautions, fit passer à Lebrac un court billet interrogateur.

Lebrac, par le même truchement, réussit à lui répondre, à lui narrer en quelques phrases poignantes la situation, et lui indiquer en quelques mots concis la conduite à tenir.

« Bacaillé oli avèque la fiaivre, sai dès manier. Hi la tout vandu lamaiche. Tout le monde a aité rocé. Défense de cosé ou bien nouvaile danse, sairman de pas recommencé, mais on çanfou, les Velrant repaieron tou. Rechaircher le tréssor quand même. »

Grangibus en savait assez. Il était inutile de s'exposer davantage.

L'après-midi même, il fripait la classe et filait rejoindre Gambette, tandis que son frère l'excusait auprès du maître en disant que Narcisse, le domestique, s'étant fait mal au bras, son frère le remplaçait momentanément au travail du moulin.

Le mardi et le mercredi furent, comme le lundi, des jours mornes et studieux. Les leçons étaient sues imperturbablement et les devoirs soignés, fignolés et parachevés.

On n'essaya pas d'enfreindre les ordres, c'était trop grave, on fit comme les chats, patte douce, on eut l'air soumis.

Tigibus, tous les jours, passait le même billet à Lebrac :

– Rien !

Le vendredi, la surveillance un peu se relâcha : ils étaient si sages et sans doute si bien corrigés, totalement guéris, et puis on apprit que Bacaillé s'était levé. La crainte de la justice et des dommages-intérêts se dissipant avec la guérison du malade, les pères et les mères sentirent s'apaiser par degrés leur rancune et se montrèrent moins rogues. Mais on se garda à carreau tout de même dans le petit monde des gosses.

Le samedi, comme Bacaillé était sorti, la tension diminua encore ; on leur permit de jouer dans la cour et ils purent, au cours des parties organisées, mêler aux expressions réglementaires du jeu quelques phrases relatives à leur situation, phrases brèves, prudentes et à double entente, car ils se sentaient épiés.

Le dimanche, un peu avant la messe, ils purent se réunir autour de l'abreuvoir et causer enfin de leurs affaires.

Ils virent passer, tenant son père par la main, Bacaillé, entièrement remis et plus narquois que jamais dans ses habits « rappropriés ». Après vêpres, ils crurent habile et prudent de rentrer avant qu'on les y invitât.

Bien leur en prit, en effet, car ce dernier trait désarma tout à fait les parents et le maître si bien que, le lundi, on les laissa libres de jouer et de bavarder comme avant la sauce, ce qu'ils ne manquèrent pas de faire à quatre heures, loin des oreilles inquisitoriales et des regards malintentionnés.

Mais le mardi, tous eurent une grosse émotion : Grangibus arriva à l'école avec son frère, et Gambette lui aussi descendit de la Côte avant huit heures. Il apportait au père Simon un chiffon de papier graisseux plié en quatre, que l'autre ouvrit et sur lequel il lut :

Mocieu le maître, Je vous envoi sé deux mots pour vous dire que j'ai gardé Léon à la méson à cause de mes rumatisses pour arrangé les bêtes. Jean-Baptiste Cassard.

C'était Gambette qui avait rédigé le billet, et Grangibus qui l'avait signé pour le père de l'absent, afin que les deux écritures ne se ressemblassent point : il passa haut la main.

La chose, d'ailleurs, n'inquiétait pas les guerriers ; Gambette, on le savait, était souvent retenu à la maison.

Mais si Gambette revenait avec Grangibus, c'est qu'il avait trouvé la cabane des Velrans et repris le trésor.

Les yeux de Lebrac flamboyaient comme ceux d'un loup ; les camarades n'étaient pas moins intéressés. Ah ! comme elle était oublié la pile de l'avant-dernier dimanche, et comme les promesses et les serments arrachés de force à leurs lèvres pesaient peu à leurs âmes de douze ans !

– Ça y est ti ? interrogea-t-il.

– Oui, ça y est, fit Gambette.

Lebrac faillit pâlir et tomber, il ravala sa salive. Tintin, La Crique, Boulot avaient entendu la demande et la réponse ; eux aussi étaient pâles. Lebrac décida :

– Faudra se réunir ce soir !

– Oui, à quatre heures, à la carrière à Pepiot. Tant pis si on est chopé !

– On s'arrangera, exposa La Crique, pour jouer à la cachette, on filera chacun par un chemin de ce côté-là sans rien dire à personne.

– Entendu !

C'était un soir gris et sombre. La bise avait couru tout le jour, balayant la poussière des routes : elle s'arrêtait un peu de souffler ; un calme froid pesait sur les champs ; des nuages plombés, de gros nuages informes s'ébattaient à l'horizon ; la neige n'était pas loin sans doute, mais aucun des chefs accourus à la carrière ne sentait la froidure, ils avaient un brasier dans le cœur, une illumination dans le cerveau.

– Où est-il ? demanda Lebrac à Gambette.

– Là-haut, à la nouvelle cache, répondit l'autre ; et tu sais, il a fait des petits !

– Ah !

Et comme Boulot, toujours bon dernier, arrivait, ils filèrent tous au triple galop vers leur abri provisoire où Gambette extirpa de dessous un amas de planches et de clous un sac énorme, rebondi, pétant de boutons, alourdi de toutes les munitions des guerriers de Velrans.

– Comment as-tu fait pour le trouver ? Tu as démoli leur cabane ?

– Leur cabane !… s'exclama Gambette… cabane ! Peuh ! pas une cabane, ils sont trop bêtes pour en bâtir une comme nous, pas même un bacul, un petit machin de rien du tout, accouté contre un bout de rocher et qu'on ne pouvait même pas voir !

« C'est à peine si on pouvait y entrer à genoux !

– Ah !

– Oui, leurs sabres, leurs triques, leurs lances étaient empilés là-dedans et on a commencé par leur z'y casser tous l'un après l'autre, tant qu'à force on en avait mal aux genoux.

– Et le sac ?

– Mais je vous ai pas dit comment qu'on l'avait trouvé, leur bacul ? Ah ! mes vieux, ce qu'on a eu du mal !

– Depuis huit jours qu'on cherchait pour rien, renchérit Grangibus, ça commençait à être emm…bêtant !

– Et devinez comment qu'on l'a trouvé ?

– J'donne ma part au chat, pressa La Crique.

– Et moi aussi, firent tous les autres, impatients.

– Non, vous ne devineriez jamais, et ce qu'on a eu de la veine de regarder en l'air !

– ?…

– Oui, mes vieux, on avait déjà bien passé quatre ou cinq fois par là, quand, sur un chêne, un peu plus loin, on a vu une boule d'écureuil et Grangibus m'a dit :

– Je ne sais s'il est dedans ? Si tu montais voir comme c'est ?

– Alors, j'ai pris entre mes dents un petit bâton pour fourgonner, parce que s'il avait été dedans, quand j'aurais mis la main il aurait pu me mordre les doigts. Je monte, j'arrive, je tâte, et qu'est-ce que je trouve ?

– Le sac !

– Mais non, rien du tout ; alors je fous la boule en bas et alors, en regardant, c'est là que dans un contrebas, un peu plus du côté de bise, j'ai vu le bacul de ces cochons de Velrans.

« Ah ! j'ai bientôt été en bas. Grangibus croyait que l'écureuil m'avait mordu et que je dégringolais de frousse, mais quand il m'a vu courir, il s'est douté tout de suite qu'il y avait du nouveau et c'est alors que nous avons fichu leur cambuse à sac.

« Les boutons étaient au fond, sous une grosse pierre ; on n'y voyait presque pas clair, je les ai trouvés en tâtant.

« Ah ! ce qu'on était content !

« Mais vous savez, c'est pas tout. Avant de partir, je me suis déculotté au fond de leur cabane… j'ai rebouché avec la pierre, on a bien remis tous les morceaux de sabres et de lances comme ils étaient, et quand ils iront mettre la main sous la pierre, ils sentiront comment il est fait maintenant leur trésor ! j'ai t'i bien travaillé ? »

On serra la main de Gambette, on lui tapa sur le ventre, on lui ficha des coups de poing dans le dos pour le féliciter comme il convenait.

– Alors ! reprit-il, interrompant le concert de louanges qu'on lui décernait, alors vous, vous avez reçu la pile ?

– Ah ! mon vieux, ce qu'ils nous ont passé ! Et le « noir » a dit, ajouta Lebrac, que je ferais encore pas de première communion cette année, rapport à la culotte de saint Joseph, mais je m'en fous !

– Tout de même, des parents comme les nôtres, c'est pas rigolo ! Ils sont charognes au fond, tout comme si, eux, ils n'en avaient pas fait autant. Et dire qu'ils se figurent, maintenant qu'ils nous ont bien tanné la peau, que tout est passé et qu'on ne songera plus à recommencer.

– Non, mais des fois, est-ce qu'ils nous prennent pour des c… ! Ah ! ils auront beau dire, sitôt qu'ils auront un peu oublié, on les retrouvera les autres, hein, fit Lebrac, on recommence !

« Oh ! ajouta-t-il, j'sais bien qu'il y a “quéque” froussards qui ne reviendront pas, mais vous tous, vous, sûrement vous reviendrez, et bien d'autres encore, et quand je devrais être tout seul, moi, je reviendrais et je leur z'y dirais aux Velrans que je les emm… et que c'est rien que des peigne-culs et des vaches sans lait, voui ! je leur z'y dirais !

– On y sera aussi, nous autres, on z'y sera sûrement et flûte pour les vieux !

« Comme si on ne savait pas ce qu'ils ont fait eux aussi, quand ils étaient jeunes !

« Après souper, ils nous envoient au plumard et eux, entre voisins, ils se mettent à blaguer, à jouer à la bête hombrée, à casser des noix, à manger de la “cancoillotte”, à boire des litres, à licher des gouttes, et ils se racontent leurs tours du vieux temps.

« Parce qu'on ferme les yeux ils se figurent qu'on dort et ils en disent, et on écoute et ils ne savent pas qu'on sait tout.

« Moi, j'ai entendu mon père, un soir de l'hiver passé, qui racontait aux autres comment il s'y prenait quand il allait voir ma mère.

« Il entrait par l'écurie, croyez-vous, et il attendait que les vieux aillent au lit pour aller coucher avec elle, mais un soir mon grand-père a bien manqué de le pincer en venant clairer les bêtes ; oui, le paternel, il s'était caché sous la crèche devant les naseaux des bœufs qui lui soufflaient au nez, et il n'était pas fier, allez !

« Le vieux s'est amené avec sa lanterne tout bonnement et il s'est tourné par hasard de son côté comme s'il le regardait, même que mon père se demandait s'il n'allait pas lui sauter dessus.

« Mais pas du tout, le pépé93 n'y songeait guère : il s'est déboutonné, puis il s'est mis à pisser tranquillement, et mon père disait qu'il en finissait pas de secouer son outil et qu'il trouvait le temps bougrement long parce que ça le piquait à la “gargotte”94 et qu'il avait peur de tousser ; alors sitôt que le grand-papa a été parti, il a pu se redresser et reprendre son souffle, et un quart d'heure après il était “pieuté” avec ma mère, à la chambre haute.

« Voilà ce qu'ils faisaient ! Est-ce qu'on a jamais fait des “trueries” comme ça, nous autres ? Hein, je vous le demande, c'est à peine si on embrasse de temps en temps nos bonn'amies quand on leur donne un pain d'épices ou une orange, et pour un sale traître et voleur qu'on fouaille un tout petit peu, ils font des chichis et des histoires comme si un bœuf était crevé.

– Mais c'est pas ça qui empêchera qu'on fasse son devoir.

– Tout de même, bon Dieu ! qu'il y a pitié aux enfants d'avoir des père et mère !

Un long silence suivit cette réflexion. Lebrac recachait le trésor jusqu'au jour de la nouvelle déclaration de guerre.

Chacun songeait à sa fessée, et, comme on redescendait entre les buissons de la Saute, La Crique, très ému, plein de la mélancolie de la neige prochaine et peut-être aussi du pressentiment des illusions perdues, laissa tomber ces mots :

– Dire que, quand nous serons grands, nous serons peut-être aussi bêtes qu'eux !

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